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Date : 20190809


Dossier : IMM-5520-18

Référence : 2019 CF 1063

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 9 août 2019

En présence de monsieur le juge Bell

ENTRE :

MARYFLOR DIRECT YLANAN

demanderesse

et

LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.  Nature de l’affaire

[1]  La demanderesse, Mme Ylanan, sollicite, en vertu du paragraphe 72(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR], le contrôle judiciaire d’une décision en date du 12 octobre 2018 [la décision] par laquelle la Section d’appel de l’immigration [la SAI] a rejeté l’appel qu’elle avait interjeté à l’égard de la mesure de renvoi prise contre elle. La Section de l’immigration [la SI] avait pris cette mesure de renvoi après avoir conclu que Mme Ylanan était interdite de territoire au Canada, par application de l’alinéa 40(1)a) de la LIPR, pour fausses déclarations. Madame Ylanan n’a pas contesté la validité de la mesure de renvoi. La seule question que la SAI était appelée à trancher était celle de savoir si l’appel de Mme Ylanan devait être accueilli pour des motifs d’ordre humanitaire, compte tenu de l’intérêt supérieur de tout enfant directement touché par la décision.

[2]  D’entrée de jeu, je tiens à souligner la clarté et la précision de la décision d’une trentaine de pages rédigée par la commissaire Ryan de la SAI. À mon avis, la décision répond de façon impeccable aux questions en litige. Même si, par l’entremise de son avocate, Mme Ylanan a fait de vaillants efforts pour tenter de convaincre cette Cour que la décision de la SAI ne satisfaisait pas au critère de la raisonnabilité établi dans l’arrêt Dunsmuir c Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9 [Dunsmuir], elle n’a pas réussi à me convaincre. Pour les motifs qui suivent, la demande de contrôle judiciaire est donc rejetée.

II.  Contexte

[3]  Âgée de 39 ans, Mme Ylanan est une citoyenne philippine. Elle est mère de trois (3) enfants, qui sont tous nés aux Philippines et qui sont issus de son premier mariage avec M. Alegre Ylanan [M. Ylanan]. Ses enfants, qui vivent actuellement aux Philippines avec leur père, n’ont jamais vécu au Canada et n’ont pas de statut juridique dans ce pays.

[4]  Elle a voyagé au Canada en juillet 2007, munie d’un visa de visiteur valide pour six mois. À sa demande, elle s’est vu accorder une prolongation de six mois de son visa. En février 2008, elle a tenté en vain de rester au Canada dans le cadre du Programme des aides familiaux résidants. Puis, en mars 2008, elle a rencontré Marisa Corpus [Mme Corpus], une consultante en immigration de la région de Toronto. Madame Corpus a expliqué à Mme Ylanan que la meilleure façon pour elle d’obtenir le statut d’immigrante au Canada serait de se faire parrainer par un conjoint. Madame Corpus lui a également expliqué que, si elle n’avait pas de conjoint en mesure de la parrainer, elle connaissait un homme, Ericson Valasko [M. Valasko], qui pouvait l’épouser moyennant certains frais. Monsieur Valasko était en fait le petit ami de la fille de Mme Corpus. Madame Ylanan a convenu avec Mme Corpus qu’elle contracterait un mariage de convenance [ci-après le « mariage frauduleux »] avec M. Valasko, moyennant une somme d’environ 20 000 $. Le 22 décembre 2008, Mme Ylanan s’est divorcé de son premier mari dans le cadre de procédures intentées au Canada, ce qui lui a permis de contracter le mariage frauduleux avec M. Valasko. À la suite de ce mariage, M. Valasko a pu parrainer la demande de résidence permanente de Mme Ylanan.

[5]  Peu de temps après son mariage frauduleux avec M. Valasko, Mme Ylanan a rencontré son conjoint de fait actuel, M. James Tabangin [M. Tabangin]. En 2010, ils ont emménagé ensemble, et ils font vie commune depuis. Il importe de signaler que tous ces faits se sont produits alors que Mme Ylanan était techniquement mariée à M. Valasko. Le 7 mars 2012, elle a obtenu le statut de résidente permanente au Canada. Madame Ylanan n’a jamais vécu avec M. Valasko.

[6]  Les circonstances entourant ce mariage frauduleux ont été portées à l’attention des fonctionnaires de l’Agence des services frontaliers du Canada [l’ASCF] lorsque celle-ci a ouvert une enquête sur Mme Corpus. Conformément aux paragraphes 44(1) et 44(2) de la LIPR, un rapport a été rédigé et l’affaire a été déférée à la SI pour enquête. La SI a conclu que le rapport était bien fondé, et elle a pris une mesure de renvoi contre Mme Ylanan, qui a interjeté appel de cette mesure de renvoi à la SAI.

III.  La décision faisant l’objet du contrôle

[7]  En ce qui concerne la crédibilité de Mme Ylanan et l’ampleur de ses fausses déclarations, la SAI a signalé que les fausses déclarations en question ne se limitaient pas à un simple mariage frauduleux. Pendant des années, Mme Ylanan avait en effet [traduction] « induit en erreur, fourni des renseignements, des photos et des documents frauduleux et fait mentir sa famille et ses amis pour préserver son mariage, alors que tous, y compris elle-même, savaient qu’il n’était pas authentique ». En fait, ce n’est que lorsque Mme Ylanan a été confrontée aux preuves accablantes accumulées contre elle, à la suite de l’enquête de l’ASCF, qu’elle a admis la vérité au sujet de sa fraude. 

