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Date : 20060728

Dossier : T‑290‑99

Référence : 2006 CF 931

Ottawa (Ontario), le 28 juillet 2006

EN PRÉSENCE DE MONSIEUR LE JUGE DE MONTIGNY

ENTRE :

EDWIN PEARSON

demandeur

et

 

SA MAJESTÉ LA REINE

défenderesse

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

[1]               Le 24 février 1999, le demandeur a intenté devant la Cour une action contre la défenderesse à cause des actes commis par les préposés de celle‑ci. M. Pearson réclame des dommages‑intérêts compensatoires, des dommages‑intérêts généraux, des dommages‑intérêts exemplaires et des dommages‑intérêts punitifs totalisant 13 000 000 $. Sa réclamation est fondée sur l’abus de procédure et les atteintes malveillantes aux droits que lui garantit la Charte qui ont été commis sciemment et délibérément par l’État et par ses fonctionnaires, préposés et mandataires dans le cadre de la poursuite criminelle engagée contre lui devant les tribunaux du Québec.

 

[2]               L’historique de la présente affaire devant les tribunaux criminels et devant la Cour est très complexe. Plusieurs de mes collègues, des juges et des protonotaires, ont été appelés à statuer sur différentes requêtes présentées par le demandeur et la défenderesse à divers étapes de l’instance. La juge Hansen a d’ailleurs dit, dans les motifs de l’ordonnance rejetant une requête déposée par le demandeur, que le dossier était devenu très complexe sur le plan de la procédure, « fait qui est illustré par les cinquante‑six pages d’inscriptions enregistrées ». C’était le 21 juin 2001!

 

[3]               Non seulement l’affaire est complexe et exceptionnelle en raison de son historique procédural en dents de scie, mais elle soulève des questions de fond qui sont pas encore tout à fait réglées d’un point de vue strictement juridique. Ces questions concernent l’enchevêtrement du droit civil et du droit pénal, les concepts, difficiles à saisir, que sont les réparations offertes par le droit civil et les délais de prescription applicables aux atteintes aux droits garantis par la Charte et, dans une certaine mesure, la compétence même de la Cour.

 

[4]               Mais plus important encore peut‑être, il s’agit d’une affaire chargée d’émotion où un homme reconnu coupable d’une infraction criminelle grave, avec toutes les conséquences que cela peut avoir sur lui et sur sa famille, a passé la plus grande partie des quinze dernières années à tenter de démontrer que ses droits constitutionnels ont été violés et qu’il a été injustement emprisonné en conséquence. Cette affirmation est certainement l’une des plus graves qu’une personne puisse faire dans une société démocratique régie par la primauté du droit, et cette seule raison justifie qu’on l’examine attentivement et avec le plus grand sérieux.

 

[5]               Je m’empresse de mentionner que, aussi difficile que ma tâche puisse être, j’ai eu l’énorme avantage de pouvoir compter sur le professionnalisme, la civilité et la courtoisie du demandeur, qui se représentait lui‑même, et des deux avocats de la poursuite. M. Pearson s’est révélé être un formidable plaideur; il connaît bien le droit et a présenté ses arguments de façon très convaincante. Quant aux deux avocats de la poursuite, ils ont fait montre de retenue pendant toute l’instance et, comme de véritables officiers de la Cour, ils étaient toujours disposés à apporter toute l’aide qu’ils pouvaient au demandeur. Je leur suis vraiment reconnaissant du travail qu’ils ont fait.

 

[6]               Avant d’examiner de plus près la déclaration du demandeur, il est essentiel de résumer aussi brièvement que possible ce qui s’est passé devant les tribunaux du Québec relativement aux accusations criminelles portées contre lui pour bien comprendre et évaluer ses principaux arguments. Il va sans dire que je m’attarderai aux aspects des décisions qui peuvent être pertinents au regard de la demande de dommages‑intérêts dont je suis saisi.

 

LE CONTEXTE

[7]               Le demandeur a été accusé de cinq chefs de trafic de stupéfiants en application du paragraphe 4(3) de la Loi sur les stupéfiants, L.R.C., ch. N‑1. Les transactions sont survenues le 21 juillet ainsi que les 12 et 26 septembre 1989. Les circonstances entourant l’arrestation de M. Pearson sont bien résumées dans le jugement du juge du procès, le juge Hannan aujourd’hui décédé (La Reine c. Pearson, no 500‑01‑018793‑890, 21 mai 1991), ainsi que dans le premier arrêt de la Cour d’appel (R. c. Pearson (1994), 89 C.C.C. (3rd) 535; [1994] J.Q. no 66 (QL), 24 février 1994).

 

[8]               M. Pearson a présenté différentes requêtes avant et pendant son procès dans le but notamment d’obtenir la communication de certains documents précis se trouvant entre les mains du ministère public et la tenue d’un voir‑dire visant à déterminer si la preuve recueillie contre lui était irrecevable à son procès parce que l’État l’avait obtenue en violant ses droits garantis par la Charte. Les requêtes ont été rejetées par le juge du procès, au motif qu’elles avaient pour seul but de connaître avant le procès les circonstances qui pourraient indiquer que la provocation policière était à l’origine des accusations portées contre M. Pearson. Comme ce dernier n’alléguait aucune violation précise de ses droits qui aurait permis de prouver autre chose que la provocation policière, le juge du procès a décidé qu’il était préférable que cette question soit étudiée à une autre étape du procès. Se fondant sur l’arrêt R. c. Mack, [1988] 2 R.C.S. 903, de la Cour suprême du Canada, il a conclu que la question de la provocation policière devait être tranchée après que le jury eut décidé de la culpabilité ou de l’innocence de l’accusé.

 

[9]               M. Pearson a aussi, avant le procès, présenté une requête afin que le ministère public appelle comme témoin Guy Bard, l’informateur de la GRC l’ayant présenté à l’agent d’infiltration (M. Rivard) qui lui avait demandé de la drogue et lui en avait acheté, ou qu’il lui remette les notes de M. Bard ou les déclarations que ce dernier avait faites à la police. Cette requête a aussi été rejetée parce que M. Bard n’avait pas assisté aux transactions sur lesquelles reposaient les accusations portées contre M. Pearson.

 

[10]           M. Pearson a fait valoir au procès qu’il avait agi en tout temps comme le mandataire de l’acheteur, M. Rivard, et qu’il n’était donc pas coupable de trafic. Dans son exposé au jury, il a dit que [traduction] « les faits réels concernant les transactions qui ont réellement eu lieu ne sont pas contestés ». Il a ajouté que [traduction] « ce que l’accusé faisait, c’était acheter des stupéfiants pour la GRC avec de l’argent fourni par la GRC » et que [traduction] « [le jury n’a pas] entendu la moindre preuve démontrant que l’accusé a commis une infraction, grave ou non, sauf avec la GRC » (R. c. Pearson, [1994] J.Q. no 66, au paragraphe 131).

 

[11]           Le jury a déclaré M. Pearson coupable des quatre premiers chefs d’accusation. La question de la provocation policière a ensuite été examinée. M. Pearson a présenté une autre requête demandant au ministère public d’appeler comme témoin Guy Bard afin qu’il puisse le contre‑interroger, et de produire tous les documents pertinents le concernant. Cette requête a de nouveau été rejetée. Le ministère public a fait en sorte que M. Bard soit disponible pendant toute la durée de l’examen de la provocation policière, mais M. Pearson a décidé de ne pas l’appeler comme témoin. Il a tenté de démontrer qu’il avait été victime de la pratique de la police qui consiste à éprouver au hasard la vertu des gens et que, de toute façon, les policiers l’avaient incité de manière inacceptable à commettre les infractions dont il avait été accusé. Il a déclaré dans son témoignage que l’un de ses amis (M. Duquette) l’avait présenté à Guy Bard et que ce dernier lui aurait ensuite dit que cet ami était endetté à la suite d’une transaction de drogue. L’une des personnes à qui M. Duquette devait de l’argent, un certain J. C. Rivard, aurait accepté de réduire la dette de son ami de la moitié de la différence entre le coût du hachisch obtenu pour lui par M. Pearson aux prix de Montréal et le prix plus élevé que M. Rivard aurait dû payer à Ottawa.

 

[12]           Appliquant les principes énoncés dans R. c. Mack, précité, le juge Hannan a rejeté la demande d’arrêt des procédures présentée par M. Pearson, a maintenu les verdicts du jury et a enregistré des déclarations de culpabilité pour les quatre premiers chefs d’accusation. Il a infligé une peine d’une durée correspondant à la période déjà passée en détention pour les chefs 1 et 2 et des peines d’emprisonnement concurrentes d’un an et de quatre ans, respectivement, pour les chefs 3 et 4. Rejetant la prétention de M. Pearson selon laquelle il avait effectué les transactions illégales parce qu’il voulait aider son ami à se sortir de sa situation financière difficile et le protéger contre un danger éventuel, le juge Hannan a dit :

[traduction]

La Cour ne peut pas conclure que la police n’a pas seulement tenté d’obtenir des renseignements permettant de soupçonner, pour des motifs raisonnables, qu’une personne se livrait à des activités criminelles. Après avoir décidé de mener une véritable enquête sur cette personne, le défendeur, on lui a donné l’occasion de commettre une infraction de la nature de celle dont on le soupçonnait. Le défendeur a saisi cette chance avec empressement.

(Transcription des motifs du jugement du juge Hannan, 21 mai 1991, à la page 18)

 

[13]           Le demandeur a interjeté appel de la décision du juge du procès à la Cour d’appel du Québec (R. c. Pearson, précité). Ses principaux moyens d’appel concernaient la communication insuffisante de la preuve par le ministère public, le rejet injustifié des requêtes qu’il avait présentées avant le procès et l’absence de directives ou les directives erronées données au jury relativement aux éléments essentiels du trafic. Plus particulièrement, M. Pearson faisait notamment valoir : 1) que le juge du procès avait commis une erreur en refusant d’ordonner au ministère public de produire certains documents avant et pendant le procès, ce qui l’avait empêché de présenter une défense pleine et entière et d’avoir un procès équitable; 2) que le juge du procès avait commis une erreur en refusant de tenir un voir‑dire avant le procès afin de déterminer si la preuve obtenue par l’État était irrecevable parce qu’elle violait ses droits garantis par la Charte; 3) que le juge du procès avait commis une erreur en lui refusant le droit de contre‑interroger un témoin de la poursuite contrairement aux droits qui lui sont garantis à l’article 7 et à l’alinéa 11d) de la Charte.

 

[14]           Dans les motifs qu’il a rédigés au nom de la Cour, le juge Fish a disposé rapidement des deuxième et troisième moyens d’appel. À son avis, le juge du procès n’avait pas exercé son pouvoir discrétionnaire de manière irrégulière en refusant de tenir un voir‑dire et d’ordonner au ministère public d’appeler un témoin afin qu’il soit contre‑interrogé par la défense. Ces conclusions ayant une incidence sur la présente action, il convient de reproduire l’extrait suivant tiré des pages 552 et 553 des motifs du juge Fish :

[traduction]

Le voir‑dire et le contre‑interrogatoire dont il est question dans les deuxième et troisième moyens avaient seulement pour but d’en savoir plus sur la question de la provocation policière avant qu’un verdict soit rendu sur le fond. Le juge du procès avait le droit, compte tenu de R. c. Mack […], de refuser de tenir un tel voir‑dire. Il n’a pas commis une erreur de droit ou exercé son pouvoir discrétionnaire de manière irrégulière en rendant cette décision.

Il n’a pas non plus commis une erreur en refusant d’ordonner que M. Bard soit disponible pour être contre‑interrogé par l’appelant. Le contre‑interrogatoire proposé avait nettement pour but, à l’étape de la détermination de la culpabilité, de faire ressortir des éléments de preuve concernant uniquement la provocation policière, alors qu’il était trop tôt pour le faire. L’appelant ne pouvait pas soulever la question de la provocation policière à cette étape. Finalement – et c’est peut‑être le plus important – M. Bard n’était pas présent lors des faits dont la culpabilité ou l’innocence de l’appelant dépendait.

En conséquence, il est inutile de décider si la preuve concernant uniquement la provocation policière peut être produite avant le verdict […]

Lorsque la question de la provocation policière a enfin été examinée, M. Bard était disponible pour témoigner. L’appelant savait que M. Bard avait participé à l’enquête ayant mené à son arrestation. M. Bard n’avait pas du tout pris part aux transactions comme telles. L’appelant aurait pu l’appeler à témoigner s’il l’avait voulu et l’interroger en conformité avec les règles habituelles, notamment celles qui s’appliquent aux témoins opposés ou hostiles. Il a choisi de ne pas le faire. Sous réserve de ma conclusion sur la question de la divulgation de la preuve, je suis convaincu que le juge du procès a exercé judiciairement son pouvoir discrétionnaire ou qu’il n’a pas commis d’erreur en refusant, même à l’étape de l’examen de la question de la provocation policière, d’ordonner au ministère public d’appeler M. Bard comme témoin afin qu’il puisse être contre‑interrogé par la défense.

