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Date : 20190830


Dossier : T-146-19

Référence : 2019 CF 1119

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, RÉVISÉE PAR L’AUTEUR]

Vancouver (Colombie-Britannique), le 30 août 2019

En présence de monsieur le juge Sébastien Grammond

ENTRE :

SAMANTHA WHALEN

demanderesse

et

PREMIÈRE NATION No 468 DE FORT MCMURRAY

défenderesse

ORDONNANCE CONCERNANT LES DÉPENS ET MOTIFS

[1]  La demanderesse, Mme Samantha Whalen, a été élue conseillère de la défenderesse, la Première Nation no 468 de Fort McMurray [la PNFM], en juin 2018. En janvier 2019, le conseil de la PNFM a voulu suspendre la conseillère Whalen de ses fonctions. Celle-ci a alors saisi notre Cour d’une demande de contrôle judiciaire. Le 24 mai 2019, j’ai fait droit à sa demande, mais j’ai reporté ma décision sur les dépens. Depuis lors, les parties ont présenté leurs observations à cet égard. La conseillère Whalen réclame les dépens sur la base avocat-client ou, en d’autres termes, une pleine indemnisation des frais juridiques qu’elle a encourus. À titre subsidiaire, elle demande une somme globale ou l’adjudication des dépens [traduction] « à un niveau supérieur à ceux qui sont habituellement adjugés ». La PNFM, pour sa part, affirme qu’il n’y a pas lieu en l’espèce d’adjuger les dépens sur la base avocat-client ou d’accorder une somme globale. Elle affirme qu’elle devrait uniquement être condamnée à payer les dépens selon le tarif prévu à l’annexe des Règles des Cours fédérales, DORS/98‑106. Voici les motifs pour lesquels j’ai décidé d’adjuger à la conseillère Whalen la somme globale de 40 000 $ à titre de dépens.

I.  Principes fondamentaux

[2]  Adjuger les dépens à la partie qui obtient gain de cause au procès est une pratique suivie depuis très longtemps par les tribunaux canadiens. Dans l’arrêt Colombie‑Britannique (Ministre des Forêts) c Bande indienne Okanagan, 2003 CSC 71, [2003] 3 RCS 371 [Okanagan], la Cour suprême du Canada a analysé les objectifs visés par l’adjudication des dépens.

[3]  Le premier objectif et le plus traditionnel en matière d’adjudication de dépens est l’indemnisation de la partie ayant gain de cause. Les frais juridiques qu’a dû engager une partie pour introduire ou contester une action en justice sont considérés comme une sorte de préjudice qui exige une indemnisation. En soutenant une position qui a été jugée sans fondement, la partie déboutée est considérée comme ayant causé un préjudice injustifié à la partie qui a obtenu gain de cause.

[4]  De nos jours, l’adjudication des dépens vise aussi des objectifs de politique publique (Okanagan, aux paragraphes 22 à 26). En transférant les coûts engendrés par l’instance judiciaire à la partie déboutée, cette adjudication oblige les parties à « internaliser » ces coûts, c’est-à-dire à en tenir compte lorsqu’elles prennent des décisions concernant le déroulement de l’instance. Ainsi, de diverses manières, l’adjudication des dépens incite les parties à utiliser rationnellement les ressources judiciaires limitées. Par exemple, on dit que l’adjudication des dépens favorise les règlements hors cour, car les parties tiennent compte des dépens lorsqu’elles évaluent les risques de se rendre jusqu’au procès. De même, on dit que l’adjudication des dépens décourage les poursuites frivoles ou vexatoires, car les plaideurs qui intentent de telles poursuites savent qu’ils devront indemniser l’autre partie.

