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Date : 20190903


Dossier : T-1414-19

Référence : 2019 CF 1131

Vancouver (Colombie-Britannique), le 3 septembre 2019

En présence de monsieur le juge Sébastien Grammond

ENTRE :

CONSTANT AWASHISH

demandeur

et

CONSEIL DES ATIKAMEKW D'OPITCIWAN ET MARCEL CHACHAI, EN SA QUALITÉ DE PRÉSIDENT D'ÉLECTION

défendeurs

ORDONNANCE ET MOTIFS

[1]  Le demandeur, M. Constant Awashish, a été mis en candidature pour le poste de chef du Conseil des Atikamekw d’Opitciwan. Or, le président d’élection, M. Marcel Chachai, a retiré la candidature de M. Awashish, parce que celui-ci ne réside pas au sein de la communauté. M. Awashish demande l’émission d’une injonction interlocutoire afin que son nom demeure sur la liste des candidats. Il soutient que l’exigence de résidence est invalide, puisqu’elle serait discriminatoire et, pour cette raison, contraire à la Charte canadienne des droits et libertés [la Charte].

[2]  Je rejette la requête de M. Awashish. Même s’il a présenté des arguments solides quant au fond de son recours, il n’a pas démontré qu’il subirait un préjudice irréparable si sa requête n’est pas immédiatement accordée. En effet, M. Awashish dispose d’un recours adéquat devant le comité d’appel de la Première Nation d’Opitciwan, qui lui permettra de faire valoir ses moyens fondés sur la Charte.

I.  Contexte

[3]  Les élections au Conseil des Atikamekw d’Opitciwan sont régies par un code électoral adopté par la communauté en 2005. Parmi d’autres conditions, ce code prévoit, à l’article 7.1.6, que tout candidat doit « résider ordinairement à Opitciwan ».

[4]  Des élections générales ont été convoquées pour le 10 septembre 2019. Un vote « itinérant » se tiendra dans diverses localités les 5 et 6 septembre, afin de permettre aux membres de la communauté qui y résident de voter.

[5]  M. Awashish est un membre de la communauté, mais il ne réside pas à Opitciwan. Lors de l’assemblée de mise en candidature tenue le 29 juillet 2019, deux membres de la communauté l’ont mis en nomination pour le poste de chef. Le président d’élection a alors informé publiquement M. Awashish qu’il ne respectait pas les exigences du code électoral concernant la résidence à Opitciwan. M. Awashish a demandé au président d’élection de passer outre à cette exigence, puisqu’elle serait contraire à la Charte.

[6]  Le lendemain de l’assemblée de mise en candidature, le président des élections a publié une liste « non officielle » des candidats qui comprenait le nom de M. Awashish. Par la suite, conformément au code électoral, le président d’élection a envoyé des trousses de vote aux membres de la communauté qui n’habitent pas à Opitciwan. Ces trousses comprenaient un bulletin de vote sur lequel figurait le nom de M. Awashish.

[7]  Or, le 15 août 2019, le président d’élection a écrit à M. Awashish pour informer celui-ci qu’il retirait son nom de la liste des candidats au poste de chef, en raison du fait qu’il ne résidait pas à Opitciwan. M. Awashish a reçu cette lettre le 19 août. Des communications entre les avocats des parties n’ont pas permis de régler le différend.

[8]  Le 28 août 2019, M. Awashish a présenté une demande de contrôle judiciaire de la décision du président d’élection de retirer sa candidature. Le 30 août, il a déposé la présente requête en injonction interlocutoire. Par cette requête, M. Awashish réclame la suspension provisoire de la disposition du code électoral qui comporte l’obligation de résidence ainsi qu’une ordonnance enjoignant le président d’élection de le réintégrer sur la liste des candidats au poste de chef pour l’élection qui doit se tenir au cours des prochains jours.

II.  Analyse

[9]  Une injonction interlocutoire est une mesure temporaire visant à préserver les droits des parties jusqu’à ce qu’une décision soit rendue sur le fond. Il ne s’agit pas d’un règlement définitif du litige. La grille d’analyse que les tribunaux appliquent afin de décider s’il est approprié d’émettre une injonction interlocutoire est bien connue. Elle tient compte du fait que de telles requêtes doivent souvent être tranchées sur la base d’un dossier de preuve incomplet et qu’il n’est pas possible de parvenir, dans un court délai, à une solution définitive du fond de l’affaire.

