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Date : 20190829


Dossier : IMM-4913-18

Référence : 2019 CF 1118

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 29 août 2019

En présence de madame la juge Walker

ENTRE :

S. R.

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1]  Le demandeur sollicite le contrôle judiciaire d’une décision (la décision) de la Section de l’immigration (la SI) de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada par laquelle il a été déclaré interdit de territoire pour raison de sécurité en vertu de l’article 34 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (la LIPR). La SI a conclu qu’il y a des motifs raisonnables de croire que le demandeur constitue un danger pour la sécurité du Canada au sens de l’alinéa 34(1)d) de la LIPR.

[2]  La demande sera accueillie. La décision met l’accent sur la conduite en ligne très troublante du demandeur et analyse peu la relation entre cette conduite et la menace ou le danger que le demandeur représente pour la sécurité du Canada. Plus précisément, la SI a commis une erreur en concluant que les menaces proférées par le demandeur à l’encontre de trois blogueurs bien précis satisfaisaient en soi au critère permettant de conclure qu’une conduite constitue un danger pour la sécurité du Canada, critère établi par la Cour suprême du Canada (CSC) dans l’arrêt Suresh c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2002 CSC 1 (Suresh).

I.  Contexte

[3]  Le dossier de la présente demande est volumineux. L’enquête devant la SI faisait suite à une enquête exhaustive menée par la Gendarmerie royale du Canada (GRC) à l’endroit du demandeur. L’audience s’est déroulée sur plusieurs jours, du 28 juillet 2016 au 10 janvier 2018. Dans la présente section du jugement, je résumerai les événements et les éléments de preuve qui ont été au cœur de la décision de la SI et sur lesquels les parties se sont appuyées dans leurs observations à la Cour.

[4]  Le demandeur est un citoyen de l’Iran. Il est né le 21 septembre 1994, et sa famille, qu’il accompagnait, a immigré au Canada au titre de la catégorie des investisseurs quand il était âgé de 17 ans. Il est devenu résident permanent du Canada en 2011. Le demandeur vit avec son frère cadet et sa mère, tous deux citoyens canadiens. Son père est retourné en Iran pour continuer sa pratique médicale afin de subvenir aux besoins de sa famille. Le demandeur a fréquenté l’école secondaire et l’université dans l’Est du Canada et a obtenu un baccalauréat ès sciences en chimie en mai 2018.

[5]  Après son arrivée au Canada, le demandeur a développé sa présence en ligne de façon importante, se décrivant au cours de l’audience de la SI comme un « nerd ». Bien que les parties caractérisent les intérêts et les intentions du demandeur de façon très différente, elles ne contestent pas le fait qu’il a créé en ligne des avatars, des personnages et de nombreux blogues et sites Web au contenu macabre et troublant. Au fil du temps, l’univers en ligne du demandeur s’est élargi pour inclure des blogues, des vidéos et des messages concernant les armes chimiques, l’horreur, les menaces et la violence, y compris la violence contre les femmes, éléments qui sont au cœur de la présente demande.

[6]  Au début de 2013, les publications en ligne du demandeur ont été portées à l’attention de divers sites Web se décrivant comme anti-djihad, dont « Your Daily Muslim » (YDM).

[7]  Le 21 mars 2013, sur l’un de ses sites Web, Chemical Weapons Industries (CWI), le demandeur a affiché une photo d’une bouteille contenant un liquide ambré et un message proposant la vente d’agents neurotoxiques.

[8]  Le 1er avril 2013, YDM a publié un article sur le demandeur et certains de ses sites Web. Dans l’article, YDM accusait le demandeur d’être associé à CWI et de vendre des armes chimiques. Le blogueur de YDM a dénoncé le demandeur et a publié son adresse et son numéro de téléphone à domicile. Le demandeur a témoigné qu’il avait par la suite reçu de nombreux appels téléphoniques menaçants à son domicile. Au cours du mois d’avril, le demandeur a communiqué en ligne avec YDM en utilisant à la fois son propre nom et d’autres personnages fictifs. Ses publications sont devenues de plus en plus corrosives et comprenaient des menaces de mort contre les blogueurs de YDM.

[9]  En juin 2013, le demandeur a utilisé son site Web, Islamic Socialist Network (ISN), pour publier des affiches demandant les coordonnées de trois blogueurs de YDM. En août 2013, il a ajouté les photos et les noms des blogueurs ainsi qu’une récompense de 1 million de dollars [traduction] « pour chacun d’eux, mort ou vivant » (« l’avis de recherche »).

[10]  Au cours du litige avec YDM, le demandeur a réalisé une vidéo (la « vidéo Bandana ») dans laquelle il se fait passer pour l’un de ses personnages portant un t-shirt de camouflage en guise de bandana et de foulard de tête. Dans la vidéo, le demandeur fait des déclarations antioccidentales et menace les blogueurs de YDM par leur nom. Il tient trois fioles de liquide brun et affirme qu’elles contiennent un agent neurotoxique provenant de CWI. Il affirme que chaque flacon contient assez d’agents neurotoxiques pour tuer 10 personnes et que des innocents mourront. Le demandeur a supprimé la vidéo sans l’avoir transférée pour consultation publique. La vidéo a été récupérée de son disque dur par la GRC au cours de l’enquête.

[11]  À la suite de la publication de l’avis de recherche, deux plaintes ont été déposées à la GRC et une enquête a été ouverte. L’enquête de la GRC comprenait notamment une analyse approfondie de la présence en ligne du demandeur, dont une partie avait été supprimée au moment où la GRC a commencé son enquête. Néanmoins, les experts de la GRC ont pu accéder à suffisamment de renseignements pour conclure que le demandeur contrôlait un certain nombre de comptes en ligne et de sites Web, y compris CWI et ISN, et qu’il était la personne derrière divers personnages et identités en ligne.

[12]  Les agents de la GRC ont rencontré le demandeur pour la première fois le 16 août 2013. Au cours de l’entretien, le demandeur a reconnu qu’il contrôlait certains des sites Web que la GRC lui avait associés, mais il a nié avoir quoi que ce soit à voir avec d’autres sites et identités, y compris CWI, ce qui allait à l’encontre des résultats de l’enquête de la GRC. Le demandeur a par la suite admis avoir contrôlé CWI et ISN et avoir utilisé un certain nombre d’identités en ligne.

[13]  Une publication du demandeur en date du 18 octobre 2013 préoccupait particulièrement la GRC. La publication contenait une photo du demandeur devant une plante avec la légende suivante : [traduction] « Moi et l’une des plantes les plus vénéneuses de la Terre. Très enthousiaste :D [émoticône sourire] ». Le demandeur a expliqué qu’il s’agissait d’une plante de ricin dont il avait remarqué la croissance entre deux commerces et que son intérêt pour la botanique était à l’origine de son enthousiasme. Plus tard en octobre 2013, le demandeur a publié une autre photo détaillant les effets mortels des graines de ricin, qui sont utilisées pour produire la ricine, un poison mortel.

[14]  En décembre 2013, la GRC a commencé la surveillance vidéo du domicile du demandeur. La GRC a également demandé et obtenu un mandat de localisation pour le véhicule familial. Dans le cadre de la surveillance, la GRC effectuait une collecte des ordures ménagères toutes les deux semaines. Une fouille a révélé qu’une formule de fabrication de phosphure de calcium, rédigée à la main par le demandeur, avait été jetée au rebut. La GRC a décrit le phosphure de calcium comme un composé dangereux et explosif.