[8]  La SAI a ensuite examiné le fond de l’appel de Mme Ylanan, et plus précisément la question de savoir s’il y avait, compte tenu de l’intérêt supérieur de l’enfant touché, des motifs d’ordre humanitaire justifiant la prise de mesures spéciales. La SAI a entamé son analyse des motifs d’ordre humanitaire en prenant acte de la liste non exhaustive de facteurs proposée dans la décision Ribic c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1985] DSAI no 4 [Ribic], dont la SAI se sert pour exercer sa compétence discrétionnaire lorsqu’elle est saisie d’un appel d’une mesure de renvoi. La SAI a ensuite cité la décision rendue par notre Cour dans l’affaire Wang c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 1059 [Wang], dans laquelle le juge O’Keefe a appliqué la version modifiée suivante des facteurs énoncés dans la décision Ribic :

  • la gravité des fausses déclarations ayant entraîné la mesure de renvoi et les circonstances dans lesquelles elles ont eu lieu;

  • les remords exprimés par l’appelant;

  • le temps passé au Canada par l’appelant et son degré d’enracinement;

  • la présence de membres de la famille de l’appelant au Canada et les conséquences que le renvoi aurait pour la famille;

  • les intérêts supérieurs d’un enfant touché par la décision;

  • · le soutien que l’appelant peut obtenir de sa famille et de la collectivité; et

  • · l’importance des épreuves que subirait l’appelant s’il était renvoyé du Canada, y compris la situation dans le pays où il serait probablement renvoyé.

[9]  S’agissant de la gravité des fausses déclarations, la SAI a conclu que la seule raison pour laquelle Mme Ylanan avait décidé de dire la vérité était qu’elle s’était fait démasquer. La SAI a fait remarquer qu’étant donné que ses mensonges ne cessaient de s’accumuler et qu’elle encourageait les autres à mentir pour elle, ses fausses déclarations étaient vers l’extrémité grave du barème.

[10]  En ce qui concerne les remords, la SAI a fait observer que Mme Ylanan se disait [traduction] « désolée, vraiment très désolée ». Toutefois, compte tenu des années qu’avaient duré ses mensonges et le fait que sa famille, ses amis et M. Tabangin étaient impliqués activement, la SAI a conclu qu’elle n’éprouvait pas de remords. Au lieu, elle regrettait simplement de s’être fait prendre. Selon la SAI, le fait que Mme Ylanan n’ait jamais admis sa duperie à la première occasion, et qu’elle ait maintenu que son mariage était authentique jusqu’en février 2017 et avait convaincu d’autres personnes d’en faire autant appuyait sa conclusion en ce qui concerne les remords. Tout comme pour le facteur relatif aux fausses déclarations, la SAI a estimé que l’absence de remords de Mme Ylanan jouait en sa défaveur.

[11]  En ce qui concerne le degré d’enracinement au Canada, Mme Ylanan affirme qu’elle bâtit une vie au Canada depuis une dizaine d’années. Elle exerce plusieurs emplois qui lui permettent de subvenir à ses besoins sans demander l’aide du gouvernement. Elle a également parfait sa formation depuis son arrivée au Canada en suivant un programme de préposée au service de soutien à la personne [PSSP]. La SAI a conclu à bon droit que c’était uniquement en raison de ses fausses représentations constantes et délibérées qu’elle avait pu s’établir ainsi à titre de résidente permanente. La SAI a cité le jugement Dan Shallow c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 749, à l’appui du principe suivant lequel le fait de réussir à éviter l’expulsion ne devrait pas permettre à une personne de faire valoir son droit de demeurer au Canada pour des motifs d’ordre humanitaire. La SAI a conclu que les indices d’établissement n’existaient qu’en raison [traduction] « des mensonges que l’appelante a racontés pour pouvoir entrer au Canada ». La SAI a fait observer que Mme Ylanan n’était pas propriétaire d’une maison au Canada, qu’il semblait qu’elle avait travaillé au noir pour de l’argent comptant et qu’elle n’avait présenté aucune preuve démontrant qu’elle avait déjà payé des impôts au Canada. La SAI a conclu son analyse de ce facteur en le considérant comme un facteur défavorable.

[12]  Sur le sujet de la famille au Canada et des conséquences qu’aurait pour elle le renvoi de Mme Ylanan, la SAI a fait observer que la famille de Mme Ylanan au Canada comprenait son conjoint de fait, des oncles et des tantes. La SAI a également mentionné que son conjoint de fait avait trois (3) enfants, deux (2) oncles du côté de sa mère, ainsi que leurs conjoints et leurs familles, et un cousin vivant au Québec. Tout en reconnaissant les difficultés que causerait la séparation de Mme Ylanan de son conjoint de fait, la SAI a fait observer que celui-ci pourrait lui rendre visite aux Philippines ou qu’ils pourraient se rencontrer dans un autre pays que celui-là, et qu’après l’expiration de l’exclusion de cinq ans du Canada, il pourrait de nouveau la parrainer pour lui permettre de revenir au Canada. En ce qui concerne les autres membres de la famille de Mme Ylanan, en l’occurrence ses tantes, ses oncles et ses cousins, la SAI a signalé que, depuis leurs lettres présentées à l’appui du mariage de convenance, aucun d’entre eux n’avait présenté d’autre lettre d’appui. De fait, la SAI a conclu que Mme Ylanan avait [traduction] « mis les membres de sa famille dans une situation précaire lorsqu’ils ont accepté de mentir pour elle, deux fois plutôt qu’une dans le cas de son oncle ». La SAI a conclu que le fait que Mme Ylanan n’avait pas soumis de lettres d’appui de ses tantes, ses oncles et de ses cousins au Canada démontrait que leur relation n’était [traduction] « pas aussi étroite que l’appelante essaie de le démontrer ». La SAI a accordé une valeur neutre à ce facteur.

[13]  Sur la question du soutien de la famille et de la collectivité, Mme Ylanan a produit de nombreuses lettres de collègues et de patients. Après avoir pris connaissance de ces lettres d’appui à Mme Ylanan, la SAI s’est dite d’avis, selon la prépondérance des probabilités, que leurs auteurs ne connaissaient pas la véritable cause des problèmes d’immigration de cette dernière. Elle en est venue à cette conclusion en raison du passage d’une des lettres portant sur l’intégrité de Mme Ylanan. La SAI s’est naturellement demandé comment une personne pouvait qualifier Mme Ylanan de personne intègre pour peu qu’elle soit au courant de la cause de ses démêlés avec les autorités de l’immigration et des mensonges qui n’avaient pas cessé depuis son arrivée au Canada et jusqu’en 2017. Par conséquent, la SAI n’a accordé aucun poids à ces lettres, et elle a estimé qu’elles s’agissaient, au mieux, d’un facteur neutre. En ce qui concerne le soutien familial aux Philippines, la SAI a fait observer que la mère de Mme Ylanan vivait là-bas, tout comme son ex‑mari et deux (2) de ses enfants mineurs, ainsi que sa fille adulte et d’autres membres de la famille élargie. Compte tenu du fait que le soutien sur lequel Mme Ylanan pouvait compter de la part de sa famille se trouvait surtout aux Philippines, la SAI a estimé que ce facteur était défavorable à son appel visant à demeurer au Canada.

