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Date : 20190917


Dossier : T-1718-16

Référence : 2019 CF 1183

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 17 septembre 2019

En présence de monsieur le juge Fothergill

ENTRE :

SHAWN KINGHORNE

demandeur

et

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.  Aperçu

[1]  Shawn Kinghorne demande le contrôle judiciaire d’une décision de l’administration portuaire de Grand Manan [l’administration portuaire] de restreindre l’accès au port de White Head le premier jour de la saison de pêche au homard de 2016 [la politique d’accès]. L’administration portuaire a pris cette décision en vertu des pouvoirs que lui a délégués le ministre des Pêches et des Océans [le ministre] selon la Loi sur les ports de pêche et de plaisance, LRC 1985, c F-24.

[2]  Les parties reconnaissent que la décision faisant l’objet du contrôle a été prise par le conseil d’administration de l’administration portuaire [le conseil] le 6 septembre 2016. Toutefois, les parties ne sont pas d’accord sur la portée de cette décision. Selon M. Kinghorne, il s’agit de [traduction] « l’application de la [politique d’accès] à M. Kinghorne ». Le procureur général affirme qu’il s’agissait d’une [traduction] « décision de renouveler la [politique d’accès] ».

[3]  Je souscris au point de vue du procureur général. Rien dans les communications entre M. Kinghorne et le conseil immédiatement avant la décision n’indique qu’il a été demandé au conseil d’examiner, ou s’il a bel et bien examiné, la question de savoir si M. Kinghorne était visé par la politique d’accès ou s’il devrait en être exempté. La décision faisant l’objet du contrôle est la décision de l’administration portuaire selon laquelle la politique d’accès devrait être renouvelée pour 2016 [la décision].

[4]  La politique d’accès est une décision discrétionnaire de la nature d’une politique ou d’une mesure législative. Il n’y a eu aucun manquement à l’obligation d’équité procédurale qui aurait pu exister envers M. Kinghorne. On ne peut reprocher à l’administration portuaire d’avoir omis d’examiner des éléments de preuve et des arguments qui n’ont pas été présentés au moment où la décision a été prise. La décision de renouveler la politique d’accès était un exercice valide du pouvoir discrétionnaire de l’administration portuaire d’adopter des politiques pour assurer la sécurité publique et cette décision était raisonnable.

[5]  La demande de contrôle judiciaire est par conséquent rejetée.

II.  Faits

A.  Surpeuplement au port de White Head

[6]  L’île White Head se trouve dans la baie de Fundy, à côté de la plus grande île appelée Grand Manan. Elles font toutes les deux partie de la zone de pêche du homard 38 [la ZPH 38].

[7]  La pêche au homard est un secteur concurrentiel. Certaines zones des fonds marins de la ZPH 38 sont plus lucratives que d’autres. Les saisons commencent souvent par une course vers les zones les plus lucratives. Les pêcheurs de homard choisissent les zones des fonds marins au début de la saison selon le principe du premier arrivé, premier servi. M. Kinghorne affirme que le fait d’arriver à un meilleur emplacement quelques minutes seulement avant un concurrent peut entraîner un écart de revenus de 100 000 $ ou plus.

[8]  Chaque année, le deuxième mardi de novembre marque le début de la saison de la pêche au homard dans la ZPH 38. Cette journée est appelée localement la [traduction] « première journée de pêche ». Les pêcheurs de homard ne peuvent quitter le port pour installer leurs casiers qu’après 7 h la première journée de pêche.

[9]  Le port de White Head est situé près de deux des étendues les plus lucratives qui recouvrent les fonds marins de la ZPH 38. Il abrite également le MV William Frankland, un traversier qui relie l’île White Head à l’île Grand Manan et, par extension, à la terre ferme.

[10]  L’administration portuaire exploite le port de White Head, entre autres ports des îles White Head et Grand Manan, conformément à un bail négocié avec le ministre en 1997 [le bail]. En raison de la petite taille du port de White Head et de sa popularité auprès des pêcheurs de homard lors de la première journée de pêche, le conseil et le ministère des Pêches et des Océans [le MPO] sont depuis longtemps préoccupés par le surpeuplement causé par des bateaux de pêche.

