Décisions de la Cour fédérale

Informations sur la décision

Contenu de la décision

Date : 20190909


Dossier : T-1510-17

Référence : 2019 CF 1149

Ottawa (Ontario), le 9 septembre 2019

En présence de l’honorable juge Roy

ENTRE :

MICHEL THIBODEAU

demandeur

et

ADMINISTRATION DE L’AÉROPORT INTERNATIONAL D’HALIFAX

défenderesse

et

COMMISSAIRE AUX LANGUES OFFICIELLES DU CANADA

intervenant

ORDONNANCE ET MOTIFS

[1]  M. Michel Thibodeau s’est porté demandeur dans un recours entrepris en vertu de l’article 77 de la Loi sur les langues officielles, L.R.C. (1985), ch. 31 (4e suppl.) contre l’Administration de l’aéroport international d’Halifax (aéroport d’Halifax). Le Commissaire aux langues officielles s’est porté intervenant dans cette affaire.

A.  Faits

[2]  Après que les dossiers en demande et en réponse aient été complétés, les parties se sont mises à la recherche de dates pour que le recours soit entendu par cette Cour. Par ordonnance de l’administratrice judiciaire du 7 juin 2019, l’audition était fixée au 28 août 2019, pour une durée d’une journée. Or, les requêtes pour ajout d’affidavits dits « complémentaires » ont commencé à fuser dès ce moment.

[3]  C’est ainsi que le 25 juin 2019, les avocats de la défenderesse demandaient le dépôt de l’affidavit complémentaire de Catherine Huddleston, conformément à la règle 312 des Règles des Cours fédérales, DORS/98-106.

[4]  Grâce à cet affidavit, la défenderesse mettait en preuve la version préliminaire du rapport de suivi des recommandations du Commissaire aux langues officielles de mai 2019. Ce rapport de suivi visait les recommandations qui avaient été faites au rapport final de l’enquête d’août 2017 concernant une plainte déposée par M. Thibodeau contre l’Administration de l’aéroport international d’Halifax selon laquelle le service en français n’était pas disponible au comptoir d’information de l’aéroport international Stanfield d’Halifax. Je note dès à présent que l’affiante mettait en exergue le commentaire suivant fait par le Commissaire aux langues officielles : « le commissariat félicite l’AAIH pour les efforts considérables qu’elle a déployés pour donner suite à cette recommandation ». La recommandation était la suivante :

Recommandation 1 : [É]tablir et [...] mettre en œuvre, le plus tôt possible et au plus tard dans les six mois suivant la réception du rapport final, un plan d’action pour recruter des bénévoles pouvant offrir les services en français aux comptoirs d’information de l’Aéroport international Stanfield d’Halifax.

[5]  Étant donné le consentement du demandeur, M. le juge Richard Mosley accordait la requête pour le dépôt de l’affidavit complémentaire dans une directive verbale faite le 27 juin 2019.

[6]  Il appert que le demandeur était à Halifax les 25 et 26 juin 2019 et que, lors de son passage à l’aéroport, il dit avoir noté de nombreuses violations de la Loi sur les langues officielles à l’aéroport d’Halifax. C’est ainsi qu’il préparait un affidavit supplémentaire, qu’il dit être complémentaire, qu’il entend déposer si permission lui est donnée. Cet affidavit a été assermenté le 15 juillet 2019 et il présente une série de plaintes que le demandeur a faites au Commissaire aux langues officielles le 11 juillet 2012 et le 12 juillet 2012 à la suite de son passage à l’aéroport d’Halifax les 25 et 26 juin 2019. Je donne ici la nomenclature des 16 plaintes qui ont été déposées :

  • Service unilingue anglais – Tartan Team – 25 juin 2019;

  • Affichage unilingue anglais – Uniforme Tartan Team;

  • Affichage unilingue anglais – Guichets automatiques;

  • Affichage unilingue anglais – Toilettes;

  • Affichage prédominant anglais – Poubelles;