[14]  Sur la question des épreuves ou difficultés, la SAI a scindé son analyse en trois catégories distinctes : 1) les craintes et les risques pour Mme Ylanan de subir des violences sexuelles aux Philippines; 2) les risques qu’elle vive dans la pauvreté là-bas; et 3) les difficultés potentielles pour son conjoint de fait, M. Tabangin. Toutefois, il importe de signaler qu’avant d’entamer son analyse, la SAI a fait observer que Mme Ylanan n’avait pas hésité à se rendre à quatre (4) reprises aux Philippines. La preuve démontrait qu’elle avait alors séjourné aux Philippines pour des périodes allant de deux (2) semaines à un mois. L’analyse des difficultés et de la preuve sur la situation aux Philippines a donc été effectuée en tenant compte de ce contexte.

[15]  En ce qui concerne les craintes et les risques de subir des violences sexuelles aux Philippines, tant pour Mme Ylanan que pour ses enfants, la SAI a accepté et examiné son témoignage concernant l’expérience traumatisante qu’elle avait vécue l’âge de six (6) ans, lorsqu’elle avait été agressée sexuellement par un homme de sa famille. La SAI a tenu compte du fait que Mme Ylanan était retournée aux Philippines à de nombreuses reprises sans être victime d’agression sexuelle, et que ses enfants y avaient passé toutes leurs vies sans subir pareilles agressions. La SAI a également fait observer que l’agression sexuelle dont Mme Ylanan avait été victime dans sa jeunesse avait été commise par un membre de sa proche famille qui semblait n’avoir aucun contact avec elle ou ses enfants. La SAI ne s’est pas limitée à la situation personnelle de Mme Ylanan dans son analyse. Elle a également examiné attentivement des documents sur la situation aux Philippines. Elle a conclu que, suivant la preuve dont elle disposait, [traduction] « la violence sexuelle est répandue aux Philippines ». La SAI a accepté les éléments de preuve indiquant que [traduction] « toutes les heures », une femme ou un enfant y est victime de viol, selon un rapport. Selon un autre rapport, cela se produisait toutes les 53 minutes. La SAI a également cité le document Country Reports on Human Rights Practices for 2013 publié par le département d’État des États-Unis, qui concluait que la violence envers les femmes dans le contexte familial demeurait un problème grave et répandu aux Philippines.

[16]  Après avoir examiné la preuve, la SAI a conclu que la situation des femmes et des enfants en général aux Philippines était beaucoup moins enviable que celle des femmes et des enfants au Canada. La SAI s’est également montrée sensible envers Mme Ylanan du fait des expériences pénibles qu’elle avait vécues, mais elle a conclu que le risque couru n’avait plus de caractère personnel. Enfin, la SAI a fait observer que sa décision ne changerait rien au fait que les filles de Mme Ylanan n’avaient pas de statut au Canada, pas plus qu’elle ne leur permettrait d’en obtenir un. Je relève que les enfants mineures de Mme Ylanan sont maintenant âgées de 17 et de 14 ans respectivement. Elles avaient respectivement cinq ans et deux ans lorsque Mme Ylanan a quitté les Philippines.

[17]  Deuxièmement, la SAI s’est penchée sur la crainte de Mme Ylanan qu’elle soit forcée de vivre dans la pauvreté si elle devait retourner aux Philippines. La SAI n’était pas convaincue de ce risque. Elle a fait observer que Mme Ylanan avait déjà travaillé là-bas avant d’arriver au Canada et qu’elle avait acquis de nouvelles compétences qui l’aideraient dans ses démarches de recherche d’emploi. La SAI a mentionné les compétences de Mme Ylanan dans les domaines de l’entretien ménager et de l’emballage et à titre de PSSP, et a signalé que rien ne permettait de penser que ces compétences n’étaient pas transférables. La SAI a également fait observer que Mme Ylanan était frappée d’une mesure de renvoi depuis 2017, mais qu’elle n’avait présenté aucun élément de preuve démontrant le manque de perspectives d’emploi pour une personne possédant ses compétences aux Philippines.

[18]  Troisièmement, la SAI a examiné les éventuelles difficultés que pourraient éprouver M. Tabangin, qui demeurerait au Canada, ainsi que la fille de Mme Ylanan âgée de 19 ans, qui vit aux Philippines. La SAI a admis que la séparation entraînerait des difficultés affectives, compte tenu du choix de M. Tabangin de demeurer au Canada alors que Mme Ylanan passerait ses cinq années obligatoires d’exclusion aux Philippines. Malgré cette possibilité de difficultés affectives, la SAI a fait observer que Mme Ylanan pourrait être parrainée de nouveau une fois terminée sa période d’exclusion de cinq ans et qu’elle pourrait alors demander la résidence permanente au Canada. De plus, comme nous l’avons déjà mentionné, la SAI s’est dite d’avis que les deux conjoints pouvaient se rencontrer aux Philippines ou dans un autre pays. Par ailleurs, en ce qui concerne les répercussions de la séparation sur la fille de 19 ans de Mme Ylanan aux Philippines, la preuve démontrait que les enfants de figures politiques étaient jusqu’à un certain point ciblés là-bas (l’ex-mari de Mme Ylanan était un conseiller municipal), et indiquait que la fille de Mme Ylanan avait été impliquée dans un accident d’autobus et qu’elle avait fait l’objet d’intimidation. La SAI a également mentionné le taux de criminalité généralement élevé aux Philippines. La SAI a réitéré que la fille de 19 ans de Mme Ylanan n’avait aucun statut au Canada, qu’elle avait toujours vécu aux Philippines et que son statut ne changerait pas, peu importe l’issue de l’appel.

[19]  En ce qui concerne le facteur relatif aux difficultés, la SAI a conclu que les éléments de preuve sur la situation aux Philippines étaient légèrement favorables à la cause de Mme Ylanan. La SAI s’est toutefois dite d’avis que ce facteur à lui seul ne permettait pas de trancher l’appel.