[11]  Au début des années 2000, jusqu’à 20 bateaux dont l’exploitation ne se faisait pas habituellement à partir du port de White Head y ont pris leur départ à la première journée de pêche. En 2008, le MPO a adopté une politique de transfert de casiers exigeant de ceux qui souhaitent partir du port de White Head la première journée de pêche qu’ils chargent leurs casiers à homard à bord de leurs bateaux à partir de l’île de White Head. De la sorte, ils ne peuvent pas charger des casiers sur leurs bateaux ailleurs, et ensuite naviguer et accoster au port de White Head. Les pêcheurs doivent plutôt apporter leurs casiers à l’île White Head par traversier et les y entreposer. À la suite de la mise en œuvre de cette politique, le nombre de bateaux supplémentaires au port de White Head la première journée de pêche a diminué considérablement.

[12]  En mars 2014, M. Kinghorne a acheté une remise sur l’île White Head, près du port de White Head. Il utilise la remise pour entreposer de l’équipement, y compris ses casiers pour la saison du homard.

B.  Politique d’accès de 2015

[13]  Au cours de l’été 2015, de nombreux pêcheurs se sont renseignés sur la disponibilité de postes d’amarrage au port de White Head la première journée de pêche. Préoccupé par le risque de surpeuplement et l’effet que cela pourrait avoir sur les activités du traversier, le conseil s’est réuni à plusieurs reprises à l’automne 2015. Le conseil a également fait part de ses inquiétudes aux responsables du Programme des Ports pour petits bateaux du MPO. Au cours d’une réunion tenue le 19 octobre 2015, le conseil a décidé d’adopter la politique d’accès visant à restreindre l’accès au port de White Head la première journée de pêche.

[14]  Le 21 octobre 2015, l’administration portuaire a délivré un avis à [traduction] « tous les propriétaires de bateaux de pêche au homard qui n’exercent pas habituellement leurs activités à partir du port de White Head, mais qui prévoient installer des casiers à homard à partir de ce port [souligné dans l’original] ». La politique d’accès est ainsi rédigée :

[traduction] 

Après de longues discussions avec les responsables du Programme des Ports pour petits bateaux au sujet de questions qui ont été soulevées relatives à la sécurité et à la capacité à White Head, le conseil d’administration de l’administration portuaire a décidé que seuls les bateaux de White Head dont le port d’attache est à White Head 12 mois par année seront autorisés à partir du port de White Head avec leur premier chargement de casiers à 7 h, le 10 novembre 2015 (ou plus tard en raison de conditions météorologiques). Tous les autres bateaux seront considérés comme des intrus et seront poursuivis dans toute la mesure permise par la loi. Vous trouverez ci-jointe une liste des bateaux du port d’attache et un plan opérationnel pour le port de White Head.

[15]  Le bateau de M. Kinghorne, le FV Hustler 05, ne faisait pas partie des 10 bateaux figurant sur la liste des bateaux ayant leur « port d’attache » au port de White Head.

[16]  Après avoir reçu l’avis, M. Kinghorne a demandé à rencontrer l’administration portuaire pour discuter de l’application de la politique d’accès à sa situation. L’administration portuaire a accepté et la réunion a eu lieu le 29 octobre 2015. M. Kinghorne a fait valoir que le FV Hustler 05 devrait être considéré comme ayant son « port d’attache » au port de White Head pendant 12 mois par année. Il a fourni la liste suivante comportant dix points à l’appui de sa thèse :

[traduction] 

1. Le port d’attache figurant sur TOUS les permis que je possède est 25012 White Head.

2. Je suis propriétaire d’une remise et d’un lot de grève (NID 15012222) que j’ai acheté en 2013 pour y débarquer, entreposer et installer mes casiers à homard et les engins connexes.

