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Date : 20190815


Dossier : IMM-6267-18

Référence : 2019 CF 1078

Montréal (Québec), le 15 août 2019

En présence de monsieur le juge Sébastien Grammond

ENTRE :

MARCHELLE QUENNIE FLAMBERT

demanderesse

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

(Prononcés à l’audience à Montréal (Québec), le 15 août 2019)

[1]  Mme Flambert sollicite le contrôle judiciaire du rejet de sa demande de résidence permanente pour considérations humanitaires [CH].

[2]  Mme Flambert est née en 1993 en Haïti. Elle a quitté son pays natal alors qu’elle était âgée de 9 ans. Elle est arrivée au Canada en 2008 et a demandé l’asile. Cette demande a été rejetée en 2011.

[3]  En 2011 également, alors qu’elle était âgée de 17 ans, Mme Flambert a donné naissance à un fils. Elle a alors quitté le foyer familial pour aller demeurer avec la famille du père de l’enfant. Elle a également dû cesser ses études. En 2015, après avoir été victime de violence conjugale, Mme Flambert a quitté le père de son enfant. Elle a alors déposé une demande CH, qui a été refusée en 2018.

[4]  Avant d’analyser les erreurs soulevées par Mme Flambert, je dois me pencher sur la preuve présentée au soutien de sa demande. Il est bien établi qu’une personne qui présente une demande CH doit fournir à l’agent toutes les preuves nécessaires pour étayer sa demande. Certains des reproches que l’agent adresse à Mme Flambert quant à l’insuffisance de la preuve sont justifiés. Cependant, l’agent ne pouvait pas, pour cette raison, systématiquement rejeter les allégations de Mme Flambert qui n’étaient pas appuyées par une preuve documentaire indépendante. L’agent devait tenir compte de la situation concrète de Mme Flambert, devenue mère à 17 ans d’un enfant souffrant de problèmes de santé, n’ayant pas terminé ses études et disposant à l’évidence de ressources limitées. Par ailleurs, l’agent devait tenir pour vraies les affirmations de Mme Flambert, à moins d’être en mesure d’énoncer une raison de douter de leur crédibilité.

[5]  Par exemple, l’agent refuse de tenir compte des affirmations de Mme Flambert au sujet de l’asthme dont souffre son fils. À ce sujet, Mme Flambert dit qu’en 2013, lors d’un séjour à Ottawa, elle a dû conduire son fils d’urgence à l’hôpital à cause d’une crise d’asthme. Peut-on raisonnablement reprocher à Mme Flambert de n’avoir pas conservé de preuve documentaire de cet événement? Je ne le crois pas. De toute manière, la demande CH de Mme Flambert fait référence au dossier médical de son fils, qui, pour une raison inconnue, ne figure pas au dossier de l’agent.

[6]  Je me penche maintenant sur l’analyse que fait l’agent des différents facteurs qui sont pertinents à une demande CH.

[7]  L’agent CH conclut que Mme Flambert n’a pas démontré d’établissement au Canada et qu’il s’agit là d’un élément négatif. L’agent semble fonder sa conclusion sur le fait que Mme Flambert n’a pas obtenu de permis de travail pendant de longues périodes et sur l’absence de preuve de sa capacité de subvenir à ses besoins. Or, l’agent ne semble accorder aucun poids au fait que Mme Flambert a vécu près de la moitié de sa vie au Canada. Un tel séjour de longue durée ne peut raisonnablement être passé sous silence : Sivalingam c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 1185 aux paragraphes 13-15. De plus, en concluant que l’établissement constitue un facteur négatif, l’agent ne semble pas prendre réellement en considération l’ensemble des épreuves que Mme Flambert a traversées. Cette façon de compartimenter l’analyse est contraire aux enseignements de l’arrêt Kanthasamy c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CSC 61, [2015] 3 RCS 909, dans lequel la Cour suprême affirme que l’agent doit tenir compte de l’ensemble des facteurs pertinents.

[8]  Quant à la situation dans le pays d’origine, l’agent semble reconnaître que les conditions de vie en Haïti sont déplorables. Il attribue cependant un faible poids à ce facteur, parce qu’il refuse de croire les affirmations de Mme Flambert tout en se fondant sur des hypothèses non prouvées qu’il tient pour vraies. Par exemple, l’agent ne croit pas l’affirmation de Mme Flambert selon laquelle elle n’aurait d’autre famille en Haïti que sa grand-mère. On voit mal, cependant, ce que Mme Flambert aurait pu faire pour prouver l’inexistence de membres de sa famille. L’agent suppose ensuite que la grand-mère de Mme Flambert jouit d’un bon niveau de vie. L’agent spécule aussi au sujet de possibles voyages que Mme Flambert aurait pu faire en Haïti après son départ pour les États-Unis alors qu’elle avait neuf ans. Il est difficile de réconcilier ce type de raisonnement avec l’affirmation que fait l’agent, à la page suivante, voulant que « mon rôle n’est pas de faire des hypothèses ». De telles formes de raisonnement ne satisfont pas la norme de justification, de transparence et d’intelligibilité que la Cour suprême a établie dans l’arrêt Dunsmuir c Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9 au paragraphe 47, [2008] 1 RCS 190.

[9]  Enfin, l’agent rejette les arguments fondés sur l’intérêt de l’enfant de Mme Flambert, essentiellement au motif d’absence de preuve. L’agent qualifie la question de l’intérêt de l’enfant d’« exercice d’hypothèse » et va même jusqu’à affirmer que « la seule chose démontrée de manière probante est que la demandeure a un enfant né au Canada en 2011, et que la demandeure aime son enfant ». Ce faisant, l’agent balaie du revers de la main toutes les affirmations de Mme Flambert relatives à l’intérêt de son enfant.

[10]  Quelles que soient les lacunes de la preuve présentée par Mme Flambert à cet égard, il demeure que son renvoi en Haïti exposera certainement l’enfant à un dilemme : soit il demeure avec son père, dont Mme Flambert dit qu’il est violent et incapable de s’occuper adéquatement des problèmes de santé de son fils, soit il accompagne sa mère en Haïti, un pays dont il ne parle pas la principale langue, le créole, et où les conditions de vie sont déplorables. Quant à la possibilité que l’enfant puisse revenir au Canada, l’agent a commis l’erreur relevée par la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Lewis c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2017 CAF 130 au paragraphe 90, [2018] 2 RCF 229 : « l’hypothèse voulant que l’enfant puisse revenir au Canada n’est que pure conjecture et donc déraisonnable ».

[11]  Pour ces motifs, la demande de contrôle judiciaire sera accueillie, la décision de l’agent CH est annulée et l’affaire est retournée à un autre agent afin qu’une nouvelle décision soit rendue.


JUGEMENT au dossier IMM-6267-18

LA COUR STATUE QUE :

1.  La demande de contrôle judiciaire est accueillie;

2.  L’affaire est retournée à un autre agent afin qu’une nouvelle décision soit rendue.

« Sébastien Grammond »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-6267-18

 

INTITULÉ :

MARCHELLE QUENNIE FLAMBERT c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Montréal (Québec)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 15 août 2019

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE GRAMMOND

 

DATE DES MOTIFS :

LE 15 août 2019

 

COMPARUTIONS :

Walid Ayadi

 

Pour la demanderesse

 

Michel Pépin

 

Pour le défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Walid Ayadi

Avocat

Montréal (Québec)

 

Pour la demanderesse

 

Procureur général du Canada

Montréal (Québec)

 

Pour le défendeur

 

 

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