[10]  Cette grille d’analyse a fait l’objet de plusieurs décisions de la Cour suprême du Canada, dont Manitoba (PG) c Metropolitan Stores Ltd, [1987] 1 RCS 110 [Metropolitan Stores], RJR — MacDonald Inc c Canada (Procureur général), [1994] 1 RCS 311 [RJR], et Harper c Canada (Procureur général), 2000 CSC 57, [2000] 2 RCS 764 [Harper]. Dans une décision récente, la Cour a résumé ainsi la démarche qu’il convient d’adopter :

À la première étape, le juge de première instance doit procéder à un examen préliminaire du bien-fondé de l’affaire pour décider si le demandeur a fait la preuve de l’existence d’une « question sérieuse à juger », c’est-à-dire que la demande n’est ni futile ni vexatoire. À la deuxième étape, le demandeur doit convaincre la cour qu’il subira un préjudice irréparable si la demande d’injonction est rejetée. Enfin, à la troisième étape, il faut examiner la prépondérance des inconvénients, afin d’établir quelle partie subirait le plus grand préjudice en attendant qu’une décision soit rendue sur le bien-fondé, selon que la demande d’injonction est accueillie ou rejetée.

(R c Société Radio-Canada, 2018 CSC 5, [2018] 1 RCS 196, au paragraphe 12, références omises) [SRC]

[11]  Il va sans dire que l’application de cette grille d’analyse est de nature hautement contextuelle et qu’elle dépend en grande partie des faits en cause. Il ne faut pas non plus croire que les trois volets de cette grille d’analyse sont entièrement indépendants l’un de l’autre : Robert J. Sharpe, Injunctions and Specific Performance (Toronto : Thomson Reuters, éd. à feuilles mobiles) au paragraphe 2.600 [Sharpe, Injunctions]; voir aussi Mosaic Potash Esterhazy Limited Partnership c Potash Corporation of Saskatchewan Inc, 2011 SKCA 120 au paragraphe 26.

[12]  Dans son mémoire des faits et du droit, le président d’élection soutient qu’il serait contraire au principe de la primauté du droit d’émettre une injonction interlocutoire qui aurait pour effet de modifier les règles régissant la tenue d’une élection peu de temps avant celle-ci. Il est vrai que les tribunaux se sont généralement montrés fort réticents à émettre de telles injonctions : voir notamment l’arrêt Harper et la jurisprudence qui y est citée. De manière plus générale, les tribunaux hésitent également à accorder des réparations interlocutoires fondées sur la Charte : voir notamment les arrêts Metropolitan Stores et RJR. Il n’en reste pas moins que, dans des circonstances exceptionnelles, les principes de la primauté du droit et du constitutionnalisme peuvent exiger qu’une telle ordonnance soit rendue, comme ce fut le cas dans les affaires Law Society of British Columbia c Canada (Procureur général), 2001 BCSC 1593; Tłı̨chǫ Government c Canada (Procureur général), 2015 NWTSC 9; et National Council of Canadian Muslims c Québec (Procureur général), 2018 QCCS 2766.

[13]  Notre Cour est souvent saisie de requêtes en injonction interlocutoire dans des affaires liées à la gouvernance des Premières Nations. Les motifs rendus dans ces affaires peuvent être utiles afin de guider l’exercice de ma discrétion. Il faut cependant garder à l’esprit que les faits précis à l’origine de chacune de ces affaires ont une importance cruciale et qu’il n’est pas toujours possible de transposer les solutions adoptées à des situations différentes. Je me permets d’ajouter que dans ce domaine, l’exercice de notre discrétion devrait être aussi guidé par le principe d’autonomie gouvernementale : Gadwa c Joly, 2018 CF 568 au paragraphe 71. En d’autres termes, je dois évaluer de quelle manière les différentes avenues que je peux emprunter favorisent ou non la prise de décisions par la Première Nation elle-même.

[14]  Ces remarques étant faites, j’analyserai maintenant les trois volets de cette grille d’analyse à tour de rôle.

A.  Apparence de droit

(1)  Principes généraux

[15]  Dans l’arrêt RJR, la Cour suprême a déclaré que le critère de la « question sérieuse à juger » est un seuil relativement bas (RJR, à la page 337). La Cour précise qu’une question est sérieuse lorsqu’elle est ni futile, ni vexatoire.