[5]  En troisième lieu, l’adjudication des dépens peut contribuer à faciliter l’accès à la justice. En effet, les parties disposant de moyens financiers limités peuvent intenter une poursuite qui a de bonnes chances de succès sachant que, si elles obtiennent gain de cause, leurs dépens seront assumés par la partie adverse. Toutefois, l’adjudication des dépens peut aussi nuire à l’accès à la justice, si la perspective d’avoir à payer les dépens de la partie adverse a un effet dissuasif sur les demandeurs qui n’ont aucun moyen de payer les dépens en plus de leurs propres frais juridiques : Eric S. Knutsen, « The Cost of Costs: The Unfortunate Deterrence of Everyday Civil Litigation in Canada » (2010) 36 Queen’s LJ 113. C’est la raison pour laquelle les tribunaux invoquent parfois les problèmes d’accès à la justice pour justifier leur refus d’accorder des dépens dans des causes d’intérêt public (Okanagan, aux paragraphes 28 à 30).

[6]  À la Cour fédérale, l’adjudication des dépens est régie par les articles 400 à 422 des Règles des Cours fédérales. Comme c’est le cas pour la plupart des autres tribunaux canadiens, le principe fondamental en matière d’adjudication des dépens est celui du pouvoir discrétionnaire absolu du juge de première instance : paragraphe 400(1) des Règles; Consorzio del Prosciutto di Parma c Maple Leaf Meats Inc, 2002 CAF 417, au paragraphe 9, [2003] 2 CF 451 [Consorzio del Prosciutto]). Ce pouvoir doit cependant être exercé judiciairement, c’est-à-dire en respectant un ensemble de lignes directrices qui figurent dans les règles de procédure ou dans la jurisprudence établie par les tribunaux au fil du temps. Il y a de bonnes raisons d’adopter une démarche structurée dans l’exercice de ce pouvoir discrétionnaire. Comme le juge Donald Rennie de la Cour d’appel fédérale l’a écrit au paragraphe 19 de l’arrêt Nova Chemicals Corp c Dow Chemical Co, 2017 CAF 25 [Nova Chemicals] : « [i]l faut également que les dépens soient prévisibles et cohérents afin que les avocats puissent bien conseiller leurs clients et que ceux-ci puissent prendre des décisions éclairées quant aux risques associés aux litiges. »

[7]  Même s’il n’est pas explicitement énoncé dans les Règles des Cours fédérales, le principe le plus élémentaire qui balise l’exercice de ce pouvoir discrétionnaire est qu’en l’absence d’autres facteurs, le juge devrait condamner la partie déboutée à payer les dépens à la partie qui obtient gain de cause (Okanagan, au paragraphe 20; Fédération canadienne des municipalités c AT & T Canada Corp, 2002 CAF 500, [2003] 3 CF 379). Le paragraphe 400(3) des Règles propose une liste de facteurs dont le juge peut aussi tenir compte lorsqu’il adjuge les dépens.

[8]  À la Cour fédérale, comme pour la plupart des autres tribunaux canadiens, le mécanisme applicable par défaut pour évaluer le montant des dépens à adjuger est un tarif : Consorzio del Prosciutto, au paragraphe 9. Une valeur fixe (ou une fourchette) est attribuée à chaque étape du déroulement de l’instance, et le montant des dépens varie donc en fonction des étapes qui ont été réalisées au cours de l’instance, ainsi que d’autres facteurs comme la durée de l’audience. Le recours à un tarif simplifie la taxation des dépens et assure une certaine cohérence dans les affaires semblables. Il garantit également que le montant adjugé ne dépend pas du fait que la partie adverse a engagé un avocat dont les services sont bon marché ou coûteux : voir, par exemple, Yeti Coolers, LLC c Howsue Holdings Inc, 2019 CF 571, au paragraphe 5.

[9]  Il est néanmoins bien connu que l’application d’un tarif donne habituellement lieu à une adjudication des dépens dont le montant est nettement inférieur aux frais effectivement engagés par la partie qui obtient gain de cause : Nova Chemicals, au paragraphe 13. Ainsi, il est généralement admis que, plutôt que d’assurer une indemnisation intégrale, l’adjudication des dépens vise à garantir une « contribution raisonnable » aux frais juridiques de la partie qui obtient gain de cause : Nova Chemicals, au paragraphe 13; Consorzio del Prosciutto, aux paragraphes 8 et 9.