[15]  Le 29 avril 2014, la GRC a exécuté un mandat et effectué une perquisition subreptice à la résidence du demandeur. Au cours de la perquisition, ils ont trouvé environ 50 graines de ricin et 2 plants de ricin.

[16]  Le 25 juin 2014, la GRC a arrêté le demandeur à son domicile et a exécuté un autre mandat de perquisition. Il a fait une déclaration aux enquêteurs et a été libéré sans que des accusations ne soient portées contre lui. À ce moment-là, la GRC a trouvé 65 graines de ricin et saisi divers appareils électroniques. Les agents n’ont pas trouvé d’appareil de traitement permettant d’extraire la ricine des graines de ricin. Le demandeur a expliqué qu’il avait recueilli et étudié les graines de ricin en raison de son intérêt pour la chimie et les plantes, et qu’il n’avait aucune mauvaise intention.

[17]  La GRC a examiné le contenu des divers appareils électroniques du demandeur et a trouvé des documents traitant de produits chimiques, de réactions chimiques et d’explosions et a souligné que [traduction] « bon nombre d’entre eux provenaient de sites comme Wikipédia et étaient sauvegardés en format .pdf ». De plus, la GRC a découvert des copies téléchargées du « Mujahideen Poisons Handbook » et du « Mujahideen Explosives Handbook ». La GRC a également trouvé la vidéo Bandana, de la documentation sur les armes à feu et sur l’idéologie nazie, ainsi que des documents montrant des actes de violence envers les femmes et d’autres formes de violence généralisée.

[18]  Le 24 mars 2015, la GRC a arrêté le demandeur. Sur la recommandation de la GRC, le Service des poursuites pénales du Canada a demandé un engagement de ne pas troubler l’ordre public au titre de l’article 810.01 du Code criminel. Le demandeur a signé un engagement, convenant d’en respecter les conditions pendant un an. La GRC n’a pas présenté de nouvelle demande d’engagement de ne pas troubler l’ordre public à la fin de la période d’un an.

[19]  Le 21 mars 2016, un délégué du ministre a signé un renvoi pour enquête devant la SI en vertu du paragraphe 44(2) de la LIPR. Le renvoi demandait la tenue d’une enquête pour établir si le demandeur est interdit de territoire en tant que personne visée à l’alinéa 34(1)d) de la LIPR.

[20]  Le demandeur a été arrêté par l’Agence des services frontaliers du Canada le 17 mai 2016 dans le cadre de l’enquête. Il a été libéré sous réserve d’un certain nombre de conditions après sa première audience de contrôle des motifs de détention.

II.  La décision faisant l’objet du contrôle

[21]  La décision est datée du 25 septembre 2018. La SI a d’abord examiné en détail le calendrier des événements, les éléments de preuve et les observations des parties. La commissaire a assez bien résumé les explications respectives des parties quant au contenu et à la conduite en ligne du demandeur et a tiré ses propres conclusions, en mettant l’accent sur les menaces proférées contre les blogueurs de YDM. En fin de compte, la SI a conclu que le demandeur était interdit de territoire au Canada pour raison de sécurité parce qu’il représentait un danger pour la sécurité du Canada aux termes de l’alinéa 34(1)d) de la LIPR.

[22]  La SI a examiné les arguments du ministre en fonction de six catégories :

a)  les menaces publiques contre des personnes bien précises sur Internet (les trois blogueurs de YDM; l’avis de recherche; la vidéo Bandana);

b)  les menaces publiques contre la population générale, la haine exprimée à l’égard des femmes, les messages incitant à la violence et les publications concernant l’horreur;

c)  le demandeur a mentionné précisément les types d’armes qu’il avait l’intention d’utiliser contre ses futures victimes, à savoir différentes formes de poisons ou d’armes chimiques (agents neurotoxiques, ricine, phosphure de calcium);

d)  le demandeur a été trouvé en possession de documentation sur la façon de produire et d’utiliser des poisons et des armes chimiques, ainsi que de documents appuyant l’idéologie nazie;

e)  le demandeur a été trouvé en possession de composés servant à produire des poisons ou des armes chimiques (les graines de ricin), a fait croire aux gens qu’il avait ces substances et a mis en vente les produits;

f)  les caractéristiques du demandeur accentuent le risque qu’il puisse produire et utiliser des poisons ou des armes chimiques contre les personnes qu’il a menacées.

[23]  La SI a résumé les observations de l’avocat du demandeur, qui décrivant les actions répréhensibles du demandeur en ligne comme étant des décisions malavisées de publier sur Internet des commentaires et des documents choquants et dérangeants. Il a fait valoir que les publications n’étaient rien de plus que les pensées immatures d’un jeune homme qui, pour la première fois, avait un accès non supervisé et non réglementé à l’Internet. La SI a résumé le témoignage du demandeur selon lequel il n’est pas religieux, ne suit pas les pratiques religieuses et ne fréquente pas de lieux de culte.

[24]  La SI a présenté les observations du demandeur à l’égard de chacune des catégories présentées par le défendeur. Le demandeur a soutenu qu’en l’absence d’une preuve convaincante selon laquelle il avait l’intention de produire de la ricine, il ne pouvait être considéré comme un danger pour la sécurité du Canada du seul fait qu’il pouvait tenter de fabriquer le poison. Rien ne démontrait qu’il était en possession d’armes chimiques. Le demandeur a déclaré que la GRC n’avait pas porté d’accusations au criminel et que le ministre ne pouvait pas se fier à son univers fictif pour justifier une conclusion d’interdiction de territoire. Il a également soutenu que la simple possession de livres, sans preuve qu’ils avaient été obtenus du Web caché, n’était pas en soi malveillante.

[25]  La SI a commencé son analyse par un survol de la jurisprudence concernant la signification de l’expression « un danger pour la sécurité du Canada » et a cité la déclaration de la CSC dans l’arrêt Suresh selon laquelle l’expression doit être interprétée de façon large et équitable, et en conformité avec les normes internationales. La commissaire a déclaré qu’elle se concentrerait sur la période commençant le 21 septembre 2012, soit la date à laquelle le demandeur a atteint l’âge de la majorité, et se terminant par son deuxième entretien avec la GRC le 18 décembre 2014.

[26]  La SI a conclu que le demandeur était généralement crédible. Toutefois, dans certains cas, il n’a pas donné d’explications satisfaisantes quant à sa présence en ligne et à ses personnages d’une moralité douteuse. La commissaire a déclaré que le demandeur n’a pas expliqué pourquoi il voulait que ses personnages sur Internet soient perçus comme des individus et des entités à craindre par le grand public. La SI n’a pas accepté l’explication du demandeur selon laquelle il ne pensait pas que quelqu’un prendrait l’avis de recherche au sérieux, déclarant que « [c]e geste irréfléchi a mis la sécurité des blogueurs en danger, et ce, peu importe ce qui a motivé [le demandeur] à faire ce qu’il a fait ». Le fait que le demandeur n’ait pas publié la vidéo Bandana était un facteur atténuant, mais la SI ne pouvait omettre de tenir compte du fait qu’il avait écrit un scénario alarmant et qu’il s’était déguisé comme un terroriste tenant des fioles d’un agent neurotoxique imaginaire.

[27]  La SI a convenu qu’il n’y avait pas de preuve objective selon laquelle le demandeur était impliqué dans le Web caché, mais a constaté qu’il n’y avait pas d’explication raisonnable quant à la façon dont le téléchargement des deux manuels moudjahidines pouvait constituer une valeur académique. Ces manuels, combinés aux graines de ricin trouvées chez lui et à ses publications concernant les effets mortels de la ricine, montraient un intérêt inhabituel pour la collecte de renseignements sur les toxines et les plantes vénéneuses.