[16]  Toutefois, dans l’arrêt SRC, la Cour a modifié ce seuil lorsqu’une injonction interlocutoire mandatoire est demandée. Contrairement à une injonction prohibitive, qui ordonne au défendeur de ne pas faire quelque chose, une injonction mandatoire oblige le défendeur à poser un geste. Dans ces cas, une « forte apparence de droit » est requise, ce qui signifie que

[...] lors de l’examen préliminaire de la preuve, le juge de première instance doit être convaincu qu’il y a une forte chance au regard du droit et de la preuve présentée que, au procès, le demandeur réussira ultimement à prouver les allégations énoncées dans l’acte introductif d’instance.

(SRC, au paragraphe 7, souligné dans l'original)

[17]  En l’espèce, M. Awashish ne cherche pas à empêcher la tenue de l’élection, ce qui constituerait une injonction prohibitive. Il cherche plutôt une ordonnance forçant le président d’élection à poser un geste précis, à savoir d’inclure son nom sur la liste des candidats. Cela distingue la présente affaire de la situation en cause dans Jean c Première Nation de Swan River, 2019 CF 804, au paragraphe 13 [Jean].

[18]  Même si j’avais tort de qualifier de mandatoire l’injonction recherchée, il ne s’agirait pas d’un cas où le seuil peu élevé d’une « question sérieuse à juger » s’applique. Dans l’arrêt RJR, la Cour a reconnu que, dans certains cas, « le résultat de la demande interlocutoire équivaudra en fait au règlement final de l’action » (RJR, à la page 338). Dans de tels cas, « le tribunal doit procéder à un examen plus approfondi du fond de l’affaire » (RJR, à la page 339). Autrement dit, lorsque le juge qui entend le fond de l’affaire ne peut annuler ce qui a été fait à l’étape interlocutoire, une forte apparence de droit doit être établie.

[19]  L’affaire des élections municipales de Toronto en donne un bon exemple. Dans cette affaire, la législature de l’Ontario a apporté d’importantes modifications aux règles régissant l’élection du conseil municipal de Toronto, quelques semaines à peine avant l’élection. Entre autres choses, ces modifications faisaient passer le nombre de conseillers de 47 à 25. Statuant sur une requête en injonction interlocutoire visant à suspendre ces modifications, la Cour d’appel de l’Ontario a affirmé qu’en pratique, la décision relative à l’injonction interlocutoire serait finale et qu’il convenait donc de se montrer plus exigeant quant au premier volet de la grille d’analyse de l’arrêt RJR : Toronto (City) c Ontario (Attorney General), 2018 ONCA 761 au paragraphe 10.

[20]  En l’espèce, si j’accorde l’injonction réclamée par M. Awashish, l’élection se déroulera avec des bulletins de vote qui incluent son nom. En pratique, M. Awashish aura obtenu ce qu’il désire, et il est difficile de voir en quoi une audience sur le fond serait utile. Je conclus donc que M. Awashish doit faire la preuve d’une forte apparence de droit.

(2)  L’arrêt Corbiere et ses suites

[21]  L’argument fondamental de M. Awashish est que l’exigence de résidence qui figure au code électoral est discriminatoire. Afin de bien saisir la portée de cet argument, il est utile de rappeler les principaux paramètres du débat.

[22]  Une Première Nation (ou une « bande indienne », pour employer le vocabulaire de la Loi sur les Indiens, LRC 1985, c I-5 [la Loi]) est un groupe d’individus autochtones qui, dans la plupart des cas, possèdent le statut d’Indien. Selon la Loi, l’appartenance à une Première Nation et le statut d’Indien se transmettent par la filiation. L’appartenance à une Première Nation ne dépend pas du lieu de résidence d’une personne. Ainsi, une personne qui satisfait aux critères de la Loi peut être membre d’une Première Nation, même si elle ne réside pas dans la réserve de cette Première Nation. Néanmoins, l’article 77 de la Loi prévoit que seuls les membres d’une Première Nation qui habitent dans la réserve peuvent voter aux élections du conseil de la Première Nation.

