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Date : 20190812


Dossier : T‑1062‑18

Référence : 2019 CF 1067

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Toronto (Ontario), le 12 août 2019

En présence de monsieur le juge Diner

ENTRE :

LE CONSEIL TRIBAL DES RÉSERVES DE LA RÉGION DES LACS,

LA PREMIÈRE NATION DE DAUPHIN RIVER,

LA PREMIÈRE NATION DE KINONJEOSHTEGON,

LA PREMIÈRE NATION DE LAKE MANITOBA,

LA PREMIÈRE NATION DE LITTLE SASKATCHEWAN

et

LA PREMIÈRE NATION DE PEGUIS

demandeurs

et

LE MINISTRE DE L’ENVIRONNEMENT ET DU CHANGEMENT CLIMATIQUE ET

INFRASTRUCTURE MANITOBA

défendeurs

JUGEMENT ET MOTIFS

[1]  La Cour est saisie d’une demande de contrôle judiciaire visant la décision de la ministre de l’Environnement et du Changement climatique de refuser d’exercer son pouvoir discrétionnaire pour renvoyer l’évaluation environnementale d’un projet de gestion permanente des inondations pour examen par une commission. Pour les motifs exposés ci-après, je rejette la présente demande.

I.  Contexte

1.  Le projet

[2]  Au printemps 2011, de vastes inondations se sont produites dans une grande partie du sud du Manitoba, lesquelles se sont soldées par apport en eau sans précédent dans les lacs Manitoba et Saint‑Martin. Le volume d’eau a excédé la capacité du système d’inondation existant. Les niveaux d’eau ont dépassé les plages de fonctionnement souhaitées pour les deux lacs et ont entraîné d’importantes inondations dans les collectivités environnantes, ainsi que des dommages matériels importants et des évacuations de longue durée de nombreuses collectivités, y compris les Premières Nations de Little Saskatchewan et de Dauphin River.

[3]  À la suite des inondations de 2011, un canal d’urgence, le canal de déversement d’urgence du lac Saint‑Martin, a été construit sans faire l’objet d’une évaluation environnementale [EE] provinciale ou fédérale, parce qu’il a été réalisé afin de répondre à une situation d’urgence.

[4]  Les promoteurs du projet cherchent maintenant à remplacer le canal d’urgence existant et à créer une infrastructure permanente de protection contre les inondations, dont la mission serait de gérer et de réguler le niveau des eaux du lac Manitoba et du lac Saint‑Martin pendant les périodes de crue. Cela comprendrait la construction de plusieurs composantes interreliées, comme deux canaux de dérivation des eaux, qui nécessitent maintes autorisations et licences à l’échelle fédérale et provinciale [le projet]. Ses principales caractéristiques sont résumées dans le tableau à l’annexe A des présents motifs.

[5]  Désignée en vertu du Règlement désignant les activités concrètes, DORS/2012‑147, l’Agence canadienne d’évaluation environnementale [l’Agence] a décidé le 9 mars 2018 qu’une EE du projet était requise au titre de l’article 10 de la Loi canadienne sur l’évaluation environnementale (2012), LC 2012, c 19, article 52 [la LCEE 2012]. S’il est approuvé, le projet sera situé dans la région d’Entre‑les‑Lacs, au Manitoba, qui se trouve dans la région visée par le Traité no 2, laquelle comprend les territoires traditionnels des Premières Nations demanderesses. Les demandeurs qui présentent la présente demande de contrôle judiciaire sont : la Première Nation de Dauphin River, la Première Nation de Kinonjeoshtegon, la Première Nation de Lake Manitoba, la Première Nation de Little Saskatchewan, la Première Nation de Peguis [collectivement, les Nations membres] ainsi que le Conseil tribal de la région des lacs [le CTRL]. Les Nations membres sont aussi membres du CTRL.

[6]  Deux parties ont été désignées comme défendeurs dans la présente affaire. Premièrement, la ministre fédérale de l’Environnement et du Changement climatique (la ministre). Deuxièmement, Infrastructure Manitoba, un ministère du gouvernement du Manitoba. La double participation est attribuable au fait qu’il y a aussi une composante provinciale dans le processus d’EE, qui était en cours au moment où la demande de contrôle judiciaire a été introduite.

[7]  Pour ce qui est du contexte de ce processus provincial, le 10 mai 2016, Infrastructure Manitoba a déposé un document d’orientation de la portée du projet en vertu de la loi sur l’environnement et de l’évaluation environnementale, lançant ainsi le processus provincial d’évaluation environnementale et de délivrance de permis. Le 19 juin 2018, le CTRL a demandé une audience publique pour le processus provincial en cours.

[8]  Toutefois, c’est le type d’EE fédérale choisie – c’est-à-dire une évaluation menée par l’Agence plutôt qu’un examen mené par une commission externe – que les demandeurs contestent dans la présente demande, et qui sera décrite plus bas.

2.  L’EE fédérale

[9]  En vertu de l’article 38 de la LCEE 2012, la ministre peut décider d’aller de l’avant avec l’un des deux processus de l’EE fédérale. Premièrement, elle peut décider d’aller de l’avant avec un processus d’EE mené par l’Agence [EE menée par l’Agence]. Deuxièmement, la ministre peut renvoyer l’EE pour examen par une commission externe si elle estime que l’intérêt public le justifie. Avant de choisir un type d’EE, la ministre doit tenir compte des éléments énumérés au paragraphe 38(2) de la LCEE 2012. Ces éléments, et l’article 38, sont reproduits ci-après à la partie III des présents motifs.

[10]  Le 12 février 2018, le CTRL a informé l’Agence de ses préoccupations au sujet des effets négatifs potentiels du projet sur l’environnement, ainsi que sur les droits ancestraux et les droits issus de traités, et a demandé que le projet soit renvoyé pour examen par une commission.

[11]  Pour aider la ministre à prendre une décision, l’Agence a rédigé une note de service à l’intention de la ministre le 20 mars 2018 [la note de service de mars]. La note de service de mars informait la ministre qu’une EE était nécessaire pour le projet, en soulignant les points clés suivants concernant les prochaines étapes, notamment les deux avenues (internes ou externes) par lesquelles l’EE pourrait se dérouler :

[traduction]

• Quatre groupes autochtones ont demandé le renvoi de l’évaluation environnementale pour examen par une commission. Ils craignent que la construction et l’exploitation du projet n’exacerbent les effets négatifs existants qu’ils subissent en raison d’activités antérieures de protection contre les inondations.