  • Affichage unilingue anglais – Portes dans l’aérogare;

  • Affichage unilingue anglais – Banderoles;

  • Affichage prédominant anglais – Banderoles et affiches;

  • Affichage unilingue anglais – Logo et Slogan;

  • Service et affichage unilingue anglais – Restaurant Firkin & Flyer;

  • Affichage unilingue anglais – Starbucks;

  • Affichage unilingue anglais – Tim Hortons;

  • Affichage prédominant anglais – Restaurant YHZ MKT;

  • Affichage prédominant anglais – Dépliant Commentaires;

  • Affichage unilingue anglais – Médias sociaux (Facebook, Instagram, Twitter);

  • Affichage unilingue anglais – Site Internet.

B.  La procédure devant la Cour

[7]  Afin de pouvoir déposer ce nouvel affidavit qui répertorie une série de plaintes, le demandeur a fait une requête en vertu des règles 312 et 369 des Règles des Cours fédérales. À l’appui de cette requête, il faisait un affidavit le 19 juillet 2019 où il indiquait entre autres que cette nouvelle preuve dans cet affidavit complémentaire n’était pas disponible auparavant, présumément alors qu’il cherchait à satisfaire aux conditions de la règle 312. Dans son affidavit du 19 juillet, le demandeur se plaint du refus de la défenderesse d’accorder son consentement au dépôt de son affidavit, alors même qu’il avait lui-même consenti au dépôt de l’affidavit complémentaire qui avait été demandé par la défenderesse. De plus, au paragraphe 14 de son affidavit, le demandeur indique ce qui semble être la raison qu’il invoque pour proposer une preuve dite complémentaire :

14.  Dans le dossier T-1517-17, la Cour fédérale doit se pencher sur la question de la violation des droits linguistiques à l’Aéroport international d’Halifax, de la récurrence de ces dites violations au cours des années et de la pertinence d’émettre une ordonnance structurelle face aux dites violations systémiques.

Cette demande présentée en vertu des règles 312 et 369 pour l’affidavit du 15 juillet 2019 a fait l’objet d’un dépôt le 22 juillet 2019 et ladite requête n’a pas encore été traitée. La défenderesse a choisi de contre-interroger M. Thibodeau sur ses affidavits des 15 et 19 juillet.  

[8]  Je note que M. Thibodeau a déposé un autre affidavit complémentaire au début du mois d’août mais cet affidavit n’est pas devant la Cour à ce jour. Nous ne traitons maintenant que des affidavits des 15 et 19 juillet 2019.

C.  Le contre-interrogatoire sur les affidavits des 15 et 19 juillet

[9]  Vu l’enchevêtrement de procédures, il convient de rappeler le stade auquel nous nous trouvons. La Cour a insisté là-dessus au début de l’audience de la présente requête. Le recours en vertu de l’article 77 de la Loi sur les langues officielles est à l’horizon. L’audition du recours le 28 août ne pouvait avoir lieu et son audition doit être ajournée pour répondre aux requêtes incidentes qui sont apparues très tard dans le processus, depuis la deuxième moitié de juillet. Ainsi, la requête pour ajouter des affidavits est pendante depuis le 22 juillet. Cette requête ne peut être entendue que lorsque les questions relatives au contre-interrogatoire auront été résolues. Une autre requête pour dépôt d’un autre affidavit, celui-là fait le 2 août 2019 suite à un autre passage à l’aéroport d’Halifax, celui-là le 30 juillet, est pendante et n’est pas devant cette Cour à ce stade ; la défenderesse entend contester cette autre requête pour dépôt de l’affidavit dit « complémentaire » du 2 août et, pour ce faire, elle dit vouloir contre-interroger M. Thibodeau.