 

[15]           En ce qui concerne la communication des documents demandés par M. Pearson, la Cour d’appel avait l’avantage d’avoir vu certains de ces documents. En effet, elle avait fait droit à la requête du ministère public qui voulait être autorisé à produire les documents demandés par M. Pearson afin qu’elle puisse elle‑même décider si le fait qu’ils n’avaient pas été communiqués avait empêché M. Pearson de présenter une défense pleine et entière comme il en avait le droit. La Cour d’appel a donc permis au ministère public de produire les notes de M. Bard concernant sa rencontre avec M. Pearson, ainsi que son dossier criminel et les modalités de son entente avec la GRC.

 

[16]           Après avoir passé en revue les principes formulés par la Cour suprême dans R. c. Stinchcombe, [1991] 3 R.C.S. 326, et R. c. Egger, [1993] 2 R.C.S. 451, relativement à la communication de la preuve, le juge Fish a conclu que le ministère public aurait dû communiquer les documents de M. Bard à M. Pearson dès que ce dernier en avait fait la demande, même si ces documents concernaient principalement ou exclusivement la question de la provocation policière. Le ministère public ne pouvait pas exiger de M. Pearson qu’il appelle M. Bard à témoigner avant de lui remettre les documents qu’il pouvait prendre en considération pour décider s’il devait le faire.

 

[17]           Comme ces documents n’avaient pas trait à la preuve que le ministère public avait l’intention de produire au procès – M. Bard n’était pas présent lors des événements visés par l’acte d’accusation – ses notes et son témoignage n’auraient pas pu avoir une incidence sur les verdicts prononcés par le jury. D’ailleurs, comme le juge Fish l’a rappelé, M. Pearson a dit clairement dans son exposé au jury qu’il ne contestait pas la preuve de la poursuite concernant les transactions pour lesquelles il était accusé. Il a demandé au jury de prononcer un verdict d’acquittement parce qu’il avait agi tout au long des événements pour le compte de l’acheteur plutôt que du fournisseur, et qu’il n’était donc pas coupable de trafic. On a toutefois considéré que cette [traduction] « défense » n’était pas valable étant donné qu’un accusé est coupable de trafic même lorsqu’il agit pour le compte de l’acheteur si, comme dans le cas qui nous intéresse, il a commis des actes qui sont visés par la définition de « trafic » figurant à l’article 2 de la Loi sur les stupéfiants (L.R.C. 1985, ch. N‑1).

 

[18]           Cela dit, la Cour d’appel était disposée à reconnaître que le fait que les renseignements de M. Bard n’avaient pas été communiqués pouvait avoir empêché M. Pearson de démontrer qu’il avait été piégé, même si, à première vue, ces renseignements ne semblaient pas corroborer sa thèse. Comme elle l’a dit aux pages 563 et 564 :

[traduction]

À la lumière du dossier dont nous disposons, la défense de provocation policière invoquée par M. Pearson n’a pas un fondement factuel solide et les défauts dans sa structure sont évidents. Il ne paraît pas probable que la défense aurait disposé d’éléments additionnels suffisamment convaincaints pour amener le juge à tirer une conclusion différente si les renseignements de M. Bard lui avaient été communiqués plus tôt. Le critère n’en est toutefois pas un de probabilité. Il consiste plutôt à se demander si la non‑communication a empêché M. Pearson de présenter une défense pleine et entière et « aur[ait] pu influer sur l’issue du litige » : Stinchcombe, précité.

 

Tenant compte de ce critère et de l’ensemble des circonstances, je crois que la justice sera mieux servie si un nouveau procès limité à la défense de provocation policière de l’appelant était tenu. Ce nouveau procès permettra à l’appelant de présenter pour la première fois cette défense à un juge de la Cour supérieure avec les renseignements qu’il aurait dû avoir lorsque la question de la provocation policière a été examinée la première fois.

 

[19]           La Cour d’appel a bien pris soin, en tirant cette conclusion, de ne pas blâmer le ministère public pour ne pas avoir communiqué ces documents à M. Pearson dès le début. Non seulement le droit avait‑il changé à la suite de l’arrêt Stinchcombe de la Cour suprême, mais le ministère public avait agi tout au long des procédures de manière équitable et de façon à ce que justice soit rendue. Le juge Fish a d’ailleurs écrit sur ce point (à la page 561) :

[traduction]

À mon avis, l’ensemble du dossier, en première instance comme en appel, révèle que l’avocat de la poursuite a été, en tout temps, conscient de son obligation de voir la justice être rendue. Tenant manifestement compte du fait que M. Pearson n’est pas un avocat et se représentait lui‑même, l’avocat de l’intimée a toujours pris soin de remettre à la défense tous les renseignements et documents qu’il pensait être utiles. Le ministère public a décidé de communiquer les documents concernant M. Bard, non pas dans un but caché, mais parce qu’il croyait sincèrement que ces documents pourraient peut‑être être utiles à la défense. Cette approche, qui n’est plus acceptable aujourd’hui, ne contrevenait pas au principe énoncé par le juge en chef de la Colombie‑Britannique, le juge McEachern, dans R. c. C (M.H.), reproduit ci‑dessus et approuvé dans Stinchcombe.

 

[20]           Ayant établi que la culpabilité de M. Pearson était simplement une conséquence juridique des faits réels non contestés et admis et qu’[traduction] « aucun jury ayant reçu des directives appropriées et agissant raisonnablement n’aurait pu rendre des verdicts différents » (à la page 540), la Cour d’appel a ordonné un nouveau procès devant un juge de la Cour supérieure, procès qui ne devait porter que sur une seule question : M. Pearson avait‑il droit à un arrêt des procédures pour avoir été victime d’un abus de procédure découlant de la provocation policière? M. Pearson a contesté cette décision devant la Cour suprême du Canada (R. c. Pearson, [1998] 3 R.C.S. 620). Il a soutenu notamment que la Cour d’appel n’avait pas le pouvoir d’ordonner un nouveau procès limité à la question de la provocation policière. Compte tenu de la nature exceptionnelle de la défense de provocation policière, laquelle a trait non pas à l’innocence de l’accusé mais au comportement fautif de l’État, la Cour suprême a conclu que le paragraphe 686(8) du Code criminel (qui permet à une cour d’appel de rendre toute ordonnance « que la justice exige » lorsqu’elle fait droit à un appel) est suffisamment large pour permettre à une cour d’appel d’ordonner un nouveau procès portant uniquement sur la question de la provocation policière.

 

[21]           S’agissant des autres moyens d’appel invoqués par M. Pearson, les juges Lamer et Major ont écrit, au nom de la majorité de la Cour :

L’appelant a également invoqué plusieurs autres moyens d’appel devant notre Cour. La plupart de ces moyens concernent la violation des droits que lui garantit la Charte ou les directives du juge du procès au jury. L’analyse que le juge Fish a faite de la question est juste et nous ne souhaitons rien y ajouter. L’appelant a invoqué de nouveaux moyens devant nous, faisant valoir que la Cour d’appel n’aurait pas dû tenir compte de la nouvelle preuve présentée par le ministère public (les notes susmentionnées de l’indicateur). Il nous a aussi présenté des éléments de preuve découverts au cours du second procès sur la question de la provocation policière, qui est actuellement en instance devant la Cour d’appel du Québec. Cette preuve se rapporte surtout aux témoignages d’agents d’infiltration de la GRC qui, selon l’appelant, sont contradictoires. Ces questions n’ont rien à voir avec notre décision et doivent plutôt être examinées par les tribunaux d’instance inférieure. Quoi qu’il en soit, en cas de découverte d’une nouvelle preuve mettant en doute la validité des déclarations de culpabilité, l’appelant peut demander une réouverture de l’affaire en raison de cette nouvelle preuve. (au paragraphe 22)

 

[22]           La deuxième audience portant sur la question de la provocation policière a eu lieu devant le juge Boilard de la Cour supérieure du Québec (no 500‑01‑018793‑890, 11 novembre 1994). La preuve présentée alors était essentiellement la même que celle produite devant le juge Hannan et résumée par le juge Fish, à l’exception du fait que l’informateur Guy Bard a été appelé comme témoin par l’accusé et qu’il a témoigné. Selon M. Bard, lui et l’accusé n’ont jamais discuté ou fait état des prétendues difficultés financières de M. Duquette. Les conjectures mentionnées par le juge Fish, selon lesquelles M. Bard aurait pu être appelé à témoigner si M. Pearson avait eu accès aux notes de celui‑ci et aurait pu déclarer qu’il avait dit à M. Pearson que M. Duquette avait des dettes et était en danger, ne se sont jamais réalisées. Par conséquent, la preuve de M. Bard qui n’avait pas été présentée au juge Hannan [traduction] « n’a pas jeté un éclairage nouveau sur les faits résumés par le juge Fish aux pages 540 à 548 ou n’a rien changé à ces faits » (à la page 6).

 

[23]           Après avoir aussi entendu les témoignages de M. Rivard, l’agent d’infiltration, et d’autres agents de la GRC, le juge Boilard a décidé que le récit de M. Pearson [traduction] « n’était pas crédible » et constituait [traduction] « le compte rendu grotesque d’une histoire incroyable qui fleure le parjure » (à la page 12). Il était également d’avis que, même si l’on croyait [traduction] « l’histoire de M. Duquette », il n’existait aucune preuve prépondérante de provocation policière qui justifiait un arrêt des procédures vu que ce dernier était lui‑même un trafiquant de drogue. Suggérer à M. Pearson de l’aider à payer ses dettes en se procurant de la drogue à Montréal, là elle coûtait moins cher, ne constituait pas, selon son interprétation de l’arrêt R. c. Mack, précité, une forme prohibée d’incitation de la part de la police. Le juge Boilard a donc enregistré des déclarations de culpabilité pour chacun des quatre chefs dont M. Pearson avait été reconnu coupable par le jury en 1991, à la fin de son procès devant le juge Hannan.

 

[24]           M. Pearson a porté cette décision en appel, mais son appel a été suspendu jusqu’à ce que la Cour suprême statue sur son autre appel concernant la décision rendue précédemment par la Cour d’appel. Dans une très brève décision ([1999] J.Q. no 5135), la Cour d’appel a finalement rejeté son appel et a refusé d’annuler le verdict de culpabilité prononcé par le jury. Laissant ouverte la possibilité d’infirmer un verdict manifestement injuste une fois qu’elle serait correctement saisie d’un appel visant une décision sur la provocation policière seulement, la Cour d’appel a toutefois conclu que rien ne justifiait en l’espèce qu’une telle compétence soit invoquée et exercée.

 

[25]           Quant aux autres moyens d’appel invoqués par M. Pearson, qui concernaient l’insuffisance de la communication de la preuve et les incohérences entre la preuve fournie par les policiers et l’informateur devant le juge Boilard et leurs témoignages antérieurs, ils ont également été rejetés. La Cour d’appel a écrit au paragraphe 12 :

[traduction]

La plainte de l’appelant concernant l’insuffisance de la communication concerne en partie le fait que certains documents écrits que le ministère public lui avait remis avaient été expurgés afin que les renseignements que celui‑ci considérait comme protégés ou non pertinents soient gardés secrets. À cet égard, l’appelant n’a pas invité le juge du procès à examiner la version non expurgée des documents en question afin de déterminer s’il avait le droit de connaître ces renseignements. Le ministère public a demandé à la Cour l’autorisation de déposer la version non expurgée afin que la Cour puisse l’examiner. L’appelant s’est opposé à cette demande. Après réflexion, nous avons conclu à l’audience qu’il n’était pas nécessaire, dans ces circonstances, de prendre connaissance des documents non expurgés, et nous avons refusé de le faire. Nous avons depuis étudié les prétentions de l’appelant sur la question ainsi que ses motifs concernant plus largement la communication, et nous avons conclu qu’aucune erreur susceptible de contrôle n’a été établie à cet égard.

 

[26]           Ce deuxième arrêt de la Cour d’appel du Québec n’a pas été porté en appel, mais, avant qu’il soit rendu, M. Pearson avait intenté devant la Cour une action en dommages‑intérêts, laquelle a été suspendue jusqu’à ce que les procédures devant les tribunaux du Québec soient terminées. Dans son action, le demandeur allègue que la poursuite intentée contre lui, sa condamnation et son emprisonnement étaient contraires aux articles 7 et 11 de la Charte canadienne des droits et libertés. Il prétend plus précisément que des représentants de l’État ont, de manière délibérée et malveillante, omis de communiquer des documents, produit des documents frauduleux et fait des témoignages faux et contradictoires, ce qui a eu pour effet de le priver de son droit à un procès équitable ainsi que de sa liberté et de sa sécurité. Il peut être utile, à cette étape‑ci, de reproduire en entier les quatre moyens sur lesquels s’appuie M. Pearson pour réclamer des dommages‑intérêts, tels que ces moyens figurent dans sa déclaration :

[traduction]

15) Les mandataires, préposés et fonctionnaires de la défenderesse ont, par des actes et des omissions commis sciemment, délibérément, avec malveillance et avec préméditation, […] fait sous serment, au procès du demandeur, de faux témoignages qui étaient pertinents à l’enquête. En outre, ils ont produit des documents frauduleux devant le tribunal de première instance dans le but de priver le demandeur de ses droits à la sécurité, à la liberté et à un procès équitable, lesquels sont garantis par l’article 7 et l’alinéa 11d) de la Charte canadienne des droits et libertés, partie I de la Loi constitutionnelle de 1982.