• Le projet doit faire l’objet d’une évaluation environnementale provinciale conformément à la Loi sur l’environnement du Manitoba. La nécessité de renvoyer le projet à la Commission de protection de l’environnement du Manitoba pour la tenue d’une audience publique provinciale n’a pas encore été déterminée. L’Agence explorera des options pour coordonner ses processus avec la province dans la mesure du possible.

• Le projet est assujetti à une évaluation environnementale menée par l’Agence, à moins que vous ne décidiez d’exercer votre pouvoir discrétionnaire prévu à l’article 38 de la LCEE 2012 de renvoyer le projet pour examen par une commission, si vous estimez qu’il est dans l’intérêt public de le faire.

(tiré de la note de service de mars, dossier de demande [DD] à la p. 407)

[12]  Le 15 avril 2018, le CTRL a écrit à l’Agence et a formulé des commentaires sur l’ébauche des lignes directrices relatives à l’étude d’impact environnemental du projet [les lignes directrices]. L’Agence avait affiché les lignes directrices sur son site Web avec l’annonce de l’EE à venir. Le CTRL a également réitéré sa demande de renvoi du projet pour examen par une commission.

[13]  Le 26 avril 2018, l’Agence a rédigé une deuxième note de service à l’intention de la ministre concernant le processus fédéral d’EE [la note de service d’avril]. La note de service d’avril contenait les points clés suivants :

[traduction]

• L’Agence a l’intention d’établir un groupe consultatif technique composé de ministères fédéraux et provinciaux experts, de la municipalité de Grahamdale et des groupes autochtones susceptibles d’être touchés. Ce type de groupe consultatif s’est révélé efficace pour répondre aux préoccupations des participants aux processus d’évaluation menés par l’Agence.

• De nombreux groupes autochtones ont demandé que le projet fasse l’objet d’une évaluation par une commission, en mentionnant les effets environnementaux potentiellement importants et les répercussions sur les droits. Vous avez jusqu’au 13 mai 2018 pour renvoyer le projet pour examen par une commission si vous le souhaitez.

• L’honorable Ron Schuler, ministre de l’Infrastructure du Manitoba, a demandé que le projet ne fasse pas l’objet d’une évaluation par une commission, encourageant ainsi un processus d’évaluation environnementale accéléré et coordonné pour répondre au besoin urgent d’une infrastructure intégrée d’atténuation des inondations.

• Il est recommandé que vous ordonniez que l’évaluation se poursuive dans le cadre d’un processus mené par l’Agence. Votre signature sur la lettre au ministre [du Manitoba] Schuler [...] servira à consigner votre décision de ne pas renvoyer le projet pour examen par une commission.

(tiré de la note de service d’avril, DD, à la p. 409)

[14]  Le projet de réponse de la ministre, non daté, annexé à la note de service d’avril et répondant au ministre Schuler du Manitoba [la lettre au ministre du Manitoba], indiquait qu’elle ne renverrait pas l’EE pour examen par une commission externe.

[15]  Le 4 mai 2018, la décision [la décision] de la ministre a été communiquée aux groupes autochtones potentiellement touchés, y compris les demandeurs, dans une lettre indiquant que l’affaire se poursuivrait au moyen d’une évaluation menée par l’Agence. Comme il a été mentionné plus tôt, c’est cette décision qui fait l’objet du présent contrôle judiciaire.

II.  Les questions en litige et la norme de contrôle

[16]  Les demandeurs soulèvent deux questions. Premièrement, ils font valoir que la ministre a le bon critère juridique au titre de l’article 38 de la LCEE 2012; selon eux, cette question devrait être examinée selon la norme de la décision correcte. Il y a eu quelques désaccords quant à savoir si l’application du « mauvais critère » entraîne l’application de la norme de contrôle de la décision correcte ou de la décision raisonnable (pour une discussion récente de cette question, y compris un examen de la jurisprudence pertinente, voir les paragraphes 9 à 12 de la décision Azzam c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 549). Pour les motifs expliqués ci-après, la ministre n’a pas commis d’erreur dans l’application du critère juridique au regard de l’une ou l’autre des normes de contrôle, que ce soit la norme de la décision correcte ou la norme de la décision raisonnable, laquelle régit les autres questions soulevées.

[17]  Les demandeurs soutiennent que la décision de la ministre de choisir l’évaluation menée par l’Agence était déraisonnable pour diverses raisons, décrites ci-après. La jurisprudence a clairement établi que la décision du ministre quant au choix du type de processus d’EE, à savoir, l’examen interne mené par l’Agence ou le recours à un examen effectué par une commission externe, est assujettie à la norme de contrôle de la décision raisonnable (Wagner c Canada (Environnement et Changement climatique), 2017 CF 560, au par. 26 [Wagner]). La norme du caractère raisonnable s’applique parce que le paragraphe 38(2) de la LCEE 2012 est une disposition qui relève directement de la loi constitutive du ministre. Lorsqu’un décideur administratif, comme la ministre en l’espèce, interprète sa loi constitutive, la norme du caractère raisonnable s’applique (voir, par exemple, Canada (Commission canadienne des droits de la personne) c Canada (Procureur général), 2018 CSC 31, au par. 27 [CCDP]).

III.  La disposition législative clé

[18]  La disposition clé soulevée dans le présent contrôle judiciaire est l’article 38 de la LCEE 2012, qui confère au ministre le pouvoir de décider entre (i) une évaluation menée par l’Agence ou (ii) un examen par une commission. La disposition est libellée ainsi :

[19]  Ainsi, conformément au paragraphe 38(1), le ministre peut renvoyer l’EE du projet pour examen par une commission « s’il estime qu’il est dans l’intérêt public que celui-ci en fasse l’objet ». Sa décision doit tenir compte des trois éléments énoncés aux alinéas 38(2)a) à c).

[20]  Les dispositions de l’article 38 de la LCEE 2012 « [expriment une attente] voulant que le ministre garde à l’esprit la question de savoir s’il convient d’exercer son pouvoir discrétionnaire » (Wagner, au par. 4). En l’espèce, la ministre n’a pas exercé son pouvoir discrétionnaire de renvoyer le projet pour examen par une commission. Par conséquent, ce qui est au cœur de ce contrôle judiciaire, c’est la question de savoir si la ministre a établi le bon critère juridique et, ce faisant, si elle a gardé à l’esprit d’exercer son pouvoir discrétionnaire que lui confère la loi.