[10]  C’est que la défenderesse a choisi de contre-interroger l’affiant sur ses affidavits des 15 et 19 juillet et que cet affiant a, en retour, choisi de ne pas répondre à quelques 31 questions. Nous n’en sommes que là. La Cour ne se prononce pas sur le dépôt des affidavits, et encore moins sur le recours en vertu de l’article 77. On n’y arrivera qu’une fois que les questions relatives aux refus de répondre aux questions en contre-interrogatoire auront été résolues et, par la suite, une fois que l’objection au dépôt de ces affidavits aura été réglée. La question du dépôt de l’affidavit du 2 août suivra lorsque le contre-interrogatoire de l’affiant aura eu lieu.

[11]  Donc, M. Thibodeau a fait l’objet d’un contre-interrogatoire le 9 août 2019. Le contre-interrogatoire aura duré plus de trois heures et l’affiant a refusé de répondre à de nombreuses questions qui lui étaient posées lors de ce contre-interrogatoire. Cela a engendré la présente requête faite en vertu de la règle 97 des Règles des Cours fédérales visant à obtenir une décision de cette Cour sur l’à propos de rejeter les affidavits qui ont été préparés ou, de manière alternative, de forcer l’affiant à répondre aux questions.

Je reproduis la règle 97 des Règles des Cours fédérales :

Défaut de comparaître ou inconduite

Failure to attend or misconduct

97 Si une personne ne se présente pas à un interrogatoire oral ou si elle refuse de prêter serment, de répondre à une question légitime, de produire un document ou un élément matériel demandés ou de se conformer à une ordonnance rendue en application de la règle 96, la Cour peut :

97 Where a person fails to attend an oral examination or refuses to take an oath, answer a proper question, produce a document or other material required to be produced or comply with an order made under rule 96, the Court may

a) ordonner à cette personne de subir l’interrogatoire ou un nouvel interrogatoire oral, selon le cas, à ses frais;

(a) order the person to attend or re-attend, as the case may be, at his or her own expense;

b) ordonner à cette personne de répondre à toute question à l’égard de laquelle une objection a été jugée injustifiée ainsi qu’à toute question légitime découlant de sa réponse;

(b) order the person to answer a question that was improperly objected to and any proper question arising from the answer;

c) ordonner la radiation de tout ou partie de la preuve de cette personne, y compris ses affidavits

(c) strike all or part of the person’s evidence, including an affidavit made by the person;

d) ordonner que l’instance soit rejetée ou rendre jugement par défaut, selon le cas;

(d) dismiss the proceeding or give judgment by default, as the case may be; or

e) ordonner que la personne ou la partie au nom de laquelle la personne est interrogée paie les frais de l’interrogatoire oral.

(e) order the person or the party on whose behalf the person is being examined to pay the costs of the examination.

Il me semble que, essentiellement, ce qui sépare les parties est leur différence quant à la compréhension de ce qui constitue la pertinence et de l’ampleur que peut prendre un contre-interrogatoire sur affidavit. À répétition, M. Thibodeau a refusé de donner suite à des questions qui lui étaient posées en argumentant que la question n’était pas pertinente puisqu’il devait subir un interrogatoire sur affidavit. La défenderesse soumet pour sa part que ses questions étaient légitimes et se plaint de l’attitude de l’affiant.

[12]  Ainsi, la Cour se doit de concentrer l’attention à ce stade sur les questions qui n’ont pas reçu de réponses lors du contre-interrogatoire mais, pour ce faire, le caractère légitime des questions devra s’apprécier en fonction des règles applicables à l’admission d’affidavit complémentaire aux termes de la règle 312. C’est ainsi que la pertinence peut être appréciée.