 

16) Les mandataires, préposés et fonctionnaires de la défenderesse ont, par des actes et des omissions commis sciemment, délibérément, avec malveillance et avec préméditation, privé le demandeur de ses droits à la sécurité, à la liberté et à un procès équitable, lesquels sont garantis par l’article 7 de la Charte canadienne des droits et libertés, en commettant le parjure dont il est question ci‑dessus […] et en produisant des documents frauduleux pendant son procès sur la question de la culpabilité […]

 

17) Les mandataires, préposés et fonctionnaires de la défenderesse ont, par des actes et des omissions commis sciemment, délibérément et avec préméditation, entraîné la condamnation et l’emprisonnement du demandeur et l’ont privé de ses droits à la sécurité et à la liberté en faisant, au cours d’une instance judiciaire, de faux témoignages relativement à des questions en litige concernant sa culpabilité ou son innocence dans l’affaire 500‑01‑018793‑890.

 

18) Les mandataires, préposés et fonctionnaires de la défenderesse ont, par des actes et des omissions commis sciemment et délibérément, privé le demandeur d’un procès équitable […] contrairement à l’alinéa 11d) de la Charte canadienne des droits et libertés, en faisant fi de leur obligation de lui communiquer les documents pertinents et nécessaires à un examen équitable de la question de la culpabilité et en cachant ces documents jusqu’en septembre et en novembre 1994.

 

[27]           Comme je l’ai mentionné précédemment, l’affaire dure depuis plus de sept ans maintenant et elle a mené, après une longue suite d’incidents procéduraux, à une instruction en deux parties. Compte tenu du nombre de questions juridiques soulevées dans les différents actes de procédure déposés par les deux parties et des moyens limités de M. Pearson, j’ai décidé de séparer l’instruction en deux. La première partie, qui a eu lieu à Toronto du 24 au 26 octobre 2005, n’a porté que sur les questions de droit suivantes :

-                Les procédures intentées par le ministère public contre le demandeur ont‑elles porté atteinte aux droits constitutionnels de celui‑ci, en particulier ceux qui sont garantis à l’article 7 et à l’alinéa 11d) de la Charte? Le cas échéant, comment doit‑on fixer les dommages‑intérêts?

-                Dans quelle mesure, le cas échéant, la décision de la Cour d’appel du Québec de rejeter les prétentions du demandeur concernant la provocation policière empêche‑t‑elle la Cour d’instruire la présente action?

-                Le délai de prescription de trois ans prévu par le Code civil du Québec, qui est applicable en vertu de l’article 39 de la Loi sur les Cours fédérales, s’applique‑t‑il aux faits en l’espèce?

-                Dans la mesure où ce délai s’applique en l’espèce, une disposition de ce genre peut‑elle être interprétée de manière à empêcher la présentation d’une demande de dommages‑intérêts en vertu de l’article 24 de la Charte canadienne des droits et libertés?

-                Le demandeur a‑t‑il droit aux dépens, notamment aux frais de déplacement des témoins et de transport des documents, ainsi qu’à ses propres frais déplacement et d’hébergement? Dans l’affirmative, qui devrait supporter ces frais?

 

[28]           La deuxième partie de l’instruction a eu lieu du 17 au 25 novembre 2005 à Montréal. M. Pearson a assigné plusieurs témoins, en majorité des agents de la GRC qui avaient participé à l’enquête le concernant, ainsi que l’agent d’infiltration Rivard et les trois procureurs de la Couronne chargés de la poursuite intentée contre lui. Il a aussi demandé que M. Bard soit appelé comme témoin, mais le ministère public a été incapable de le retrouver parce qu’il ne fait plus partie du Programme de protection des témoins.

 

LES PRÉTENTIONS DES PARTIES

[29]           Au soutien de sa demande de dommages‑intérêts, M. Pearson fait valoir que la défenderesse a délibérément et sciemment caché des documents importants et pertinents ainsi que des notes personnelles des témoins et des témoins éventuels, limitant ainsi son droit de contre‑interroger les témoins de manière appropriée, le privant de son droit, au cours de l’étape du procès devant jury au cours de laquelle la question de sa culpabilité a été discutée, de mettre en doute la crédibilité des témoins assignés par le ministère public, et lui cachant des renseignements qui l’auraient aidé à décider quels témoins appeler pour sa défense. Il soutient en conséquence qu’il a été privé d’une défense pleine et entière et d’un procès équitable, contrairement à l’article 7 et à l’alinéa 11d) de la Charte canadienne des droits et libertés.

 

[30]           Comme le juge en chef adjoint de la Cour, le juge Richard, l’a mentionné dans son jugement rejetant l’appel interjeté par M. Pearson relativement à la suspension des procédures jusqu’à la fin des procédures criminelles (Pearson c. Canada, [1999] A.C.F. no 1298 (QL)), M. Pearson soulève essentiellement, au soutien de sa demande de dommages‑intérêts, les mêmes moyens que devant la Cour d’appel du Québec en 1994. Le juge Richard a fait sien, au paragraphe 13, le résumé fait par la défenderesse des questions pertinentes soulevées par le demandeur dans l’appel devant la Cour d’appel du Québec :

1)            Le ministère public a falsifié les documents produits à la défense au titre de la communication des pièces, ce qui a privé le demandeur d’un procès équitable.

 

2)            La police a fait preuve de mauvaise foi, dans le seul but de punir le demandeur et de le mettre en prison pour une longue période.

 

3)            Le ministère public a supprimé des éléments de preuve et a sciemment produit des faux témoignages.

 

4)            La Couronne a sciemment et délibérément induit en erreur la défense et le juge de première instance.

 

5)            Le demandeur s’est vu nier le droit à un procès équitable, que garantit l’alinéa 11d) de la Charte, et priver des droits que garantit l’article 7 du même texte.

 

[31]           M. Pearson s’est opposé avec force à l’idée que sa demande constituait une contestation indirecte des décisions des tribunaux du Québec. En premier lieu, il a soutenu que ni le juge Hannan ni le juge Boilard de la Cour supérieure, ni la Cour d’appel n’avaient jamais pu voir les documents qu’il demandait au ministère public. Il a raconté qu’il avait présenté une demande à l’enquête préliminaire et au procès afin que certains documents émanant de tous les enquêteurs et témoins de la poursuite soient communiqués, mais que cette demande avait été rejetée. Il avait ensuite demandé que certains témoins de la poursuite soient assignés, mais cette demande avait aussi été rejetée. Il avait également, avant et pendant le procès, présenté des requêtes, par écrit et de vive voix, afin qu’un voir‑dire ait lieu pour que l’on détermine si les éléments de preuve recueillis contre lui devaient être écartés en vertu du paragraphe 24(2) de la Charte parce qu’il avait été conscrit contre lui‑même, mais ces requêtes avaient été rejetées. Le ministère public s’était opposé à toutes ces requêtes au motif qu’elles avaient pour seul but d’en savoir plus avant le procès au sujet de la question de la provocation policière. Le juge du procès a donné raison au ministère public, et la Cour d’appel a confirmé cette décision au paragraphe 106 de son arrêt de 1994, précité.

 

[32]           Après ce premier arrêt de la Cour d’appel du Québec, le procureur de la poursuite de l’époque (Me Michel Viens) n’a pas seulement offert de remettre à l’accusé les notes de M. Bard, son dossier criminel et les modalités de l’entente passé entre lui et la GRC, mais également les rapports d’enquête relatifs à son affaire. Certaines parties de ces rapports avaient été supprimées parce qu’elles concernaient des techniques d’enquête ou d’autres personnes faisant l’objet d’une enquête. M. Pearson a refusé de consulter ces documents parce qu’ils avaient été expurgés. Après avoir entendu son objection, la juge Barrette‑Joncas a ordonné que les documents soient scellés et soient ouverts par le juge du procès. Le juge Boilard a cependant refusé de les examiner dans leur version non expurgée au motif qu’ils n’avaient rien à voir avec la question de la provocation policière, la seule dont il était saisi. M. Pearson a allégué en conséquence que les tribunaux du Québec ne se sont jamais prononcés sur le fond de la demande qu’il a présentée à la Cour étant donné qu’ils n’ont jamais examiné les documents qui m’ont été présentés et qu’ils ne se sont donc jamais prononcés sur ses arguments.

 

[33]           La conclusion de la Cour d’appel du Québec selon laquelle les notes de M. Bard n’étaient pas pertinentes à l’étape de la détermination de la culpabilité n’est pas non plus pertinente, selon M. Pearson, et ne devrait pas m’empêcher de tirer une conclusion différente, étant donné que j’ai eu l’avantage de voir toutes les notes et de connaître tous les faits contrairement à la Cour d’appel du Québec. Le fait qu’il a reconnu les transactions n’avait rien à voir, d’après lui, avec sa culpabilité ou son innocence parce que, ce qu’il a dit au jury, c’est qu’il agissait comme un simple mandataire de l’acheteur, la GRC. Il a prétendu depuis le début que M. Rivard lui avait demandé s’il pouvait trouver une personne à qui il pourrait acheter du haschich et de la cocaïne, non s’il pouvait lui acheter de la drogue directement. Si le jury avait eu accès à toutes les notes de tous les témoins et avait été au courant des contradictions que les contre‑interrogatoires qu’il aurait menés sur la foi de ces notes auraient révélées, il aurait pu rendre un verdict différent. Selon le demandeur, si l’on avait constaté que M. Rivard avait menti, cela aurait très bien pu constituer la goutte d’eau qui fait déborder le vase!

 

[34]           Tout cela démontre, toujours selon M. Pearson, que les documents qu’il a demandés étaient extrêmement pertinents et qu’ils auraient été importants pour sa défense, non seulement à l’audience concernant la provocation policière, mais également à l’étape de la détermination de sa culpabilité. Il a répété à plusieurs reprises qu’il n’essaie pas de faire annuler le verdict, mais de démontrer l’importance des éléments de preuve que le ministère public lui aurait cachés. Selon lui, il n’est pas important de savoir si le verdict aurait été différent; le simple fait que le ministère public a violé son droit à une défense pleine et entière et son droit à un procès équitable en ne communiquant pas des éléments de preuve importants est suffisant pour justifier des dommages‑intérêts.

 

[35]           Comme il fallait s’y attendre, la défenderesse conteste très vigoureusement les affirmations de M. Pearson. En demandant à la Cour de conclure que les documents qu’il aurait voulu obtenir du ministère public auraient eu une incidence sur le verdict prononcé par le jury, M. Pearson lui demande en fait, selon la défenderesse, de réexaminer l’arrêt rendu par la Cour d’appel du Québec en 1994. En confirmant les verdicts du jury et en ordonnant un nouveau procès limité à la question de la provocation policière, la Cour d’appel est arrivée à la conclusion que les documents qui, selon M. Pearson, auraient dû lui être communiqués n’auraient pas pu amener le jury à d’autres verdicts. Cette conclusion était fondée sur le fait que M. Pearson n’avait pas contesté la preuve de la poursuite concernant les transactions dont il était accusé, de sorte qu’il était impossible pour le jury de ne pas le déclarer coupable des infractions qui lui étaient reprochées.

 

[36]           L’un des avocats de la défenderesse, Me Lucas, a aussi fait remarquer que la preuve concernant les événements survenus le 27 juin 1989, lorsque M. Pearson a été présenté à l’informateur de la GRC, M. Rivard, ne démontrait rien de plus que les événements qui ont mené aux transactions; ces événements ont simplement préparé la voie aux transactions, lesquelles ont eu lieu le 21 juillet et le 12 septembre 1989. De plus, aucun des témoins (sauf M. Rivard) qui, selon ce que prétend M. Pearson, ont fait des déclarations contradictoires et ont même menti au jury n’était présent au moment des transactions. Leur témoignage n’aurait donc pas pu avoir d’incidence sur la détermination de la culpabilité de M. Pearson. C’est notamment pour cette raison que la Cour d’appel a ordonné un nouveau procès limité à la question de savoir [traduction] « si l’appelant a droit à un arrêt des procédures pour avoir été victime d’un abus de procédure découlant de la provocation policière » (au paragraphe 206).