[10]  Dans le cas où le tarif ne semble pas permettre une indemnisation suffisante, les tribunaux ont mis au point des outils permettant d’adjuger des dépens plus élevés. L’un de ces outils s’appelle les « dépens avocat-client », qui sont synonymes d’une indemnisation intégrale ou quasi intégrale des frais juridiques et des débours de la partie ayant gain de cause. Lorsqu’une partie réclame des dépens avocat-client, elle doit divulguer les honoraires qu’elle a payés à son avocat, ainsi que les autres débours (comme les honoraires d’experts) qu’elle a engagés pour faire avancer sa cause. Comme je l’expliquerai plus loin, les dépens sont adjugés sur la base avocat-client seulement dans des circonstances exceptionnelles, habituellement pour sanctionner la conduite répréhensible d’une partie lors du déroulement de l’instance.

[11]  Plus récemment, notre Cour a adjugé des dépens en accordant une somme globale en vertu du paragraphe 400(4) des Règles comme une autre façon d’accorder une indemnisation beaucoup plus substantielle que celle qui découle de l’application du tarif. Dans l’arrêt Nova Chemicals, la Cour d’appel fédérale a approuvé l’adjudication de dépens sous forme de somme globale à cette fin, tout en soulignant que l’écart entre les dépenses réellement engagées par une partie et l’indemnisation prévue par le tarif ne constituait pas, en soi, une raison suffisante d’accorder un montant plus élevé. L’adjudication d’une somme globale est également utilisée comme moyen de limiter la responsabilité d’une partie à l’égard des dépens à un montant inférieur à celui que le tarif prévoit, habituellement lorsque la partie dispose de peu de moyens et qu’elle n’a pas eu gain de cause dans sa poursuite contre l’État : voir, par exemple, Kirkpatrick c Canada (Procureur général), 2019 CF 196, au paragraphe 52; Lauzon c Canada (Procureur général), 2019 CF 245, au paragraphe 72.

II.  Dépens avocat-client

[12]  La conseillère Whalen sollicite les dépens sur la base avocat-client. Je suis en désaccord avec elle sur ce point. Je vais expliquer pourquoi elle n’a pas démontré que la présente affaire appartient aux catégories dans lesquelles les dépens avocat-client sont habituellement accordés. Elle soutient également que des considérations spéciales devraient s’appliquer dans les affaires de gouvernance des Premières Nations. Je vais expliquer pourquoi, à mon avis, ces considérations ne justifient pas l’adjudication de dépens sur la base avocat-client, bien qu’elles justifient l’attribution d’une somme globale selon un barème supérieur.

A.  Les catégories habituelles

[13]  Dans l’arrêt Québec (Procureur général) c Lacombe, 2010 CSC 38, au paragraphe 67, [2010] 2 RCS 453, la Cour suprême du Canada a déclaré que les dépens sont « très rarement accordés » sur la base avocat-client et a donné deux exemples où une telle adjudication serait justifiée : (1) dans le cas d’une conduite « répréhensible, scandaleuse ou outrageante » d’une partie; (2) si le procès a été intenté pour des raisons d’intérêt public.

[14]  La première possibilité englobe principalement des cas où une partie a adopté une conduite répréhensible au cours de l’instance. Elle peut également englober des cas où « le défendeur a violé les droits du demandeur de manière délibérée et inexcusable » : Louis Vuitton Malletier S.A. c Singga Enterprises (Canada) Inc, 2011 CF 776, au paragraphe 184, [2013] 1 RCF 413. Toutefois, le simple fait que la thèse d’une partie a été jugée sans fondement ne suffit pas à justifier l’adjudication des dépens sur la base avocat-client : Young c Young, [1993] 4 RCS 3, à la page 134.