D.  Les règles particulières qui s’appliquent

[13]  Il y a deux règles qui méritent d’être précisées. L’une veut que le contre-interrogatoire sur affidavit ne soit pas aussi limité que ce que prétend le demandeur. Dans CBS Canada Holdings Co. c Canada, 2017 CAF 65, la Cour d’appel fédérale endossait pleinement la présentation de l’état du droit dans Ottawa Athletic Club inc. (Ottawa Athletic Club) c Athletic Club Group inc., 2014 CF 672 [Ottawa Athletic Club]. La Cour d’appel cite au texte cette portion du paragraphe 132 de la décision Ottawa Athletic Club :

[132]  [...] Cependant, il semble être généralement admis que [traduction] « l’auteur d’un affidavit qui formule certaines déclarations sous serment ne devrait pas échapper à un contre-interrogatoire légitime au sujet des renseignements qu’il fournit volontairement dans son affidavit » et « qu’il peut être contre-interrogé non seulement sur des questions précisément énoncées dans son affidavit, mais également sur les questions connexes que soulèvent ses réponses » [...].

[Citations de jurisprudence omises.]

[14]  Le deuxième principe à reconnaître est celui relatif aux circonstances dans lesquelles un affidavit complémentaire peut être admis en vertu de la règle 312. L’autorisation de permettre le dépôt d’un affidavit complémentaire doit se faire avec grande circonspection (Mazhero c Conseil canadien des relations industrielles, 2002 CAF 295 ; Recours et procédure devant les Cours fédérales, de Bernard Letarte et al., 2013, LexisNexis, sous le no 5-101). Cette circonspection s’articule autour de trois considérations principales qui ont été présentées ainsi dans Forest Ethics Advocacy Association c Office national de l'énergie, 2014 CAF 88 :

[6]  Dans l’arrêt Holy Alpha and Omega Church of Toronto c. Canada (Procureur général), 2009 CAF 101, au paragraphe 2, la Cour énonce les principes censés la guider dans l’exercice du pouvoir discrétionnaire que lui confère l’article 312 des Règles. Elle pose certaines questions qui permettent d’établir si une ordonnance fondée sur l’article 312 des Règles servirait l’intérêt de la justice :

a) Est-ce que la partie avait accès aux éléments de preuve dont elle demande l’admission au moment où elle a déposé ses affidavits en application de l’article 306 ou 308 des Règles, selon le cas, ou aurait-elle pu y avoir accès en faisant preuve de diligence raisonnable?

b) Est-ce que la preuve sera utile à la Cour, en ce sens qu’elle est pertinente quant à la question à trancher et que sa valeur probante est suffisante pour influer sur l’issue de l’affaire?

c) Est-ce que l’admission des éléments de preuve entraînera un préjudice important ou grave pour l’autre partie?

[15]  Il semble bien qu’une préoccupation fondamentale est de ne pas permettre qu’une partie puisse utiliser la règle 312 pour diviser sa cause puisqu’elle est tenue de présenter la meilleure preuve le plus tôt possible (Lapointe Rosenstein c Atlantic Engraving Ltd., 2002 CAF 503, 23 CPR (4th) 5, aux paras 9-10).

[16]  Ici, la défenderesse veut contre-interroger le demandeur-affiant qui cherche à présenter de nouvelles plaintes qui sont largement postérieures à la plainte initiale ayant donné lieu au recours en vertu de l’article 77 de la Loi sur les langues officielles. La défenderesse voudra démontrer que l’affiant n’a pas fait preuve de la diligence raisonnable qui est requise pour avoir accès à la règle 312. Elle allègue que le demandeur cherche à diviser sa cause, ce qui est interdit.

[17]  C’est donc dans ce contexte que l’on examinera la pertinence des questions qui sont posées pour y voir leur légitimité ou non. Il n’est nullement question à ce stade de la recevabilité des affidavits, seulement de l’obligation de répondre à des questions légitimes en fonction des règles applicables au dépôt d’affidavits complémentaires.