3. On m’a attribué un poste d’amarrage pour casiers à homard au quai des pêcheurs de White Head.

4. En 2013, j’ai acheté le FV Andrew and Sisters de Barry Russell, que j’ai vendu depuis le port de White Head et je l’ai remplacé par le FV Hustler 05 en utilisant le même poste d’amarrage.

5. Lorsque j’ai commencé à pêcher pour la première fois à partir de White Head en 1997, des détenteurs d’environ quinze permis et leurs bateaux ont quitté l’île : Edison Outhouse (1), Kevin Urquhart (1), Burton Frankland (1), Philip Colwell (2), Darren Carrol (1), Sharon Cossaboom (2), HR Cossaboom (1), Barry Russell (1), Teddy Fletcher (2), Edward Knight (1), Ralston Small (1), Cory Cossaboom (1). Je ne pense donc pas que l’espace soit un problème.

6. J’ai personnellement acheté un des permis de White Head et je l’ai non seulement gardé pour pêcher à partir de ce port, mais j’ai aussi pu obtenir un autre permis.

7. J’emploie actuellement (et j’ai employé dans le passé) des résidents de White Head, ce qui permet de générer des revenus dans l’île et dans la collectivité.

8. L’imposition de restrictions quant aux personnes autorisées à partir depuis le port de White Head pourrait nuire aux ventes futures des permis de pêcheurs qui partiront à la retraite. Si vous achetez un permis, un bateau, une remise et un quai, et que vous recevez le poste d’amarrage sur le quai de White Head associé à ce permis, il ne devrait pas y avoir de doute quant à savoir si vous pouvez ou non partir depuis ce port.

9. J’ai fait des débarquements au port de White Head (pêche au filet maillant).

10. Mon dernier point est celui-ci : si Harold Cossaboom était encore parmi nous aujourd’hui, cette réunion n’aurait pas eu lieu. Le conseil d’administration aurait été correctement informé avant la prise de toute décision concernant la liste des utilisateurs du port d’attache de White Head [caractères gras dans l’original].

[17]  M. Kinghorne a également remis à l’administration portuaire une pétition signée par neuf autres pêcheurs du port de White Head qui appuyaient son inscription sur la liste des bateaux du « port d’attache ».

[18]  Malgré les arguments de M. Kinghorne, l’administration portuaire a décidé de maintenir la politique d’accès. L’administration portuaire a affirmé que sa décision était autorisée par les dispositions du bail relatives à l’accès du public :

[traduction] 

7(1)  L’administration portuaire veille en tout temps à ce que le public ait accès au port sans discrimination aucune et de quelque manière que ce soit.

(2)  Nonobstant le paragraphe 7(1) du présent bail, l’administration portuaire peut refuser l’accès au port ou son utilisation à toute personne, tout véhicule ou navire lorsque cet accès ou cette utilisation serait contraire à l’intérêt du public fréquentant le port et, notamment, rendrait l’utilisation du port dangereuse pour les personnes ou les biens qui s’y trouvent ou empêcherait, entraverait ou gênerait l’utilisation ou la sécurité du port ou ferait obstacle au maintien de l’ordre à cet égard.

[19]  La décision de l’administration portuaire a été communiquée par écrit à M. Kinghorne. Lors de la première journée de pêche en novembre 2015, le FV Hustler 05 est parti du port de White Head en violation de la politique d’accès. L’administration portuaire a imposé une amende de 5 000 $ à M. Kinghorne et celui-ci l’a payée.

C.  Politique d’accès pour 2016

[20]   En juillet 2016, l’avocat de M. Kinghorne a envoyé deux lettres à l’administration portuaire pour lui demander si elle avait l’intention d’imposer une politique d’accès semblable pour la première journée de pêche de 2016. Le 27 juillet 2016, la gestionnaire de projet de l’administration portuaire, Melanie Sonnenberg, a répondu que la demande de M. Kinghorne serait examinée à une prochaine réunion du conseil.