[15]  Dans ses observations, la conseillère Whalen fait valoir que le présent litige aurait pu être évité si le conseil de la PNFM s’était renseigné sur l’étendue des pouvoirs que lui confère le code électoral. Si j’ai bien compris son argument, elle soutient que la thèse de la PNFM était à ce point mal fondée qu’elle justifiait l’adjudication des dépens sur la base avocat-client. Je ne suis pas d’accord. Bien entendu, j’ignore quels avis juridiques le conseil a obtenus avant de tenter de suspendre la conseillère Whalen. Quoi qu’il en soit, les deux parties ont présenté un grand nombre d’éléments de preuve contradictoires sur la coutume de la PNFM et ont présenté des arguments juridiques élaborés. Malgré l’issue de l’affaire, on ne peut prétendre que la thèse défendue par la PNFM était frivole dès le départ.

[16]  La conseillère Whalen affirme également que l’espèce appartient à la deuxième catégorie de cas où les dépens ont été adjugés sur la base avocat-client. Dans l’arrêt Okanagan, la Cour suprême a énoncé les critères permettant d’accorder une provision pour frais dans les litiges d’intérêt public (au paragraphe 40) :

1.  La partie qui demande une provision pour frais n’a véritablement pas les moyens de payer les frais occasionnés par le litige et ne dispose réalistement d’aucune autre source de financement lui permettant de soumettre les questions en cause au tribunal — bref, elle serait incapable d’agir en justice sans l’ordonnance.

2.  La demande vaut prima facie d’être instruite, c’est‑à‑dire qu’elle paraît au moins suffisamment valable et, de ce fait, il serait contraire aux intérêts de la justice que le plaideur renonce à agir en justice parce qu’il n’en a pas les moyens financiers.

3.  Les questions soulevées dépassent le cadre des intérêts du plaideur, revêtent une importance pour le public et n’ont pas encore été tranchées.

[17]  Dans une décision subséquente, la Cour a appliqué ces critères, avec les adaptations nécessaires, à des demandes visant à obtenir les dépens avocat-client dans des affaires d’intérêt public : Carter c Canada (Procureur général), 2015 CSC 5 aux paragraphes 133 à 143, [2015] 1 RCS 331. La Cour a précisé qu’il fallait éviter de créer un régime d’aide juridique parallèle (au paragraphe 137) et a fait observer que seules les questions ayant « une incidence importante et généralisée sur la société » (au paragraphe 140) pouvaient donner lieu aux dépens procureur-client.

[18]  En l’espèce, rien ne me permet de penser que la conseillère Whalen n’a pas les moyens financiers d’intenter la présente demande de contrôle judiciaire. De plus, sans minimiser l’importance que revêt la présente demande pour la bonne gouvernance de la PNFM, il m’est impossible de conclure que l’espèce a « une incidence importante et généralisée sur la société ».

B.  Affaires de gouvernance des Premières Nations

[19]  La conseillère Whalen attire également mon attention sur plusieurs décisions portant sur la gouvernance des Premières Nations dans lesquelles notre Cour a adjugé des dépens avocat‑client.

[20]  Lorsqu’on analyse ces affaires, il faut garder à l’esprit le principe fondamental selon lequel l’adjudication des dépens est une décision discrétionnaire qui dépend en grande partie des circonstances précises de chaque cas. Il faut faire preuve de prudence avant de tenter toute généralisation.

[21]  Dans des décisions comme Bellegarde c Poitras, 2009 CF 1212 [Bellegarde], conf. par 2011 CAF 317; Shotclose c Première nation de Stoney, 2011 CF 1051 [Shotclose], et Knebush c Maygard, 2014 CF 1247, [2015] 4 RCF 367 [Knebush], la Cour s’est montrée sensible au déséquilibre des ressources dont disposaient les parties impliquées dans des différends en matière de gouvernance (Bellegarde, au paragraphe 8; Shotclose, au paragraphe 18). Comme mon collègue le juge Leonard Mandamin l’a écrit au paragraphe 59 de la décision Knebush :

Il faut également tenir compte du déséquilibre entre un membre d’une Première Nation qui présente une demande de contrôle judiciaire pour faire respecter les lois de la Première Nation et les défendeurs qui constituent l’organisme dirigeant de la Première Nation. Ces défendeurs, généralement les chefs et les conseillers, sont en position de se faire rembourser leurs frais juridiques par la Première Nation. Si une demande de contrôle judiciaire traite bel et bien de la question de la loi de la Première Nation, il me semble que, dans l’intérêt public, les demandeurs individuels peuvent eux aussi avoir le même droit de s’adresser à la Première Nation pour se faire rembourser leurs frais.