[28]  En s’appuyant sur la présence en ligne du demandeur, la SI a décrit son profil comme celui d’une personne qui veut être perçue comme une personne dangereuse :

[99] [... ] L’image qu’il a affichée publiquement, parfois anonymement par l’intermédiaire de personnages fictifs issus de son univers inventé, était celle d’une personne qui connaît bien les sujets comme les pesticides, les substances toxiques, les poisons, les armes chimiques, les agents neurotoxiques et les autres substances de ce genre. Même s’il broyait du noir, ayant le cœur brisé après une rupture, il a publiquement montré sa rage envers les femmes en affichant des images offensantes et violentes, notamment des images sanglantes et macabres. [Le demandeur] a montré son état d’esprit, à savoir qu’il était très en colère contre les blogueurs qui ont publié ses renseignements personnels sur Internet [...]

[29]  La SI a conclu que les faits suivants avaient été établis sur la base de motifs raisonnables de croire :

  1. En avril 2013, le demandeur s’est retrouvé mêlé à un différend avec YDM au sujet de ses publications sur CWI. Plus précisément, YDM a recueilli une publication montrant une photo d’une bouteille contenant un liquide et le message [traduction] « Des agents neurotoxiques pour tous...la meilleure qualité...les meilleurs prix... joignez-vous et partagez », et laissant entendre que CWI aurait assez de gaz neurotoxique d’ici 2016 pour éliminer la population mondiale.

  2. Le 16 avril 2013, le demandeur a répondu à YDM en utilisant un pseudonyme, déclarant que YDM n’avait pas sa place dans le futur et que CWI avait un plan pour le supprimer une fois pour toutes. Plus tard, il a parlé de YDM et de ses abonnés comme de [traduction] « YDM mort ».

  3. Le 6 juin 2013, un site Web non relié au demandeur a publié un article sur quatre personnes (en fait, le demandeur et trois de ses pseudonymes) qui avaient offert une récompense pouvant atteindre 1,1 million de dollars pour obtenir les noms, photos et adresses de personnes prenant part à des blogues anti-djihad.

  4. En août 2013, le demandeur a publié l’avis de recherche en nommant et en menaçant les blogueurs de YDM et a réalisé la vidéo Bandana.

  5. La GRC était préoccupée par les messages sur la page Facebook du demandeur concernant les graines de ricin. Le 25 juin 2014, la GRC a fouillé la maison du demandeur et a trouvé 65 graines de ricin, bien qu’elle n’ait trouvé aucun produit chimique ou matériel qui permettrait d’extraire la ricine de ces graines. La GRC a saisi et fouillé les appareils électroniques du demandeur et a trouvé, parmi les nombreux documents trouvés sur les appareils, le Mujahideen Poisons Handbook, qui contient une recette de ricine, et le Mujahideen Explosives Handbook.

  6. Le demandeur a mis la vie des blogueurs de YDM en danger en annonçant une récompense en vue d’obtenir leur véritable identité, puis en offrant une récompense substantielle en utilisant leur nom réel sur l’avis de recherche. Toute personne sur Internet aurait pu donner suite à ces messages, ce qui aurait causé un grave préjudice aux blogueurs.

  7. La vidéo Bandana, bien qu’elle n’ait pas été transférée sur Internet, amènerait une personne raisonnable à penser que le demandeur était un terroriste et à être terrifiée.

  8. Même si le comportement en ligne du demandeur se traduisait surtout par une attitude vantarde, il avait atteint l’âge de la majorité au moment de ses interactions avec les blogueurs de YDM et était responsable de ses paroles et de ses actes.

  9. En plus des menaces proférées à l’endroit des blogueurs de YDM, le demandeur a publié des commentaires effrayants et troublants sur les armes chimiques, les poisons et les agents neurotoxiques, des messages qui pourraient faire peur à la population générale. Sur la base de la vidéo Bandana, la SI a conclu que le demandeur « s’identifi[ait] lui-même comme ayant une idéologie fanatique par l’intermédiaire de son organisation Islamic Socialist Network ».

  10. Le demandeur « avait en sa possession plusieurs livres contenant des renseignements dérangeants ». Plus précisément, la SI faisait référence aux manuels moudjahidines sur la façon de fabriquer des explosifs et des poisons faits maison. Ce dernier point était particulièrement préoccupant, car le demandeur avait 65 graines de ricin dans sa maison et avait publié au sujet des effets terrifiants des graines de ricin.

  11. La SI a rejeté l’affirmation du demandeur selon laquelle les manuels moudjahidines servaient à des fins académiques. La SI a affirmé que « [c]es livres ne contiennent aucune information ayant une valeur scolaire, et le fait que [le demandeur] collectionnait ce type de documentation sans explication valide démontre qu’il a un vif intérêt pour le type d’idéologie adopté par les moudjahidines ».

[30]  La SI, en se fondant sur les constatations qui précèdent, a tiré la conclusion suivante :

Il y a des motifs raisonnables de croire que [le demandeur] constitue un danger pour la sécurité du Canada en raison de ses agissements dans le cadre desquels il a ouvertement publié sur Internet des offres de récompense substantielle à l’été de 2013 contre trois (3) blogueurs. Cela et les activités en ligne [du demandeur] qui ont précédé les messages affichés ont mis en danger la sécurité et le bien-être des blogueurs pris pour cible. Les menaces de causer du tort proférées dans le cadre des agissements particuliers [du demandeur] à l’égard des trois (3) blogueurs étaient substantielles plutôt que négligeables et reposaient sur des soupçons raisonnablement objectifs fondés sur des éléments de preuve crédibles. Cela en soi satisfait au critère énoncé par la Cour suprême dans l’arrêt Suresh c. Canada, 2002 CSC (paragraphes 85-90). Toutefois, le fait que cela s’ajoute à l’idéologie politique [du demandeur], à son intérêt pour les groupes comme les moudjahidines et l’idéologie nazie, à ses innombrables publications en ligne de messages sur les poisons, les agents neurotoxiques, les armes chimiques, à ses images sanglantes et autres sujets du genre, tout cela amène le tribunal à conclure qu’il y a des motifs raisonnables de croire qu’il constitue un danger pour la sécurité du Canada.

[31]  La SI a déclaré que le demandeur représentait un danger pour la sécurité du Canada aux termes de l’alinéa 34(1)d) de la LIPR et a pris une mesure d’expulsion contre lui.

III.  Les questions en litige

[32]  Le demandeur soulève les questions en litige suivantes dans la présente demande :

  1. La SI a-t-elle commis une erreur en confondant le « danger pour la sécurité du Canada » au danger pour certaines personnes?

  2. Les conclusions de la SI concernant la crédibilité étaient-elles déraisonnables?

  3. La conclusion de la SI selon laquelle le demandeur « s’identifi[ait] lui-même comme ayant une idéologie fanatique » était-elle déraisonnable?

  4. La SI a-t-elle fait une appréciation sélective de la preuve?

[33]  J’ai conclu que la SI a confondu de façon déraisonnable le concept de danger pour la sécurité du Canada avec celui de danger pour certaines personnes. Bien que cette conclusion soit déterminante en ce qui a trait à la présente demande, j’examinerai certaines des autres conclusions de la SI, car les mêmes questions pourraient se poser lors du réexamen de l’admissibilité du demandeur par un nouveau tribunal de la SI. Comme tout nouveau tribunal de la SI procédera à sa propre appréciation de la preuve, je n’aborderai pas toutes les conclusions de la SI relatives à la crédibilité, ni la quatrième question soulevée par le demandeur.