[21]  Comme il n’a plus eu de nouvelles, l’avocat de M. Kinghorne a écrit deux fois à Mme Sonnenberg en août 2016 pour lui demander quand aurait lieu la réunion sur la politique d’accès pour la première journée de pêche de 2016. L’avocat de M. Kinghorne a écrit de nouveau le 12 septembre 2016.

[22]  Le 14 septembre 2016, l’avocate du conseil a informé l’avocat de M. Kinghorne que le conseil s’était réuni le 6 septembre 2016 et avait décidé de renouveler la politique d’accès.

[23]  Le 26 septembre 2016, M. Kinghorne a écrit à Mme Sonnenberg pour lui demander d’avoir la possibilité d’expliquer pourquoi il devrait être exempté de l’application de la politique d’accès :

[traduction] 

Je vous adresse la présente pour vous demander de bien vouloir tenir une réunion ou m’accorder une entrevue afin que je puisse expliquer plus en détail ma situation et demander qu’on me permette d’installer mes engins de pêche au homard à partir du port de l’île White Head.

En particulier, j’aimerais avoir l’occasion d’expliquer ma situation et d’aborder toute question relative à la sécurité soulevée par l’administration portuaire. J’ai retenu les services d’un ingénieur naval privé pour préparer une évaluation concernant leurs préoccupations en matière de sécurité. J’annexe à la présente une copie du rapport du capitaine Kevin F. Quinn daté du 11 juillet 2016 pour que l’administration portuaire puisse l’examiner.

Étant donné qu’il est prévu que la saison de pêche au homard 2016-2017 commence le 18 novembre 2016, je vous prie de bien vouloir tenir une réunion ou m’accorder une entrevue le plus tôt possible afin que je puisse aborder la décision du 14 septembre 2016 et la politique de 2016 concernant le port de White Head.

[24]  Mme Sonnenberg a répondu le 28 septembre 2016 en demandant à M. Kinghorne de présenter un ordre du jour pour la réunion proposée.

[25]  M. Kinghorne a déposé la présente demande de contrôle judiciaire le 13 octobre 2016.

[26]  Le 19 octobre 2016, l’avocat de M. Kinghorne a écrit à Mme Sonnenberg pour réitérer le but de la réunion proposée. L’avocate de l’administration portuaire a répondu le 21 octobre 2016 pour préciser qu’ils étaient en train de rassembler des documents pour la demande de contrôle judiciaire et qu’il serait inapproprié de se réunir, compte tenu de la procédure judiciaire en cours.

[27]  Le 28 octobre 2016, l’avocat de M. Kinghorne s’est plaint à l’administration portuaire, arguant qu’on n’avait pas fourni à M. Kinghorne les motifs de la mise en œuvre de la politique d’accès en 2015 et de son renouvellement en 2016. L’avocate de l’administration portuaire a répondu le 1er novembre 2016 et a invité M. Kinghorne à rencontrer l’administration portuaire le 4 novembre 2016. M. Kinghorne a décliné l’invitation. Le même jour, l’administration portuaire a donné un avis concernant la politique d’accès aux autres personnes touchées.

[28]  Lors de la première journée de pêche de 2016, M. Kinghorne est de nouveau parti du port de White Head en violation de la politique d’accès. L’administration portuaire a continué de renouveler la politique d’accès au port dans les années subséquentes, et M. Kinghorne a continué de violer la politique. L’administration portuaire n’a pas pris de mesures disciplinaires à l’encontre M. Kinghorne en raison de la présente demande de contrôle judiciaire.

III.  Question préliminaire : quelle est la décision faisant l’objet du contrôle judiciaire?

[29]  Les parties conviennent que la décision faisant l’objet du contrôle a été prise par le conseil le 6 septembre 2016. Toutefois, les parties ne s’entendent pas sur la portée de la décision. Le procureur général affirme qu’il s’agissait d’une [traduction] « décision de renouveler la [politique d’accès] ».

[30]  M. Kinghorne qualifie la décision de l’administration portuaire comme étant un refus de lui permettre de partir du port de White Head la première journée de pêche de 2016, en application de la politique d’accès. Il insiste sur le fait qu’il n’attaque pas la décision de l’administration portuaire d’adopter la politique d’accès, bien qu’il affirme que, s’il avait l’occasion de s’adresser au conseil, il contesterait le fondement de cette politique.