[22]  Dans certaines affaires où la demande a été rejetée, la Cour a refusé de condamner le demandeur débouté aux dépens au motif que l’affaire soulevait des questions d’intérêt public pour la Première Nation : Coutlee c Première Nation Lower Nicola, 2015 CF 1305; Twinn c Première Nation Sawridge, 2017 CF 407, au paragraphe 131; Première Nation Cowessess no 73 c Pelletier, 2017 CF 859.

[23]  Je n’interprète pas ces décisions comme établissant un régime distinct de dépens dans le cas des différends relatifs à la gouvernance des Premières Nations. Il ressort clairement des motifs de mes collègues qu’ils ont tenu compte de l’ensemble des circonstances de chaque cas et que, dans la plupart des cas où des dépens ont été adjugés sur la base avocat-client, l’existence d’une conduite répréhensible avait été démontrée : Shotclose, aux paragraphes 9 à 14; voir également Conseil coutumier de la première nation Anishinabe de Roseau River c Nelson, 2013 CF 180, aux paragraphes 61 à 76.

[24]  De plus, la Cour a très souvent adjugé les dépens en appliquant un barème beaucoup moins élevé ou en suivant le tarif : voir, par exemple, Landry c Conseil des Abénakis de Wôlinak, 2018 CF 1270; Louie c Louie, 2018 CF 550; Commanda c Première Nation des Algonquins de Pikwakanagan, 2018 CF 616; Pastion c Première nation Dene Tha’, 2018 CF 648, [2018] 4 RCF 467. Il se peut que, dans ces affaires, les parties n’aient tout simplement pas demandé l’adjudication de dépens selon un barème supérieur.

[25]  Il serait par ailleurs difficile de concilier l’adjudication routinière de dépens avocat‑client dans les affaires de gouvernance des Premières Nations avec la jurisprudence de la Cour suprême en matière de dépens. La Cour a affirmé catégoriquement que les dépens ne devaient pas être adjugés de manière à créer un régime d’aide juridique parallèle ou à appliquer des critères qui seront toujours respectés dans certaines catégories de causes : Carter, au paragraphe 137. De plus, la perspective d’avoir à payer les dépens de la partie adverse en plus de leurs propres frais impose une forme d’autodiscipline à ceux qui envisagent d’intenter une poursuite et elle décourage les poursuites dont le fondement est mince. L’indemnisation intégrale des demandeurs dans les affaires de gouvernance des Premières Nations, ou même leur protection contre une condamnation à des dépens, supprimerait l’incitation à évaluer soigneusement leurs chances d’obtenir gain de cause et pourrait même inciter à agir dans le sens contraire.

[26]  J’ajouterais simplement que rien n’empêche une Première Nation d’adopter une loi encadrant l’utilisation de ses ressources financières pour payer les frais juridiques des parties à des différends en matière de gouvernance. En plus de constituer une saine méthode de gouvernance, cette façon de procéder réduirait le déséquilibre de ressources dont nous avons déjà parlé.

[27]  Je résumerai de la façon suivante les principes applicables :

  • dans les affaires de gouvernance des Premières Nations, comme dans d’autres affaires, l’adjudication des dépens est laissée à la discrétion du juge de première instance, qui doit exercer ce pouvoir en tenant compte de tous les facteurs pertinents;

  • le déséquilibre qui existe entre les ressources financières du demandeur et celles de la Première Nation, ou avec celles de la partie dont les frais juridiques sont payés par la Première Nation, est un facteur pertinent;

  • pris isolément, toutefois, le déséquilibre des ressources n’est pas un facteur suffisant pour justifier une adjudication des dépens sur la base avocat-client;

  • le fait que la demande a contribué à clarifier l’interprétation des lois ou du cadre de gouvernance d’une Première Nation peut être pris en compte lors de l’adjudication des dépens, mais toutes les demandes ne tombent pas dans cette catégorie.