 

[37]           L’avocat de la défenderesse a beaucoup insisté sur les passages suivants de l’arrêt rendu par la Cour d’appel du Québec en 1994. Je les reproduis ici pour en faciliter la consultation :

[traduction]

130. Comme nous l’avons vu précédemment, l’avocat de la poursuite a remis à l’appelant les notes des trois témoins qu’il avait l’intention d’appeler au procès. Les documents qui nous concernent ici n’ont cependant rien à voir avec la preuve que le ministère public entendait produire au procès. Comme je l’ai déjà mentionné, M. Bard n’était pas présent lors des événements visés par l’acte d’accusation. Ses notes et son témoignage n’auraient pas pu influer sur les verdicts prononcés par le jury.

131. Comme je l’ai mentionné précédemment, l’appelant a déclaré, dans son exposé au jury, que « les faits réels concernant les transactions qui ont réellement eu lieu ne sont pas contestés » […] Il a aussi dit au jury que « ce que l’accusé faisait, c’était acheter des stupéfiants pour la GRC avec de l’argent fourni par la GRC » […]; que [traduction] « [le jury n’a pas] entendu la moindre preuve démontrant que l’accusé a commis une infraction, grave ou non, sauf avec la GRC » […]; finalement, que « [t]oute la preuve, lorsqu’on l’examine clairement, […] montre que l’accusé achetait la drogue pour la GRC et que l’accusé […], disposant de l’argent nécessaire pour effectuer l’achat, a remis ces articles particuliers à M. Rivard ». […]

132. Compte tenu de ce qui précède, je suis incapable de voir comment la non‑communication des notes de M. Bard aurait pu avoir une incidence sur la préparation, par l’appelant, de sa défense à l’étape de la détermination de sa culpabilité, étant donné qu’il n’a pas contesté et encore moins cherché à réfuter les éléments de preuve sur lesquels le ministère public se fondait.

133. J’ai mentionné au début que l’appelant avait fait valoir devant le jury, au regard des trois premiers chefs d’accusation, qu’il avait agi en tout temps comme le mandataire de l’acheteur. En ce qui concerne les chefs 4 et 5, l’appelant a soutenu que la preuve non contestée n’établissait pas, en droit, les infractions de trafic dont il était accusé.

134. J’ai aussi indiqué que ces « défenses » sont, pour des raisons purement juridiques, tout à fait dépourvues de fondement. Un accusé est coupable de trafic même lorsqu’il agit pour le compte de l’acheteur si, comme en l’espèce, il a commis des actes qui sont visés par la définition de « trafic » figurant à l’article 2 de la Loi sur les stupéfiants […]

 

[38]           Selon la défenderesse, la Cour remettrait en question la conclusion de la Cour d’appel du Québec si elle concluait que les documents demandés par M. Pearson auraient pu changer le verdict. Le fait que la Cour d’appel ne disposait pas de tous les éléments de preuve qui auraient été cachés lorsqu’elle a rendu sa décision en 1994 n’est pas important, étant donné que M. Pearson avait reconnu les transactions. Ce facteur a joué un rôle essentiel dans sa décision, laquelle a été confirmée par la Cour suprême du Canada en 1999. La Cour ne peut donc pas tirer une conclusion différente.

 

[39]           L’avocat de la défenderesse a aussi rappelé que le juge Boilard, qui disposait de la même preuve que la Cour, n’a pas cru que le demandeur avait été victime de provocation policière et a conclu que son récit n’était pas corroboré par la preuve de M. Bard. Pour reprendre les mots du juge Boilard, [traduction] « la preuve de M. Bard qui n’a pas été présentée au juge Hannan n’a pas jeté un éclairage nouveau sur les faits résumés par le juge Fish aux pages 540 à 548 ou n’a rien changé à ces faits » (à la page 6). Cette décision a été confirmée par la Cour d’appel du Québec, malgré les courageux efforts de M. Pearson pour qu’il en soit autrement. Il est trop tard maintenant, selon la défenderesse, pour réexaminer toutes ces décisions; le demandeur a droit à une seule chance.

 

[40]           Subsidiairement, la défenderesse a soutenu que, même si les décisions des tribunaux du Québec ne m’empêchaient pas de réexaminer les redressements auxquels M. Pearson devrait avoir droit par suite de la non‑communication d’éléments de preuve, je ne devrais pas accorder de dommages‑intérêts étant donné qu’aucune faute n’a été établie. Selon Me Savary, l’atteinte à un droit garanti par la Charte ne se traduit pas systématiquement par des dommages‑intérêts. Il n’y a pas, en vertu de la Charte, un régime de dommages‑intérêts parallèle à celui qui existe dans la province où le fait générateur est survenu. Aussi, M. Pearson doit satisfaire aux critères prévus par le Code civil du Québec : il doit établir la faute, le dommage et le lien de causalité entre les deux.

 

[41]           M. Pearson n’a pas été en mesure de démontrer que les fonctionnaires de l’État, qu’il s’agisse de procureurs ou d’agents de la GRC, avaient commis une faute. En premier lieu, l’arrêt R. c. Stinchcombe, précité, qui a étendu les obligations du ministère public en matière de communication de la preuve, a été rendu par la Cour suprême du Canada après le premier procès devant le juge Hannan. On ne peut certainement pas reprocher au ministère public de s’être conformé au droit tel qu’il existait à l’époque où le procès a eu lieu. En ce qui concerne les prétendus documents frauduleux et faux témoignages des agents de la GRC, rien de ce genre n’a été établi par M. Pearson au cours de son procès. Les prétendues contradictions entre certains témoignages devant le juge Boilard et devant la Cour font tout au plus ressortir des divergences sans importance qui ne sont aucunement pertinentes au regard de la question de la culpabilité.

 

[42]           Finalement, Me Savary a prétendu, pour le compte de la défenderesse, qu’il n’y a absolument aucune preuve concrète des dommages physiques ou psychologiques subis par M. Pearson. Plus important cependant, il serait impossible d’établir un lien entre la non‑communication et la perte de revenu que M. Pearson aurait subie sans modifier le verdict de culpabilité qui l’a envoyé en prison. Or, la Cour n’a pas la compétence voulue pour examiner la culpabilité de M. Pearson et pour remettre en question les conclusions des tribunaux du Québec concernant les répercussions que la non‑communication de certains documents aurait pu avoir sur le verdict du jury.

 

LES QUESTIONS EN LITIGE

[43]           Comme le résumé des prétentions des parties ci‑dessus le montre, les questions qui sous‑tendent la demande de dommages‑intérêts de M. Pearson sont à la fois larges et complexes, nouvelles et singulières. Il me semble cependant que les questions qui doivent être tranchées en l’espèce peuvent être synthétisées de la manière suivante :

-                Les décisions des tribunaux du Québec, en particulier celle rendue par la Cour d’appel en 1994, empêchent‑elles la Cour fédérale de réexaminer les redressements auxquels M. Pearson pourrait avoir droit parce que le ministère public aurait omis de communiquer des documents au procès?

-                Si la réponse à cette question est négative, M. Pearson a‑t‑il réussi à démontrer le bien‑fondé de sa demande par la preuve (documentaire et testimoniale) présentée à la Cour?

-                La demande de M. Pearson a‑t‑elle été présentée en retard compte tenu des délais de prescription prévus par le Code civil du Québec?

 

ANALYSE

 

1) La demande du demandeur est‑elle prescrite?

 

[44]           Je traiterai d’abord de la dernière des questions indiquées ci‑dessus parce que, en concluant que la demande de M. Pearson est prescrite, je mettrais un terme à l’action qu’il a intentée contre la défenderesse. Se fondant sur Béliveau St‑Jacques c. Fédération des employées et employés de services publics inc., [1996] 2 R.C.S. 345, l’avocat de la défenderesse a fait valoir qu’une demande de dommages‑intérêts fondée sur l’article 24 de la Charte canadienne des droits et libertés doit être assimilée à une poursuite civile et être traitée comme telle. Par conséquent, les règles de droit du Québec régissant la prescription devraient s’appliquer, le fait générateur étant survenu dans cette province. L’article 2925 du Code civil du Québec, L.Q. 1991, ch. 64, prévoit que l’action qui tend à faire valoir un droit personnel se prescrit par trois ans; même si l’on supposait que M. Pearson n’était pas au courant des faits qui auraient pu constituer le point de départ du délai de prescription avant le 16 novembre 1994, pendant la deuxième audience sur la question de la provocation policière (au cours de laquelle il a découvert des documents qui, selon lui, étayaient sa demande), son action était prescrite depuis longtemps lorsqu’il l’a intentée devant la Cour en 1999.

 

[45]           Par ailleurs, l’argumentation de M. Pearson sur cette question comporte plusieurs aspects. En premier lieu, il allègue que les délais de prescription prévus par la législation provinciale (ou, aux fins de l’espèce, ceux prévus par des lois fédérales) ne peuvent s’appliquer de manière à l’empêcher de présenter sa demande étant donné que celle‑ci est fondée sur la Charte. Subsidiairement, il prétend que l’atteinte à ses droits se poursuit et que la communication continue des documents empêche le délai de prescription de commencer. Finalement, il prétend que sa cause d’action n’a pas pris naissance seulement dans une province et qu’elle devrait en conséquence se prescrire par six ans, suivant le paragraphe 39(2) de la Loi sur les Cours fédérales.

 

[46]           Les universitaires et les différents tribunaux du pays ont abondamment discuté de la question de savoir si les délais de prescription prévus par les lois provinciales s’appliquent aux demandes fondées sur la Charte. Ma collègue la protonotaire Aronovitch a examiné de façon approfondie la jurisprudence sur cette question lorsqu’elle a rejeté la requête en radiation présentée par la défenderesse (2003 CF 1058). Et la Cour suprême du Canada ne s’est pas encore prononcée explicitement sur la question.

 

[47]           L’arrêt R. c. Mills, [1986] 1 R.C.S. 863, doit constituer le point de départ de toute discussion sur cette question. Dans cette affaire, la Cour suprême du Canada a décidé que l’octroi de dommages‑intérêts pouvait être une réparation convenable dans certaines circonstances. Quant à la question de savoir ce qu’est un tribunal compétent aux fins de l’application du paragraphe 24(1) de la Charte, les juges Lamer (dissident), La Forest et McIntyre (au nom de la majorité) ont reconnu que la Charte n’avait pas été adoptée dans le vide et qu’elle « n’était pas censée provoquer le bouleversement du système judiciaire canadien », selon les termes utilisés par le juge McIntyre (au paragraphe 263). Comme le juge La Forest l’a judicieusement dit :

[…] je favorise le point de vue suivant lequel les réparations fondées sur la Charte doivent, d’une manière générale, être accordées dans le contexte normal des procédures dans lesquelles une question prend naissance. Je ne crois pas que l’art. 24 de la Charte exige que l’on invente de toutes pièces un système parallèle pour l’administration des droits conférés par celle‑ci qui viendra s’ajouter aux mécanismes déjà existants d’administration de la justice.

(Au paragraphe 293. Voir, au même effet, les commentaires du juge McIntyre au paragraphe 268.)

 

[48]           Il est également bien établi que des dommages‑intérêts compensatoires et punitifs peuvent être obtenus par une personne dont les droits ont été violés par l’État. C’est le juge Lamer qui, le premier, a fait allusion à cette possibilité dans ses motifs de dissidence dans R. c. Mills, précité (au paragraphe 242). Il est revenu sur le sujet dans Nelles c. Ontario, [1989] 2 R.C.S. 170, où il a explicitement reconnu la possibilité que des dommages‑intérêts soient attribués lorsqu’il a discuté des autres redressements qui pourraient s’offrir aux victimes de poursuites abusives. S’il existait encore des doutes sur la question, l’arrêt RJR‑MacDonald Inc. c. Canada (P.G.), [1994] 1 R.C.S. 311, les a définitivement dissipés. Les juges Sopinka et Cory, qui ont rédigé les motifs unanimes de la Cour, ont indiqué à la page 342 : « À plusieurs reprises, notre Cour a accepté le principe que des dommages‑intérêts peuvent être accordés relativement à une violation des droits garantis par la Charte. »

 

[49]           Malgré cette déclaration claire que des dommages‑intérêts peuvent réparer une violation de la Charte, de tels dommages‑intérêts ont rarement été accordés. Aussi, on ne sait pas encore avec certitude quel est leur fondement juridique. Dans la plupart des cas où ils ont été accordés, les principes sous‑jacents n’ont pas réellement été analysés. Par exemple, la question de savoir si le paragraphe 24(1) de la Charte crée un droit distinct et autonome à des dommages‑intérêts ou celle de savoir si l’atteinte à un droit garanti doit être assimilée au comportement répréhensible pour lequel la victime peut demander des dommages‑intérêts sous le régime juridique général de la responsabilité civile ont souvent été débattues. De même, l’idée que des dommages‑intérêts ne puissent être accordés que si les acteurs de l’État ont agi de mauvaise foi ne fait pas l’unanimité. Je reviendrai sur ces questions un peu plus loin.