E.  Analyse

[18]  À mon avis, il faut permettre les questions qui tendent à établir un élément pertinent au litige. À ce stade du litige entre les parties, la défenderesse a le droit de chercher à établir que les conditions d’utilisation de la règle 312 ne sont pas remplies et les circonstances dans lesquelles cette “nouvelle preuve” a été créée. Elle pourrait chercher à le faire en établissant que le demandeur-affiant avait déjà connaissance de la preuve qui était ainsi disponible. Ce faisant, dira la défenderesse, le demandeur divisait sa propre cause. De même, elle pourrait tenter de démontrer que la “nouvelle preuve” est sélective. On a déjà indiqué que si ces affidavits peuvent être déposés à ce stade du litige, cela pourrait requérir que la défenderesse demande à présenter un nouveau dossier en réponse parce que les poteaux des buts ont soudainement été déplacés.

[19]  Le dossier de requête de la défenderesse contient un sommaire des refus de répondre qui aura été très utile lors de l’audience. On y répertorie 31 refus. La Cour les a passés en revue en cours d’audience. À l’exception d’une question (question 20), on ne pourrait voir comment les questions ne seraient pas pertinentes à la fin légitime proposée par la défenderesse pour les poser. En effet, elles portent dans la plupart des cas sur des aspects de la disponibilité antérieure des éléments de preuve que le demandeur espère introduire après que les dossiers de requête aient été complétés et qu’une date d’audition du recours sous l’article 77 n’ait été fixée. D’autres questions portent sur les dates et les heures où les photos que le demandeur veut introduire, en plus de rechercher les autres photos prises que le demandeur ne désire pas utiliser sont directement pertinentes à la preuve elle-même que le demandeur cherche à introduire. Les questions peuvent être regroupées ainsi :

  • les raisons du voyage à St-John’s et Halifax : questions 1 à 7;

  • questions relatives à ce que le témoin savait déjà avant de se rendre à Halifax : questions 8 et 9;

  • les heures et dates de toutes les photos, celles que le demandeur cherche à produire et les autres prises les 25 et 26 juin 2019 : questions 10-11-28;

  • plainte déjà déposée auprès du Commissaire aux langues officielles concernant des poubelles (# 2019-0032) : questions 12 à 14;

  • plainte relativement à des enseignes portant la mention “caution automatic door” : questions 15 et 16;

  • plainte relative à des slogans en anglais (# 2018-1967) comme “Proud to serve the Stanfield Way” : questions 17 à 19;

  • recherches sur internet pour identifier et présumément démontrer la prédominance de l’anglais (4 plaintes) : questions 21 à 24;

  • plainte # 2016-1327 : l’affiant a-t-il reçu le rapport préliminaire : question 25;

  • rapports de vérification du Commissaire aux langues officielles et des rapports annuels de celui-ci;

  • l’affiant a-t-il eu d’autres échanges en français les 25-26 juin 2019 outre les échanges qu’il considère inadéquats : question 29;

  • disponibilité de la preuve qu’il a assemblée les 25 et 26 juin 2019 : questions 30 et 31.

Quant à la question 20, on ne devrait pas forcer la réponse à celle-ci car il n’est pas clair qu’elle a un lien suffisant avec le litige qui soit relié à l’affidavit et s’en éloigne, puisque la question demande combien de plaintes le demandeur a-t-il porté contre la défenderesse. Cette question verse dans le domaine de l’interrogatoire au préalable, ce que le contre-interrogatoire sur affidavit n’est pas et ne doit pas devenir.

[20]  Pour toutes les autres questions, il y a lieu de trouver les objections faites par l’affiant comme inappropriées. Celui-ci a prétendu à répétition que la question était ou bien non pertinente, ou bien comme sortant du cadre de ses affidavits. Comme on l’a vu, les questions sont pertinentes au sujet de l’admissibilité des affidavits au regard de la règle 312 qui a ses conditions d’admissibilité. De plus, il est loin d’être inutile d’établir les circonstances dans lesquelles lesdites “preuves” ont été rassemblées.