[31]  L’avis de demande de M. Kinghorne est ainsi libellé :

[traduction] 

Il s’agit d’une demande de contrôle judiciaire d’une décision qui a d’abord été communiquée au demandeur par une lettre datée du 14 septembre 2016 relativement à une décision prise par le défendeur le 6 septembre 2016 conformément aux pouvoirs que lui a délégués le ministre des Pêches et des Océans. La décision portait que M. Kinghorne se verrait refuser l’accès au port de White Head pour le début de la saison de pêche au homard de 2016 en application d’une politique d’accès adoptée par le défendeur conformément aux pouvoirs qui lui ont été délégués par le ministre des Pêches et des Océans dans un bail portant sur des terrains portuaires.

[32]  La partie pertinente du procès-verbal de la réunion du conseil du 6 septembre 2016 est formulée de la manière suivante :

[TRADUCTION] 

Une correspondance du cabinet d’avocats Cox and Palmer concernant une demande de S. Kinghorne en vue d’obtenir des éclaircissements quant à la question de savoir si la politique de White Head relative à la première journée de pêche est toujours en vigueur a été fournie au groupe présent. Il a été convenu à l’unanimité que la politique présentée aux utilisateurs l’an dernier en ce qui concerne la politique d’accès relative à la première journée de pêche au port de White Head restera en vigueur. M. Kinghorne en sera informé par écrit.

[33]  Le 14 septembre 2016, l’avocate de l’administration portuaire a écrit à l’avocat de M. Kinghorne. Elle s’est exprimée ainsi, au premier paragraphe :

[TRADUCTION] 

Je crois comprendre que le but de votre demande de renseignements est de déterminer si la politique d’accès demeurera en vigueur au cours de la prochaine saison.

[34]  Cette qualification de la demande de renseignements de M. Kinghorne est conforme aux lettres que l’avocat de M. Kinghorne a envoyées au conseil en juillet et en août 2016, dans lesquelles il demandait si la politique d’accès serait renouvelée pour 2016. Aucune des lettres ne portait sur la question de savoir si M. Kinghorne répondrait aux exigences de la politique d’accès si elle était renouvelée ou s’il devrait en être exempté. Comme l’a précisé l’avocat de M. Kinghorne à l’audience, si la politique d’accès n’avait pas été renouvelée, il n’aurait pas été nécessaire d’aborder ces points.

[35]  La lettre du 14 septembre 2016 de l’avocate de l’administration portuaire se poursuivait ainsi :

[traduction] 

J’ai été informée que le conseil d’administration s’est réuni le 6 septembre et a examiné votre question, qui est de savoir si la politique d’accès de White Head serait appliquée en 2016. Après avoir examiné attentivement l’incidence de la politique sur M. Kinghorne et les autres propriétaires et exploitants de bateaux touchés par la même situation, le conseil a décidé que la politique demeurerait en vigueur pour la saison 2016.

[36]  Le reste de la lettre rappelait les origines de la politique et les efforts déployés par le conseil pour gérer l’accès sécuritaire au port. Ni le procès-verbal de la réunion du conseil au cours de laquelle la décision a été prise, ni la lettre de l’avocate de l’administration portuaire communiquant la décision à M. Kinghorne ne mentionnaient les considérations contenues dans la liste en dix points que ce dernier avait présentée en 2015. Le conseil n’a pas préparé de motifs sur l’un ou l’autre de ces points. Néanmoins, la lettre de l’administration portuaire du 14 septembre 2016 se termine par la déclaration suivante :

[traduction] 

Le conseil est d’avis que des motifs suffisants ont été fournis à M. Kinghorne en 2015. Toutefois, si vous avez d’autres questions ou préoccupations à ce sujet, je serais heureuse d’y répondre directement.