 

[50]           Peu importe la réponse à ces questions, un consensus clair se dégage quant au fait que l’octroi de dommages‑intérêts pour une violation de la Charte doit être régi par le régime juridique général de la province où le fait générateur (ou la prétendue atteinte à un droit fondamental) est survenu. En d’autres termes, les règles régissant la preuve, la procédure et la compétence dans ce domaine du droit doivent généralement être appliquées, étant donné que la Charte elle‑même ne crée pas un régime parallèle à celui prévu par les différentes lois provinciales et fédérales.

 

[51]           C’est ce point de vue qui a été adopté par la plupart des tribunaux du pays en ce qui a trait aux délais de prescription applicables aux demandes de dommages‑intérêts résultant d’une atteinte à un droit garanti par la Charte : McGillivary c. New Brunswick (1994), 111 D.L.R. (4th) 483 (C.A. N.‑B.); Nagy c. Phillips (1996), 137 D.L.R. (4th) 715 (C.A. Alb.); Gauthier c. Lac Brome (Ville), [1995] A.Q. no 762 (QL); Gauthier c. Lambert, [1988] R.D.J. 14 (C.A. Qué.); [1988] A.Q. no 56 (QL), autorisation de pourvoi à la Cour suprême refusée le 26 mai 1988. Dans ce dernier arrêt, la Cour d’appel a fait sien le raisonnement du juge de la Cour supérieure, lequel était assez explicite en ce qui a trait à l’application des délais de prescription dans le contexte d’une demande de dommages‑intérêts découlant d’une atteinte extrêmement grave aux droits du demandeur :

La Charte constitutionnelle de 1982 n’a pas fait disparaître toutes les dispositions limitatives des droits des individus, non plus que les notions de prescription. Les recours exercés en vertu de l’article 1053 du Code civil qui couvrait déjà, avant l’avènement de la Charte constitutionnelle, la majeure partie de l’éventail des recours possibles par les victimes de préjudice de quelque nature qu’ils soient, mais impliquant la notion de faute, continuent d’être astreints aux courtes prescriptions des articles 2260 et suivants du Code civil et de la Charte n’a rien fait pour modifier ces dispositions du Code civil qui empêchent l’exercice d’un recours après un an, deux ans, trois ans ou cinq ans, lesdits recours étant éteints par le seul écoulement du temps et cette prescription étant opposable d’office, tel que le stipule la loi.

 

S’il fallait en croire le demandeur, la Charte constitutionnelle aurait ni plus ni moins aboli ces prescriptions sans pour autant en imposer de nouvelles.

 

La Cour ne peut souscrire à ces vues et, conséquemment, doit appliquer telles qu’elles existent les dispositions de l’article 586 de la Loi sur les cités et villes.

 

[52]           La Cour d’appel fédérale a suivi la même logique dans St‑Onge c. Canada, [2000] A.C.F. no 1523 (QL). Il faut considérer qu’en souscrivant à la décision rendue au procès par le juge Hugessen, la Cour d’appel fédérale a reconnu qu’« un délai de prescription qui s’applique généralement à toutes les actions de la même nature et qui ne fait aucune discrimination envers certains groupes de justiciables ne contrevient en rien à la Charte » ([1999] A.C.F. no 1842 (QL), au paragraphe 5). En fait, la seule note discordante est l’arrêt Prete c. Ontario, [1993] 16 O.R. (3d) 161, de la Cour d’appel de l’Ontario. Très préoccupée par la possibilité que l’État se protège contre les demandes fondées sur la Charte, vidant ainsi de sa substance la disposition de la Charte relative aux réparations, la Cour d’appel est arrivée à la conclusion que les lois accordant l’immunité et celles imposant des délais de prescription avaient beaucoup de choses en commun. Elle a conclu en conséquence qu’un délai de prescription de six mois devrait être interprété comme ne s’appliquant pas à la réparation demandée en vertu du paragraphe 24(1) de la Charte. Se fondant sur les remarques formulées par le juge Lamer dans Nelles, précité, selon lesquelles les procureurs du ministère public ne peuvent jouir d’une immunité absolue parce qu’une telle immunité menacerait les droits individuels de citoyens poursuivis à tort et abusivement, le juge Carthy a expliqué clairement, dans le paragraphe qui suit, ce qui semble être les raisons pour lesquelles le demandeur devait être autorisé à poursuivre l’État pour obtenir réparation malgré l’expiration du délai de six mois prévu par la Loi sur l’immunité des personnes exerçant des attributions d’ordre public, L.R.O. 1980, ch. 393 :

[traduction]

Dans l’affaire M. (K.) c. M. (H.) […], le juge La Forest décrit les objets traditionnels des délais de prescription; ceux‑ci fixent une date au‑delà de laquelle un éventuel défendeur peut être certain qu’il ne sera plus redevable de ses anciennes obligations, empêchent les réclamations fondées sur des éléments de preuve périmés, permettent la destruction de documents et poussent les demandeurs à agir avec diligence. Ces objets sont très bien servis, dans les cas où une réparation est demandée en vertu de la Charte, lorsque la cour rejette la demande pour cause de retard excessif dans les cas appropriés. L’objectif de la Charte, en ce qui a trait au contrôle des excès commis par les gouvernements, n’est pas du tout réalisé si on permet à ces mêmes gouvernements de décider quand ils souhaitent être dégagés de ces contrôles et mettre de l’ordre dans leurs affaires sans qu’il y ait menaces de poursuites.

 

[53]           Même si cet arrêt n’a pas été suivi, les préoccupations concernant la possibilité que l’État se protège contre la Charte ont été réitérées dans des décisions subséquentes. Se référant explicitement à cet arrêt, le juge Hugessen a déclaré dans Duplessis c. La Reine, 2004 CF 154, qu’il « dout[ait] sérieusement » que l’État puisse se protéger contre une demande fondée sur la Charte en adoptant des dispositions législatives qui s’appliqueraient uniquement à ses préposés et en créant « des délais de prescription rigoureux » qui seraient beaucoup plus courts que ceux qui s’appliquent dans tout autre cas (voir également, dans la même veine, Ravndahl c. Saskatchewan, 2004 SKQB 260, [2004] S.J. no 374 (C.B.R. Sask.)).

 

[54]           Je pense que cette approche souple a une certaine valeur parce qu’elle établit un équilibre entre, d’une part, la nécessité de faire en sorte que les droits garantis par la Charte ne seront pas vidés de leur substance à cause d’un manque de moyens de les faire respecter et, d’autre part, la reconnaissance du fait que l’absence de dispositions et de règles de procédure régissant les prescriptions doit être considérée comme indiquant que les réparations accordés par les tribunaux en matière civile doivent ordinairement s’insérer dans les régimes de droit civil existants. En conséquence, il appartiendra à la personne qui demande des dommages‑intérêts en application du paragraphe 24(1) de la Charte de prouver qu’un délai de prescription donné la prive d’une réparation convenable et juste. Ce n’est qu’une fois cette preuve faite que l’État devra justifier la restriction imposée au droit d’intenter contre lui une poursuite en dommages‑intérêts fondée sur les actes qu’il a commis. En d’autres termes, les délais de prescription prévus par les lois provinciales et fédérales ne sont pas incompatibles avec le paragraphe 24(1) de la Charte. L’objet des délais de prescription est aussi valable dans le contexte d’une demande fondée sur la Charte que dans le cas de toutes les autres demandes. Un demandeur ne devrait pas avoir le droit de poursuivre l’État indéfiniment uniquement parce sa plainte concerne la violation d’un droit constitutionnel. Tant que l’État n’essaie pas de faire indirectement ce qu’il ne peut faire directement, je ne vois aucune raison de ne pas appliquer un délai de prescription.

 

[55]           En l’espèce, le demandeur n’a même pas essayé de démontrer que le délai de prescription applicable est contestable et équivaut à une négation de son droit d’obtenir une réparation convenable et juste. De toute façon, je ne pense pas qu’un tel argument aurait pu être accueilli. L’article 32 de la Loi sur la responsabilité civile de l’État et le contentieux administratif, L.R.C. 1985, ch. C‑50, prévoit :

32. Sauf disposition contraire de la présente loi ou de toute autre loi fédérale, les règles de droit en matière de prescription qui, dans une province, régissent les rapports entre particuliers s’appliquent lors des poursuites auxquelles l’État est partie pour tout fait générateur survenu dans la province. Lorsque ce dernier survient ailleurs que dans une province, la procédure se prescrit par six ans.

 

[56]           Une disposition similaire qui incorpore par renvoi des règles en matière de prescription figure dans la Loi sur les Cours fédérales, L.R.C. 1985, ch. F‑7, art. 39. Le fait générateur étant survenu à Montréal, nous devons consulter le Livre huitième du Code civil du Québec, qui traite de la prescription. L’article 2877 prévoit clairement que l’État est régi par les mêmes règles de prescription que toute autre personne. Dans le cas d’une action qui tend à faire valoir un droit personnel (ce qui est nettement le cas en l’espèce), le délai de prescription est fixé à trois ans par l’article 2925. À première vue, il semble impossible de contester ce délai de prescription. Non seulement il n’est pas trop court, mais il ne place pas l’État dans une situation plus favorable que le citoyen ordinaire. On pourrait dire la même chose du régime de prescription qui était prévu par le Code civil du Bas Canada, qui a été remplacé par le Code civil du Québec. L’article 2261 du Code civil du Bas Canada, qui était en vigueur au moment où les prétendues violations ont été commises, prévoyait qu’une action pour dommages résultant de délits et de quasi‑délits se prescrivait par deux ans.

 

[57]           En l’absence d’un argument ou d’une preuve contraire, je ne peux conclure que ces délais de prescription ne devraient pas s’appliquer à une demande fondée sur le paragraphe 24(1) de la Charte. Ils ne comportent aucun des défauts qui ont amené la Cour d’appel de l’Ontario à statuer, dans Prete, précité, qu’un délai de prescription ne devait pas s’appliquer.

 

[58]           En ce qui concerne les autres arguments de M. Pearson concernant la prescription, je ne pense pas qu’ils aient une grande valeur. L’article 2880 du Code civil du Québec, qui prévoit que « [l]e jour où le droit d’action a pris naissance fixe le point de départ de la prescription extinctive », permet de disposer de son argument concernant le caractère continu de la prétendue infraction commise par la défenderesse. Cette disposition vaut aussi pour son argument selon lequel, suivant le paragraphe 39(2) de la Loi sur les Cours fédérales, le délai de prescription devrait être de six ans étant donné que le fait générateur n’est pas survenu dans une province. Le fait que des policiers soient venus d’Ottawa au cours de l’enquête qui a mené à l’arrestation du demandeur, que le quartier général de la GRC soit situé dans cette ville ou qu’une grande partie des documents qu’il a demandés soit conservée à Ottawa n’a aucune importance en ce qui a trait à l’endroit où le fait générateur est survenu. Les transactions pour lesquelles M. Pearson a été condamné et les prétendus écarts de conduite des procureurs de la poursuite et des policiers ont tous eu lieu à Montréal. Sa demande est fondée sur ces faits générateurs; tout le reste est purement accessoire et n’a aucune importance aux fins de l’application de l’article 39 de la Loi sur les Cours fédérales.

 

[59]           Même si j’étais disposé à considérer que le délai de prescription a commencé à courir en novembre 1994, comme la défenderesse était prête à le reconnaître, il est clair que le demandeur ne pouvait plus déposer son action en 1999. Le délai de prescription a pris fin au plus tard en novembre 1997. Je pourrais donc disposer de la présente action en dommages‑intérêts pour cette seule raison, mais, compte tenu de l’incertitude qui entoure toute la question de la prescription qui s’applique aux demandes fondées sur la Charte, du fait que les autres questions mentionnées précédemment dans les présents motifs ont été traitées de façon exhaustive et que je me sens obligé de tirer certaines conclusions de fait après avoir entendu les témoins, j’analyserai ces autres questions.

 

2) Les décisions des tribunaux du Québec empêchent‑elles la Cour d’examiner la demande du demandeur?

 

[60]           Ayant examiné avec soin les arguments de M. Pearson et les différentes décisions rendues par les tribunaux du Québec relativement à sa condamnation criminelle, je ne vois pas comment je pourrais accorder la réparation demandée. Peu importe la façon dont on considère la demande du demandeur, des dommages‑intérêts ne peuvent être accordés que si l’on conclut non seulement que la défenderesse, par l’entremise de ses représentants (procureurs de la poursuite et agents de la GRC), a porté atteinte au droit de M. Pearson à un procès équitable, mais également que ces atteintes ont entraîné sa condamnation et son emprisonnement. Pour arriver à une telle conclusion, je devrais inévitablement remettre en question les arrêts rendus par la Cour d’appel du Québec en 1994 et en 1999. Voici pourquoi.