IV.  La norme de contrôle applicable

[34]  Les parties conviennent que les questions soulevées par le demandeur concernent l’interprétation et l’application par la SI de l’alinéa 34(1)d) de la LIPR ainsi que des questions mixtes de fait et de droit, et qu’elles sont susceptibles de contrôle par la Cour selon la norme de la décision raisonnable (S.A. c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2017 CF 494, au par. 9; Hadian c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 1182, au par. 15 (Hadian)).

[35]  Les faits emportant interdiction de territoire doivent être établis selon la norme des « motifs raisonnables de croire », conformément à l’article 33 de la LIPR. Par conséquent, le rôle de la Cour dans l’examen des conclusions de la SI au titre de l’alinéa 34(1)d) consiste à établir si la conclusion du tribunal selon laquelle il existe des « motifs raisonnables de croire » était elle‑même raisonnable (S.N. c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 821, au par. 44; Niyungeko c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 820, au par. 10-11).

V.  Le contexte législatif

[36]  L’article 33 et l’alinéa 34(1)d) de la LIPR sont ainsi libellés :

INTERDICTIONS DE TERRITOIRE

INADMISSIBILITY

Interprétation

Rules of interpretation

33. Les faits — actes ou omissions — mentionnés aux articles 34 à 37 sont, sauf disposition contraire, appréciés sur la base de motifs raisonnables de croire qu’ils sont survenus, surviennent ou peuvent survenir.

33. The facts that constitute inadmissibility under sections 34 to 37 include facts arising from omissions and, unless otherwise provided, include facts for which there are reasonable grounds to believe that they have occurred, are occurring or may occur.

Sécurité

Security

34 (1) Emportent interdiction de territoire pour raison de sécurité les faits suivants :

[...]

d) consister un danger pour la sécurité du Canada;

34 (1) A permanent resident or a foreign national is inadmissible on security grounds for

[...]

(d) being a danger to the security of Canada;

VI.  Les principes généraux – Alinéa 34(1)d) de la LIPR

[37]  L’analyse de la portée de l’alinéa 34(1)d) de la LIPR commence par l’énoncé formulé par la CSC dans l’arrêt Suresh, selon lequel « il faut interpréter l’expression “danger pour la sécurité du Canada” d’une manière large et équitable, et en conformité avec les normes internationales » (Suresh, au par. 85). Dans l’arrêt Suresh, la CSC a convenu que la conclusion qu’il existe ou non un danger pour la sécurité du Canada repose en grande partie sur les faits et ressortit à la politique, au sens large. Ces éléments ont milité en faveur de l’application par la Cour d’une approche large en matière de sécurité nationale et d’une norme de contrôle judiciaire caractérisée par la retenue. La CSC a déclaré qu’il n’est pas nécessaire que la menace pour le Canada soit directe; toutefois, il « doit exister une possibilité réelle et sérieuse d’un effet préjudiciable au Canada » (Suresh, au par. 88). Ces considérations ont amené la CSC à conclure ce qui suit (Suresh, au par. 90) :

[90] [...] [U]ne personne constitue un « danger pour la sécurité du Canada » si elle représente, directement ou indirectement, une grave menace pour la sécurité du Canada, et il ne faut pas oublier que la sécurité d’un pays est souvent tributaire de la sécurité d’autres pays. La menace doit être « grave », en ce sens qu’elle doit reposer sur des soupçons objectivement raisonnables et étayés par la preuve, et en ce sens que le danger appréhendé doit être sérieux, et non pas négligeable.

[38]  La CSC a fait la distinction entre l’expression « danger pour la sécurité du Canada » et celle de « danger pour le public », tout en reconnaissant que les deux expressions peuvent se chevaucher (Suresh, au par. 84; voir aussi Almrei (Re), 2009 CF 1263, au par. 80, où il est déclaré qu’« elle ne signifie pas la même chose que danger pour le public ou pour un membre du public »).

[39]  Il n’est pas nécessaire que le danger à la sécurité du Canada soit actuel pour tomber sous le coup d’une interdiction de territoire pour raison de sécurité (article 33 de la LIPR; Harkat c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CAF 122, au par. 152; A.A. c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 1066, au par. 34). Le ministre doit avoir des motifs raisonnables de croire que les faits emportant interdiction de territoire sont survenus, surviennent ou peuvent survenir (Canada (Citoyenneté et Immigration) c Harkat, 2014 CSC 37, au par. 30). La preuve des activités qu’une personne prévoit faire à l’avenir ne peut justifier son interdiction de territoire.

[40]  Les faits emportant interdiction de territoire doivent être établis selon la norme des « motifs raisonnables de croire » conformément à l’article 33 de la LIPR. La norme des motifs raisonnables de croire exige « davantage qu’un simple soupçon, mais rest[e] moins stricte que la prépondérance des probabilités applicable en matière civile » et elle s’applique en présence d’un « fondement objectif reposant sur des renseignements concluants et dignes de foi » (Mugesera c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CSC 40, par. 114-117; voir aussi Hadian, au par. 17)).

[41]  Dans des décisions récentes, la Cour a examiné la portée de l’alinéa 34(1)d) de la LIPR dans le contexte des personnes qui étaient associées à des établissements de recherche travaillant sur les programmes nucléaires du gouvernement iranien (Moghaddam c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 1063 (Moghaddam); Hadian, précitée). Bien que le contexte factuel de ces décisions soit très différent des faits dont je suis saisie, les déclarations de mes collègues concernant la nécessité d’établir un lien entre les actes ou la conduite de la personne en cause et le fait qu’elle représente un danger pour la sécurité du Canada sont néanmoins pertinentes. Le juge Roy a énoncé ce qui suit (Moghaddam, au par. 55) :

[55] [...] Il est nécessaire de prouver que la personne a fait ou pourrait faire quelque chose pour étayer la conclusion du caractère dangereux de la situation. En l’absence de preuves, nous restons dans le domaine de la conjecture.

[42]  En résumé, la SI doit donner au concept de « danger pour la sécurité du Canada » énoncé à l’alinéa 34(1)d) une interprétation juste, large et libérale, en gardant à l’esprit que l’expression « danger pour la sécurité nationale » doit être prise en compte et qu’elle est distincte du concept de danger pour le public. La menace pour la sécurité du Canada doit être grave et reposer sur des soupçons objectivement raisonnables et étayés par la preuve dont dispose la SI. Dans le cadre d’un contrôle judiciaire, il faut faire preuve de retenue à l’égard de la décision de la SI en gardant à l’esprit que c’est le caractère raisonnable de la conclusion de la SI selon laquelle il y a des « motifs raisonnables de croire » qui est en cause.

VII.  Analyse

1.  La SI a-t-elle commis une erreur en confondant le « danger pour la sécurité du Canada » au danger pour certaines personnes?

Observations des parties

[43]  Le demandeur soutient que la SI a commis une erreur en concluant qu’il représentait un danger pour la sécurité du Canada aux termes de l’alinéa 34(1)d) de la LIPR, principalement parce qu’il avait mis en danger la sécurité des trois blogueurs de YDM. Bien que la commissaire ait complété sa conclusion par d’autres constatations défavorables, le demandeur soutient que sa conclusion selon laquelle la mise en danger des blogueurs satisfaisait en soi au critère de l’arrêt Suresh constitue une erreur susceptible de révision. Le demandeur souligne que la CSC a déclaré qu’il doit y avoir des preuves d’une menace grave à la sécurité nationale du Canada aux fins de l’alinéa 34(1)d). Il soutient que la SI a mal appliqué le critère établi dans Suresh [traduction] « pour conclure qu’il y avait un risque de préjudice pour trois personnes, sans conclure à l’existence d’un risque pour la sécurité canadienne ».