[37]  M. Kinghorne affirme que la lettre de l’avocate du conseil donne manifestement à penser que la décision ne se limitait pas à la question de savoir si la politique d’accès devrait être adoptée, mais qu’elle portait également sur l’application de la politique à sa situation personnelle. Le procureur général répond que la décision opérationnelle est celle du conseil et non celle de l’avocate qui a communiqué la décision à M. Kinghorne.

[38]  La thèse du procureur général concorde avec les événements qui se sont produits après la décision. La lettre de l’avocat de M. Kinghorne datée du 19 octobre 2016 était la première manifestation du fait qu’il demandait une justification pour la mise en œuvre de la politique d’accès de 2016 ou son application à M. Kinghorne. Celui-ci a été invité à rencontrer l’administration portuaire pour discuter de la question le 4 novembre 2016, mais il a refusé.

[39]  La seule décision prise par le conseil le 6 septembre 2016 a été celle de renouveler la politique d’accès pour 2016. La partie pertinente du procès-verbal de cette réunion indique seulement qu’[traduction] « [i]l a été convenu à l’unanimité que la politique présentée aux utilisateurs l’an dernier en ce qui concerne la politique d’accès relative à la première journée de pêche au port de White Head restera en vigueur ». Rien dans le dossier, y compris les observations présentées au nom de M. Kinghorne, n’indique qu’on a demandé au conseil d’examiner, ou qu’il a examiné, l’application de la politique d’accès à M. Kinghorne à la lumière des diverses justifications qu’il avait présentées dans le passé.

[40]  La lettre de l’avocate du conseil datée du 14 septembre 2016 a créé une certaine ambiguïté quant à la portée de la décision. Il y était mentionné que le conseil avait examiné [traduction] « l’incidence de la politique sur M. Kinghorne » et que des [traduction] « motifs suffisants [avaient été] fournis à M. Kinghorne en 2015 ». Vu les nombreuses communications échangées entre les parties concernant le souhait de M. Kinghorne de partir du port de White Head la première journée de pêche, on peut pardonner à M. Kinghorne d’avoir pensé que la décision englobait les arguments qu’il avait antérieurement avancés à l’appui de son droit de partir de ce port. Toutefois, il ressort manifestement du dossier que la seule question examinée par le conseil le 6 septembre 2016 était de savoir s’il fallait renouveler la politique d’accès, et non si M. Kinghorne était visé par la politique ou s’il devait en être exempté.

[41]  Malgré l’introduction de la demande de contrôle judiciaire de M. Kinghorne, l’administration portuaire a proposé à ce dernier de discuter de la politique d’accès et de son application à sa situation personnelle le 4 novembre 2016. Si cette réunion avait eu lieu et si le conseil avait pris une décision appuyée par des motifs portant sur les arguments de M. Kinghorne et le rapport d’expert du capitaine Quinn, elle aurait pu servir de fondement à une demande de contrôle judiciaire de cette décision. Mais la décision n’a jamais été prise. Il va de soi que la Cour ne peut pas procéder au contrôle judiciaire d’une décision qui n’a pas été prise.

[42]  Je conclus donc que la décision faisant l’objet du contrôle judiciaire est la décision du conseil selon laquelle la politique d’accès devrait être renouvelée pour 2016. La décision a été communiquée à M. Kinghorne le 14 septembre 2016.

IV.  Questions en litige

[43]  Les autres questions en litige soulevées par la présente demande de contrôle judiciaire sont les suivantes :

  1. Quelle est la norme de contrôle applicable?

  2. La décision était-elle équitable sur le plan de la procédure?

  3. La décision était-elle raisonnable?

V.  Analyse

A.  Quelle est la norme de contrôle applicable?

[44]  L’équité procédurale est une question que doit trancher la Cour. La norme applicable à la question de savoir si la décision a été prise dans le respect de l’équité procédurale est celle de la décision correcte (Chemin de fer Canadian Pacifique Limitée c Canada (Procureur général), 2018 CAF 69, au paragraphe 34, citant l’arrêt Établissement de Mission c Khela, 2014 CSC 24, au paragraphe 79).