[28]  En l’espèce, je ne crois pas que ces facteurs justifient l’adjudication des dépens sur une base avocat-client. Toutefois, comme je vais maintenant l’expliquer, ces facteurs justifient l’attribution d’une somme globale selon un barème supérieur.

III.  Somme globale

[29]  À titre subsidiaire, la conseillère Whalen réclame des dépens majorés sous forme de somme globale. Pour les motifs qui suivent, j’accède à sa demande.

[30]  Comme je l’ai déjà mentionné, la Cour d’appel fédérale a approuvé la pratique de notre Cour d’adjuger les dépens selon un barème supérieur sous forme de somme globale : Nova Chemicals. Il ne semble pas exister de critères précis pour justifier ce type d’adjudication de dépens. Par exemple, en adjugeant ce type de dépens, la Cour d’appel fédérale s’est contentée de faire observer que le litige mettait en cause des [traduction] « parties commerciales avisées » et que la demande était dénuée de tout fondement : Sport Maska Inc c Bauer Hockey Ltd, 2019 FCA 204, aux paragraphes 51 et 52. Il se peut fort bien que notre Cour soit disposée à accorder les dépens selon un barème supérieur lorsque de telles parties sont impliquées parce qu’elles sont présumées disposer des ressources nécessaires pour les payer et de la capacité de tenir compte de leur responsabilité potentielle à l’égard des dépens lorsqu’elles prennent des décisions stratégiques au sujet du déroulement du litige. Autrement dit, l’adjudication des dépens selon un barème supérieur peut être une mesure appropriée lorsqu’il est évident qu’elle permettra de mieux atteindre les objectifs en matière d’adjudication de dépens que j’ai déjà énoncés.

[31]  Là encore, le pouvoir discrétionnaire d’accorder une somme globale doit être exercé en tenant compte de tous les facteurs pertinents, notamment de ceux qui sont énumérés au paragraphe 400(3) des Règles, et des facteurs que j’ai énoncés en ce qui concerne les affaires de gouvernance des Premières Nations, sans oublier la question de savoir si l’adjudication d’une somme globale, conformément à la pratique suivie dans des cas semblables, constituera une mesure incitative qui va dans le sens des objectifs de l’adjudication des dépens. Il faut également garder à l’esprit que les Premières Nations de partout au pays sont différentes tant par leur taille que leurs moyens financiers, et qu’elles diffèrent les unes des autres sous de nombreux autres aspects qui peuvent être pertinents dans l’exercice du pouvoir discrétionnaire d’adjuger des dépens.

[32]  En l’espèce, les facteurs suivants m’amènent à conclure que des dépens adjugés selon le tarif ne seraient pas suffisants et que l’adjudication d’une somme globale selon un barème supérieur est justifiée. La conseillère Whalen a dû s’adresser à la Cour pour empêcher la PNFM de contrevenir à ses propres lois. Elle a eu entièrement gain de cause. Bien qu’elle ne semble pas dépourvue des ressources nécessaires pour présenter sa demande, il subsiste un déséquilibre entre ses moyens financiers et ceux de la PNFM. L’adjudication des dépens selon un barème supérieur est donc justifiée pour corriger ce déséquilibre, du moins en partie, et pour s’assurer que la PNFM contribue de façon substantielle aux frais juridiques que la conseillère Whalen a dû engager pour faire valoir ses droits. La preuve qui n’a pas été contestée renferme suffisamment de renseignements sur la situation financière de la PNFM pour me permettre de conclure qu’elle a les moyens de payer des dépens selon un barème plus élevé. En particulier, de son propre aveu, la PNFM a payé des frais juridiques totalisant 164 408 $ pour contester la présente demande. Même si la présente affaire ne concernait pas des questions ayant « une incidence importante et généralisée sur la société » et même si la conseillère Whalen cherchait certainement à faire valoir ses intérêts personnels, mon jugement pourrait servir à clarifier certaines questions juridiques d’intérêt général concernant l’interprétation du règlement électoral de la PNFM ou de codes électoraux rédigés de façon semblable. (Voir également, par analogie, Papequash c Brass, 2018 CF 977, au paragraphe 10.)