[21]  M. Thibodeau a soulevé en cours d’audience que son refus de répondre aux questions portant sur ses plaintes antérieures relatives à l’aéroport d’Halifax était fondé sur le secret des enquêtes du Commissaire. La Cour a donc demandé aux parties de faire valoir leur position à l’égard de cette question. La Cour a aussi invité l’intervenant, le Commissaire aux langues officielles, à faire des observations s’il le veut. L’avocat de la défenderesse a indiqué que la portée de l’intervention était limitée et qu’il n’était peut-être pas approprié de recevoir de telles observations. La Cour a plutôt conclu que, si nécessaire, la portée de l’intervention serait étendue étant donné que c’est de l’enquête du Commissaire dont il est question. Il a un intérêt direct sur la question. De plus, des dispositions de la Loi sur les langues officielles explicites sont invoquées et elles visent le Commissaire. Je cite d’ailleurs lesdites dispositions :

Secret des enquêtes

Investigation to be conducted in private

60 (1) Les enquêtes menées par le commissaire sont secrètes.

60 (1) Every investigation by the Commissioner under this Act shall be conducted in private.

Droit de réponse

Opportunity to answer allegations and criticisms

(2) Le commissaire n’est pas obligé de tenir d’audience, et nul n’est en droit d’exiger d’être entendu par lui. Toutefois, si au cours de l’enquête, il estime qu’il peut y avoir des motifs suffisants pour faire un rapport ou une recommandation susceptibles de nuire à un particulier ou à une institution fédérale, il prend, avant de clore l’enquête, les mesures indiquées pour leur donner toute possibilité de répondre aux critiques dont ils font l’objet et, à cette fin, de se faire représenter par un avocat.

(2) It is not necessary for the Commissioner to hold any hearing and no person is entitled as of right to be heard by the Commissioner, but if at any time during the course of an investigation it appears to the Commissioner that there may be sufficient grounds to make a report or recommendation that may adversely affect any individual or any federal institution, the Commissioner shall, before completing the investigation, take every reasonable measure to give to that individual or institution a full and ample opportunity to answer any adverse allegation or criticism, and to be assisted or represented by counsel for that purpose.

[...]

...

Secret

Confidentiality

72 Sous réserve des autres dispositions de la présente loi, le commissaire et les personnes agissant en son nom ou sous son autorité sont tenus au secret en ce qui concerne les renseignements dont ils prennent connaissance dans l’exercice des attributions que leur confère la présente loi.

72 Subject to this Act, the Commissioner and every person acting on behalf or under the direction of the Commissioner shall not disclose any information that comes to their knowledge in the performance of their duties and functions under this Act.

[22]  Le texte de ces deux articles suggère que l’obligation au secret qui y est faite vise le Commissaire et son personnel. C’est l’enquête du Commissaire qui est secrète et le Commissaire et son personnel sont tenus au secret. À n’en pas douter, cela a été créé dans le but d’assurer qu’un plaignant ne craindra pas une divulgation de la part de ceux qui enquêteront sur la plainte déposée (Lavigne c Canada (Commissariat aux langues officielles), 2002 CSC 53, [2002] 2 RCS 773).

[23]  M. Thibodeau a fait valoir dans ses soumissions écrites que les arrêts Rubin c Canada (Greffier du Conseil privé), [1994] 2 CF 707 [Rubin] et Lavigne c Société canadienne des postes, 2009 CF 756 [Lavigne] appuyaient ses dires. En fait, ces deux décisions ne sont pas pertinentes au débat. Elles ne sont d’aucun secours au demandeur.