[23]  La règle prévue par l’article 77 est devenue de plus en plus insatisfaisante au fur et à mesure que des membres des Premières Nations se sont établis hors des réserves en plus grand nombre. De plus, en 1985, les dispositions de la Loi concernant le statut d’Indien ont été modifiées afin de supprimer certaines règles discriminatoires et de conférer à nouveau ce statut à des personnes qui l’avaient perdu en raison de ces anciennes règles. Par conséquent, une proportion de plus en plus importante de membres des Premières Nations habitaient hors des réserves et étaient privés de leurs droits politiques par l’article 77.

[24]  Dans l’arrêt Corbiere c Canada (Ministre des Affaires indiennes et du Nord canadien), [1999] 2 RCS 203 [Corbiere], la Cour suprême du Canada a statué que l’article 77 était contraire à l’article 15 de la Charte et que sa justification selon l’article 1 n’avait pas été démontrée. Il faut tout de même souligner que la Cour n’a pas fermé la porte à toute forme de distinction fondée sur la résidence dans les règles régissant l’élection du conseil des Premières Nations. Ainsi, la Cour a affirmé, au paragraphe 21 :

Nous sommes convaincus que la restriction du droit de vote a un lien rationnel avec l’objectif de la loi, qui est de donner voix au chapitre, en ce qui concerne les affaires de la réserve, seulement aux personnes les plus directement touchées par les décisions du conseil de la bande.  Il est admis que, bien que tous les membres de la bande soient assujettis à certaines décisions du conseil de la bande, la plupart de ces décisions n’ont d’incidence que sur les membres vivant dans la réserve.

[25]  Cependant, puisque l’article 77 ne faisait preuve d’aucun effort visant à équilibrer les intérêts des membres habitant dans la réserve et de ceux qui habitent hors réserve, la Cour a statué qu’il ne respectait pas le critère de l’atteinte minimale. La Cour a tout de même laissé entendre que divers mécanismes qui différencient les droits des membres selon leur lieu de résidence pourraient se justifier selon l’article 1.

[26]  Depuis l’arrêt Corbiere, notre Cour a été saisie de contestations de la validité de codes électoraux qui prévoient des distinctions fondées sur la résidence. (Je signale que la Cour d’appel fédérale a statué que la Charte s’applique aux codes électoraux « coutumiers » des Premières Nations : Taypotat c Taypotat, 2013 CAF 192, aux paragraphes 33 à 42, infirmé pour d’autres motifs par Première Nation de Kahkewistahaw c Taypotat, 2015 CSC 30, [2015] 2 RCS 548.)

[27]  Il n’est pas possible d’induire une règle absolue de ces jugements. Dans plusieurs affaires, notre Cour a invalidé diverses formes d’exclusion du droit de vote ou du droit de se présenter candidat en fonction de la résidence : Clifton c Bande indienne de Hartley Bay, 2005 CF 1030, [2006] 2 RCF 24; Thompson c Première Nation Leq'á:mel, 2007 CF 707; Joseph c Première nation Dzawada’enuxw (Tsawataineuk), 2013 CF 974; Cardinal c Première Nation des Cris de Bigstone, 2018 CF 822, [2019] 1 RCF 3. Par contre, dans l’affaire Cockerill c Première nation No 468 de Fort McMurray, 2010 CF 337, la Cour a conclu qu’un code électoral qui privait les membres résidant hors de la réserve de leur droit de vote était justifié. (Cette décision a été infirmée en appel, après que la Première Nation en cause ait concédé que son code électoral violait la Charte : [2011] ACF no 1736 (QL).) Enfin, dans Clark c Abegweit First Nation Band Council, 2019 CF 721 [Clark], la Cour a jugé valide une exigence de résidence pour le poste de chef, tout en jugeant invalide une exigence semblable pour le poste de conseiller. Il semble que la divergence entre ces jugements puisse s’expliquer par la preuve qui était présentée à la Cour dans chaque affaire, notamment en ce qui a trait à la proportion de membres habitant hors de la réserve dans chaque cas et quant à la présence d’une démarche authentique, au sein de la Première Nation concernée, visant à concilier les intérêts des deux catégories de membres.

(3)  Application à la situation de M. Awashish

[28]  Les arguments soulevés par M. Awashish afin de démontrer l’invalidité de la décision du président d’élection de retirer sa candidature sont de deux ordres. M. Awashish soutient d’abord que cette décision n’a pas respecté l’équité procédurale. Il soutient ensuite que cette décision est fondée sur une règle qui est discriminatoire et qui viole l’article 15 de la Charte, sans qu’il ne soit possible d’en démontrer la justification selon l’article 1.