[45]   La décision prise par l’administration portuaire d’adopter la politique d’accès doit être contrôlée selon la norme de la décision raisonnable (Archer c Canada (Procureur général), 2012 CF 1175, aux paragraphes 48 et 49). Le caractère raisonnable est une norme empreinte de déférence, et tient principalement à la justification de la décision, à la transparence et à l’intelligibilité du processus décisionnel. La Cour n’interviendra que si la décision n’appartient pas aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit (Canada (Commission canadienne des droits de la personne) c Canada (Procureur général), 2018 CSC 31, au paragraphe 55, citant l’arrêt Dunsmuir c Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, au paragraphe 47).

B.  La décision était-elle équitable sur le plan de la procédure?

[46]  M. Kinghorne précise que l’administration portuaire devait faire preuve d’un degré élevé d’équité procédurale à son endroit (citant Baker c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 RCS 817, au paragraphe 20 [Baker]). Dans l’arrêt Baker, une liste non exhaustive des cinq facteurs suivants a été prescrite pour déterminer le contenu de l’obligation d’équité (aux paragraphes 23 à 27) :

  • a) la nature de la décision recherchée et le processus suivi pour y parvenir;

  • b) la nature du régime législatif et les termes de la loi en vertu de laquelle agit le décideur;

  • c) l’importance de la décision pour les personnes visées;

  • d) les attentes légitimes de la personne qui conteste la décision;

  • e) les choix de procédure que le décideur fait.

[47]  M. Kinghorne avance qu’on lui a refusé même le niveau minimal d’équité procédurale, c’est-à-dire l’avis de la décision et une possibilité raisonnable de répondre (citant les arrêts Nicholson c Haldimand-Norfolk Regional Police Commissioners, [1979] 1 RCS 311, au paragraphe 27; Baker, au paragraphe 28; Moreau-Bérubé c Nouveau-Brunswick (Conseil de la magistrature), 2002 CSC 11, au paragraphe 75). Il se plaint du fait qu’il n’a été avisé de la décision que le 14 septembre 2016, bien qu’il ait demandé des renseignements sur la politique à partir du 11 juillet 2016. L’administration portuaire ne l’a pas invité à présenter des observations ni ne lui a présenté de justification concernant sa décision de renouveler la politique d’accès.

[48]  Le procureur général répond que, s’ils sont correctement appliqués, les facteurs énoncés dans l’arrêt Baker démontrent que les principes de justice naturelle concernant le droit d’être avisé et le droit d’être entendu ne s’appliquaient pas en l’espèce. Le procureur général admet que plus le processus décisionnel se rapproche du processus décisionnel judiciaire, plus les exigences en matière de protection procédurale augmentent (citant l’arrêt Baker, au paragraphe 23). Toutefois, si la décision était une décision discrétionnaire de la nature d’une politique ou d’une mesure législative, alors les règles relatives à l’équité procédurale ne s’appliquent pas (citant la décision Assoc. canadienne des importateurs réglementés c Canada (Procureur général), [1994] 2 CF 247, [1994] ACF No 1, au paragraphe 18).

[49]  Je souscris au point de vue du procureur général selon lequel la décision de l’administration portuaire de renouveler la politique d’accès en 2016 se rapproche de l’extrémité législative du spectre (voir, par exemple, Malcolm c Canada (Pêches et Océans), 2014 CAF 130, aux paragraphes 31 à 35; Carpenter Fishing Corp c Canada, [1998] 2 CF 548, [1997] ACF No 1811, aux paragraphes 28 et 29). Ni le régime établi par la loi ni le bail n’offraient au public un processus permettant de contester les décisions limitant l’accès du public pour des raisons de sécurité publique. M. Kinghorne n’avait pas non plus d’attente légitime d’être consulté relativement à la décision d’adopter ou de renouveler la politique d’accès. Toutes ses observations visaient à déterminer si la politique d’accès serait renouvelée en 2016, et non si elle devrait l’être ou si elle pourrait avoir une incidence sur lui en cas de renouvellement. Enfin, bien qu’ils ne soient pas déterminants, les choix de procédure faits par le conseil doivent être pris en compte (arrêt Baker, au paragraphe 27).