[24]  Dans Lavigne, on cherchait à forcer le Commissaire aux langues officielles à déposer des documents relatifs à des plaintes et, même, à témoigner. La Cour a conclu que des obligations semblables n’existaient pas. De plus, les passages cités par le demandeur traitent du devoir de confidentialité fait au Commissaire et son personnel. Personne ne cherche à forcer le Commissaire et son personnel à quoi que ce soit dans notre cas. Dans Rubin, on procédait en vertu de la Loi sur l’accès à l’information, L.R.C. (1985), ch. A-1, pour obtenir la divulgation du taux de rémunération du Président du Conseil des arts du Canada. Ayant essuyé un refus, M. Rubin s’était plaint à nouveau en vertu de la Loi sur l’accès à l’information et il cherchait alors à obtenir des renseignements relativement aux communications entre l’institution (le Conseil privé) et le Commissaire à l’information au cours de l’examen de la plainte faite face au refus de communiquer l’information. Dit autrement, M. Rubin voulait qu’on lui communique les renseignements entre l’institution et le Commissaire lors de l’enquête de celui-ci. Sont alors considérées des dispositions législatives bien différentes du régime sous étude. Cela n’a rien à voir avec la situation actuelle où M. Thibodeau a lui-même, en cherchant à déposer un affidavit complémentaire, mis en jeu les plaintes qu’il a déposées et qui pourraient révéler sa connaissance antérieure de ce qu’il dit être une preuve qui n’était pas disponible avant les 25 et 26 juin 2019.

[25]  A mon avis, l’usage que veut faire le demandeur de cette jurisprudence pour s’éviter de répondre à des questions pertinentes dans le cadre de son contre-interrogatoire sur affidavit n’est pas convaincant parce que ces affaires traitent de situations bien différentes. Je le répète. Les conditions d’admissibilité d’une nouvelle preuve sont mises en jeu par l’affiant et un défendeur est en droit de questionner un affiant sur l’existence des conditions préalables au dépôt de ce qui est dit être de la nouvelle preuve.

[26]  La Cour partage complètement la position du Commissaire, qui aura choisi d’offrir des observations, lorsqu’il écrit au paragraphe 8 de ses soumissions :

8.  Selon le commissaire, en interprétant les articles 60(1) et 72 à la lumière de l’article 73, il devient plus clair que le secret des enquêtes vise la gestion de l’information obtenue par le commissaire et son personnel plutôt que les parties, qui elles, sont libres de divulguer l’information qu’elles jugent appropriées en lien avec leurs plaintes.

[27]  Ce sont donc les règles habituelles du contre-interrogatoire sur affidavit qui trouveraient application, sans qu’il y ait de restriction causée par un secret imposé par législation. Or, les questions portant sur des plaintes antérieures qui traiteraient déjà des mêmes violations dites répertoriées comme preuve non disponible les 25 et 26 juin dernier sont tout à fait pertinentes à une requête visant à présenter une preuve complémentaire. Ce sont des questions auxquelles M. Thibodeau devait répondre.

[28]  Le contre-interrogatoire dans notre système accusatoire est un outil important : quelqu’un qui témoigne, en Cour ou grâce à un affidavit, n’est pas à l’abri de questions inquisitoires. Ce témoin met de l’avant des éléments de preuve qu’on doit pouvoir questionner. Quand, en plus, il existe des règles relatives à l’admissibilité, comme ici la disponibilité antérieure des mêmes éléments et la règle contre la division de sa propre cause, il y a lieu de permettre un contre-interrogatoire à cet égard. Dit autrement, qui fournit de la preuve s’expose au contre-interrogatoire. Comme le disait le juge Muldoon dans Swing Paints Ltd.c Minwax Co. [1984] 2 F.C. 521, p. 531, le témoignage à la dérobade n’est pas permis. Il ajoutait :

La personne qui donne un affidavit doit se soumettre au contre-interrogatoire non seulement sur des questions précisément énoncées dans son affidavit, mais également sur les questions connexes que soulèvent ses réponses. De même elle doit répondre franchement à toutes les questions dont on peut raisonnablement s'attendre à ce qu'elle eût connaissance et qui se rapportent à la principale question en litige dans la procédure que concerne son affidavit, s'il y a lieu.

[29]  Par ailleurs, il est possible d’abuser du contre-interrogatoire et les tribunaux interviennent au besoin. Ainsi, le contre-interrogatoire sur affidavit n’est pas l’examen au préalable et il ne doit pas le devenir.