[20]  La SAI s’est longuement attardée sur la question de l’intérêt supérieur des enfants touchés. Même si la qualité n’est pas toujours directement proportionnelle à la quantité, je constate que la SAI a consacré plus de sept de la trentaine de pages que comptait sa décision à la question de l’intérêt supérieur des enfants, ce qui témoigne du sérieux avec lequel la commissaire Ryan a abordé le sujet. Certes, la SAI n’a pas consacré beaucoup de temps à l’examen des documents sur la situation dans le pays, ayant déjà épuisé le sujet lors de son examen d’autres facteurs. Cela dit, la SAI a parlé des risques de violence à caractère politique associés à la fonction de conseiller municipal du père des enfants. Elle a signalé que rien ne permettait de penser que les enfants avaient vécu des événements fâcheux à cet égard, et a souligné le peu de poids qu’on pouvait accorder à des preuves documentaires remontant à 2010 dans le cadre d’une audience se tenant en 2018. Elle a également rappelé que Mme Ylanan avait permis que ses enfants vivent avec leur père, parce qu’elle [traduction] « lui faisait encore assez confiance pour qu’il ne mette pas ses enfants en danger ». La SAI a reconnu que le fait que Mme Ylanan ne gagnerait plus de revenus au Canada aurait des conséquences financières, mais elle a pondéré ce facteur en fonction des avantages que présenterait un regroupement de la famille aux Philippines. La SAI a abondamment cité l’arrêt Kanthasamy c Canada (Citoyenneté et Immigration), [2015] 3 RCS 909, 2015 CSC 61 [Kanthasamy] ainsi que la décision Li c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2016 CF 451, en insistant sur l’importance de tenir compte de l’intérêt supérieur des enfants. Tout en reconnaissant que, s’il était fait droit à l’appel, Mme Ylanan pourrait alors parrainer ses enfants, et ainsi leur permettre de venir la rejoindre au Canada, la SAI a refusé de se livrer à des spéculations sur d’éventuels critères d’admissibilité applicables dans l’avenir, et elle a répété que, peu importe sa décision, les enfants mineurs continueraient de vivre aux Philippines.

[21]  Toujours au sujet des difficultés financières, la SAI a reconnu que les deux (2) enfants mineurs de Mme Ylanan pourraient être obligés de fréquenter l’école publique si celle-ci était expulsée, puisqu’elle subvenait à leurs besoins financiers. La SAI a répété que le fait pour les enfants de fréquenter une école privée était un choix qui appartenait aux parents et que, peu importe la décision dans l’affaire, les enfants ne seraient pas privés de l’accès à l’éducation publique. En dernière analyse, la SAI a considéré qu’il s’agissait d’un facteur qui militait en faveur du maintien de Mme Ylanan au Canada.

[22]  Dans le cadre de son union avec M. Tabangin, Mme Ylanan a deux (2) beaux-enfants d’âge mineur. La SAI a reconnu l’existence de ces beaux-enfants, mais elle a indiqué que rien ne permettait de croire qu’ils seraient confrontés à des difficultés à la suite de l’éventuel renvoi de Mme Ylanan aux Philippines. 

[23]  Globalement, le facteur de l’intérêt supérieur des enfants a de toute évidence donné beaucoup du fil à retordre à la SAI. Confrontée à cette épineuse question, la commissaire Ryan a examiné les conséquences financières du renvoi de Mme Ylanan sur les enfants, en tenant également compte de la possibilité qu’elle et les enfants puissent être réunis aux Philippines. Après avoir examiné attentivement tous les facteurs pertinents, la commissaire Ryan a conclu en faveur du regroupement de la famille aux Philippines, où résident le père et la grand-mère maternelle des enfants, et où tous ont un statut. 

[24]  La SAI a conclu que la mesure de renvoi était valide, et qu’il n’y avait pas de motifs d’ordre humanitaire justifiant, eu égard aux autres circonstances de l’affaire, la prise de mesures spéciales. La SAI a par conséquent rejeté l’appel interjeté par Mme Ylanan à l’égard de la mesure de renvoi prise contre elle.

IV.  Dispositions législatives applicables

[25]  Les dispositions applicables de la LIPR sont les paragraphes 44(1) et 44(2), ainsi que les alinéas 40(1)a) et 67(1)c), qui sont reproduits à l’annexe jointe aux présents motifs.

V.  Questions soulevées par Mme Ylanan

[26]  Mme Ylanan a soumis les cinq (5) questions suivantes à l’examen de notre Cour. Je les cite textuellement [traduction] :

  • a) L’agente a-t-elle commis une erreur en ne tenant pas compte des circonstances entourant les fausses déclarations?

  • b) L’appréciation de l’agente quant au degré d’enracinement de la demanderesse était‑elle déraisonnable?

  • c) L’appréciation de l’agente quant aux difficultés auxquelles la demanderesse serait confrontée aux Philippines était-elle déraisonnable?

  • d) L’appréciation de l’agente quant à l’intérêt supérieur des enfants de la demanderesse était-elle déraisonnable?

  • e) L’évaluation générale, par l’agente, de la question de savoir si, vu les circonstances de l’affaire, le cas de la demanderesse justifiait la prise de mesures spéciales pour des motifs d’ordre humanitaire était-elle déraisonnable?

[27]  Dans ses plaidoiries, tant orales qu’écrites, Mme Ylanan a consacré beaucoup de temps et d’énergie à faire valoir sa version des faits sur ces questions et à critiquer la SAI pour n’avoir pas tenu compte de la preuve qu’elle avait présentée. Elle affirme, à titre d’exemple, que la SAI aurait dû tenir compte des raisons qui l’avaient amenée à mentir, c’est-à-dire son désir d’assurer une vie meilleure à ses enfants. Selon Mme Ylanan, en négligeant ainsi ses motivations, la SAI n’a pas tenu compte des facteurs atténuants entourant les fausses déclarations. De même, Mme Ylanan mentionne les nombreuses lettres écrites par des collègues et des sympathisants attestant son intégration au Canada. Sur cette même question de l’intégration, elle cite son propre témoignage concernant sa relation avec son conjoint. Et pour ce qui est des erreurs qu’aurait commises la SAI dans son évaluation des difficultés, Mme Ylanan cite régulièrement son propre témoignage et emploie l’expression [traduction] « la demanderesse a expliqué dans son témoignage » pour parler de ses craintes et des difficultés qu’elle pourrait rencontrer. De même, dans ses observations sur la question de l’intérêt supérieur des enfants, elle renvoie à son propre témoignage ainsi qu’aux reproches qu’elle avait adressés à la SAI pour ne pas avoir examiné à fond la preuve.