 

[61]           Le critère préliminaire concernant la communication de la preuve est fort peu rigoureux depuis l’arrêt R. c. Stinchcombe, précité, rendu par la Cour suprême du Canada et confirmé par R. c. Egger, précité, et R. c. Chaplin, [1995] 1 R.C.S. 727. Dans Stinchcombe, la Cour suprême a statué que le ministère public a envers la défense l’obligation morale et constitutionnelle de communiquer tous les renseignements en sa possession ou sous son contrôle qui pourraient être utiles à la défense, à moins que les renseignements en question soient manifestement sans pertinence ou protégés par une forme reconnue de privilège. Comme le droit à la communication de tous les documents pertinents est large, il peut viser des documents qui n’auront probablement qu’une importance secondaire par rapport aux questions fondamentales en litige. Aussi, la nature de la réparation devra être adaptée à l’étendue de l’atteinte portée au droit de l’accusé à un procès équitable. Comme la Cour suprême l’a dit dans R. c. Dixon, [1998] 1 R.C.S. 244, aux paragraphes 23 et 24 :

Il s’ensuit que le ministère public peut omettre de divulguer des renseignements qui satisfont au critère préliminaire de l’arrêt Stinchcombe, mais qui ne pourraient absolument pas compromettre le bien‑fondé du résultat atteint ou l’équité globale du procès. Dans ces circonstances, rien ne justifierait d’accorder un nouveau procès à titre de réparation en vertu du par. 24(1) de la Charte, puisque l’accusé n’a subi aucun préjudice.

[…]

… une cour d’appel peut bien conclure à la violation du droit à la divulgation que la Charte garantit à un accusé, tout en refusant d’accorder un nouveau procès à titre de réparation si elle juge que le procès a été foncièrement équitable et qu’il n’y avait aucune possibilité raisonnable que le résultat du procès aurait été différent si la documentation non communiquée avait été produite. Le droit à la divulgation complète n’est qu’une composante du droit à une défense pleine et entière. Il ne s’ensuit pas automatiquement qu’il y a atteinte au droit à une défense pleine et entière garanti par la Charte, du seul fait qu’il y a eu violation du droit à la divulgation.

 

[62]           En d’autres termes, il ne suffira pas que l’accusé établisse que les renseignements qui n’ont pas été communiqués satisfont au critère établi dans Stinchcombe. Il devra aussi, pour qu’une cour d’appel ordonne un nouveau procès, démontrer qu’il y a une possibilité raisonnable que la non‑communication ait eu une incidence sur l’issue ou l’équité globale du procès. Il s’agit précisément du critère à deux volets que la Cour d’appel du Québec a appliqué dans son arrêt de 1994.

 

[63]           Après avoir conclu que le ministère public aurait dû communiquer les notes de l’informateur de police, M. Bard, au demandeur, la Cour d’appel a conclu que la réparation convenable dans les circonstances était d’ordonner un nouveau procès devant un juge de la Cour supérieure, procès qui porterait sur une seule question : la provocation policière. La Cour d’appel est arrivée à cette conclusion essentiellement pour deux raisons, comme je l’ai indiqué précédemment (au paragraphe 37 des présents motifs). Premièrement, M. Bard n’était pas présent lors des transactions ayant justifié la mise en accusation, et son témoignage ne pouvait donc avoir aucune incidence sur les verdicts rendus par le jury. Deuxièmement, le demandeur a admis les faits concernant les transactions qui ont réellement eu lieu. M. Pearson a peut‑être fait une erreur stratégique lorsqu’il a admis ces faits, compte tenu de la décision de la Cour d’appel de rejeter sa thèse selon laquelle il avait agi en tout temps comme le simple mandataire de l’acheteur. Toutefois, il est définitivement trop tard maintenant pour essayer de revenir en arrière.

 

[64]           La Cour d’appel n’avait donc aucune raison d’arrêter les procédures ou d’ordonner un nouveau procès au cours duquel la culpabilité de l’accusé pourrait être réexaminée. Comme elle l’a dit, [traduction] « même s’il a eu la possibilité de le faire, l’appelant n’a pas démontré que la communication incomplète du ministère public lui a causé un préjudice de quelque nature que ce soit à l’étape de l’examen de sa culpabilité » (au paragraphe 142).

 

[65]           La Cour d’appel a néanmoins accordé une réparation à M. Pearson en ordonnant un nouveau procès limité à la défense de provocation policière, malgré le fait que les notes de M. Bard (auxquelles elle avait eu accès) ne semblaient pas corroborer son récit. Comme la Cour d’appel l’a elle‑même dit (au paragraphe 155) :

[traduction]

À la lumière du dossier dont nous disposons, la défense de provocation policière invoquée par M. Pearson n’a pas un fondement factuel solide et les défauts dans sa structure sont évidents. Il ne paraît pas probable que la défense aurait disposé d’éléments additionnels suffisamment convaincants pour amener le juge à tirer une conclusion différente si les renseignements de M. Bard lui avaient été communiqués plus tôt. Le critère n’en est toutefois pas un de probabilité. Il consiste plutôt à se demander si la non‑communication a empêché M. Pearson de présenter une défense pleine et entière et « aur[ait] pu influer sur l’issue du litige » : Stinchcombe, précité.

 

[66]           Il convient de répéter que la Cour suprême du Canada a confirmé l’arrêt de la Cour d’appel et a expressément reconnu le pouvoir d’une cour d’appel de limiter la portée d’un nouveau procès de cette manière, sur le fondement du paragraphe 686(8) du Code criminel du Canada. M. Pearson a fait valoir à maintes reprises devant moi que la Cour d’appel aurait très bien pu rendre une décision différente si elle avait eu connaissance de tous les renseignements qui lui ont ensuite été communiqués, et non seulement des notes de M. Bard. Or, la plupart de ces notes et de ces documents font référence aux événements survenus le 27 juin, et non aux transactions pour lesquelles M. Pearson a été arrêté et condamné. Par conséquent, ces renseignements, comme les notes de M. Bard, ne pouvaient être pertinents que lors de l’examen de la question de la provocation policière et n’auraient pu avoir aucune incidence sur le verdict prononcé par le jury.

 

[67]           Il s’ensuit que la Cour d’appel a accordé une réparation convenable et juste à M. Pearson. Il s’est avéré par la suite que le juge Boilard n’a pas cru son histoire (voir les paragraphes 22 et 23 des présents motifs) et que cette décision a aussi été confirmée par la Cour d’appel du Québec. Il est intéressant de noter que la Cour d’appel s’est évertuée à souligner qu’il n’y avait aucune raison d’annuler le verdict, même en supposant qu’elle avait la compétence voulue pour le faire dans le cadre d’un appel visant une décision portant uniquement sur la question de la provocation policière (au paragraphe 8).

 

[68]           Il faut rappeler que le juge Boilard a refusé d’examiner les diverses requêtes présentées par le demandeur relativement à la communication de la preuve. M. Pearson est revenu à la charge devant la Cour d’appel (R. c. Pearson, [1999] J.Q. no 5135 (QL)), mais sans succès, comme l’indique le paragraphe 12 de cet arrêt :

[traduction]

La plainte de l’appelant concernant l’insuffisance de la communication concerne en partie le fait que certains documents écrits que le ministère public lui avait remis avaient été expurgés afin que les renseignements que celui‑ci considérait comme protégés ou non pertinents soient gardés secrets. À cet égard, l’appelant n’a pas invité le juge du procès à examiner la version non expurgée des documents en question afin de déterminer s’il avait le droit de connaître ces renseignements. Le ministère public a demandé à la Cour l’autorisation de déposer la version non expurgée afin que la Cour puisse l’examiner. L’appelant s’est opposé à cette demande. Après réflexion, nous avons conclu à l’audience qu’il n’était pas nécessaire, dans ces circonstances, de prendre connaissance des documents non expurgés, et nous avons refusé de le faire. Nous avons depuis étudié les prétentions de l’appelant sur la question ainsi que ses motifs concernant plus largement la communication, et nous avons conclu qu’aucune erreur susceptible de contrôle n’a été établie à cet égard.

 

[69]           On peut tirer au moins trois conclusions à la lumière de cette brève récapitulation de ce qui s’est passé devant les tribunaux du Québec. Premièrement, la question de la communication et, évidemment, la plupart des arguments soulevés par le demandeur devant la Cour ont été examinés de façon exhaustive à deux reprises par la Cour supérieure et la Cour d’appel du Québec, ainsi que la Cour suprême du Canada. Deuxièmement, M. Pearson a eu droit à une réparation en vertu du paragraphe 24(1) de la Charte en obtenant un nouveau procès limité à la question de la provocation policière. Finalement, et c’est le plus important, je ne peux accorder la réparation demandée à la Cour par M. Pearson sans conclure que la non‑communication par le ministère public et les prétendus parjures de certains de ses témoins ont pu avoir une incidence sur le verdict. Une telle conclusion serait tout à fait contraire à l’arrêt rendu par la Cour d’appel du Québec en 1994. Par conséquent, et pour toutes ces raisons, je dois rejeter la demande de dommages‑intérêts de M. Pearson. Les tribunaux ont dit à plusieurs reprises qu’une personne qui tente de remettre en litige une demande sur laquelle les tribunaux se sont déjà prononcés commet un abus de procédure (Toronto (Ville) c. Syndicat canadien de la fonction publique (S.C.F.P.), section locale 79, [2003] 3 R.C.S. 77; Canam Enterprises Inc. c. Coles (2000), 51 O.R. (3d) 481 (C.A.), aux paragraphes 55 et 56, le juge Goudge, dissident (conf. par [2002] 3 R.C.S. 307)).

 

3) M. Pearson a‑t‑il établi le bien‑fondé de sa demande?

 

[70]           Même si j’étais d’accord avec M. Pearson lorsqu’il dit que les décisions judiciaires rendues précédemment ne m’empêchent pas de statuer sur sa demande, je ne pourrais pas lui donner raison. Après avoir examiné avec soin la preuve documentaire et les dépositions des différents témoins appelés par le demandeur, j’estime que ce dernier n’a pas établi le bien‑fondé de sa demande de dommages‑intérêts. Plusieurs raisons m’amènent à cette conclusion.

 

[71]           M. Pearson a soutenu depuis le début que le ministère public a délibérément et sciemment omis de communiquer des éléments de preuve démontrant que sa condamnation avait été obtenue par fraude, qu’il a délibérément et sciemment eu recours à de faux témoignages et qu’il a commis un abus de procédure général qui l’a privé d’une défense appropriée. Il s’agit en fait des motifs sur lesquels il appuie sa déclaration, comme le montre le paragraphe 26 des présents motifs.

 

[72]           M. Pearson prétend qu’il a droit à des dommages‑intérêts même s’il a admis les transactions qui ont mené à sa condamnation, parce que la non‑communication de certains documents a porté atteinte à son droit à un procès équitable. Le problème, c’est que cette thèse a été rejetée par la Cour d’appel du Québec en 1994. Même si la Cour d’appel était disposée à ordonner un nouveau procès limité à la défense de provocation policière, elle n’a pas conclu que les droits constitutionnels de M. Pearson avaient été violés, malgré les tentatives faites par ce dernier pour démontrer que c’était le cas.

 

[73]           Cette conclusion est tout à fait conforme à l’arrêt R. c. O’Connor, [1995] 4 R.C.S. 411, où la majorité de la Cour suprême a décidé que l’accusé qui prétend que le ministère public a porté atteinte aux droits qui lui sont garantis à l’article 7 de la Charte doit prouver que la non‑communication a, selon la prépondérance des probabilités, nui à la possibilité pour lui de présenter une défense pleine et entière ou a eu un effet défavorable sur cette possibilité. Il convient de reproduire le passage suivant des motifs de la Cour d’appel de l’Ontario dans cette affaire, que la Cour suprême a cité avec approbation (au paragraphe 74) :

[traduction]

[…] le droit de l’accusé à ce que le ministère public lui communique tous les détails de la preuve vient s’adjoindre à son droit de présenter une défense pleine et entière. Ce n’est pas en soi un droit protégé sur le plan constitutionnel. Cela signifie que, bien que le ministère public ait l’obligation de communiquer sa preuve et que l’accusé ait droit à tout ce que le ministère public est tenu de communiquer, une simple atteinte au droit de l’accusé à une telle communication ne constitue pas en soi une violation de la Charte qui donne droit à une réparation en vertu du par. 24(1). Cela résulte du fait que la non‑communication de renseignements qui auraient dû être communiqués en raison de leur pertinence, en ce sens qu’ils pouvaient raisonnablement aider l’accusé à présenter une défense pleine et entière, n’équivaudra pas à une violation du droit que l’art. 7 garantit à l’accusé de n’être privé de sa liberté qu’en conformité avec les principes de justice fondamentale à moins que l’accusé n’établisse que la non‑communication a probablement nui à la possibilité pour lui de présenter une défense pleine et entière ou a eu un effet défavorable sur cette possibilité.