[44]  Le demandeur conteste également les deux conclusions supplémentaires de la SI, soit celles selon lesquelles : (a) son discours en ligne était troublant et potentiellement effrayant, et (b) il s’identifiait à une idéologie dangereuse. Le demandeur soutient que le discours troublant en ligne ne correspond pas à ce qui a été reconnu comme étant un danger pour la sécurité nationale du Canada. Bien que le défendeur soutienne que le comportement en ligne du demandeur constituait une menace publique, la SI n’a en fait tiré aucune conclusion à cet égard, affirmant seulement que son discours en ligne peut faire peur à une personne raisonnable. Le demandeur soutient que la SI n’a pas conclu qu’il avait un lien quelconque avec une entité réelle qui pourrait constituer un danger pour le Canada. Il affirme que la jurisprudence exige de la SI qu’elle le relie à des activités réelles qui posent un danger pour la sécurité du Canada.

[45]  Le défendeur soutient que les motifs raisonnables du ministre de croire que le demandeur constitue un danger pour la sécurité du Canada reposaient sur six catégories de preuve et que le ministre n’a pas allégué que les menaces à l’endroit des blogueurs de YDM étaient en soi suffisantes pour justifier une conclusion d’interdiction de territoire. Le défendeur soutient que la SI a conclu qu’il y avait un ensemble de faits et de comportements qui ont mené à la conclusion que le demandeur est interdit de territoire. La conduite en ligne du demandeur établit une série de menaces visant à tuer d’autres personnes, et pas seulement les blogueurs de YDM, au moyen d’agents neurotoxiques. Le défendeur déclare que la question dont la Cour est saisie n’est pas de savoir si la menace proférée aux blogueurs de YDM justifie une conclusion d’interdiction de territoire pour des raisons de sécurité. La Cour doit plutôt trancher la question de savoir si la SI a rendu une décision raisonnable en concluant que toutes les circonstances de l’affaire établissaient l’existence de motifs raisonnables de croire que le demandeur constitue un danger pour la sécurité du Canada.

Remarques préliminaires

[46]  La preuve en l’espèce présente l’image d’un jeune homme qui s’est créé une existence en ligne empreinte de vulgarité, de menaces irréfléchies, de violence et de misogynie. Cela m’amène à faire deux remarques préliminaires qui serviront de contexte à mon analyse. Premièrement, la question dont je suis saisie est de savoir si la SI a raisonnablement conclu qu’il existe des motifs raisonnables de croire que le demandeur constitue un danger pour la sécurité du Canada aux termes de l’alinéa 34(1)d) de la LIPR. La question n’est pas de savoir si la conduite du demandeur était offensante ou troublante.

[47]  Deuxièmement, mon analyse porte sur la décision rendue par la SI et non sur les observations du ministre à l’appui d’une conclusion d’interdiction de territoire. Je suis consciente du principe énoncé par la CSC dans l’arrêt Newfoundland and Labrador Nurses’ Union c Terre-Neuve-et-Labrador (Conseil du Trésor), 2011 CSC 62 (Newfoundland and Labrador Nurses), selon lequel les motifs donnés par un décideur doivent être examinés en corrélation avec le résultat en vue juger si ce dernier fait partie des issues possibles. Toutefois, comme l’a déclaré le juge Rennie dans l’affaire Pathmanathan c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 353, au paragraphe 28 (cité par la CSC dans Delta Air Lines Inc c Lukács, 2018 CSC 2, au par. 24), l’arrêt Newfoundland Nurses n’autorise pas une cour à réécrire la décision dont elle est saisie : 

[28] [...] La cour qui procède au contrôle peut examiner le dossier lorsqu’elle évalue si une décision est raisonnable et elle peut combler les lacunes ou tirer les conclusions qu’il est raisonnable de tirer du dossier et qui sont étayées par celui-ci. L’arrêt Newfoundland Nurses porte sur la norme de contrôle. Il n’a pas pour objet d’inviter la cour de révision à reformuler les motifs qui ont été énoncés, à modifier le fondement factuel sur lequel la décision est fondée, ou à formuler des hypothèses sur ce que le résultat aurait été si le décideur avait correctement évalué la preuve.

  Analyse – Les menaces contre les blogueurs du YDM

[48]  Comme indiqué ci-dessus, dans la décision, la SI a résumé et examiné de manière exhaustive les observations présentées par les deux parties. La SI a également condensé la preuve volumineuse dont elle disposait concernant les activités en ligne du demandeur et a tiré une série de conclusions factuelles qui ne sont pas contestées. En revanche, la SI a analysé en un seul paragraphe les observations et les conclusions factuelles à l’égard de la question de savoir si le demandeur constitue un danger pour la sécurité du Canada en vertu de l’alinéa 34(1)d). Au risque de me répéter, le paragraphe critique de la décision est le suivant :

Il y a des motifs raisonnables de croire que [le demandeur] constitue un danger pour la sécurité du Canada en raison de ses agissements dans le cadre desquels il a ouvertement publié sur Internet des offres de récompense substantielle à l’été de 2013 contre trois (3) blogueurs. Cela et les activités en ligne [du demandeur] qui ont précédé les messages affichés ont mis en danger la sécurité et le bien-être des blogueurs pris pour cible. Les menaces de causer du tort proférées dans le cadre des agissements particuliers [du demandeur] à l’égard des trois (3) blogueurs étaient substantielles plutôt que négligeables et reposaient sur des soupçons raisonnablement objectifs fondés sur des éléments de preuve crédibles. Cela en soi satisfait au critère énoncé par la Cour suprême dans l’arrêt Suresh c. Canada, 2002 CSC (paragraphes 85-90). Toutefois, le fait que cela s’ajoute à l’idéologie politique [du demandeur], à son intérêt pour les groupes comme les moudjahidines et l’idéologie nazie, à ses innombrables publications en ligne de messages sur les poisons, les agents neurotoxiques, les armes chimiques, à ses images sanglantes et autres sujets du genre, tout cela amène le tribunal à conclure qu’il y a des motifs raisonnables de croire qu’il constitue un danger pour la sécurité du Canada.

(Non souligné dans l’original.)

[49]  Pour les motifs qui suivent, je juge que la conclusion de la SI, selon laquelle il y a des motifs raisonnables de croire que les menaces proférées par le demandeur à l’endroit des trois blogueurs du YDM satisfont en soi au critère établi dans l’arrêt Suresh, constitue une erreur susceptible de contrôle et justifie l’intervention de la Cour. La SI a complété sa principale conclusion en mentionnant l’idéologie politique du demandeur et sa présence menaçante en ligne, mais ce complément à son raisonnement ne change rien à la conclusion de la SI selon laquelle une série de menaces contre trois personnes a suffi à établir l’existence de motifs raisonnables de croire que le demandeur représente un danger pour la sécurité du Canada. La SI n’a fourni aucune explication quant à la façon dont chaque menace, en soi, se rapportaient à une question de sécurité nationale. Par conséquent, la décision n’est ni intelligible ni transparente, car l’application du critère aux éléments de preuve, un élément essentiel dans le raisonnement, fait défaut. Ni l’issue de la cause du demandeur ni les motifs fournis par la SI ne satisfont aux critères établis dans l’arrêt Dunsmuir.