F.  Remède recherché

[30]  En l’espèce, le contre-interrogatoire sur affidavit devra continuer et 30 des 31 questions restées sans réponse devront être répondues. Il sera bien sûr possible de poursuivre avec des questions connexes une fois les réponses données aux questions, dans la foulée des questions reliées à la question pour laquelle un refus a été enregistré.

[31]  La défenderesse avait demandé initialement à ce que la sanction au refus de répondre soit la radiation des affidavits des 15 et 19 juillet sur lesquels le contre-interrogatoire est mené. La défenderesse a sagement choisi à l’audience de ne pas insister et de ne pas requérir ce remède qui avait toutes les allures d’être disproportionné. La question de l’admissibilité de ces affidavits devra plutôt faire l’objet d’une audition une fois que le contre-interrogatoire aura été complété et qu’un dossier complet comprenant le contre-interrogatoire sera devant la Cour. La requête du 22 juillet pour faire admettre ces affidavits ne fait pas l’objet d’une adjudication avant le temps.

[32]  Reste aussi pendante une autre requête pour faire admettre un autre affidavit complémentaire. Comme dit plus tôt, cet affidavit du 2 août 2019 faisait suite à un autre passage du demandeur à l’aéroport d’Halifax, celui-là le 30 juillet 2019. La défenderesse a indiqué une intention de contre-interroger M. Thibodeau sur ce nouvel affidavit. La Cour dit espérer que la présente ordonnance et ses motifs pourra être utile aux parties dans ce deuxième contre-interrogatoire.

G.  Conclusion

[33]  La défenderesse demandait que la continuation du contre-interrogatoire se fasse aux frais du demandeur. J’en suis plutôt venu à la conclusion que, puisqu’il s’agit du contre-interrogatoire lancé par la défenderesse qui veut maintenant le continuer, celui-ci continuera aux frais de la défenderesse.

[34]  Par ailleurs, le demandeur-affiant a refusé de répondre à des questions légitimes, forçant ainsi la défenderesse à présenter la présente requête tout en suspendant son contre-interrogatoire. Elle a droit à ses dépens. Il a été proposé qu’ils soient fixés à 1 000 $. Lors de la requête en radiation de paragraphes d’un autre affidavit, mon collègue le juge Martineau a ordonné des dépens en faveur de M. Thibodeau qui avait réussi à repousser la requête (2018 CF 223). Les dépens avaient été fixés à hauteur de 1 250 $. Le montant de 1 000 $ me semble équitable dans les circonstances.


ORDONNANCE au dossier T-1510-17

LA COUR ORDONNE:

  1. L’affiant, M. Michel Thibodeau, devra répondre aux trente questions identifiées comme étant légitimes. Il sera possible de poser des questions connexes relatives à la question pour laquelle le refus de répondre a été enregistré.

  2. La continuation du contre-interrogatoire se fera aux frais de qui l’a entamé, soit la défenderesse.

  3. Des dépens de 1 000 $, y inclus déboursés et taxes, sont ordonnés à être payés par le demandeur à la défenderesse.

« Yvan Roy »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T-1510-17

INTITULÉ :

MICHEL THIBODEAU c ADMINISTRATION DE L’AÉROPORT INTERNATIONAL D’HALIFAX et COMMISSAIRE AUX LANGUES OFFICIELLES DU CANADA

LIEU DE L’AUDIENCE :

OTTAWA (Ontario)

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 28 août 2019

ORDONNANCE ET motifs :

LE JUGE ROY

DATE DES MOTIFS :

LE 9 septembre 2019

COMPARUTIONS :

Michel Thibodeau

POUR LE DEMANDEUR

(POUR SON PROPRE COMPTE)

Patrick Lévesque

Pour la défenderesse

 

Élie Ducharme

POUR L’INTERVENANT

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Norton Rose Fulbright Canada

Ottawa (Ontario)

Pour lA DÉFENDERESSE

Commissariat aux langues officielles du Canada

Gatineau (Québec)

POUR L’INTERVENANT

 

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.