[29]  Si je comprends bien l’argument relatif à l’équité procédurale, M. Awashish soutient que sa candidature aurait été cristallisée, si je puis m’exprimer ainsi, en raison du fait que le président d’élection n’aurait pas refusé celle-ci séance tenante lors de l’assemblée de candidature ou en raison de la publication d’une liste de candidats, même si cette liste était « non officielle ». Dès lors, le président d’élection ne pouvait plus retirer sa candidature, ou à tout le moins il ne pouvait le faire sans lui donner l’occasion de faire valoir ses arguments.

[30]  Le président d’élection soutient plutôt qu’il n’a jamais accepté la candidature de M. Awashish, mais qu’il a plutôt pris quelques jours pour analyser la situation et que ce n’est que le 15 août 2019 qu’il a décidé de rejeter la candidature de M. Awashish.

[31]  La question de savoir si le président d’élection a agi légalement dépend de l’interprétation du code électoral et peut-être d’une preuve concernant la pratique lors des élections précédentes. Elle dépend aussi de la portée de l’équité procédurale dans les circonstances.  Je me contenterai de dire que les deux parties font valoir des arguments qui ne sont pas frivoles. Je conclus donc que M. Awashish a démontré l’existence d’une question sérieuse à trancher, mais non d’une forte apparence de droit.

[32]  Quant à la question constitutionnelle, il faut garder à l’esprit, comme je l’ai mentionné plus haut, que la Cour suprême a laissé entendre que des régimes électoraux qui cherchent à atteindre un équilibre entre les intérêts des différentes catégories de membres pourraient être justifiés selon l’article 1 de la Charte. Dans l’affaire Clark, mon collègue le juge Paul Favel a validé en partie un tel régime. Néanmoins, dans la plupart des cas soumis à notre Cour, des restrictions au droit de vote ou au droit de se porter candidat ont été jugées invalides. En l’espèce, bien que tous les membres aient le droit de vote, seuls les membres résidant à Opitciwan peuvent être candidats à un poste de conseiller ou de chef. À l’instar de ma collègue la juge Ann Marie McDonald dans l’affaire Jean, je suis donc disposé à conclure à une forte apparence de droit.

[33]  Je tiens à souligner qu’en statuant ainsi, je ne cherche pas à prédire l’issue du litige sur le fond. La Première Nation ne m’a présenté aucune preuve des faits qui pourraient étayer une justification selon l’article 1. Je ne peux donc spéculer à ce sujet. Le juge du fond aura entière liberté pour évaluer la preuve qui lui sera présentée et en tirer les conclusions qui s’imposent.

B.  Préjudice irréparable

[34]  Le préjudice irréparable constitue la deuxième étape de la grille d’analyse. Il s’agit de déterminer si l’intervention immédiate de la Cour est nécessaire afin de protéger les droits du demandeur dans l’attente du procès. En matière civile et commerciale, on a souvent défini le préjudice irréparable en fonction de la possibilité que l’octroi de dommages-intérêts à la suite du procès compense adéquatement la violation des droits du demandeur. En matière de droit public, cependant, l’octroi de dommages-intérêts n’est pas la règle et il faut souvent adopter une vision plus large de ce que peut constituer un préjudice irréparable. Ainsi, dans l’arrêt RJR, la Cour suprême a défini le préjudice irréparable comme un « préjudice qui ne peut être quantifié du point de vue monétaire ou un préjudice auquel il ne peut être remédié » (RJR à la page 341).

[35]  Notre Cour a souvent eu l’occasion d’examiner ce qui peut constituer un préjudice irréparable dans le contexte des litiges relatifs à la gouvernance des Premières Nations. Plusieurs décisions ont conclu que la suspension ou la destitution d’un conseiller ou d’un chef peut constituer un préjudice irréparable, en raison de certaines de leurs conséquences, comme la perte de la capacité d’exercer un pouvoir politique et la perte de prestige : Buffalo c Rabbit, 2011 CF 420 aux paragraphes 34 à 36; Gabriel c Mohawk Council of Kanesatake, 2002 CFPI 483 aux paragraphes 26 à 30; Prince c Première Nation de Sucker Creek, 2008 CF 479 au paragraphe 32. Dans l’affaire Myiow c Conseil des Mohawks de Kahnawake, 2009 CF 690, aux paragraphes 19 à 23, les mêmes considérations ont mené la Cour à conclure à l’existence d’un préjudice irréparable dans le contexte, semblable à celui de la présente affaire, du rejet d’une candidature en vue d’une élection. Il faut cependant souligner que le candidat en cause était un conseiller en exercice, qui avait fait l’objet d’une destitution dont la légalité était contestée.