[50]  Le défendeur soutient que mon examen de la décision ne doit pas être entrepris avec des œillères ni axé sur le seul paragraphe énoncé ci-dessus. Toutefois, l’analyse de la preuve qu’a faite la SI à l’égard des dispositions de l’article 33 et de l’alinéa 34(1)d) de la LIPR se résume au paragraphe cité. Plus tôt dans la décision, la SI a indiqué que « tous ces éléments combinés » constituaient des motifs raisonnables de croire que les actions du demandeur ont satisfait au critère pour constituer un danger pour la sécurité du Canada. À mon avis cependant, cette déclaration généralisée n’a pas approfondi l’analyse de la SI et ne permet pas de réfuter les conclusions du paragraphe conclusif de la SI.

[51]  Le défendeur soutient également que, dans ses arguments devant la SI, le demandeur n’a pas soulevé la question de la sécurité nationale comme élément nécessaire du concept de danger pour la sécurité du Canada, et qu’on ne devrait l’autorisé à la soulevé à ce stade-ci Je ne suis pas d’accord. Le demandeur soutient à juste titre avoir fait, dans la présente demande, la distinction entre un danger pour la sécurité nationale et un danger pour les personnes en réponse à une erreur alléguée dans la décision elle-même.

[52]  Dans l’arrêt Suresh, la CSC a établi une distinction entre le danger pour la sécurité du Canada et le danger pour le public canadien, déclarant que cette dernière expression vise manifestement les menaces contre les personnes qui se trouvent au Canada (Suresh, au par. 84). La Cour suprême a énoncé ce qui suit (Suresh, au par. 91) :

[91] Cette interprétation de l’expression « danger pour la sécurité du Canada » n’empêche pas le gouvernement d’expulser une personne qui constitue un risque pour les Canadiens, mais non pour le pays. Une autre disposition, qui emploie l’expression « danger pour le public », autorise le gouvernement à expulser des personnes qui ne constituent pas un danger pour le Canada proprement dit — des personnes qui constituent un danger pour les Canadiens, par opposition à un danger pour le Canada —, à condition qu’elles aient commis un crime grave.

[Souligné dans l’original.]

[53]  La LIPR a été modifiée depuis l’arrêt Suresh, mais l’interprétation qu’a faite la CSC de l’expression « un danger pour la sécurité du Canada » et l’explication qu’elle donne des éléments de preuve requis pour établir un tel danger demeurent incontestées. En outre, la distinction entre un danger pour la sécurité du Canada et un danger pour les Canadiens que la CSC a mise en évidence est maintenue aux alinéas 34(1)d) et e) de la LIPR actuellement en vigueur, qui traitent respectivement d’« un danger pour la sécurité du Canada » et d’« acte de violence susceptible de mettre en danger la vie ou la sécurité d’autrui au Canada ». Je souligne également la remarque du demandeur dans ses observations écrites, portant que d’autres dispositions de la LIPR établissent une distinction entre la sécurité nationale, la sécurité publique et la sécurité des personnes (p. ex. l’article 81 et les alinéas 83(1)c), d) et e) de la LIPR).

[54]  L’expression « danger pour la sécurité du Canada » doit interprétée de façon large et libérale, mais l’alinéa 34(1)d) de la LIPR ne doit pas être interprété de façon si large qu’il viserait toute activité menaçante. Une telle interprétation ne tient pas compte des termes de la disposition ni de la jurisprudence sur la sécurité nationale du Canada. Bien qu’il y ait chevauchement entre ce qui peut constituer un danger pour la sécurité du Canada et un danger pour le public (p. ex. menaces de violence contre la population générale), les concepts demeurent distincts.

[55]  Le ministre a choisi de procéder en se fondant sur l’alinéa 34(1)d) dans le dossier du demandeur et il lui incombait d’établir l’existence de motifs raisonnables de croire que le demandeur représente une menace ou un danger grave pour la sécurité du Canada. Pour conclure que le demandeur est interdit de territoire du fait qu’il représente un danger pour la sécurité du Canada, la SI était tenue d’expliquer la mesure dans laquelle ses conclusions de fait concernant les menaces envers les blogueurs de YDM menaçaient la sécurité du Canada. Elle ne l’a pas fait. Les conclusions de la SI quant à ces menaces n’allaient pas au-delà du fait que celles-ci visaient trois personnes.

[56]  Les menaces proférées par le demandeur à l’endroit des blogueurs de YDM n’étaient pas de nature politique, et les blogueurs eux-mêmes n’étaient aucunement associés à l’appareil d’État canadien. Bien que cela ne soit pas déterminant, il semble que les blogueurs ne résidaient pas au Canada. Il ne s’agissait pas de politiciens, de bureaucrates, de chefs militaires ou de personnel militaire, ni d’agents des forces de l’ordre. Il n’y avait aucune preuve que les menaces proférées par le demandeur revêtaient une dimension politique de sorte qu’elles pourraient raisonnablement être qualifiées de menaces directes ou indirectes contre le Canada ou le gouvernement canadien. La conclusion de la SI selon laquelle il y avait des motifs raisonnables de croire que les menaces proférées à l’encontre les blogueurs du YDM étaient suffisantes pour constituer un danger grave et sérieux pour la sécurité du Canada n’était pas raisonnable.

Analyse – Conclusion supplémentaire de la SI

[57]  Ayant conclu que les menaces proférées par le demandeur à l’encontre des blogueurs de YDM étaient suffisantes pour conclure à l’interdiction de territoire, la SI a continué :

Toutefois, le fait que cela s’ajoute à l’idéologie politique [du demandeur], à son intérêt pour les groupes comme les moudjahidines et l’idéologie nazie, à ses innombrables publications en ligne de messages sur les poisons, les agents neurotoxiques, les armes chimiques, à ses images sanglantes et autres sujets du genre, tout cela amène le tribunal à conclure qu’il y a des motifs raisonnables de croire qu’il constitue un danger pour la sécurité du Canada.

[58]  J’estime que la conclusion supplémentaire de la SI ne l’emporte pas sur le fait qu’elle se soit fondée à tort sur les menaces à l’endroit des blogueurs de YDM, et ce, pour deux raisons. Premièrement, la conclusion de la SI selon laquelle le préjudice découlant des menaces proférées par le demandeur à l’encontre les blogueurs de YDM constituait à lui seul un danger pour la sécurité du Canada était sans équivoque. Deuxièmement, la conclusion supplémentaire elle‑même souffre du même manque de rigueur analytique que la principale conclusion de la SI. La SI n’a pas établi de lien entre ses conclusions défavorables concernant les intérêts et les actions du demandeur et une menace sérieuse pour la sécurité du Canada. La commissaire a fait un certain nombre de constatations disparates avant de conclure que « tout cela » constitue un motif raisonnable de croire qu’il représente un danger pour la sécurité du Canada. La question sans réponse est : pourquoi? La SI n’explique pas quel est le danger ni comment le demandeur est susceptible de mettre en œuvre ses idéologies et menaces alléguées. Je reprendrai ici les propos de mon collègue, le juge Roy, dans Moghaddam, selon lesquels nous sommes dans le domaine de la conjecture.

[59]  Le défendeur soutient que la conduite et les menaces qui ont amené la SI à conclure, pour des motifs raisonnables, que le demandeur constitue un danger pour la sécurité du Canada vont de soi. Le défendeur soutient que les allusions répétées du demandeur à l’utilisation d’agents neurotoxiques pour tuer des gens, la possession de graines de ricin, le fait qu’il se présentait comme un terroriste et les messages extrémistes qu’il publiait constituent des menaces publiques évidentes de faire du mal à la population canadienne en général.