[50]  L’administration portuaire était libre d’adopter des politiques relatives à la sécurité publique, et ce à sa discrétion (Mobil Oil Canada Ltd c Office Canada – Terre-Neuve des hydrocarbures extracôtiers, [1994] 1 RCS 202, [1994] ACS No 14, à la page 228; Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Patel, 2002 CAF 55, aux paragraphes 5 et 12). Il n’y a eu aucun manquement à l’obligation d’équité procédurale qui aurait pu exister envers M. Kinghorne.

C.  La décision était-elle raisonnable?

[51]  M. Kinghorne soutient que l’administration portuaire a appliqué de façon déraisonnable la politique d’accès à sa situation personnelle et n’a pas dûment tenu compte de la preuve selon laquelle les [traduction] « ports d’attache » du FV Hustler 05 étaient situés au port de White Head (citant Cepeda-Gutierrez c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1998] ACF No 1425, 157 FTR 35, au paragraphe 17). Il avance également que la politique d’accès n’a pas en fait permis de réduire le surpeuplement ou d’améliorer la sécurité du traversier. Il se fonde sur le rapport du capitaine Quinn, qui a conclu que le FV Hustler 05 n’avait jamais gêné l’exploitation du traversier et qu’il ne le ferait pas dans l’avenir.

[52]  La thèse soutenue par M. Kinghorne présuppose qu’on a demandé à l’administration portuaire d’analyser l’application de la politique d’accès à sa situation personnelle, et qu’elle a omis d’examiner les éléments de preuve et les arguments qu’il avait présentés. Toutefois, comme je l’ai déjà mentionné, la décision prise par l’administration portuaire le 6 septembre 2016 ne portait que sur la question de savoir si la politique d’accès serait renouvelée. Dans ses lettres adressées à l’administration portuaire en juillet et en août 2016, M. Kinghorne n’a formulé aucune observation concernant l’application de la politique d’accès à sa situation personnelle à la lumière des nombreuses considérations qu’il avance maintenant dans la présente demande de contrôle judiciaire. Le rapport du capitaine Quinn a été fourni à l’administration portuaire le 26 septembre 2016, bien après que la décision avait été prise. On ne peut reprocher à l’administration portuaire d’avoir omis d’examiner des éléments de preuve et des arguments qui n’ont pas été présentés au moment de sa décision (Diarra c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CF 1515, au paragraphe 12).

[53]  Par conséquent, je conclus que la décision de renouveler la politique d’accès était un exercice valide du pouvoir discrétionnaire de l’administration portuaire d’adopter des politiques pour assurer la sécurité publique et que cette décision était raisonnable.

VI.  Conclusion

[54]  La demande de contrôle judiciaire est rejetée.

[55]  Compte tenu de l’ambiguïté créée par la lettre de l’avocate de l’administration portuaire par laquelle elle a communiqué la décision du conseil à M. Kinghorne, j’exerce mon pouvoir discrétionnaire de ne pas adjuger de dépens.


JUGEMENT

LA COUR STATUE que la demande de contrôle judiciaire est rejetée, sans frais.

« Simon Fothergill »

Juge

Traduction certifiée conforme

Ce 1er jour d’octobre 2019.

Isabelle Mathieu, traductrice


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


 

DoSSIER :

T-1718-16

 

INTITULÉ :

SHAWN KINGHORNE c LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Halifax (NoUvELLE ÉCOSSE)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 13 AOÛT 2019

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT :

LE JUGE FOTHERGILL

 

DATE DES MOTIFS :

LE 17 SeptembRE 2019

 

COMPARUTIONS :

Patrick E. Hurley, c.r.

Ryan Baxter

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Patricia McPhee

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

McInnes Cooper

Avocats

Fredericton (Nouveau-Brunswick)

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Procureur général du Canada

Halifax (Nouvelle-Écosse)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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