[28]   Il est évident, compte tenu du fait qu’elle cite abondamment ce qu’elle a elle-même déclaré dans son témoignage, que Mme Ylanan ne se rend pas compte qu’on a prêté très peu de foi à celui-ci. En outre, le témoignage de ses amis et collègues de travail n’a pas été retenu, parce qu’ils ignoraient apparemment la réalité en ce qui concerne Mme Ylanan. Pour preuve, les observations suivantes de la SAI [traduction] :

[22] Un des aspects du présent appel est la question de la crédibilité de l’appelante. Je conclus que je ne peux accorder aucun poids au témoignage de vive voix de l’appelante, même si son conjoint de fait a témoigné et confirmé les motifs de sa décision de dire la vérité lorsqu’elle l’a fait, c’est-à-dire juste avant l’enquête.

[23] L’appelante a présenté une déclaration écrite signée par M. Valasko aux fins du rapport prévu au paragraphe 44(1), affirmant qu’elle n’était pas partie à un mariage de convenance. Elle lui a demandé de lui fournir une déclaration qui était également mensongère. L’appelante a présenté une déclaration solennelle de cinq pages, signée le 13 avril 2015, dans laquelle elle explique en long et en large sa relation et maintient qu’elle entretenait une relation authentique. Je constate qu’elle avait déjà changé de conseil en immigration à ce moment-là, car la commissaire à l’assermentation provient du cabinet d’avocats avec lequel elle fait actuellement affaire. Elle a demandé à son oncle, Efren Barcena, de mentir une seconde fois en déposant une déclaration datée du 14 avril 2015 dans laquelle il demandait que le cas de l’appelante ne soit pas déféré pour enquête. Son oncle a lui aussi soutenu que son mariage avec M. Valasko était authentique, qu’elle avait même vécu dans son sous-sol pendant un certain temps, et que, même après le divorce, ils demeurent amis. L’appelante admet que ce n’est pas vrai, mais que c’est la dernière fois que son oncle a accepté de mentir pour elle. Elle reconnaît que la première lettre que son oncle a envoyée à CIC en son nom en 2011 était également mensongère. L’actuel conjoint de fait de l’appelante a menti pour elle : il a admis lui avoir trouvé du travail au noir, même s’il savait qu’elle n’avait pas de statut régulier au Canada ni de permis de travail. Il convient également de mentionner que CIC entretenait des soupçons au sujet de la nature de la relation entre l’appelante et M. Tabangin en 2011. L’appelante a écrit à CIC le 14 avril 2011 pour dire que M. Tabangin était un de leurs bons amis et qu’il était marié. Il s’agissait d’un autre mensonge de la part de l’appelante, parce qu’elle vivait déjà avec M. Tabangin en 2010.

[24] Ce n’est que lorsque l’appelante a été démasquée grâce aux éléments de preuve contre elle, à la suite de l’enquête de l’ASCF sur le stratagème des mariages de convenance dirigé par Mme Corpus, qu’elle s’est présentée à l’enquête de la SI et a décidé d’admettre qu’elle avait menti. Pendant plusieurs années, elle a induit en erreur, fourni des renseignements, des photos et des documents frauduleux et fait mentir sa famille et ses amis pour préserver son mariage, alors que tous, y compris elle-même, savaient qu’il n’était pas authentique.

[25] L’honorable juge Shore a affirmé ce qui suit :

Le demandeur qui se joue de la vérité dans des poursuites judiciaires ne peut s’attendre à connaître le succès; ainsi, il se pourrait que le tribunal écarte même les déclarations qui sont vraies, ignorant comment départager le vrai du faux, ce qui crée alors un climat d’incertitude. (Navaratnam c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 856, par. 1.)

[Non souligné dans l’original.]

[29]  Je fais ces observations simplement pour démontrer que la façon dont Mme Ylanan a formulé les questions en litige et les arguments qu’elle a présentés à leur appui sont hors de propos, dans la mesure où ils reposent sur son propre témoignage. Elle était déterminée à ne faire montre d’aucune crédibilité. À mon avis, toutes ses affirmations — que ce soit au sujet de ses remords, de son degré d’intégration, des difficultés qu’elle pourrait personnellement affronter si elle devait retourner aux Philippines, et même de ses motifs de crainte — ont été essentiellement, sinon totalement rejetées, par la SAI. Je n’ai pas l’intention de revenir sur cette question de crédibilité. Le dossier parle de lui-même. Madame Ylanan s’est également montrée capable de convaincre d’autres personnes de mentir pour elle. Il ne s’agit pas de mensonges racontés lors d’un débat animé, ou pour répondre à une sorte de défi; il s’agit d’un tissu de mensonges, répétés pendant des années à des organismes quasi judiciaires, devant lesquels on s’attend à ce que les gens disent la vérité après avoir prêté serment ou fait une affirmation solennelle. La justice ne peut reposer sur le mensonge.

[30]  Compte tenu de ces observations, je reformulerais comme suit les questions soulevées dans le présent contrôle judiciaire :

  1. La SAI a-t-elle suffisamment tenu compte de la preuve sur la situation dans le pays au moment d’apprécier les difficultés et l’intérêt supérieur des enfants touchés?

  2. La SAI a-t-elle procédé à une double, voire à une triple prise en compte des fausses déclarations en examinant les facteurs de la décision Ribic? Dans l’affirmative, cela porte-t-il à conséquence?

  3. S’agissant de l’analyse des facteurs d’ordre humanitaire fondée sur le para. 25(1), le risque revêt-il un caractère personnel, compte tenu de l’arrêt Kanthasamy?