IV.  La question en litige no 1 : le critère juridique

[21]  En ce qui concerne la première question, à savoir si la ministre a correctement établi le critère juridique, les demandeurs soutiennent que la ministre a omis de tenir compte de tous les éléments obligatoires énumérés au paragraphe 38(2) de la LCEE 2012, et en particulier de l’alinéa 38(2)a), soit, de la question de savoir si le projet peut entraîner des effets environnementaux négatifs importants. Deuxièmement, les demandeurs soutiennent que la ministre, en rejetant l’examen par une commission, a mal orienté son analyse sur la question de savoir s’il est dans l’intérêt public qu’un groupe consultatif technique réalise l’EE.

[22]  La ministre fait valoir qu’elle était consciente de son pouvoir discrétionnaire de renvoyer le projet pour examen par une commission et, avant de le faire, elle a tenu compte des éléments obligatoires énumérés au paragraphe 38(2). La ministre soutient que la loi ne mentionne pas qu’elle ou l’Agence doivent traiter en particulier chacun des trois éléments énoncés au paragraphe 38(2) dans sa décision. En ce qui concerne la deuxième question, la ministre rejette l’idée selon laquelle elle a orienté son analyse sur la question de savoir si le recours au Groupe consultatif technique – plutôt que le renvoi à une commission d’examen – est dans l’intérêt public.

[23]  Infrastructure Manitoba soutient qu’en alléguant que la ministre a établi le mauvais critère juridique, les demandeurs ne tiennent pas compte de la formulation expresse dans divers documents, y compris la note de service de mars et la lettre du ministre du Manitoba, qui démontrent que la ministre a en réalité relevé le bon critère juridique. Infrastructure Manitoba soutient en outre que la mention du Groupe consultatif technique se rapporte à un autre processus qui, selon le ministre, répondrait de façon adéquate à l’intérêt public, y compris les considérations énoncées au paragraphe 38(2) de la LCEE 2012. Par conséquent, la décision était raisonnable, et les demandeurs contestent en fin de compte au caractère suffisant des motifs. Le Manitoba fait remarquer que l’arrêt Newfoundland and Labrador Nurses’ Union c Terre‑Neuve‑et‑Labrador (Conseil du Trésor), 2011 CSC 62, au par. 14 [Newfoundland Nurses], confirme que l’insuffisance des motifs ne permet pas à elle seule de casser une décision.

[24]  Je souligne au début de ma discussion que les motifs en l’espèce, mis à part ceux inclus dans la décision, comprennent également (i) la note de service de mars (ii) la note de service d’avril et (iii) la lettre du ministre du Manitoba [collectivement, les motifs]. Je souligne également que les questions soulevées par les demandeurs au sujet de la première question en litige (que la ministre a adopté un mauvais critère juridique) recoupent celles soulevées au sujet de la deuxième question en litige (que l’application de la loi aux faits par la ministre était déraisonnable). Je ne peux donc pas éviter une certaine répétition dans ma discussion et je tenterai de limiter les redondances.

[25]  Dans sa décision, la ministre a correctement énoncé le critère, en écrivant que : [traduction« En vertu de la LCEE 2012, la ministre de l’Environnement et du Changement climatique a le pouvoir discrétionnaire de renvoyer l’évaluation environnementale d’un projet pour examen par une commission dans les 60 jours suivant le début de l’évaluation, si elle estime qu’il est dans l’intérêt public de le faire ». En réalité, la note de service de mars et la lettre au ministre du Manitoba énoncent toutes deux correctement le critère.

[26]  Bien que je convienne avec les demandeurs que l’analyse contenue dans la note de service d’avril était axée sur les avantages d’un groupe consultatif technique et sa composition, compte tenu des énoncés dans les motifs qui décrivent correctement le critère, je ne suis pas d’accord pour dire que la ministre a mal établi le critère juridique. Au contraire, l’erreur alléguée par les demandeurs, à savoir que la ministre n’a pas tenu compte des trois éléments énumérés au paragraphe 38(2) de la LCEE 2012, consiste plutôt en un argument portant sur le caractère suffisant des motifs, qui doit être examiné selon la norme du caractère raisonnable (Newfoundland Nurses, au par. 14). Bien que l’avocat de la ministre ait reconnu que les éléments ne sont pas explicitement reproduits dans les motifs, les motifs n’ont pas à énoncer, de façon intégrale, tous les éléments du critère juridique d’une loi dans l’exercice de son examen et de son application. Comme le juge Evans l’a affirmé dans ses motifs dissidents dans l’arrêt Alliance de la Fonction publique du Canada c Société canadienne des postes, 2010 CAF 56, au par. 163, invoqué par la juge Abella dans Newfoundland Nurses, au par 18, il n’est pas nécessaire que les motifs soient parfaits ou exhaustifs.

[27]  De plus, dans le cadre d’une analyse fondée sur la norme de la décision raisonnable, le décideur administratif n’est pas tenu de tirer une conclusion explicite sur chaque élément constitutif du raisonnement, si subordonné soit-il, qui a mené à sa conclusion finale (Newfoundland Nurses, au par. 16). La déférence s’exerce habituellement lorsqu’un tribunal interprète sa loi constitutive ou des lois étroitement liées à son mandat (Barreau du Québec c Québec (Procureur général), 2017 CSC 56, au par. 15; Edmonton (Ville) c Edmonton East (Capilano) Shopping Centres Ltd, 2016 CSC 47, au par. 22). En l’espèce, bien que la ministre n’ait pas expressément abordé chacun des éléments énoncés à l’article 38 dans la lettre de décision, ceux-ci ont néanmoins été abordés dans différentes parties des motifs, qui doivent être interprétés dans leur ensemble. Comme les demandeurs ont soulevé ces points à l’égard de la deuxième question en litige (caractère déraisonnable), d’autres observations sur les principes de déférence, les éléments énoncés à l’article 38 et le caractère suffisant des motifs seront faites ci-après.