[60]  L’argument du défendeur doit être évalué par rapport aux conclusions de fait de la SI dans la décision :

  • - Crédibilité : Tout en admettant que le demandeur était généralement crédible, la SI a conclu qu’il n’a jamais expliqué pourquoi il se sentait obligé d’inventer son univers fictif. La commissaire a déclaré que le demandeur « a passé d’innombrables heures à afficher des commentaires et des renseignements effrayants et dérangeants par l’intermédiaire d’organisations fictives sur des sujets comme les armes chimiques, les poisons et les agents neurotoxiques, et ce, sans raison valable ».

  • - Vidéo Bandana : La SI a axé ses commentaires sur les menaces que le demandeur avait proférées à l’encontre des blogueurs de YDM. La commissaire a reconnu que la vidéo n’avait pas été publiée, mais a déclaré que le demandeur avait pris des mesures pour « a fait des démarches pour écrire un texte alarmant, s’est déguisé en terroriste et a tenu des fioles contenant des agents neurotoxiques imaginaires ». La SI a indiqué qu’il il a pris les mesures nécessaires pour simuler les apparences et le ton d’un terroriste, de sorte que toute personne raisonnable qui aurait vu la vidéo aurait été terrifiée ».

  • - Possession de littérature moudjahidine : La SI a déclaré que le demandeur n’a pas donné une explication raisonnable à savoir pourquoi il avait téléchargé et avait en sa possession le Mujahideen Poisons Handbook et le Mujahideen Explosives Handbook, étant donné qu’ils n’avaient aucune valeur académique. La commissaire a reconnu qu’il n’y avait aucune preuve objective selon laquelle le demandeur avait obtenu les manuels sur le Web caché ni qu’il était un acteur du Web caché.

  • - Possession de graines de ricin : La SI a conclu que l’intérêt du demandeur pour la botanique et la toxicologie n’expliquait pas pourquoi il avait recueilli 65 graines de ricin et produit des vidéos faisant allusion aux effets mortels de la ricine, pour laquelle il avait une recette. La commissaire a déclaré ce qui suit :

Même si [le demandeur] a dit lors de son témoignage qu’il n’aurait pas pu produire ce genre de substance toxique parce qu’il n’avait pas l’équipement de sécurité nécessaire, le tribunal souscrit à l’opinion du ministre selon laquelle il est possible d’en fabriquer à la maison. À tout le moins, cela démontre [que le demandeur] a un intérêt inhabituel pour ce qui est de passer autant de temps à rassembler des renseignements sur les toxines et les plantes toxiques. Compte tenu de la grande collection de documents de ce genre, comme les livres reliés aux moudjahidines, le tribunal en tiendra compte dans la présente analyse visant à établir si [le demandeur] constitue un danger pour la sécurité du Canada. Le tribunal tiendra néanmoins compte du fait, comme la souligné à bon droit le conseil, [que le demandeur] ne possédait pas les tubes, les fioles et autres pièces d’équipement de laboratoire nécessaires pour produire de façon sécuritaire les substances toxiques. Le tribunal ne dispose pas de preuve crédible démontrant [que le demandeur] était sur le point de préparer une substance toxique quelconque.

  • - Idéologie nazie : La SI n’a tiré aucune conclusion sur le fait que le demandeur possédait des livres sur le régime nazi, et n’a pas non plus conclu qu’il avait adhéré à l’idéologie nazie.

  • - Violence sexiste : La SI a seulement indiqué que le demandeur avait publiquement manifesté de la rage contre les femmes et publié des images offensantes et violentes, y compris des scènes d’horreur et de mort.

  • - Conclusion générale : La SI a tiré la conclusion suivante :

En plus des menaces qu’il a proférées à l’endroit des blogueurs, [le demandeur] a affiché de nombreux commentaires effrayants et dérangeants par l’intermédiaire de ses organisations fictives sur des sujets comme les armes chimiques, les poisons et les agents neurotoxiques, lesquels commentaires auraient amené la population en général à être effrayée. Dans son enregistrement audio/vidéo [la vidéo Bandana], nous voyons qu’il s’identifie lui‑même comme ayant une idéologie fanatique par l’intermédiaire de son organisation Islamic Socialist Network (réseau socialiste islamique – ISN) [...]

[61]  La conclusion supplémentaire de la SI était que ces diverses constatations (« tout cela ») se combinent pour former des motifs raisonnables de croire que le demandeur constitue un danger pour la sécurité du Canada. Toutefois, la SI n’a pas expliqué en quoi ces conclusions se rapportent au risque exigé par l’arrêt Suresh : celui d’un risque grave et non négligeable d’effet préjudiciable pour le Canada reposant sur des soupçons objectivement raisonnables et étayés par la preuve. Le fait que des personnes raisonnables seraient troublées, effrayées ou penseraient que le demandeur se déguisait « pour simuler les apparences et le ton d’un terroriste » ne constitue pas un motif permettant de conclure qu’il constitue un risque pour la sécurité nationale.

[62]  La nature superficielle de la conclusion de la SI soulève un certain nombre de questions : La SI croyait-elle que le demandeur représentait une menace grave pour la sécurité du Canada parce qu’il était susceptible d’exécuter ses menaces d’utiliser de la ricine pour tuer des gens, même si la SI avait conclu qu’il n’y avait aucune preuve crédible qu’il était sur le point de préparer une substance toxique? La SI croyait-elle que le demandeur, se faisant passer pour un terroriste dans la vidéo Bandana, laquelle n’a pas été publiée, était susceptible d’agir comme un terroriste? Ses messages misogynes étaient-ils le reflet d’une grave menace contre les femmes du Canada? Comment la combinaison de son intérêt pour la littérature moudjahidine et nazie se traduit-elle en danger pour la sécurité du Canada?

[63]  En termes simples, la SI n’a tiré aucune conclusion quant aux actions que pourrait poser le demandeur d’après sa conduite en ligne. Par conséquent, l’argument du défendeur selon lequel la SI a fondé sa conclusion finale sur l’ensemble de la preuve n’est pas utile.

[64]  L’analyse de la SI dans une affaire portée devant la Cour par le défendeur offre un contraste utile avec la présente affaire (Hamdan c Canada (Sécurité publique et Protection civile), décision de la SI du 18 octobre 2018; demande d’autorisation refusée le 31 janvier 2019 (Hamdan)). M. Hamdan a fait la promotion du djihad islamique sur les médias sociaux. Une partie de l’analyse de la SI visant à déterminer s’il constituait un danger pour la sécurité du Canada se lit ainsi :

[167] [...] M. Hamdan ne s’est toutefois pas contenté de rapporter des nouvelles; il s’est identifié et s’est allié à une organisation terroriste et il a servi le programme de médias sociaux de cette organisation en transmettant ses messages. Il s’est éloigné encore plus du style journalistique en faisant l’éloge d’attentats terroristes commis par des loups solitaires, en appelant à leur réalisation et en donnant des instructions sur la façon de les mener à bien [...]

[168] [...] M. Hamdan a parlé d’infrastructures au Canada qui pourraient être la cible d’attentats. Il a encouragé les loups solitaires en Occident qui ne pouvaient pas se rendre à l’étranger à commettre des attentats chez eux. Il a présenté un manuel pratique détaillé à l’intention des loups solitaires au service du programme terroriste de l’État islamique [...]