 

C’est la distinction entre la « possibilité raisonnable » d’atteinte au droit de présenter une défense pleine et entière et l’atteinte « probable » à ce droit qui fait la différence entre une simple atteinte au droit à la communication des renseignements pertinents d’une part et à la non‑communication de documents prévue par la Constitution d’autre part. [Italiques et non souligné dans l’original.]

 

[74]           Il va s’en dire que la Cour d’appel du Québec n’est pas arrivée à la conclusion que la non‑communication avait probablement nui à la possibilité pour M. Pearson de présenter une défense pleine et entière. Au contraire, elle a conclu que la non‑communication des notes de M. Bard n’avait pas pu avoir une incidence sur la préparation de la défense de M. Pearson à l’étape de la détermination de sa culpabilité puisqu’il n’avait pas tenté de contredire la preuve que le ministère public entendait présenter contre lui. Quant à la défense de provocation policière de M. Pearson, la Cour d’appel a écrit qu’elle ne reposait pas sur un [traduction] « fondement factuel solide » et que les défauts dans sa structure étaient évidents. Elle a conclu ensuite qu’[traduction] « [i]l ne paraît pas probable que la défense aurait disposé d’éléments additionnels suffisamment convaincants pour amener le juge à tirer une conclusion différente si les renseignements de M. Bard lui avaient été communiqués plus tôt » (R. c. Pearson, [1994] J.Q. no 66, au paragraphe 155). C’est donc en raison du critère établi dans Stinchcombe, précité, que la Cour d’appel a décidé d’ordonner un nouveau procès sur la question de la provocation policière, et non en raison d’une atteinte aux droits constitutionnels de M. Pearson. En d’autres termes, ce n’est pas à cause de la probabilité que le droit de M. Pearson à une défense pleine et entière a été violé que la Cour d’appel a accordé cette réparation, mais simplement parce que la non‑communication pouvait avoir influé sur l’issue du procès.

 

[75]           Dans les circonstances, il semble que M. Pearson ne puisse pas s’appuyer sur le paragraphe 24(1) de la Charte pour demander des dommages‑intérêts par suite de la violation de ses droits garantis à l’article 7. Il n’appartient manifestement pas à la Cour de réexaminer cette question, et ce, pour toutes les raisons mentionnées ci‑dessus. Il s’agit simplement d’une affaire relevant du droit pénal, à l’égard duquel seuls les tribunaux provinciaux sont compétents.

 

[76]           Quoi qu’il en soit, M. Pearson n’a pas réussi à démontrer que la conduite des représentants de l’État (poursuivants et agents de la GRC) justifiait l’octroi de dommages‑intérêts. Même en supposant un instant que je puisse lui donner raison, aucune atteinte à ses droits fondamentaux, ni aucune mauvaise conduite justifiant la réparation qu’il demande ne ressortent de la preuve (testimoniale et documentaire) qui m’a été présentée. Il faut maintenant parler brièvement des principes sur lesquels repose l’octroi de dommages‑intérêts en application de la Charte.

 

[77]           Comme je l’ai mentionné précédemment, les tribunaux ont reconnu que des dommages‑intérêts compensatoires et punitifs constituent une réparation qu’un tribunal peut estimer « convenable et juste » dans certaines circonstances. La Cour suprême a toutefois reconnu dans RJR‑MacDonald (précité, à la page 341) que « les dommages‑intérêts […] ne constituent pas la principale réparation dans les cas relevant de la Charte ». Cela peut expliquer pourquoi des dommages‑intérêts ont si rarement été accordés à la suite d’une violation de la Charte et pourquoi les principes sur lesquels ces dommages‑intérêts sont fondés ont été analysés encore moins souvent.

 

[78]           Un consensus semble se dessiner sur le fait que le paragraphe 24(1) crée un recours autonome en dommages‑intérêts, différent de l’action en responsabilité civile qui peut être intentée en application d’une loi provinciale ou fédérale. Malgré la confusion pouvant avoir été créée par l’arrêt Béliveau St‑Jacques c. Fédération des employées et employés de services publics inc., précité, rendu par la Cour suprême, il est maintenant clair que des dommages‑intérêts peuvent être accordés dans les circonstances appropriées en application du paragraphe 24(1), indépendamment des régimes juridiques prévus par les lois ordinaires.

 

[79]           Dans Béliveau St‑Jacques, la majorité de la Cour suprême a statué que la violation d’un droit protégé par la Charte des droits et libertés de la personne du Québec (L.R.Q., ch. C‑12) équivaut à une faute civile. Selon ce raisonnement, l’article 49 de la Charte québécoise (qui équivaut au paragraphe 24(1) de la Charte canadienne) et l’article 1053 du Code civil du Bas Canada (qui régissait la responsabilité civile au Québec) relèvent d’un même principe juridique de responsabilité liée au comportement fautif. Le juge Gonthier a d’ailleurs écrit à ce sujet aux paragraphes 120 et 121 :

La violation d’un des droits garantis constitue donc un comportement fautif, qui, comme l’a déjà reconnu la Cour d’appel, contrevient au devoir général de bonne conduite […]. Le fait que l’interprète de la Charte ait d’abord à préciser la portée d’un droit protégé à la lumière d’un texte précis ne différencie pas cet exercice de celui qui consiste à déduire du principe reconnu à l’art. 1053 C.c.B.C. une application particulière. D’ailleurs, l’art. 1457, al. 1 du Code civil du Québec, L.Q. 1991, ch. 64, prend maintenant bien soin de préciser que les règles de conduite dont la violation entraîne responsabilité civile peuvent découler de la loi :

 

            1457. Toute personne a le devoir de respecter les règles de conduite qui, suivant les circonstances, les usages ou la loi, s’imposent à elle, de manière à ne pas causer préjudice à autrui.

 

La nature des dommages‑intérêts que permet d’obtenir l’art. 49, al. 1 [de la Charte québécoise] renforce le rapprochement avec la responsabilité civile. Il est entendu que les dommages moraux et matériels qu’accorde un tribunal suite à une violation de la Charte sont de nature strictement compensatoire. Le libellé du texte législatif ne laisse subsister aucun doute à ce sujet, puisqu’il confère à la victime d’une atteinte illicite à un droit protégé le droit d’obtenir « la réparation du préjudice moral ou matériel qui en résulte ». La compensation ainsi octroyée obéira donc au principe fondamental de la restitutio in integrum. C’est dire que pour une même situation factuelle, la Charte ne saurait autoriser double compensation, ni fonder des dommages distincts de ceux qui auraient pu être obtenus en vertu du droit commun. La violation d’un droit garanti n’a pas pour effet de modifier les principes généraux de compensation, ni de créer en soi un préjudice indépendant. La Charte ne crée pas un régime parallèle d’indemnisation.

 

[80]           La Cour d’appel du Québec a été appelée à faire des commentaires sur cet arrêt de la Cour suprême dans Boisclair c. Québec (P.G.), [2001] J.Q. no 4459. Se fondant sur les trois dernières phrases de l’extrait ci‑dessus, le procureur général soutenait que le paragraphe 24(1) de la Charte canadienne ne pouvait pas autoriser l’octroi de dommages‑intérêts punitifs, à tout le moins au Québec, étant donné que le droit civil de cette province ne prévoit pas ce type de dommages‑intérêts. Répondant à cet argument, la Cour d’appel a écrit au paragraphe 16 :

À mon avis, ce texte de l’arrêt Béliveau St‑Jacques n’a pas la portée ni le sens que lui donne le Procureur général. La Cour suprême n’a pas exclu une forme de dommages; elle a exprimé l’opinion que la violation de la Charte ne créait pas un préjudice propre et distinct de celui que le droit commun reconnaît à un geste fautif. En d’autres termes, si j’interprète correctement le jugement, cela signifie que la contravention à un droit garanti est une faute qui peut entraîner la responsabilité du contrevenant et donc en faveur de la victime une réparation au sens du droit applicable. Une violation de la Charte ouvre donc la voie à la victime à démontrer le préjudice matériel, personnel ou moral qu’elle a éprouvé ou éprouve encore comme elle le ferait dans toute affaire de responsabilité civile.

 

[81]           La Cour d’appel a ensuite reconnu que le Code civil du Québec ne contenait pas de disposition sur les dommages‑intérêts punitifs, mais, selon elle, cela ne signifiait pas que de tels dommages‑intérêts ne pouvaient pas être accordés en application de l’article 24 de la Charte canadienne. Non seulement ce type de dommages‑intérêts était permis par de nombreuses autres lois du Québec, dont la Charte québécoise, mais la Charte canadienne étant un document constitutionnel, sa portée ne pouvait être limitée par une loi provinciale, même le Code civil du Québec.

 

[82]           Ces remarques de la Cour d’appel sont tout à fait conformes à un arrêt qu’elle avait rendu précédemment, où elle avait fait une distinction nette entre l’article 49 de la Charte des droits et libertés de la personne du Québec et le paragraphe 24(1) de la Charte canadienne. Dans Proulx c. Québec (Procureur général), [1997] A.Q. no 72, la juge Rousseau‑Houle, écrivant au nom de la Cour, a souligné que l’article 49 de la Charte québécoise ne remplace pas d’autres dispositions législatives et doit donc être considérée comme une autre expression du principe général qui sous‑tend le droit des délits. En ce sens, il est différent de l’article 24 de la Charte canadienne, lequel ne peut être assimilé au régime général de la responsabilité civile à cause de sa nature constitutionnelle :

La Charte canadienne reconnaît à son par. 24(1) le droit de toute personne qui s’estime victime d’une violation ou d’une négation d’un droit garanti par la Charte de demander au tribunal compétent une réparation convenable et juste. La Cour suprême a vite identifié les dommages‑intérêts comme une réparation possible (Mills c. La Reine, [1986] 1 R.C.S. 863, R. c. Rahey, [1987] 1 R.C.S. 588; Nelles c. Ontario, précité). Malgré les réticences de certains civilistes […], une importante doctrine […] considère généralement que la réparation pécuniaire qui découle du paragraphe 24(1) est indépendante du point de vue de sa source formelle, du droit commun de la responsabilité civile et des régimes statutaires particuliers.

 

Proulx c. Québec (P.G.), précité, au paragraphe 65.

 

[83]           Pour arriver à cette conclusion, la Cour d’appel du Québec s’est référée à Michaud c. Québec (P.G.), [1996] 3 R.C.S 3, et à Guimond c. Québec (P.G.), [1996] 3 R.C.S. 347, où la Cour suprême du Canada a reconnu très explicitement que le droit de demander des dommages‑intérêts en vertu du paragraphe 24(1) est différent et séparé des régimes juridiques généraux prévus par la législation provinciale et la législation fédérale. Si l’existence d’un tel droit semble maintenant être bien établie, les principes sous‑jacents qui régissent l’octroi de dommages‑intérêts font toujours l’objet de nombreux débats.

 

[84]           La Cour suprême s’étant abstenue jusqu’à maintenant de préciser les circonstances dans lesquelles il pourrait être convenable et juste d’accorder des dommages‑intérêts, les tribunaux aux prises avec le problème ont rendu toutes sortes de décisions. Comme je l’ai mentionné précédemment, ils n’ont pas toujours exigé que la mauvaise foi soit prouvée avant d’accorder des dommages‑intérêts en application de la Charte. Dans une décision récente (Hawley c. Bapoo, 76 O.R. (3d) 649; [2005] O.J. no 4328 (QL)), le juge Ducharme a examiné de manière exhaustive la jurisprudence sur cette question et a proposé une analyse et des conclusions utiles.

 

[85]           Il n’est pas nécessaire que je réexamine cette question aux fins de l’espèce puisqu’il existe des précédents qui établissent clairement que des dommages‑intérêts ne sont pas une réparation convenable lorsque des acteurs de l’État se sont appuyés sur une disposition législative qui est ensuite déclarée inconstitutionnelle. Dans Mackin c. Nouveau‑Brunswick (Ministre des Finances); Rice c. Nouveau‑Brunswick, [2002] 1 R.C.S. 405, la majorité de la Cour suprême a conclu que la loi abolissant le système de juges surnuméraires de la Cour provinciale était contraire à l’alinéa 11d) de la Charte parce qu’il s’agissait d’un empiètement inconstitutionnel sur l’indépendance judiciaire, mais elle a refusé d’accorder des dommages‑intérêts. Le juge Gonthier, qui s’exprimait au nom de la majorité, a expliqué pourquoi dans les paragraphes suivants :

78. Selon un principe général de droit public, en l’absence de comportement clairement fautif, de mauvaise foi ou d’abus de pouvoir, les tribunaux n’accorderont pas de dommages‑intérêts pour le préjudice subi à cause de la simple adoption ou application d’une loi subséquemment déclarée inconstitutionnelle […] Autrement dit, [traduction] « l’invalidité n’est pas le critère de la faute et ne devrait pas être le critère de la responsabilité » (K. C. Davis, Administrative Law Treatise (1958), vol. 3, p. 487). Ainsi, au sens juridique, tant les fonctionnaires que les institutions législatives bénéficient d’une immunité restreinte vis‑à‑vis des actions en responsabilité civile dont le fondement serait l’invalidité d’un texte législatif.