VI.  Analyse

A.  Norme de contrôle

[31]  Les questions en litige se rapportent toutes à l’évaluation générale, par la SAI, de la question de savoir si, vu les circonstances de l’affaire, le cas de la demanderesse justifiait la prise de mesures spéciales pour des motifs d’ordre humanitaire. Aux paragraphes 57 à 59 de l’arrêt Canada (Citoyenneté et Immigration) c Khosa, 2009 CSC 12 [Khosa], la Cour suprême a jugé que la norme de contrôle applicable aux décisions de la SAI, fondées sur des considérations d’ordre humanitaire et rendues dans l’exercice de sa compétence en equity prévue à l’alinéa 67(1)c) de la LIPR, est celle de la décision raisonnable. Dans le cadre du contrôle d’une décision selon la norme de la décision raisonnable, l’analyse portera sur « la justification, la transparence et l’intelligibilité du processus décisionnel » [ainsi que] sur l’appartenance de la décision aux « issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit » (Dunsmuir c Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9 [Dunsmuir], au para 47; Khosa, au para 59).

[32]  Avant que d’entreprendre l’analyse, il importe de rappeler aux parties qu’une demande de dispense pour motifs d’ordre humanitaire est une mesure d’exception, discrétionnaire par surcroît (Legault c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2002 CAF 125, au para 15). Ainsi que le juge Gascon l’a déclaré dans le jugement Semana c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 1082 : « [c]e recours n’appartient pas aux catégories d’immigration normales, ou à ce qui est décrit comme « l’asile », par lesquelles les étrangers peuvent venir au Canada de façon permanente, mais constitue une sorte de soupape de sécurité disponible pour des cas exceptionnels » (au para 15).

B.  La SAI a-t-elle suffisamment tenu compte de la preuve sur la situation dans le pays au moment d’apprécier les difficultés et l’intérêt supérieur des enfants touchés?

[33]  Comme il ressort de mon bref résumé de la décision de la SAI, la réponse à cette question est un « oui » catégorique. La preuve sur la situation dans le pays a été examinée à fond sous la rubrique des facteurs de la décision Ribic consacrée aux difficultés, et elle a été en grande partie reprise lors de l’analyse des facteurs relatifs à l’intérêt supérieur des enfants. Au paragraphe 98, lorsqu’elle analyse l’intérêt supérieur des enfants touchés, la SAI démontre qu’elle a tenu compte de la situation au pays lorsqu’elle fait observer que les enfants seraient voués à vivre dans un pays aux taux de criminalité, de violence sexuelle et de pauvreté élevés. Je n’accepte pas l’idée selon laquelle la SAI aurait oublié d’examiner à fond la situation qui existe aux Philippines dans le cadre de son analyse des difficultés lorsqu’elle s’est attaquée au volet des facteurs de la décision Ribic consacré à l’intérêt supérieur de l’enfant. Une lecture attentive de la décision de la SAI démontre qu’elle s’est montrée « récepti[ve], attenti[ve] et sensible » à l’intérêt supérieur des enfants touchés par la décision (Baker c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 RCS 817 [Baker], au para 75); Kanthasamy, précité).

C.  La SAI a-t-elle procédé à une double, voire à une triple prise en compte des fausses déclarations en examinant les facteurs de la décision Ribic? Dans l’affirmative, cela porte-t-il à conséquence?

[34]  Madame Ylanan se fonde sur le jugement Jiang c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2013 CF 413, pour étayer son argument que la SAI a commis une erreur en comptant en double la gravité des fausses déclarations. Lors de l’argumentation orale, les termes exacts de son avocat étaient que, dans l’affaire Jiang, le juge de première instance avait [traduction] « condamné le comptage en double ». C’est un énoncé fidèle de la conclusion tirée dans la décision Jiang, mais cet énoncé ne rend pas compte de toute la portée de cette décision et du contexte de l’affaire. Dans l’affaire Jiang, l’agent avait invoqué l’ampleur des fausses déclarations pour minimiser le degré d’intégration, et il en avait tenu compte de nouveau à l’étape de la « pondération finale ». Si je comprends bien le jugement Jiang, les fausses déclarations ont donc été examinées trois fois : la première fois en tant que facteur autonome; la deuxième fois pour minimiser l’importance du degré d’enracinement — ce que le juge de première instance semble avoir considéré acceptable — et la troisième fois au moment de la pondération finale. Le problème semble résider dans le fait qu’on s’est servi des fausses déclarations pour écarter un facteur pour lequel les fausses déclarations n’avaient aucune pertinence; par exemple, la situation défavorable dans le pays étranger. Une telle erreur serait susceptible de se produire si l’on tenait compte des fausses représentations lors de la pondération finale, puisqu’à cette dernière étape, on tient compte de tous les facteurs, tant de ceux pour lesquels les fausses déclarations ont une certaine pertinence que de ceux pour lesquels elles n’en ont aucune.

[35]  Il est de jurisprudence constante que les fraudeurs de l’immigration ne devraient pas pouvoir tirer profit de leurs méfaits. C’est un affront à la logique que de laisser entendre qu’un décideur ne peut pas dire « je ne vais pas tenir compte de votre degré d’intégration au Canada parce que cette intégration découle précisément d’une violation de la loi ». Notre Cour a constamment confirmé le pouvoir discrétionnaire qui permet aux décideurs d’adopter une telle approche. Ainsi, dans la décision De Melo Silva c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 941, au para 8, le juge Shore déclare que : « [l]e nombre d’années passées au Canada ne constitue pas en soi, au regard du droit en matière d’immigration, un motif pour récompenser des demandeurs qui s[e] sont établis ici illégalement ». Dans le même ordre d’idées, dans le jugement Fouda c Canada (Immigration, Réfugiés et Citoyenneté), 2017 CF 1176, la juge Strickland déclare ce qui suit, au para 54 : « [n]otre Cour a maintenu que l’existence de fausses présentations est un facteur pertinent à examiner lorsqu’on analyse le degré d’établissement d’une personne […] ». Il semble donc que, s’agissant des fausses déclarations, une erreur donnant lieu à l’infirmation de la décision se produira dans au moins deux situations, à savoir : 1) lorsque le décideur excipe de fausses déclarations pour refuser d’analyser les autres facteurs de la décision Ribic, dont celui du degré d’intégration (voir, par exemple, les observations de la juge Strickland dans le jugement Phan c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 435, au para 36, où elle conclut que la SAI a rendu une décision déraisonnable en écartant ou en rejetant toutes les considérations d’ordre humanitaire en raison des fausses déclarations; et 2) dans les cas où l’on se sert de fausses déclarations — ou à vrai dire de tout autre facteur — pour évaluer un facteur pour lequel elles ne sont pas pertinentes (voir mes observations au paragraphe 34, précité).