[28]  Pour conclure au sujet de la première question en litige soulevée, je conclus que la ministre a correctement établi le critère juridique en vertu de l’article 38 de la LCEE 2012. En l’espèce, le défaut d’énumérer individuellement chacun des éléments énoncés à l’article 38 dans la lettre de décision elle-même n’indique pas que la ministre a mal établi ou mal appliqué le critère juridique ou qu’elle n’a pas tenu compte de ses éléments.

V.  La question en litige no 2 : la décision était-elle raisonnable?

[29]  Les demandeurs contestent le caractère raisonnable de la décision à quatre égards. Premièrement, ils soutiennent que le processus dirigé par l’Agence ne sera pas indépendant. Deuxièmement, les demandeurs font valoir que, dans sa décision, la ministre a, de façon déraisonnable, omis de tenir compte de deux des éléments énoncés au paragraphe 38(2) de la LCEE 2012. Troisièmement, les demandeurs soutiennent que la ministre s’est indûment concentrée sur un élément non pertinent dans son analyse, à savoir la rapidité, par rapport aux éléments qu’elle aurait dû prendre en considération – encore une fois ceux énumérés au paragraphe 38(2). Enfin, ils prétendent que la ministre n’a pas fournis des motifs justifiables, intelligibles et transparents.

1.  L’indépendance de l’évaluation menée par l’Agence

[30]  Même si les demandeurs n’ont pas soulevé l’indépendance du processus comme question distincte dans leur mémoire des faits et du droit, ce point a été soulevé à l’audience et dans les commentaires généraux dans les observations écrites. Je vais donc en discuter comme question préliminaire concernant le caractère raisonnable du choix de la ministre de recourir à l’examen interne mené par l’Agence.

[31]  Les demandeurs citent deux raisons principales pour demander un renvoi à une commission d’examen : (i) son indépendance par rapport aux promoteurs du projet et (ii) le fait qu’il permet la tenue d’une audience publique.

[32]  Premièrement, ils soutiennent qu’une évaluation menée par l’Agence manquera d’indépendance, étant donné que le gouvernement fédéral est à la fois le promoteur du projet et en est l’organisme de réglementation. Ainsi, en plus de diriger l’évaluation, il décidera en fin de compte si et comment le projet peut aller de l’avant. Les demandeurs soutiennent que ces problèmes potentiels seraient tous évités avec un renvoi pour examen par une commission externe indépendante.

[33]  Deuxièmement, étant donné qu’un renvoi pour examen par une commission indépendante permet la tenue d’une audience publique, les demandeurs font valoir que le renvoi leur donnerait la possibilité d’être entendus de façon adéquate et leur permettrait de soumettre la preuve à un examen plus rigoureux, qui comprendrait le droit de contre-interroger les témoins et de contester la preuve d’expert. Ils font valoir qu’un examen par une commission confère plus de temps pour examiner adéquatement les commentaires du public (par exemple, les délais établis aux articles 27 et 54 de la LCEE 2012).

[34]  Les demandeurs font d’abord remarquer que les collectivités des Premières Nations, en raison des endroits où elles tendent à être situées, sont souvent touchées de façon disproportionnée lorsque les eaux de crue sont détournées des municipalités. Ils font référence à l’affidavit d’Hector Shorting (chef de la Première Nation de Little Saskatchewan et membre du conseil d’administration du CTRL), qui décrit certaines des répercussions dévastatrices de l’inondation de 2011 qu’ont subies les collectivités des Premières Nations, notamment des évacuations massives (voir le DD à la page 9).

[35]  En revanche, la ministre soutient que les éléments à prendre en considération dans l’EE d’un projet désigné sont les mêmes, qu’elle soit menée par l’Agence ou par une commission d’examen externe en vertu de l’article 19 de la LCEE 2012. Finalement, la ministre soutient qu’il faut faire preuve d’une grande déférence à l’égard de sa décision, qui est fondée sur des considérations de politique publique et qui comporte une composante discrétionnaire importante. Par exemple, après avoir examiné les trois éléments obligatoires énoncés au paragraphe 38(2) de la LCEE 2012, même si elle estime qu’il serait dans l’intérêt public de renvoyer le projet pour examen par une commission, elle n’a aucune obligation de le faire, étant donné le vaste pouvoir discrétionnaire que lui confère la loi.

[36]  De plus, la ministre affirme que l’évaluation menée par l’Agence comprend six phases clés qui comprennent la consultation incombant à la Couronne auprès des groupes autochtones tout au long du processus, à savoir (i) la planification préalable à l’EE (ii) l’examen préalable (iii) les lignes directrices relatives à l’étude d’impact environnemental (iv) l’étude d’impact environnemental et l’ébauche du rapport d’EE (v) l’examen de l’ébauche du rapport d’EE et (vi) les étapes de décision. En l’espèce, durant la phase (ii), celle de l’examen préalable, au cours de laquelle l’Agence a jugé qu’une EE était nécessaire pour le projet, la ministre souligne que 22 lettres ont été envoyées à des groupes autochtones du Manitoba pour les inviter à donner leur point de vue initial sur les effets environnementaux du projet sur leurs droits établis ou potentiels (voir l’affidavit de Jean‑Philippe Croteau, dossier de la défenderesse (la ministre), à la p. 11). La ministre affirme que les groupes autochtones continueront d’être consultés et entendus dans le cadre de l’évaluation menée par l’Agence et par l’entremise du Groupe consultatif technique; les groupes recevront une compensation financière pour leur participation à ces consultations.

[37]  Pour sa part, Infrastructure Manitoba affirme qu’en vertu des articles 52 et 54 de la LCEE 2012, l’un ou l’autre des processus d’évaluation (examen par une commission indépendante ou dirigé par l’Agence) aboutira au même produit final, soit un rapport d’évaluation, suivi d’une décision finale. Infrastructure Manitoba souligne que le processus provincial d’EE au Manitoba relève de différents ministères. Le ministre de l’Infrastructure du Manitoba est le promoteur du projet. Il supervise la régulation de l’eau pour la province, et le ministre du Développement durable est responsable de l’administration de la Loi sur l’environnement de la province, CPLM c. E125, et de la conformité à cette loi sur le territoire du Manitoba.