[36]  Par contre, d’autres décisions ont refusé de conclure à l’existence d’un préjudice irréparable lorsque le code électoral de la Première Nation en cause prévoit un recours efficace qui assure une réparation adéquate à la personne dont la candidature a été injustement écartée : Jean, aux paragraphes 20 et 21; Mclean c Tallcree First Nation, 2018 CF 962 au paragraphe 33; Cachagee c Doyle, 2016 CF 658 au paragraphe 9; Gopher c Première nation de Saulteaux, 2005 CF 481 aux paragraphes 23 à 26.

[37]  En l’espèce, M. Awashish soutient que le fait d’être injustement exclu de l’élection imminente constitue un préjudice irréparable que seule l’intervention de la Cour permet d’éviter. Il soutient que la violation d’un droit garanti par la Charte, en soi, constitue un préjudice irréparable ou qu’un tel préjudice est présumé dès lors qu’une « loi d’ordre public » a été violée. Je ne puis me rendre à de tels arguments. L’arrêt de la Cour d’appel du Québec cité par M. Awashish, Carrier c Québec (Procureur général), 2011 QCCA 1231, ne traite pas d’une injonction interlocutoire, mais bien d’un recours collectif. Le principe auquel il est fait référence dans cet arrêt est que lorsqu’une autorité publique cherche à faire appliquer une loi de son ressort au moyen d’une injonction interlocutoire, elle est dispensée de faire la preuve d’un préjudice irréparable : Constantineau c Saint-Adolphe-d’Howard (Municipalité), [1996] RDJ 154 (CA); voir aussi Sharpe, Injunctions, au paragraphe 3.265. Au contraire, lorsque c’est un individu qui cherche à obtenir une injonction interlocutoire, rien ne permet de déroger à la règle bien établie par la Cour d’appel fédérale, selon laquelle il appartient au demandeur de faire la preuve du préjudice irréparable. Voir notamment Première nation de Stoney c Shotclose, 2011 CAF 232 aux paragraphes 48 et 51; Gateway City Church c Canada (Revenu national), 2013 CAF 126 aux paragraphes 14 à 16.

[38]  Par ailleurs, l’appréciation du caractère irréparable du préjudice allégué doit tenir compte des autres recours qui étaient ouverts à M. Awashish et qu’il n’a pas choisi d’exercer et de ceux qu’il pourrait exercer si les élections se tiennent sans qu’il ne soit candidat. En effet, un préjudice est par définition réparable s’il existe un recours qui permet de faire valoir le droit sous-jacent et qui offre des réparations adéquates. De plus, la doctrine de l’épuisement des recours exige qu’un demandeur se prévale des recours administratifs disponibles et adéquats avant de se pourvoir en contrôle judiciaire. Comme je l’ai souligné dans l’affaire Whalen c Première Nation no 468 de Fort McMurray, 2019 CF 732 au paragraphe 19, la doctrine de l’épuisement des recours favorise le respect de l’autonomie gouvernementale, puisqu’elle assure que les litiges en matière de gouvernance seront d’abord tranchés par les instances décisionnelles autochtones.

[39]  Tant le président d’élection que le conseil affirment que M. Awashish disposait d’un recours adéquat. Le chapitre 19 du code électoral prévoit la mise sur pied d’un comité d’appel. Tout électeur ou candidat peut contester le résultat d’une élection. Sur réception d’une plainte, le comité d’appel fait enquête et, si la plainte est fondée, le comité peut prendre toutes les mesures nécessaires, y compris ordonner la tenue d’une nouvelle élection. Ainsi, après l’élection, M. Awashish pourrait présenter une plainte fondée sur le fait que le rejet de sa candidature n’était pas conforme à la Charte. Si sa plainte est accueillie, le comité d’appel pourrait ordonner la tenue d’une nouvelle élection.