[36]  En l’espèce, je suis convaincu que chacun des facteurs a été correctement évalué. Cela étant dit, je tiens à préciser que je ne considère pas les facteurs de la décision Ribic comme un carcan. Il ne s’agit pas de cloisons étanches, et ils ne doivent pas être considérés comme tels. Il y aura inévitablement des comptages en double ou des chevauchements entre les facteurs, pour ainsi dire, lorsque les faits pertinents pour un facteur le sont également pour l’évaluation d’un autre facteur. La présente affaire en fournit d’ailleurs plusieurs exemples parfaits. Les fausses déclarations sont pertinentes pour établir le degré d’intégration. Elles pourraient aussi, comme c’est le cas en l’espèce, avoir une certaine pertinence pour établir le soutien de la collectivité. Si les mêmes fausses déclarations contribuent à établir le degré d’intégration et l’appui dont le demandeur bénéficie de la part de ses amis, de ses voisins et de ses collègues de travail, ces fausses déclarations pourraient même être comptées trois fois : la première fois comme facteur autonome, la deuxième, pour démontrer le degré d’intégration, et la troisième, pour établir la légitimité des lettres de soutien. De même, si la situation au pays est pertinente pour démontrer les difficultés que le demandeur pourrait éprouver s’il était renvoyé dans son pays d’origine, elle peut aussi l’être lorsqu’il s’agit d’évaluer l’intérêt supérieur de l’enfant touché, et même, pour apprécier les difficultés liées à l’incapacité des membres de la famille à rendre visite aux personnes destinées à être expulsées. En pareil cas, la situation dans le pays d’origine pourrait être prise en compte trois fois. Là encore, la clé de l’approche en ce qui concerne l’utilisation des faits admis est qu’ils ne doivent pas être pris en compte relativement à un facteur pour lequel ils ne sont pas pertinents.

[37]  À mon avis, il est essentiel que les tribunaux administratifs jouissent de la souplesse nécessaire pour appliquer ces critères avec bon sens et que les cours saisies du contrôle se gardent d’analyser outre mesure l’application qui en est faite. Autrement, un élément de preuve qui est pertinent à l’égard de plus d’un des facteurs de la décision Ribic pourrait ne pas être dûment pris en compte sous chacun des facteurs pour lesquels il est effectivement pertinent. En outre, lorsqu’un élément de preuve est examiné en fonction d’un facteur tout en étant aussi pertinent relativement à un autre facteur, le tribunal ne devrait pas exiger que l’on reprenne les mêmes éléments de preuve. Il devrait suffire que le tribunal administratif prenne acte, comme il l’a fait en l’espèce, de la situation dans le pays d’origine lorsqu’il analyse l’intérêt supérieur de l’enfant.

D.  S’agissant de l’analyse des facteurs d’ordre humanitaire fondée sur le par. 25(1), le risque revêt-il un caractère personnel, compte tenu de l’arrêt Kanthasamy?

[38]  Madame Ylanan affirme que la SAI a commis une erreur dans son analyse des difficultés en n’appliquant pas les directives données par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Kanthasamy. Elle ajoute qu’elle n’est pas obligée de prouver qu’elle serait personnellement touchée pour démontrer qu’elle éprouverait des difficultés. Selon ses dires, elle peut se limiter à invoquer à cette fin les éléments de preuve portant sur la situation dans le pays.

[39]  Le défendeur soutient que la preuve documentaire générale concernant les risques dans le pays ne veut pas nécessairement dire que Mme Ylanan ou ses enfants seraient exposés à des difficultés sur ce plan. Le défendeur fait valoir que la SAI a agi raisonnablement en concluant que Mme Ylanan ou ses filles mineures devaient être personnellement visées par un risque particulier. Le défendeur cite à ce propos les jugements Lalane c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2009 CF 6, et Bakenge c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 517.

[40]  Voici les extraits pertinents de l’arrêt Kanthasamy :

[52]  L’agente accepte d’attribuer les difficultés qu’éprouverait vraisemblablement Jeyakannan Kanthasamy au Sri Lanka à la discrimination qui y est exercée contre les jeunes hommes tamouls. Elle admet en outre une preuve démontrant que les Tamouls du Sri Lanka, en particulier les jeunes hommes du nord, sont couramment pris pour cibles par la police. À son avis, toutefois, les jeunes Tamouls ne sont pris pour cibles que s’ils sont soupçonnés de liens avec les Tigres de libération de l’Eelam tamoul, et le gouvernement a fait des efforts pour améliorer la situation des Tamouls. Elle dit : [traduction] « . . . il incombe au demandeur de démontrer que cette situation le toucherait personnellement ».

[53Tout cela amène l’agente à conclure que, à défaut d’éléments de preuve selon lesquels Jeyakannan Kanthasamy ferait personnellement l’objet de mesures discriminatoires, il n’y a pas de preuve de discrimination. Soit dit tout en respect, la démarche de l’agente ne tient pas compte du fait que la discrimination peut être inférée lorsqu’un demandeur établit qu’il appartient à un groupe qui est victime de discrimination. Pour les besoins d’une demande de dispense pour considérations d’ordre humanitaire, la discrimination [traduction] « peut se manifester sous forme d’incidents isolés ou être de nature systémique », et même « les actes discriminatoires qui n’emportent pas individuellement persécution doivent être considérés cumulativement » (Jamie Chai Yun Liew et Donald Galloway, Immigration Law (2e éd. 2015), p. 413, citant Divakaran c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2011 CF 633 (CanLII).