[…]

79. Toutefois, comme je le mentionne dans Guimond c. Québec (Procureur général), précité, depuis l’adoption de la Charte un demandeur n’est plus limité uniquement à une action en dommages‑intérêts fondée sur le droit général de la responsabilité civile. Il pourrait, en théorie, solliciter des dommages-intérêts compensatoires et punitifs à titre de réparation « convenable et juste » en vertu du par. 24(1) de la Charte. Or, l’immunité restreinte accordée à l’État constitue justement un moyen d’établir un équilibre entre la protection des droits constitutionnels et la nécessité d’avoir un gouvernement efficace. Autrement dit, cette doctrine permet de déterminer si une réparation est convenable et juste dans les circonstances. Par conséquent les raisons qui sous‑tendent le principe général de droit public sont également pertinentes dans le contexte de la Charte. Ainsi, l’État et ses représentants sont tenus d’exercer leurs pouvoirs de bonne foi et de respecter les règles de droit « établies et incontestables » qui définissent les droits constitutionnels des individus. Cependant, s’ils agissent de bonne foi et sans abuser de leur pouvoir eu égard à l’état du droit, et qu’après coup seulement leurs actes sont jugés inconstitutionnels, leur responsabilité n’est pas engagée. Autrement, l’effectivité et l’efficacité de l’action gouvernementale seraient exagérément contraintes. Les lois doivent être appliquées dans toute leur force et effet tant qu’elles ne sont pas invalidées. Ce n’est donc qu’en cas de comportement clairement fautif, de mauvaise foi ou d’abus de pouvoir que des dommages‑intérêts peuvent être octroyés.

 

[86]           Nous avons tout lieu de croire que ces motifs doivent s’appliquer avec la même force aux cas où des acteurs de l’État s’appuient sur des principes de la common law, qui sont modifiés ensuite par les tribunaux, plutôt que sur un texte législatif. C’est exactement ce qui s’est passé en l’espèce. Les différents procureurs de la poursuite qui se sont occupés du dossier de M. Pearson ont supposé que les seules notes qu’ils devaient communiquer étaient celles des témoins que le ministère public avait l’intention d’assigner. C’est effectivement ce que prévoyaient les règles relatives à la communication avant que la Cour suprême ne les élargisse dans Stinchcombe, précité, afin que la communication englobe tous les renseignements pouvant raisonnablement avoir une incidence sur la capacité de l’accusé de présenter une défense pleine et entière. Cela étant, on ne peut pas reprocher aux procureurs de la poursuite de ne pas avoir communiqué tous les documents demandés par M. Pearson; comme je l’ai mentionné précédemment (voir le paragraphe 19 des présents motifs), c’est précisément la conclusion à laquelle la Cour d’appel du Québec est arrivée en 1994, après avoir examiné avec soin les différentes étapes ayant mené au procès du demandeur. Par conséquent, des dommages‑intérêts ne seraient pas convenables et justes dans les circonstances.

 

[87]           En ce qui concerne les allégations de faux témoignages et de documents frauduleux qui auraient été fournis par différents témoins, elles ne sont tout simplement pas fondées. J’ai examiné avec soin les témoignages des agents de la GRC assignés par M. Pearson pour étayer sa demande; j’ai même pris le temps de lire les transcriptions de ces témoignages avant de rédiger mes motifs, et je ne peux relever rien d’autre que des divergences sans importance qui ont été commises de bonne foi et qui peuvent s’expliquer par le temps écoulé depuis que les événements en cause sont survenus. Par exemple, le fait que l’agent Redmond de la GRC a rédigé ses notes le lendemain de la date qui y est indiquée et qu’il s’est peut‑être appuyé, non par sur ses propres observations, mais sur ce qui a été dit pendant le débreffage de l’informateur et de l’agent d’infiltration n’est pas important; l’agent Redmond a pris ces notes non pas dans le but qu’elles soient présentées en preuve au cours du procès, mais uniquement pour se rafraîchir la mémoire si jamais il devait témoigner. On est loin du faux document décrit par M. Pearson. Pour ce qui est des prétendues contradictions entre le témoignage de M. Rivard et ses notes, en particulier en ce qui a trait à ce qu’il peut avoir dit à M. Pearson la première fois qu’il l’a rencontré, elles ont été présentées au jury au procès dans le but de miner la crédibilité de ce témoin de la poursuite; après avoir soupesé toute la preuve et avoir entendu tous les témoins, le jury a décidé qu’il n’ajoutait pas foi à la thèse de M. Pearson et il l’a déclaré coupable. Encore une fois, je n’ai rien entendu qui me permettrait de conclure que le ministère public a délibérément, sciemment et de façon malveillante produit de faux témoignages ou fermé les yeux sur la production de documents frauduleux.

 

[88]           En conséquence, je dois rejeter la demande de M. Pearson, même si je considérais qu’elle n’est pas prescrite et que les diverses décisions rendues par les tribunaux criminels ne m’empêchent pas de l’examiner. Malgré la force et la sincérité avec laquelle il croit avoir subi un préjudice à cause de la façon dont le ministère public a mené son procès criminel, M. Pearson n’a pas démontré qu’il a droit à des dommages‑intérêts. Je ne peux conclure que ses droits constitutionnels ont été violés et que la conduite des représentants de l’État qui ont participé à l’enquête ou à la conduite de son procès était répréhensible, à tout le moins suffisamment pour justifier des dommages‑intérêts. Si M. Pearson n’a pas pu présenter une défense pleine et entière sans que la faute en revienne au ministère public, la Cour d’appel du Québec lui a accordé une réparation convenable et juste lorsqu’elle a ordonné un nouveau procès limité à la question de la provocation policière. La Cour d’appel du Québec n’a pas jugé approprié de lui accorder des dommages‑intérêts, et M. Pearson ne peut pas maintenant se présenter devant la Cour et demander ce que lui ont refusé les tribunaux compétents. Si le demandeur croit fermement que sa défense a été compromise parce qu’il n’a pas eu accès à des documents importants, il doit essayer d’obtenir la réouverture de son procès, et non contester (quoique indirectement) devant la Cour les décisions de la Cour supérieure et de la Cour d’appel du Québec.

 

4) Les dépens

 

Par une ordonnance rendue le 14 septembre 2000, le juge Muldoon a autorisé M. Pearson à faire instruire l’affaire in forma pauperis, ce qui signifie, selon l’ordonnance, que :

a) la règle 55 est invoquée de façon que la Cour accorde une dispense à l’égard de toutes les règles telles que la règle 19 ainsi que les tarifs A et B, par lesquels des frais pourraient être exigés du demandeur;

b) cependant, aucune disposition des présentes ne peut être considérée comme exonérant le demandeur de toute responsabilité qu’il pourrait avoir envers la défenderesse à l’égard des dépens que le juge présidant l’instruction ou le protonotaire pourrait par la suite imposer à celui‑ci par suite de la mauvaise conduite reconnue de l’affaire, le cas échéant, ou à l’égard des montants accordés au demandeur aux fins de l’indemnisation des personnes qui auront été citées en vue de témoigner ou de produire, à sa demande, des documents;

c) les dépens et frais payables dans le présent litige seront déboursés par le demandeur, au besoin, conformément au pouvoir discrétionnaire habituel de la Cour.

 

[89]           Dans une autre instruction datée du 4 octobre 2000, le juge Muldoon a tenté de clarifier cette ordonnance en ce qui concerne les dépens que le demandeur pourrait être tenu de payer à la défenderesse. Cette instruction est libellée ainsi :

[traduction]

Instruire la présente action in forma pauperis signifie que le demandeur pourrait devoir payer des dépens à la défenderesse uniquement si l’on juge qu’il a volontairement ou par négligence commis une faute dans la poursuite de l’action. On ne parle pas ici d’outrage au tribunal, mais de négligence et de manque d’attention aux droits et aux convenances de la défenderesse et, de façon générale, des témoins et du personnel de la Cour. Aucun pouvoir discrétionnaire légitime d’un juge ou d’un protonotaire ne sera ainsi entravé. Il incombe au demandeur de bien se conduire.

 

On n’attend pas des témoins qu’ils se présentent gratuitement devant le tribunal, mais la Cour pourrait décider que leurs dépenses seront remboursées au demandeur dans le cadre des dépens.

 

[90]           Se fondant sur cette ordonnance et sur cette instruction, M. Pearson a fait valoir non seulement qu’il était exempté du paiement des frais de dépôt et des frais judiciaires prévus aux annexes A et B, mais également qu’il a droit au remboursement de ses dépenses (p. ex. ses frais de déplacement à Montréal, ses frais d’hébergement, ses frais de repas, ses frais de photocopie). En ce qui concerne les dépenses des témoins, la poursuite ayant accepté de son plein gré de les prendre à sa charge, ils ne doivent pas être pris en compte dans la répartition des dépens.

 

[91]           Il faut se rappeler qu’aucune loi ne confère expressément le pouvoir d’ordonner qu’une partie fasse instruire une affaire in forma pauperis. La Cour a reconnu la possibilité de procéder de cette façon uniquement dans des cas exceptionnels et conformément à l’article 55 des Règles (voir, p. ex., Spatling c. Canada (Solliciteur général), 2003 CFPI 443; 233 F.T.R. 6 (protonotaire); Pieters c. Canada (Procureur général), 2004 CF 1418; [2004] A.C.F. no 1719 (C.F.)). Je n’ai trouvé aucune décision de la Cour où une ordonnance autorisant une partie à faire instruire son affaire in forma pauperis a été prise en compte dans le calcul d’autres frais que les frais de dépôt et les frais judiciaires.

 

[92]           Compte tenu du fardeau financier que M. Pearson a dû supporter parce que la plus grande partie du procès a eu lieu à Montréal, il n’était que logique de minimiser les inconvénients causés aux témoins et les frais qu’ils devaient engager puisqu’ils se trouvaient tous dans la région de Montréal. Les frais de subsistance et de déplacement de M. Pearson ne peuvent pas être considérés comme des dépens ou des frais judiciaires, et je ne vois aucune raison d’ordonner au ministère public de les assumer. Je m’empresse d’ajouter que l’ordonnance du juge Muldoon ne visait pas cette question. En fait, le juge Muldoon a laissé au juge présidant l’audience le soin de décider laquelle des parties serait responsable des dépenses des témoins qui ont comparu pour le compte du demandeur.

 

[93]           Compte tenu de la nature très particulière de l’affaire, des ressources financières très limitées de M. Pearson et de sa peine sincère et authentique, tout ce que je suis disposé à faire, c’est de ne rendre aucune ordonnance concernant les dépens. Lorsqu’on tient compte des ressources considérables, financières autant qu’humaines, qui ont été affectées par le ministère public à cette affaire, ainsi que le temps que des juges, des protonotaires et divers fonctionnaires judiciaires y ont consacré, les dépenses de M. Pearson semblent être un maigre prix à payer pour que justice soit rendue.

 

CONCLUSION

Pour tous ces motifs, la demande de M. Pearson est rejetée, sans dépens.

 


JUGEMENT

 

LA COUR STATUE que la demande de M. Pearson est rejetée, sans dépens.

 

 

 

 

« Yves de Montigny »

Juge

 

 

Traduction certifiée conforme

David Aubry, LL.B.

 


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

 

DOSSIER :                                                        T‑290‑99

 

 

INTITULÉ :                                                       EDWIN PEARSON

                                                                            c.

                                                                            SA MAJESTÉ LA REINE

 

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                                TORONTO (ONTARIO)

                                                                            MONTRÉAL (QUÉBEC)

 

DATES DE L’AUDIENCE :                            TORONTO : DU 24 AU 26 OCTOBRE 2005

                                                                            MONTRÉAL : DU 17 AU 25 NOVEMBRE 2005

 

MOTIFS DU JUGEMENT

ET JUGEMENT :                                             LE JUGE DE MONTIGNY

 

DATE DES MOTIFS :                                     LE 29 JUILLET 2006

 

 

COMPARUTIONS :

 

Edwin Pearson                                                     DEMANDEUR

 

Jacques Savary                                                    POUR LA DÉFENDERESSE

David Lucas

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Edwin Pearson                                                     DEMANDEUR

 

Ministère de la Justice du Canada                         POUR LA DÉFENDERESSE

Montréal (Québec)

Jacques Savary et

David Lucas

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