[38]  Infrastructure Manitoba souligne que deux autres ministères – Développement durable et Relations avec les Autochtones et les municipalités – feront partie du groupe consultatif technique, qui se compose d’une trentaine de groupes invités. Il fait remarquer que les trois ministères du Manitoba ne sont peut-être pas tous sur la même longueur d’onde, mais, même s’ils le sont, ils pourraient néanmoins être en désaccord avec le gouvernement fédéral pendant l’évaluation menée par l’Agence, dont l’évaluation constitue un processus distinct de l’EE provinciale en cours. Pour ces nombreuses raisons, Infrastructure Manitoba soutient que la décision était raisonnable selon les paramètres de la loi qui régit les pouvoirs, les attributions et la mission de l’Agence, en se référant aux articles 103 à 114 de la LCEE 2012.

[39]  En ce qui concerne l’argument des demandeurs selon lequel les promoteurs du projet et l’Agence, qui dirigent l’évaluation, ont des points de vue et des intérêts semblables et que, par conséquent, le processus dirigé par l’Agence ne sera pas indépendant, j’estime qu’il n’y a pas suffisamment d’éléments de preuve pour appuyer cette allégation. Pour ce qui est de l’argument selon lequel le gouvernement fédéral et le gouvernement provincial ainsi que leurs ministres ou ministères parleront d’une même voix, même si les deux ministères du Manitoba faisant partie du Groupe consultatif technique finissent par adopter une position qui va dans le même sens que celle d’Infrastructure Manitoba – et les demandeurs soutiennent que toute divergence au sein du gouvernement sera effectivement résolue autour de la table du Cabinet provincial – rien ne garantit que le Manitoba adoptera la même position que le gouvernement fédéral.

[40]  Toutefois, si une telle harmonisation se produit entre les positions fédérales et provinciales, l’Agence obtiendra tout de même une grande variété de commentaires au cours des nombreuses étapes de l’EE décrites ci-dessus, notamment, par l’inclusion de l’ensemble des intervenants qui feront partie des consultations du Groupe consultatif technique, dont de nombreuses collectivités des Premières Nations touchées qui seront incluses dans le processus d’EE, lesquelles recevront une compensation financière pour leur participation. L’Agence obtiendra donc une variété de commentaires qu’elle devra prendre en compte, y compris ceux des collectivités visées par cette demande.

[41]  En définitive, je conclus qu’il n’y a pas suffisamment d’éléments de preuve pour démontrer qu’une évaluation menée par l’Agence ne serait pas indépendante, ou que les demandeurs n’auront pas la possibilité de faire entendre leur voix et de formuler des commentaires. En outre, je conviens avec les parties défenderesses qu’il faut faire preuve de déférence à l’égard de la ministre. Les motifs pour lesquels elle a choisi un résultat parmi deux possibilités offertes par la loi étaient justifiés et transparents dans les circonstances. Son choix et les raisons qui le sous-tendent sont analysés plus en détail ci-après dans la discussion sur les autres questions en litige.

2.  Les éléments de l’article 38

[42]  Les demandeurs font valoir que, dans sa décision, la ministre a, de façon déraisonnable, omis de tenir compte de deux des éléments énoncés au paragraphe 38(2) de la LCEE 2012 : (i) les effets environnementaux négatifs importants du projet et (ii) les préoccupations du public concernant ces effets.

[43]  La ministre fait valoir qu’elle a tenu compte des éléments prévus dans la loi, comme l’ont démontré les notes de service de mars et d’avril, et que sa décision n’était donc pas viciée.

[44]  Infrastructure Manitoba fait écho aux propos de la ministre, en faisant remarquer que la décision reconnaît manifestement les préoccupations du public et les effets environnementaux négatifs potentiels, y compris celle de la part des nombreux intervenants invités à participer au Groupe consultatif technique. De plus, lorsque l’intérêt public est en jeu, il n’est pas nécessaire qu’un décideur administratif fournisse par écrit une appréciation détaillée des facteurs ou qu’il explique au lecteur exactement comment des objectifs divergents ont été pondérés dans une décision.

[45]  Pour en arriver à sa décision quant au choix du processus, je conviens que la ministre était tenue de tenir compte de la question de savoir si le projet pouvait entraîner des effets environnementaux négatifs importants aux termes de l’alinéa 38(2)a) de la LCEE 2012. Je remarque que les « effets environnementaux » au sens du paragraphe 5(1) de la LCEE 2012 comprennent les changements à l’environnement qui peuvent avoir des effets sur l’environnement naturel (alinéas 5(1)a) et b)) et les peuples autochtones (alinéa 5(1)c)).

[46]  La ministre disposait de renseignements indiquant la possibilité « d’effets environnementaux négatifs importants ». Par exemple, la description du projet traite des changements environnementaux négatifs importants potentiels, notamment : (i) l’érosion et la contamination des sols, et la déstabilisation des berges; (ii) les changements à la qualité de l’eau; (iii) les répercussions sur les poissons, leur habitat et les systèmes des terres humides; (iv) la perte de végétation terrestre; (v) la perte ou la modification permanente ou semi-permanente des habitats des terres humides; (vi) la perte de plantes rares et l’introduction d’espèces envahissantes; (vii) les répercussions sur les oiseaux migrateurs, et (viii) les répercussions sur les espèces en péril (DD, p. 14).

[47]  En outre, les effets négatifs importants possibles sur les peuples autochtones ont été décrits dans des lettres envoyées par divers groupes autochtones, y compris (i) les répercussions sur le poisson disponible pour la pêche en vertu des droits issus de traités et disponible pour soutenir les moyens de subsistance de leurs membres en tant que pêcheurs commerciaux; (ii) les changements touchant la santé et les conditions socioéconomiques; (iii) les changements apportés à l’utilisation des terres et des ressources pour l’exercice des droits ancestraux et des droits issus de traités.

[48]  J’estime que les motifs comprennent plusieurs mentions des facteurs d’effets négatifs importants sur l’environnement, tels qu’ils sont énoncés au paragraphe 38(2) de la LCEE 2012.

[49]  Premièrement, dans la note de service de mars, l’Agence a déclaré que : [TRADUCTION] « Quatre groupes autochtones ont demandé le renvoi de l’évaluation environnementale pour examen par une commission. Ils craignent que la construction et l’exploitation du projet n’exacerbent les effets négatifs existants qu’ils subissent en raison d’activités antérieures de protection contre les inondations » [non souligné dans l’original].