[54] Or, en l’espèce, l’agente exige de Jeyakannan Kanthasamy une preuve directe qu’il courait un tel risque d’être victime de discrimination s’il était expulsé. Non seulement cette exigence mine la vocation humanitaire du par. 25(1), mais elle traduit une conception très réductrice de la discrimination que notre Cour a largement désavouée au fil des décennies (Andrews c. Law Society of British Columbia,  [1989] 1 R.C.S. 143, p. 173‑174; Colombie‑Britannique (Public Service Employee Relations Commission) c. BCGSEU, [1999] 3 R.C.S. 3; Québec (Procureur général) c. A, [2013] 1 R.C.S. 61, par. 318‑319 et 321‑338).

[56]  Il appert de ces extraits que le demandeur doit seulement montrer qu’il sera vraisemblablement touché par une condition défavorable comme la discrimination. La preuve d’actes discriminatoires contre d’autres personnes qui partagent les mêmes caractéristiques personnelles est donc clairement pertinente pour l’application du par. 25(1), et ce, que le demandeur puisse démontrer ou non qu’il est personnellement visé. Des inférences raisonnables peuvent en être tirées. Dans Aboubacar c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2014, CF 714, le juge Rennie énonce de façon convaincante les raisons pour lesquelles il est alors possible de tirer des inférences raisonnables :

Bien que les demandes fondées sur des considérations d’ordre humanitaire en vertu de l’article 25 doivent s’appuyer sur la preuve, il existe des circonstances où les conditions dans le pays d’origine sont telles qu’elles confortent l’inférence raisonnable relativement aux difficultés auxquelles un demandeur en particulier serait exposé à son retour [. . .] Il ne s’agit pas d’une hypothèse, mais bien d’une inférence raisonnée, de nature non hypothétique, relativement aux difficultés auxquelles une personne serait exposée, et, de ce fait, cela constitue le fondement probatoire d’une analyse sérieuse et individualisée . . . [par. 12 (CanLII)]

[Non souligné dans l’original; caractères gras ajoutés.]

[41]  L’arrêt Kanthasamy n’a pas modifié le principe juridique qui exige que le risque soit personnel. Il établit simplement que l’on peut déduire l’existence d’un risque personnel de la situation dans le pays. En l’espèce, la SAI a conclu que Mme Ylanan n’avait pas établi qu’elle ou ses enfants mineurs seraient personnellement en danger si la mesure de renvoi était confirmée. Vu ce qui précède, je ne vois aucune raison de modifier la décision de la SAI sur ce facteur. 

VII.  Conclusion

[42]  Un contrôle judiciaire ne consiste pas en « une chasse au trésor, phrase par phrase, à la recherche d’une erreur ». La cour saisie du contrôle doit considérer les motifs et la solution proposée par le tribunal administratif dans sa décision « comme un tout » (Kanthasamy, au para 138; Syndicat canadien des communications, de l’énergie et du papier, section locale 30 c Pâtes & Papier Irving, Ltée, 2013 CSC 34, au para 54). La cour saisie du contrôle doit déterminer si la décision dans son ensemble appartient aux issues possibles et acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit, au sens de l’arrêt Dunsmuir.

[43]  Je suis d’avis que la décision de la SAI satisfait aux exigences jurisprudentielles de justification, de transparence et d’intelligibilité, et qu’elle appartient aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit (Dunsmuir, au para 47).

[44]  Pour tous ces motifs, la demande de contrôle judiciaire est rejetée.

[45]  Les parties n’ont pas proposé de question de portée générale à certifier, et les faits de la présente affaire n’en soulèvent aucune. Par conséquent, aucune question n’est certifiée en vue de son examen par la Cour d’appel fédérale.

 


JUGEMENT

LA COUR STATUE que la demande de contrôle judiciaire est rejetée, sans dépens. Aucune question n’est certifiée en vue de son examen par la Cour d’appel fédérale.

 « B. Richard Bell »

Juge

 

 

 


ANNEXE

Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27

Immigration and Refugee Protection Act, SC 2001, c 27

Fausses déclarations

Misrepresentation

40(1)

40(1)

Rapport d’interdiction de territoire

Preparation of Report

44(1) S’il estime que le résident permanent ou l’étranger qui se trouve au Canada est interdit de territoire, l’agent peut établir un rapport circonstancié, qu’il transmet au ministre.

44(1) An officer who is of the opinion that a permanent resident or a foreign national who is in Canada is inadmissible may prepare a report setting out the relevant facts, which report shall be transmitted to the Minister

Suivi

Referral of removal order

44(2) S’il estime le rapport bien fondé, le ministre peut déférer l’affaire à la Section de l’immigration pour enquête, sauf s’il s’agit d’un résident permanent interdit de territoire pour le seul motif qu’il n’a pas respecté l’obligation de résidence ou, dans les circonstances visées par les règlements, d’un étranger; il peut alors prendre une mesure de renvoi.

44(2) If the Minister is of the opinion that the report is well-founded, the Minister may refer the report to the Immigration Division for an admissibility hearing, except in the case of a permanent resident who is inadmissible solely on the grounds that they have failed to comply with the residency obligation under section 28 and except, in the circumstances prescribed by the regulations, in the case of a foreign national. In those cases, the Minister may make a removal order.

Fondement de l’appel

Appeal Allowed

67(1) Il est fait droit à l’appel sur preuve qu’au moment où il en est disposé :

 

67(1) To allow an appeal, the Immigration Appeal Division must be satisfied that, at the time that the appeal is disposed of,

[…]

[…]

  c) sauf dans le cas de l’appel du ministre, il y a — compte tenu de l’intérêt supérieur de l’enfant directement touché — des motifs d’ordre humanitaire justifiant, vu les autres circonstances de l’affaire, la prise de mesures spéciales.

  (c) other than in the case of an appeal by the Minister, taking into account the best interests of a child directly affected by the decision, sufficient humanitarian and compassionate considerations warrant special relief in light of all the circumstances of the case.

 


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-5520-18

 

INTITULÉ :

MARYFLOR DIRECT YLANAN c MSPPC

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 28 MAI 2019

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT:

LE JUGE BELL

 

DATE DES MOTIFS ET DU JUGEMENT :

LE 9 AOÛT 2019

 

COMPARUTIONS :

Warda Shazadi Meighen

POUR LA demanderesse

 

Meva Motwani

POUR LE défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Waldman & Associates

Toronto (Ontario)

 

POUR LA demanderesse

 

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

POUR LE défendeur

 

 

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