[40]  De plus, l’article 10.6 du code électoral prévoit que toute personne dont la candidature est retirée par le président d’élection peut immédiatement porter cette décision devant le comité d’appel. Bien que cette disposition se trouve dans un chapitre qui porte sur la conduite des candidats durant la campagne électorale, tant le président d’élection que le conseil affirment que M. Awashish aurait pu immédiatement porter en appel la décision du président d’élection de retirer sa candidature.

[41]  S’appuyant sur la décision de notre Cour dans l’affaire Perry c Premières nations de Cold Lake, 2016 CF 1320, M. Awashish rétorque que le comité d’appel n’avait pas compétence pour considérer des arguments fondés sur la Charte. Il ne disposerait donc d’aucun autre moyen de faire valoir ses droits que de se présenter devant notre Cour. Toutefois, le président d’élection et le conseil invoquent l’arrêt Première nation de Fort McKay c Laurent, 2009 CAF 235. Dans cet arrêt, la Cour d’appel fédérale a affirmé qu’en règle générale, les comités d’appel des Premières Nations ont compétence pour considérer des arguments fondés sur la Charte. Au paragraphe 66, la juge Sharlow a écrit que le demandeur dans cette affaire

aurait pu faire valoir que la directrice du scrutin s’était trompée dans l’application à son cas des alinéas 9.1.4, 9.1.6 et 9.1.8 au motif que cette application portait atteinte aux droits que lui garantissent la Charte et le paragraphe 35(1) de la Loi constitutionnelle de 1982. Les conclusions de fait et de droit que l’arbitre des appels aurait formulées afin de rendre une décision sur ce moyen d’appel entrent bien dans le champ des pouvoirs attribués à un tel arbitre […].

[42]  De la même manière, lorsqu’elle a statué sur l’appel dans l’affaire Perry (Perry c Cold Lake First Nations, 2018 CAF 73 aux paragraphes 45 à 48), la Cour d’appel fédérale a affirmé qu’il y avait une présomption selon laquelle les comités d’appel électoraux des Premières Nations ont compétence sur les questions constitutionnelles qui leur sont présentées. La Cour a ensuite affirmé que dans le cas sous étude, cette présomption avait été repoussée. Je crois qu’il faut cependant lire cet arrêt à la lumière des faits particuliers de l’affaire : il semble que le comité électoral avait, quant à certains aspects de sa décision, agi de son propre chef et que l’ordonnance qu’il avait rendue s’apparentait davantage à une réécriture complète du code électoral plutôt qu’à une simple déclaration d’invalidité.

[43]  Quoi qu’il en soit, à la lumière de la position adoptée par le président d’élection et le conseil devant moi et dans des correspondances adressées à M. Awashish avant que celui-ci n’intente la présente demande, je vois difficilement comment ceux-ci pourraient s’opposer à ce que M. Awashish soulève des questions constitutionnelles dans le cadre d’une plainte qu’il pourrait formuler à la suite des élections.

[44]  À l’audience, M. Awashish a affirmé qu’à l’heure actuelle, les membres du comité d’appel n’étaient peut-être pas validement nommés. Je n’ai aucune preuve qui soutient une telle affirmation. M. Awashish savait que la question de l’épuisement des recours serait soulevée par les défendeurs et aurait pu présenter la preuve nécessaire.

[45]  Je conclus donc que M. Awashish dispose d’un recours devant le comité d’appel, que ce recours lui permettra de faire valoir ses moyens fondés sur la Charte et que, par conséquent, il n’a pas fait la preuve d’un préjudice irréparable.

C.  Prépondérance des inconvénients

[46]  Le troisième volet de la grille d’analyse est la prépondérance des inconvénients. À cette étape, la Cour compare les inconvénients que subira le demandeur si l’injonction n’est pas accordée et les inconvénients imposés au défendeur si l’injonction est accordée. En matière de droit public, l’effet de l’octroi ou non de l’injonction sur l’intérêt public peut également être pris en considération (RJR, aux pages 343 à 347). En particulier, les tribunaux considèrent normalement que l’intérêt public favorise le respect des lois dûment adoptées, même lorsque leur validité constitutionnelle est remise en question.

[47]  Ayant conclu que M. Awashish n’avait pas fait la preuve d’un préjudice irréparable, il ne m’est pas nécessaire de discuter longtemps de la prépondérance des inconvénients.