[50]  Deuxièmement, dans la note de service d’avril, l’Agence a mentionné ceci : [traduction« De nombreux groupes autochtones ont demandé que le projet fasse l’objet d’une évaluation par une commission, en mentionnant les effets environnementaux potentiellement importants et les répercussions sur les droits ». L’Agence a également déclaré que pendant son évaluation préalable du projet, [traduction« cinq groupes autochtones – la Fédération des Métis du Manitoba, le Conseil tribal des réserves de la région des lacs, Anishnaabe Agowidiiwinan, la Nation crie de Fisher River et la Première Nation de Peguis – ont demandé que le projet fasse l’objet d’une évaluation par une commission » [non souligné dans l’original].

[51]  Troisièmement, également dans la note de service d’avril, l’Agence a fourni un résumé des considérations requises en vertu de l’alinéa 38(2)a) et de l’alinéa 38(2)b) de la LCEE 2012 :

[traduction]

Dans leurs demandes de renvoi du projet pour examen par une commission, les groupes autochtones ont souligné la possibilité d’effets environnementaux négatifs importants, y compris les effets sur les poissons et leur habitat, les effets des changements sur l’environnement sur leur santé, leur situation sociale, économique et culturelle, ainsi que la possibilité que le projet ait des répercussions négatives sur les droits ancestraux et issus de traités. Un certain nombre de collectivités autochtones ont été traumatisées par l’inondation de 2011 et leur déplacement subséquent. Il en résulte une diminution de la confiance envers l’engagement du gouvernement fédéral et du gouvernement provincial à l’égard du bien-être de ces collectivités.

[Non souligné dans l’original.]

[52]  Quatrièmement, dans la partie de l’analyse de la note de service d’avril, l’Agence a indiqué que, compte tenu des préoccupations environnementales, sociales, économiques et culturelles à l’égard du projet soulevées par des groupes autochtones, elle adaptera son processus d’EE.

[53]  Il est donc clair que des effets environnementaux négatifs potentiellement importants ont été abordés à divers stades dans les notes de service de mars et d’avril, tout comme la possibilité que le projet ait des répercussions négatives sur les droits ancestraux et les droits issus de traités. Il n’était pas nécessaire de répéter tout cela dans la lettre de décision en soi. En fait, les notes de service, qui faisaient partie des motifs, suffisaient. Bien que la ministre ait certainement pu fournir une analyse plus approfondie de la façon dont les effets environnementaux négatifs potentiellement importants ont été pris en compte dans le choix de l’évaluation dirigée par l’Agence en vertu de l’alinéa 38(2)a) de la LCEE 2012, ce qui a été fourni dans les motifs signifiait qu’il était loisible à la ministre de choisir le processus dirigé par l’Agence. Autrement dit, il n’était pas déraisonnable de ne pas retenir la possibilité de l’examen par la commission.

[54]  Dans le même ordre d’idées, les demandeurs soutiennent que la ministre a, de façon déraisonnable, omis de tenir compte des préoccupations du public concernant les effets environnementaux potentiellement négatifs importants que le projet désigné pourrait causer, comme le lui oblige l’alinéa 38(2)b) de la LCEE 2012. Les demandeurs soulignent qu’un certain nombre de parties intéressées ont exprimé des préoccupations à l’Agence, y compris au moins dix Premières Nations, trois organisations des Premières Nations, la Fédération des Métis du Manitoba, des particuliers membres des Premières Nations, une municipalité, des propriétaires fonciers touchés et un organisme de recherche publique sur l’environnement.

[55]  Encore une fois, même si l’analyse de la ministre quant à cet élément aurait certes pu être davantage exhaustive, le fait que la décision n’ait pas elle-même traité en détail les préoccupations du public et qu’elle n’ait pas été parfaitement rédigée ne la rend pas déraisonnable. Par exemple, dans la décision, la ministre déclare : [traduction« Je reconnais tout particulièrement les préoccupations que vous soulevez concernant les effets négatifs permanents et importants potentiels sur les collectivités du Conseil tribal des réserves de la région des lacs et leurs droits ancestraux et issus de traités ».

[56]  Les demandeurs s’appuient sur Wagner pour faire valoir qu’une décision peut être annulée si un décideur ne tient pas compte d’un élément lorsque la loi l’exige expressément. Dans l’affaire Wagner, la Cour a accueilli la demande après avoir conclu que la décision de la ministre de ne pas renvoyer l’EE à une commission d’examen était déraisonnable, parce que, entre autres choses, elle a été prise sans tenir compte de l’élément « préoccupations du public ».

[57]  Cependant, l’affaire Wagner diverge de la présente affaire. Dans Wagner, bien que la preuve inclue plus de mille manifestations de préoccupations à propos du projet, le décideur a conclu que l’analyse technique [traduction« ne relevait aucun élément » justifiant un renvoi de l’évaluation à une commission d’examen. La Cour a déclaré que la décision était « dépourvue d’expression à propos de la preuve des [traduction] “préoccupations du public”» (au par. 39), qu’elle n’expliquait pas le fondement probatoire de la conclusion tirée et, par conséquent, elle a conclu que la décision avait été prise sans tenir compte de l’élément des préoccupations du public, comme l’exige l’alinéa 38(2)b).

[58]  En l’espèce, par contre, bien que les demandeurs aient raison de dire que la ministre n’a pas expressément tenu compte des préoccupations du public reçues de chacune des parties intéressées, il y a des éléments de preuve au dossier – particulièrement dans les notes de service de mars et d’avril – faisant mention des préoccupations du public que divers groupes ont porté à l’attention de l’Agence au sujet du projet, ce qui n’était pas le cas dans l’affaire Wagner.

[59]  En somme, je ne suis pas d’accord pour dire que la ministre a indûment minimisé les préoccupations du public au sujet du projet en ne tenant pas compte des préoccupations du public liées aux effets environnementaux négatifs importants du projet. Comme il a été mentionné précédemment, mais qu’il convient de répéter, il n’est pas nécessaire que les motifs soient parfaits ou qu’ils comprennent tous les détails que le juge siégeant en révision aurait voulu y lire (Newfoundland Nurses, au par. 16). Les éléments obligatoires énoncés au paragraphe 38(2) ont été raisonnablement pris en compte dans la décision et les motifs de la ministre.

3.  Le retard pouvant être causé par le choix d’un examen par une commission

[60]  Les demandeurs allèguent que la ministre a accordé une prépondérance déraisonnable à un élément non pertinent, à savoir la rapidité, par rapport aux facteurs énumérés au paragraphe 38(2) de la LCEE 2012.

