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Date : 20190923


Dossier : IMM‑5600‑18

Référence : 2019 CF 999

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 23 septembre 2019

En présence de madame la juge McVeigh

ENTRE :

A.B.

demanderesse

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

 

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.  La nature de l’affaire

[1]  La Cour est saisie d’une demande de contrôle judiciaire de la décision rendue le 18 octobre 2018, par laquelle la Section d’appel des réfugiés (la SAR) de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié (la CISR) a rejeté l’appel interjeté par la demanderesse à l’encontre de la décision rendue par la Section de la protection des réfugiés (la SPR). La décision faisant l’objet du contrôle est un nouvel examen de l’appel. Dans la décision AB c Canada, 2018 CF 237 (AB), le juge Grammond a accueilli la demande de contrôle judiciaire de la première décision de la SAR à l’égard de la demanderesse.

II.  La question préliminaire

[2]  Dans la décision AB, le juge Grammond a ordonné que l’anonymat de la demanderesse soit préservé, parce qu’il s’agit d’une enfant qui aurait été victime de mauvais traitements. J’adopterai ses motifs relativement à cette question. À l’audience, j’ai ordonné que l’intitulé soit modifié afin que la demanderesse soit désignée par les initiales A.B.

[3]  Je conclus que la SAR a commis une erreur lorsqu’elle a décidé de ne pas admettre un nouvel élément de preuve. Je suis d’avis que la décision devrait être annulée et que l’affaire devrait être renvoyée à la SAR pour nouvelle décision.

III.  Les faits

[4]  La demanderesse est née le 11 novembre 2009. Elle est une citoyenne de la Hongrie d’origine rom et chinoise. Sa mère est d’origine rom et son père est un citoyen chinois qui vivait en Hongrie avec sa mère. La demanderesse a demandé l’asile, au motif qu’elle aurait été victime d’abus sexuels de la part de son père, qu’elle aurait été témoin d’actes de violence familiale commis par son père à l’endroit de sa mère et qu’elle aurait subi de la discrimination assimilable à de la persécution en raison de son origine ethnique.

[5]  En septembre 2013, la mère de la demanderesse a déposé une plainte auprès de la police hongroise, dans laquelle elle alléguait que la demanderesse avait été agressée sexuellement par son père. Par suite de cette plainte, la police a interrogé la mère et la tante de la demanderesse, mais elle n’a pas interrogé le père. De plus, la police n’a pas demandé que la demanderesse subisse un examen médical. Cependant, la demanderesse a été évaluée par un psychologue criminaliste, qui a conclu qu’elle n’avait probablement pas été agressée sexuellement par son père. En mars 2014, la police a fermé le dossier.

[6]  En juillet 2014, la mère de la demanderesse a appelé la police après avoir été agressée par le père. Elle a allégué que les deux policiers qui avaient répondu à l’appel ne l’avaient pas aidée, parce que la police n’interférait pas dans les conflits familiaux. Après la visite des policiers, son frère l’a emmenée chez un médecin pour qu’elle reçoive des soins médicaux d’urgence. À la suite de cet incident, les services de protection de l’enfance ont entamé des procédures pour retirer la demanderesse de sa famille. Face à cette situation, les deux parents ont signé une procuration qui permettait à l’oncle et à la tante de la demanderesse de quitter la Hongrie avec elle.

[7]  En septembre 2014, la demanderesse est arrivée au Canada avec son oncle et sa tante. La procédure en matière de protection de l’enfance a pris fin lorsque la demanderesse a quitté la Hongrie pour se rendre au Canada.

[8]  Peu de temps après, la mère de la demanderesse est arrivée au Canada. Comme elle ne pouvait pas demander l’asile, la demande d’asile de la demanderesse a été examinée selon les faits qui lui sont propres. La demanderesse était représentée par une représentante désignée qui n’est pas sa mère. Cependant, sa mère a témoigné en sa faveur et a produit des éléments de preuve pour étayer sa demande. La mère de la demanderesse a également demandé un examen des risques avant renvoi (ERAR), mais sa demande a été rejetée.

[9]  Le 31 janvier 2017, la SPR a rejeté la demande d’asile de la demanderesse. Le 5 juin 2017, la SAR a rejeté l’appel de cette décision, au motif que la demanderesse pouvait se réclamer de la protection de l’État. Le 2 mars 2018, la Cour fédérale a accueilli la demande de contrôle judiciaire et a renvoyé l’affaire à la SAR pour nouvelle décision. Le 18 octobre 2018, la SAR a rejeté l’appel après un nouvel examen.

IV.  La norme de contrôle

[10]  La norme de contrôle applicable aux questions mixtes de fait et de droit émanant des décisions de la SAR est la décision raisonnable (voir, p. ex., Diaz Pena c Canada, 2019 CF 369, au par. 29).