[48]  Il suffit de souligner que les tribunaux canadiens se sont généralement montrés fort réticents à accorder des réparations interlocutoires qui invalident des dispositions de lois électorales. La raison en est fort simple : dans le contexte électoral, accorder une injonction interlocutoire équivaut en pratique à une décision définitive, sans que la Cour n’ait pu rendre une décision éclairée sur le fond. Après avoir fait un survol de la jurisprudence pertinente, la Cour suprême a indiqué ceci dans l’arrêt Harper, au paragraphe 11 :

[…] nous sommes persuadés que l’intérêt qu’a le public à ce que la mesure législative dûment adoptée en matière de plafonnement des dépenses soit maintenue jusqu’à ce qu’elle ait fait l’objet d’un examen constitutionnel complet l’emporte sur le préjudice que ce plafonnement cause à la liberté d’expression.  Maintenir l’injonction revient essentiellement à donner gain de cause au requérant Harper avant la fin de l’instance.

[49]  Je dois également tenir compte du fait que M. Awashish n’a jamais cherché à faire invalider ou à faire modifier l’exigence de résidence, qu’il n’a apparemment pas donné de préavis de son intention de poser sa candidature et qu’il a présenté sa requête en injonction interlocutoire à la toute dernière minute. Faire droit à sa requête obligerait le président d’élection à modifier la liste des candidats à la veille du vote itinérant et quelques jours à peine avant l’élection elle-même. Le fait d’avoir attendu au tout dernier moment pour présenter une requête est un facteur qui peut être pris en considération au moment d’évaluer la prépondérance des inconvénients : Cardinal c Cleveland Indians Baseball Company Limited Partnership, 2016 ONSC 6929 aux paragraphes 69 à 73.

[50]  En somme, j’estime qu’accorder l’injonction demandée imposerait des inconvénients importants à la Première Nation d’Opitciwan et à ses membres, alors que M. Awashish n’a pas fait la preuve du préjudice qu’il subirait.

III.  Conclusion

[51]  Étant donné que M. Awashish n’a pas démontré l’existence d’un préjudice irréparable, la requête en injonction interlocutoire sera rejetée.

[52]  Tel que convenu à l’audience, la question des dépens sera tranchée ultérieurement. M. Awashish aura 30 jours à partir de la date de la présente ordonnance pour signifier ses observations à ce sujet à la partie adverse et pour les déposer au greffe de la Cour. Les défendeurs auront 10 jours à partir de la signification des observations de M. Awashish pour faire de même. Les parties sont invitées à tenir compte de ma décision relative aux dépens dans Whalen c Fort McMurray No. 468 First Nation, 2019 CF 1119.


ORDONNANCE dans le dossier T-1414-19

LA COUR STATUE que

  1. La requête en injonction interlocutoire est rejetée;

  2. La question des dépens sera tranchée ultérieurement.

« Sébastien Grammond »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


Dossier :

T-1414-19

 

INTITULÉ :

CONSTANT AWASHISH c CONSEIL DES ATIKAMEKW D'OPITCIWAN ET MARCEL CHACHAI, EN SA QUALITÉ DE PRÉSIDENT D'ÉLECTION

 

AFFAIRE TRAITÉE PAR VIDÉOCONFÉRENCE ENTRE VANCOUVER (COLOMBIE-BRITANNIQUE), MONTRÉAL (QUÉBEC) ET QUÉBEC (QUÉBEC)

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 3 septembre 2019

 

ORDONNANCE ET MOTIFS :

LE JUGE GRAMMOND

 

DATE DES MOTIFS :

LE 3 septembre 2019

 

COMPARUTIONS :

Robert Gagné

Arianne Carrier

 

Pour le demandeur

 

François Longpré

Soudeh Alikhani

 

Pour le défendeur

CONSEIL DES ATIKAMEKW D’OPITCIWAN

 

Christina Caron

Pour le défendeur

MARCEL CHACHAI

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Gravel Bernier Vaillancourt

Québec (Québec)

 

Pour le demandeur

 

Borden Ladner Gervais LLP

Montréal (Québec)

 

Pour le défendeur

CONSEIL DES ATIKAMEKW D’OPITCIWAN

 

Cain Lamarre

Québec (Québec)

Pour le défendeur

MARCEL CHACHAI

 

 

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