[33]  Cela m’amène à la question du montant auquel il convient de chiffrer la somme globale. À cet égard, dans l’arrêt Nova Chemicals, le juge Rennie a mis en garde contre la tentation de fixer un montant ou un pourcentage « de façon arbitraire » (au paragraphe 15). Par contre, l’exercice implique inévitablement une certaine forme d’estimation. Par souci d’uniformité, le juge Rennie a expliqué que ces dépens correspondent généralement à un pourcentage allant de 25 à 50 % des frais effectivement engagés par la partie ayant obtenu gain de cause : Nova Chemicals, au paragraphe 17.

[34]  Il s’ensuit que la partie qui obtient gain de cause doit fournir la preuve de ses frais juridiques à l’appui de sa demande de somme globale. En l’espèce, la conseillère Whalen a produit des relevés de compte de son avocat qui démontraient qu’elle avait déboursé 100 953 $ en honoraires. Il aurait été préférable de fournir un compte rendu plus détaillé de ces frais. Néanmoins, comme j’ai instruit la demande, je suis bien placé pour évaluer la complexité de l’affaire et la somme de travail consacré par les avocats. Les deux parties ont préparé un dossier étoffé. Plus d’une douzaine de témoins ont souscrit des affidavits, et la plupart d’entre eux, sinon tous, ont été contre-interrogés. Les deux parties ont préparé des mémoires exhaustifs traitant de plusieurs questions factuelles et juridiques complexes. L’audience a duré une journée entière et chaque partie était représentée par deux avocats. Je n’ai aucune difficulté à considérer comme réaliste la somme de 100 950 $. De plus, dans ses observations sur les dépens, la PNFM a révélé qu’elle avait consacré 164 408 $ pour contester la présente demande, ce qui rend tout à fait plausible que la conseillère Whalen ait dépensé environ les deux tiers de ce montant.

[35]  Dans l’exercice de mon pouvoir discrétionnaire, je suis d’avis d’accorder une somme globale de 40 000 $ à la conseillère Whalen. Cette somme représente environ 40 % des frais qu’elle a effectivement engagés, ce qui se situe dans la fourchette suggérée par le juge Rennie dans l’arrêt Nova Chemicals.


ORDONNANCE dans le dossier T-146-19

LA COUR STATUE que :

  1. La défenderesse est condamnée à payer à la demanderesse la somme de 40 000 $ à titre de dépens, ce qui comprend les débours et les taxes.

« Sébastien Grammond »

Juge




COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


 

DoSSIER :

T-146-19

 

INTITULÉ :

SAMANTHA WHALEN c PREMIÈRE NATION No 468 DE FORT MCMURRAY

LIEU DE L’AUDIENCE :

Edmonton (Alberta)

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 16 AVRIL 2019

oRDONNANCE CONCERNANT LES DÉPENS ET MOTIFS :

LE JUGE GRAMMOND

DATE DES MOTIFS :

LE 30 AOÛT 2019

COMPARUTIONS :

Edward H. Molstad, c.r.

Evan C. Duffy

POUR LA demanderesse

Joshua Jantzi

Anthony Mersich

POUR LA défenderesse

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Parlee McLaws LLP

Avocats

Edmonton (Alberta)

POUR LA demanderesse

Gowling (WLG) Canada LLP

Avocats

Calgary (Alberta)

POUR LA défenderesse

 

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