[61]  La ministre répond qu’elle n’a pas été restreinte dans son examen d’autres renseignements pertinents, comme la rapidité, et que sa décision à savoir s’il serait dans l’intérêt public de renvoyer l’EE à une commission d’examen ne se limitait pas aux éléments énumérés au paragraphe 38(2). Infrastructure Manitoba souligne également que cette disposition n’exclut pas d’autres considérations qui entrent en jeu dans l’intérêt public; la mention expresse de « l’intérêt public », au paragraphe 38(1), plutôt que les éléments énumérés au paragraphe 38(2), indique que le législateur avait l’intention que les éléments de prise de décision soient plus larges que ceux des éléments énumérés aux alinéas 38(2)a) à c).

[62]  Un contrôle selon la norme de la décision raisonnable, lorsqu’il est appliqué à un exercice d’interprétation législative, reconnaît que le décideur délégué est la personne la mieux placée pour comprendre les considérations de politique générale et le contexte qu’il faut connaître pour résoudre toute ambiguïté dans le texte de loi. Les cours de révision doivent par ailleurs éviter de soupeser et d’apprécier à nouveau la preuve prise en compte par le décideur (CHRC, au par. 55).

[63]  En l’espèce, la ministre est particulièrement bien placée pour interpréter cette loi, compte tenu des considérations de politique générale et du contexte sous-jacents. Bien qu’elle mérite une grande déférence dans son interprétation, je ne trouve pas la loi ambiguë. Le libellé anglais du paragraphe 38(2) de la LCEE 2012 prévoit que, « [t]he Minister’s determination regarding whether the referral of the environmental assessment of the designated project to a review panel is in the public interest must include a consideration of the following factors… ». L’utilisation des mots « must include », suivis de trois éléments énumérés, ne suggère pas l’exclusion d’autres éléments qui, selon le ministre, sont pertinents quant à la décision. Le ministre est plutôt tenu d’examiner au moins les trois éléments obligatoires énumérés aux alinéas 38(2)a) à c).

[64]  La version française est libellée ainsi : « [i]l tient compte notamment des éléments ci‑après lorsqu’il détermine si, selon lui, il est dans l’intérêt public qu’un projet désigné fasse l’objet d’un examen par une commission [...] ». Le mot « notamment » signifie, en anglais, « especially, in particular, notably » (Larousse Chambers Dictionnaire Français Anglais, Paris : Larousse/VUEF, 2003)).

[65]  Ni le libellé anglais ni le libellé français de la disposition n’empêchent la ministre de tenir compte d’éléments autres que ceux énumérés. Les deux versions linguistiques reconnaissent plutôt que d’autres éléments pourraient effectivement être pris en considération. De plus, l’un des objectifs de la LCEE 2012, tel qu’il est énoncé à l’alinéa 4f), est de « veiller à ce que l’évaluation environnementale soit menée en temps opportun ».

[66]  Compte tenu de chaque libellé du paragraphe 38(2) de la LCEE 2012, l’examen par la ministre de la rapidité comme concept qui n’était pas explicitement énuméré dans cette disposition était raisonnable, surtout compte tenu du fait que l’effet ultime du projet est l’atténuation des inondations, afin d’éviter une répétition des inondations historiques de 2011. L’interprétation de la ministre est également conforme aux objectifs généraux de la LCEE 2012, qui comprennent la protection de l’environnement, la promotion de la collaboration et des mesures concertées entre les gouvernements fédéral et provinciaux, ainsi que la promotion de la communication et la collaboration avec les peuples autochtones en matière de développement durable propice à la salubrité de l’environnement et à la santé de l’économie (voir le paragraphe 4(1) de la LCEE 2012). Ces choix relèvent du camp de la ministre, et non du mien. Je n’ai pas non plus pour rôle de soupeser de nouveau ces considérations, et d’autres qu’elle jugeait pertinentes pour l’intérêt public (voir Sumas Energy 2 Inc. c Canada (Office national de l’énergie), 2005 CAF 377, aux par. 23 à 25).

4.  Le caractère suffisant des motifs

[67]  Les demandeurs font valoir que la ministre a omis de fournir des motifs justifiables, intelligibles et transparents. Bien que cela ait déjà été discuté brièvement dans le cadre de la question en litige initiale soulevée relativement au critère juridique, comme je l’ai mentionné ci‑dessus, je vais approfondir le concept pour conclure les présents motifs.

[68]  Premièrement, je souligne que l’arrêt Newfoundland Nurses ne donne pas à la Cour toute la latitude voulue pour fournir des motifs qui n’ont pas été donnés ni ne l’autorise à deviner quelles conclusions auraient pu être tirées ou à émettre des hypothèses sur ce que le tribunal a pu penser (Canadian Centre for Bio-Ethical Reform c South Coast British Columbia Transportation Authority, 2018 BCCA 344, au par. 53, citant Komolafe c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2013 CF 431, au par. 11 [Komolafe]). Bien qu’une cour de révision puisse compléter les motifs, elle ne peut faire abstraction des motifs effectivement fournis, ou les remplacer (Delta Air Lines Inc c Lukács, 2018 CSC 2, au par. 24).

[69]  Toutefois, les cours de révision peuvent relier les points sur la page quand les lignes et la direction qu’elles prennent peuvent être facilement discernées (Komolafe, au par. 11). Les lacunes dans la preuve peuvent être comblées lorsqu’elles sont appuyées par la preuve et les inférences logiques qui sont implicites dans le résultat, sans être tirées de façon expresse.

[70]  Le travail de devinette ne joue aucun rôle dans l’examen de la présente décision. La séquence des notes de service au ministre et des communications intergouvernementales donne un aperçu clair des motifs de la décision de la ministre de ne pas renvoyer l’évaluation pour examen par une commission. Cela diffère d’une situation comme celle de l’affaire Wagner, où il n’y avait « [a]ucun motif […] de ne pas renvoyer l’évaluation à une commission d’examen […] dans le dossier du Tribunal » (au par. 33). En l’espèce, par contre, la ministre a fourni une justification dans sa décision, ainsi que dans les motifs, y compris dans sa lettre au ministre du Manitoba. En réalité, je n’ai pas à aller plus loin que les motifs, ni à me livrer en conjectures sur ce que la ministre aurait pu penser, ni à fournir les motifs qui auraient pu être donnés. La décision de la ministre, complétée par les motifs, donne plutôt un aperçu de son processus de raisonnement. Par exemple, elle déclare dans sa décision :

[traduction]

 Je reconnais tout particulièrement les préoccupations que vous soulevez concernant les effets négatifs permanents et importants potentiels sur les collectivités du Conseil tribal des réserves de la région des lacs et leurs droits ancestraux et issus de traités.