V.  Les questions en litige

[11]  La demanderesse a soulevé les questions suivantes :

a) La SAR a‑t‑elle commis une erreur en rejetant un nouvel élément de preuve?

b) La SAR a‑t‑elle commis une erreur dans son appréciation de la crédibilité?

c) L’analyse que la SAR a faite de la protection de l’État était‑elle déraisonnable?

d) La SAR a‑t‑elle commis une erreur en concluant que la demande d’asile n’était pas fondée?

e) La SAR a‑t‑elle commis une erreur en rejetant la demande d’asile sur place?

f) La SAR a‑t‑elle commis une erreur en concluant que la demanderesse n’avait pas la qualité de réfugié au sens de la Convention du fait qu’elle avait été témoin d’actes de violence familiale?

[12]  Comme la première question en litige est déterminante quant à l’issue du présent contrôle judiciaire, je n’examinerai pas les autres questions soulevées.


(1)  Les nouveaux éléments de preuve

[13]  Dans le cadre de son appel, la demanderesse a produit quatre nouveaux documents à titre d’éléments de preuve :

  • Une déclaration solennelle de mère de la demanderesse, datée du 15 mars 2017;

  • Un rapport sur la Hongrie publié en 2016 par le Département d’État des États‑Unis;

  • Une déclaration solennelle de la mère de la demanderesse, datée du 9 août 2018;

  • Le Cartable national de documentation (le CND) sur la Hongrie, daté du 30 avril 2018.

[14]  La SAR a accepté la déclaration solennelle de la mère de la demanderesse qui est datée du 15 mars 2017, dans laquelle elle affirmait que sa demande d’ERAR avait été rejetée. La SAR a également accepté le rapport du Département d’État des États‑Unis et le CND mis à jour.

[15]  La SAR n’a toutefois pas accepté la déclaration solennelle de la mère de la demanderesse qui est datée du 9 août 2018. La SAR a souligné que la mère affirmait dans cette déclaration que le père de la demanderesse continuait de harceler sa sœur à Budapest et que la dernière fois qu’il avait communiqué avec cette dernière remontait à [traduction] « il y a quelques mois ». Elle y réitérait également qu’elle craignait que la demanderesse soit témoin d’actes de violence familiale, qu’elle subisse les abus de son père ou qu’elle soit retirée de sa garde si elle retournait en Hongrie.

[16]  La SAR a conclu que les renseignements fournis dans cette déclaration solennelle étaient vagues et qu’elle ne disposait pas d’assez d’information pour conclure que ces renseignements n’auraient pas pu être présentés au moment du rejet de la demande d’asile de la demanderesse, conformément au sous‑alinéa 3(3)g)(iii) des Règles de la Section d’appel des réfugiés, DORS/2012‑257. Subsidiairement, la SAR a conclu que cette déclaration solennelle ne répondait pas aux critères de crédibilité et de nouveauté énoncés par la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Canada (MCI) c Singh, 2016 CAF 96 (Singh). La SAR a conclu que les renseignements fournis dans cette déclaration étaient trop vagues pour être fiables, car il manquait de détails quant à la question de savoir s’il y avait des menaces particulières qui pesaient sur la demanderesse et quant à la forme réelle du préjudice que le père menaçait de lui faire subir. De plus, la SAR a conclu que le fait que la mère avait réitéré qu’elle craignait pour la sécurité de sa fille n’était pas nouveau.

[17]  Comme aucun des nouveaux éléments de preuve qui ont été admis ne soulevait une question sérieuse quant à la crédibilité de la demanderesse, la SAR a rejeté la demande d’audience.

(2)  L’argument de la demanderesse : La SAR a commis une erreur en rejetant un nouvel élément de preuve

[18]  La demanderesse fait valoir que la SAR a rejeté à tort la déclaration solennelle de sa mère qui est datée du 9 août 2018, après avoir conclu que cette déclaration ne répondait pas aux exigences énoncées au paragraphe 110(4) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (la LIPR). La demanderesse a fait remarquer que, bien que sa mère n’eût pas mentionné la durée exacte du harcèlement persistant que subissait sa sœur qui vivait en Hongrie, elle avait bel et bien précisé que la dernière fois que son époux avait communiqué avec sa sœur remontait à [traduction] « il y a quelques mois ». Comme la SAR a rejeté sa demande d’asile le 31 janvier 2017 et comme la déclaration datant d’août 2018 mentionnait que la dernière communication avait eu lieu quelques mois plus tôt, il est évident que le harcèlement s’est produit après la décision de la SPR.

[19]  La demanderesse fait valoir que le fait que son père continue le harcèlement est important, parce que cela démontre qu’il pourrait être violent envers sa mère à son retour en Hongrie, ce qui aurait également des conséquences sur la demanderesse. Elle a également fait valoir que la SAR aurait dû tenir compte de ce schéma de violence et que ces renseignements corroborent la preuve dont disposait la SPR, selon laquelle son père représentait et continuera de représenter une menace.