[170] [...] Il ne fait aucun doute que M. Hamdan a délibérément affiché toutes les publications et qu’il était au courant de leur contenu. Il était conscient du contexte dans lequel il affichait ces publications, à savoir que l’État islamique se servait des attentats de loups solitaires dans les pays occidentaux pour répandre son influence et semer la peur. Malgré ce contexte mondial, et même s’il savait que ses publications seraient lues par ses abonnés en ligne, M. Hamdan a quand même décidé d’afficher les publications en question dans l’espoir qu’elles accentuent l’influence de l’État islamique, conscient que ses lecteurs pourraient donner suite aux actes terroristes qu’il valorisait. Par conséquent, je conclus que M. Hamdan constitue un danger pour la sécurité du Canada parce qu’il encourage d’autres personnes à commettre des actes terroristes.

[65]  Dans Hamdan, la SI a établi un lien direct entre les actions en ligne de l’individu et une menace ou un danger grave pour la sécurité du Canada (encourager d’autres personnes à commettre des actes terroristes). En l’espèce, la SI n’a pas établi de lien entre les publications du demandeur et une menace d’attaque ou un danger, autre que les menaces proférées à l’encontre des blogueurs de YDM, ni conclu qu’il était lié à un véritable groupe terroriste ou extrémiste ou qu’il avait encouragé d’autres personnes à commettre des actes violents. Cette omission entraîne une décision déraisonnable, car je n’arrive pas à comprendre le fondement de la conclusion supplémentaire de la SI (Newfoundland Nurses, par. 16).

2.  Les conclusions de la SI concernant la crédibilité étaient-elles déraisonnables?

[66]  Le demandeur a soulevé des préoccupations concernant l’évaluation qu’a faite la SI de sa crédibilité. Il soutient que la SI n’a pas tiré de conclusions claires en matière de crédibilité, déclarant simplement que les explications du demandeur sur certains aspects de son comportement et de ses possessions étaient insatisfaisantes ou insuffisantes (ne répondant pas à l’exigence de justifier ses conclusions « en termes clairs et explicites », établie dans Hilo c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), (CAF) [1991] ACF no 228). Étant donné que la crédibilité du demandeur fera l’objet d’une nouvelle appréciation lors du réexamen de son cas, je limiterai mon analyse au traitement que la SI a accordé à : (1) l’explication du demandeur concernant sa possession de graines de ricin; et (2) sa possession des deux manuels moudjahidines et de trois livres sur l’idéologie nazie.

[67]  La SI a conclu que le témoignage du demandeur selon lequel il s’intéressait vivement à la botanique et à la toxicologie n’expliquait pas pourquoi il voulait recueillir des graines de ricin et publier une photo des graines de ricin accompagnée de commentaires menaçants sur leurs effets toxiques. Malheureusement, la commissaire n’a tiré aucune conclusion quant aux raisons pour lesquelles le demandeur avait recueilli les graines de ricin ni quant au risque que représentait la possession de ces graines. Dans un sens, la conclusion à tirer est évidente : le demandeur a recueilli les graines de ricin pour en faire de la ricine qu’il utiliserait ensuite pour menacer la sécurité du Canada. Cependant, la SI a expressément conclu qu’il n’y avait pas de « preuve crédible démontrant [que le demandeur] était sur le point de préparer une substance toxique quelconque ». À la lumière de cette conclusion, la SI devait tirer une conclusion précise quant à savoir pourquoi et dans quelle mesure la possession de graines de ricin constituait un facteur de son analyse en vertu de l’alinéa 34(1)d), dans la mesure où il n’avait pas les moyens de produire de la ricine.

[68]  Ce qui est particulièrement troublant, pour un certain nombre de raisons, est l’allusion de la SI à la « grande collection de documents de ce genre, comme les livres reliés aux moudjahidines » et la littérature nazie en la possession du demandeur pour étayer ses conclusions relatives à l’idéologie fanatique. Dans l’introduction à sa conclusion sous le régime de l’alinéa 34(1)d), la SI a expliqué le rôle de l’idéologie du demandeur en faisant simplement allusion à son « l’idéologie politique [et] à son intérêt pour les groupes comme les moudjahidines et l’idéologie nazie ».

[69]  La SI a grandement mis l’accent sur le fait que le demandeur possédait les deux manuels moudjahidines, téléchargés sur l’Internet, mais pas sur le Web caché, pour établir son intérêt pour la violence endossée par les moudjahidines. La SI a mentionné le fait que le demandeur possédait de « nombreux manuels », mais n’a pas indiqué ni la source ni le contenu d’autres livres préoccupants. En outre, la SI a donné peu d’explications sur le contenu des deux manuels, ni quant à savoir pourquoi elle a conclu que le demandeur adhérait à l’idéologie exprimée dans les livres et pourquoi elle croyait raisonnablement qu’une telle adhésion constituerait un danger pour la sécurité du Canada. La commissaire a déclaré que les livres n’avaient aucune valeur académique, mais le fait qu’un livre puisse se réclamer d’une idéologie sombre et extrême ne signifie pas qu’il n’a aucun intérêt académique, ni que quelqu’un qui lit le livre a adopté cette idéologie.

[70]  Les trois livres portant sur le nazisme trouvés sur les appareils électroniques du demandeur étaient les suivants :

  • (i) Nazi Ideology and the Holocaust, du United States Holocaust Memorial Museum.

  • (ii) Les racines occultes du nazisme – Les sectes secrètes aryennes et leur influence sur l’idéologie nazie, de Nicholas Goodrick‑Clarke, qui est décrit comme un spécialiste de l’idéologie nazie à l’Université du pays de Galles.

  • (iii) Les maîtres du Troisième Reich, de Joachmin C. Fest, qui est décrit par Hannah Arendt comme sans doute le plus important ajout récent à la littérature sur le Troisième Reich.

[71]  Les livres ne sont pas le produit du Web caché; ils ne sont pas un appel aux armes pour les adeptes du nazisme. Je trouve manifestement déraisonnable la conclusion de la SI selon laquelle le demandeur a adhéré à l’idéologie nazie parce qu’il avait ces livres en sa possession. En outre, dans la décision, la SI n’a entrepris aucune analyse de l’adhésion alléguée du demandeur à l’idéologie nazie, mais l’a considérée comme l’une des raisons pour lesquelles il représente un danger pour la sécurité du Canada. Le fait que la SI se soit apparemment et sans explication appuyée sur le fait que le demandeur avait en sa possession trois livres réputés sur le nazisme pour en arriver à sa conclusion contribue au manque de clarté et de justification dans la décision.

VIII.  Conclusion

[72]  La demande est accueillie.

[73]  Les parties n’ont proposé aucune question à certifier, et l’affaire n’en soulève aucune.


JUGEMENT dans le dossier IMM-4913-18

LA COUR STATUE que :

  1. La demande de contrôle judiciaire est accueillie.

  2. Aucune question de portée générale n’est certifiée.

« Elizabeth Walker »

Juge

Traduction certifiée conforme

Ce 26e jour de septembre 2019

Maxime Deslippes


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-4913-18

 

INTITULÉ :

S. R. c LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 24 AVRIL 2019

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE WALKER

 

DATE DES MOTIFS :

Le 29 août 2019

 

COMPARUTIONS :

Lorne Waldman

Charles Stevens

Pour le demandeur

Jocelyne Murphy

Pour le défendeur

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Waldman & Associates

Toronto (Ontario)

 

Pour le demandeur

Procureur général du Canada

Montréal (Québec)

 

Pour le défendeur

 

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