[…]

L’Agence mettra sur pied un groupe consultatif technique pour la réalisation de l’évaluation environnementale, composé de représentants des groupes autochtones touchés, des ministères fédéraux et provinciaux experts et des administrations municipales touchées. Ce forum améliorera la mobilisation et l’interaction entre les ministères fédéraux et provinciaux experts, les groupes autochtones et les autres gouvernements, et constituerait un mécanisme efficace pour aborder les questions complexes cernées dans le cadre du processus d’évaluation environnementale. L’Agence fournira sous peu d’autres renseignements, y compris une occasion de contribuer à l’élaboration du mandat du groupe consultatif technique. (DD, à la p. 185)

[71]  De plus, dans la lettre au ministre du Manitoba, elle énonce :

[traduction]

Je reconnais l’importance de l’atténuation des inondations et de la protection des Canadiens et de l’environnement. De plus, je reconnais tout particulièrement les préoccupations que vous soulevez en ce qui concerne la gestion des inondations dans la région d’Entre-les-Lacs au Manitoba et l’importance du réseau intégré de régulation des eaux et d’atténuation des inondations au Manitoba. (DD, à la p. 416)

[72]  Dans ces aspects de sa décision et de ses motifs, entre autres, particulièrement à la lumière du dossier et de l’ensemble de la preuve, la ministre se montre consciente des éléments clés dont elle devait tenir compte sous le régime de la LCEE 2012. La ministre souligne les objectifs de l’atténuation des inondations et de la protection du public, ainsi que le désir de travailler en collaboration avec les groupes autochtones, le gouvernement provincial et d’autres intervenants (c.-à-d. l’intérêt public). Elle traite de ce qui constituerait un mécanisme efficace pour aborder les problèmes complexes cernés dans le cadre du processus d’EE, à savoir les avantages perçus d’un Groupe consultatif technique composé de représentants des groupes autochtones touchés, des ministères fédéraux et provinciaux et des administrations municipales touchées.

[73]  En fin de compte, la ministre a été chargée de faire un choix binaire : renvoyer ou ne pas renvoyer l’évaluation du projet pour examen par une commission. Elle n’avait pas à énumérer tous les motifs pour lesquels elle a choisi de ne pas procéder au renvoi – ou l’inverse – ou pour lesquels elle a choisi une évaluation dirigée par l’Agence. Il était raisonnable pour elle plutôt de simplement dire pourquoi cette dernière suffirait. Les motifs démontrent que la ministre s’est penchée sur la façon avec laquelle elle devrait exercer son pouvoir discrétionnaire. Dans ce choix très discrétionnaire du processus d’EE, il n’y a pas le même besoin de motifs solides que dans une décision quasi judiciaire ou judiciaire. Sa décision était raisonnable.

VI.  Dépens

[74]  Les demandeurs et la ministre réclament toutes deux les dépens. Les demandeurs réclament des dépens à la ministre fixés au montant forfaitaire de 10 000 $, y compris les débours, selon la fourchette supérieure de la colonne III du tarif B. Ils ne demandent pas de dépens au Manitoba. La ministre demande un montant forfaitaire de 3 000 $, y compris les débours, selon le milieu de la fourchette de la colonne III du tarif B. Le Manitoba ne réclame pas de dépens. Compte tenu de l’issue de ce jugement, les dépens sont adjugés à la ministre, sous forme d’un montant forfaitaire de 3 000 $.

VII.  Conclusions

[75]  Bien que les motifs fournis par la ministre aient certainement pu être plus complets, en lisant la décision complétée par les trois autres documents clés constituant les motifs (les deux notes de service et la lettre au ministre du Manitoba), ainsi que le reste du dossier, la Cour est en mesure de comprendre pourquoi la ministre a rendu sa décision, laquelle fait partie des issues possibles acceptables. En conséquence, la demande de contrôle judiciaire est rejetée. Les dépens, sous la forme d’un montant forfaitaire de 3 000 $, seront adjugés à la ministre.


JUGEMENT DANS LE DOSSIER No n T‑1062‑18

LA COUR STATUE que :

  1. La demande de contrôle judiciaire est rejetée.

  2. Les dépens, sous la forme d’un montant forfaitaire de 3 000 $, sont accordés à la ministre de l’Environnement et du Changement climatique.

« Alan S. Diner »

Juge

Traduction certifiée conforme

Ce 13e jour de septembre 2019

Maxime Deslippes


Annexe A


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T‑1062‑18

 

INTITULÉ :

LE CONSEIL TRIBAL DES RÉSERVES DE LA RÉGION DES LACS, ET AL C la MINISTRE DE L’ENVIRONNEMENT ET DU CHANGEMENT CLIMATIQUE, ET AL

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Winnipeg (Manitoba)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 29 MAI 2019

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE DINER

 

DATE DES MOTIFS :

LE 12 AOÛT 2019

 

COMPARUTIONS :

Meaghan Conroy

Arooj Shah, stagiaire en droit

POUR LES DEMANDEURS

 

Susan Eros

Robert Maertens

 

POUR LA DÉFENDERESSE

LA MINISTRE DE L’ENVIRONNEMENT ET DU CHANGEMENT CLIMATIQUE

 

Sarah Bahir

Jim Koch

 

POUR LA DÉFENDERESSE

INFRASTRUCTURE MANITOBA

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

MLT Aikins LLP

Avocats

Edmonton (Alberta)

 

POUR LES DEMANDEURS

 

Procureur général du Canada

Winnipeg (Manitoba)

 

POUR LA DÉFENDERESSE

LA MINISTRE DE L’ENVIRONNEMENT ET DU CHANGEMENT CLIMATIQUE

Ministère de la Justice du Manitoba

Direction des services juridiques

Winnipeg (Manitoba)

POUR LA DÉFENDERESSE

INTRASTRUCTURE MANITOBA

 

 

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