[20]  La demanderesse soutient par ailleurs que la SAR a commis une erreur en concluant que cet élément de preuve ne répondait pas aux critères établis dans l’arrêt Singh. Elle affirme que la déclaration solennelle de sa mère aurait dû être admise, étant donné qu’il s’agit d’un élément de preuve pertinent et probant. Elle ajoute également que si le décideur doutait de la pertinence de cet élément, il aurait pu en tenir compte en y accordant peu ou pas de poids au lieu de le rejeter (Cabellos c MCI, 2019 CF 40, au par. 23).

[21]  La demanderesse prétend que bien que cet élément de preuve soit vague, il a été rejeté de façon déraisonnable, parce qu’il a trait à la crédibilité de la personne en cause et que la tenue d’une audience aurait pu permettre de fournir des précisions à cet égard, comme le prévoit le paragraphe 110(6) des Règles de la SAR. Elle fait valoir qu’il était déraisonnable de rejeter cet élément de preuve, alors qu’il aurait été possible de corriger les problèmes qu’il soulevait, d’autant plus que la demanderesse est une enfant qui dépend de sa mère pour ce qui est de présenter des éléments de preuve.

[22]  La demanderesse soutient que, lorsque la SAR adopte une position aussi restrictive, elle ne sert pas de filet de sécurité comme cela devrait être selon l’arrêt MCI c Huruglica, 2016 CAF 93, au par. 98.

[23]  Selon le défendeur, la déclaration solennelle est très vague et ne contient aucun nouvel élément de preuve postérieur à la décision de la SPR, comme il a été allégué tout au long de l’instance. En outre, le défendeur affirme que cette déclaration n’aurait pas été déterminante si elle avait été admise en preuve et qu’elle ne minait pas la crédibilité de la demanderesse même. Il n’était donc pas nécessaire de tenir une audience.

[24]  À mon avis, il était déraisonnable pour la SAR de rejeter la déclaration solennelle de la mère de la demanderesse. Comme l’a fait valoir la demanderesse, sa mère a précisé que sa sœur avait été harcelée par le père [traduction] « il y a quelques mois », et la SPR ne disposait pas de cet élément de preuve lorsqu’elle a rejeté sa demande d’asile en janvier 2017.

[25]  En outre, il était déraisonnable pour la SAR de conclure que cet élément de preuve ne répondait pas aux critères de nouveauté et de crédibilité établis dans l’arrêt Singh. Bien que cet élément de preuve traite du risque allégué auquel l’enfant continuerait d’être exposée, le fait que le père continue de harceler la tante de la demanderesse était pertinent et constituait une nouvelle information aux fins de l’examen de la demande d’asile. C’est d’ailleurs ce que démontrent les commentaires de la SAR, lorsqu’elle a conclu que la demanderesse ne risquait pas d’être persécutée du fait qu’elle avait été témoin d’actes de violence commis à l’encontre de sa mère.

[26]  J’accepte également l’argument de la demanderesse selon lequel, bien que cet élément de preuve soit vague, il était déraisonnable de le rejeter pour des motifs reposant sur la crédibilité. Compte tenu des vulnérabilités de la demanderesse en tant que mineure et compte tenu du fait qu’elle avait besoin de l’aide de sa mère pour présenter des éléments de preuve, je suis d’avis qu’il était déraisonnable pour la SAR de rejeter immédiatement cet élément de preuve au lieu de l’admettre et de déterminer par la suite s’il y a lieu de tenir une audience ou d’interroger à nouveau la mère, en tenant compte de cet élément de preuve.

[27]  Comme j’ai conclu que le traitement de ce nouvel élément de preuve n’était pas raisonnable, et puisque cet élément est déterminant quant à l’issue de l’affaire, il est inutile que j’examine les autres questions soulevées.

[28]  La présente demande est accueillie. Je comprends que la SAR exigera que de nouvelles observations soient présentées dans le cours normal du nouvel examen. Par conséquent, j’ordonnerai que l’affaire soit renvoyée à un autre décideur pour qu’il rende une nouvelle décision.

LA COUR STATUE :

  1. que la demande est accueillie et que l’affaire est renvoyée à un autre décideur pour nouvelle décision;

  2. que l’intitulé sera modifié pour désigner la demanderesse par les initiales A.B., suivant la directive donnée à l’audience;

  3. qu’aucune question n’est certifiée.

« Glennys L. McVeigh »

Juge

Traduction certifiée conforme

Ce 30e jour de septembre 2019

Christian Laroche, LL.B., juriste‑traducteur


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

DOSSIER :

IMM‑5600‑18

 

INTITULÉ :

A.B. c MCI

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

TORONTO (ONTARIO)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 16 juillet 2019

 

jugement et motifs :

la juge MCVEIGH

 

DATE DU JUGEMENT ET DES MOTIFS :

le 23 septembre 2019

COMPARUTIONS :

Maureen Silcoff

pour la demanderesse

Prathima Prashad

pour le défendeur

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Maureen Silcoff

Silcoff Shacter

 

pour la demanderesse

Prathima Prashad

Ministère de la Justice

pour le défendeur

 

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