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Date : 20191003


Dossier : IMM‑1526‑19

Référence : 2019 CF 1202

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 3 octobre 2019

En présence de monsieur le juge Shore

ENTRE :

EHIMIAGHE PRESLEY AYENI

VICTORIA ISIMEME AYENI

EMMANUEL AYENI

ESTHER AIRAOA AYENI

demandeurs

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS MODIFIÉS

I.  Aperçu

[1]  La Cour est saisie d’une demande de contrôle judiciaire visant une décision, datée du 3 janvier 2019, par laquelle la demande d’examen des risques avant renvoi [ERAR] présentée par les demandeurs au titre de l’article 112 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR], a été rejetée.

II.  Le contexte

[2]  Les demandeurs sont : Ehimiaghe Presley Ayeni [le demandeur principal], son épouse Victoria, et leurs deux enfants, Esther et Emmanuel. Ils sont citoyens du Nigéria. Les demandeurs sont arrivés au Canada en juin 2016 et vivent ici depuis lors.

[3]  Les demandeurs ont demandé l’asile en raison de l’orientation sexuelle de M. Ayeni. Monsieur Ayeni affirme qu’il est bisexuel. Il déclare qu’il s’est enfui du Nigéria avec sa famille après qu’il a été surpris en train d’avoir des rapports sexuels avec un homme appelé Buwa Chukwu, lequel est décédé depuis. Les demandeurs ont présenté un article indiquant que celui-ci aurait été battu à mort par les membres de la communauté en raison de son orientation sexuelle.

[4]  Monsieur Ayeni affirme que s’ils étaient renvoyés au Nigéria, sa famille et lui seraient persécutés parce qu’il est bisexuel.

A.  Historique des procédures

[5]  La Section de la protection des réfugiés [la SPR] a instruit les demandes d’asile des demandeurs et a conclu, dans une décision publiée le 29 août 2016, qu’ils n’avaient pas la qualité de réfugiés au sens de la Convention. Devant la SPR, la crédibilité a constitué une question sérieuse, qui a aussi abondamment été évoquée dans la décision de l’agente. La SPR a déclaré qu’en raison des contradictions et des incohérences dans la preuve, les questions de crédibilité [traduction« [portaient] tellement préjudice à la crédibilité générale [de M. Ayeni] qu’elles min[aient] l’ensemble de son allégation selon laquelle il est bisexuel » (décision de la SPR, au par. 33). Dans sa décision, l’agente s’est largement appuyée sur cette conclusion quant à la crédibilité.

[6]  Les demandeurs ont interjeté appel à la Section d’appel des réfugiés [la SAR], mais leur appel a été rejeté pour défaut de compétence. Leur demande d’autorisation et de contrôle judiciaire de la décision rendue par la SAR a aussi été rejetée.

[7]  Subséquemment, les demandeurs ont reçu de l’Agence des services frontaliers du Canada [l’ASFC] un document leur ordonnant de se présenter en vue de leur renvoi, mais ils ne se sont pas présentés. L’ASFC a donc lancé un mandat en vue de leur arrestation. En juillet 2018, les demandeurs se sont présentés, et l’ASFC a exécuté le mandat, mais elle a remis les demandeurs en liberté le jour même. L’ASFC avait prévu l’expulsion des demandeurs pour le mois de mars 2019, mais, en mars, la juge Martine St‑Louis leur a accordé un sursis à l’exécution de la mesure d’expulsion dont ils faisaient l’objet.

[8]  En août 2018, les demandeurs ont présenté une demande d’ERAR. L’agente a rejeté leur demande d’ERAR le 3 janvier 2019, et les demandeurs ont reçu les motifs de la décision le 6 mars 2019. Le 13 mars 2019, les demandeurs ont déposé une demande d’autorisation et de contrôle judiciaire de la décision de l’agente. La juge St‑Louis a accueilli la demande d’autorisation le 18 juin 2019.

III.  La décision faisant l’objet du contrôle

[9]  Dans la décision relative à l’ERAR, l’agente a apprécié les nouveaux éléments de preuve soumis et examiné la question de l’obtention de services psychologiques et de soutien. L’agente a brièvement évoqué les conditions socio‑économiques au Nigéria, mais uniquement pour relever que celles-ci étaient plus importantes dans le cadre d’une demande fondée sur des considérations humanitaires que dans le cadre d’un ERAR. Elle a conclu que les demandeurs n’étaient pas exposés au risque d’être soumis à la persécution, à la torture ou à des traitements ou peines cruels et inusités au Nigéria. En conséquence, l’agente a rejeté la demande d’ERAR.

A.  La preuve

[10]  L’agente a énuméré onze nouveaux éléments de preuve qu’elle avait décidé de retenir pour les fins de l’ERAR. La preuve comprenait : des lettres de M. et Mme Ayeni; les deux articles susmentionnés; l’extrait du « rapport de police »; le certificat de décès de Buwa Chukwu; une lettre d’invitation de la communauté Ogute à participer à une purification spirituelle, en raison de la conduite sexuelle de M. Ayeni; et quatre affidavits souscrits par divers membres de la famille et par la sœur de Buwa Chukwu. L’agente a refusé d’examiner tous les autres éléments de preuve présentés parce que, soit ils étaient dénués de pertinence, soit ils n’étaient pas nouveaux.

[11]  L’agente a conclu qu’aucun des articles n’était important. Elle a reconnu que celui tiré du blogue en ligne contenait le nom et la photo de M. Ayeni; cependant, l’agente a fait observer que les demandeurs n’avaient pas démontré que le blogue était accessible à tous. De la même manière, l’agente a écrit qu’elle n’avait pas été en mesure de trouver l’article en ligne du « South-South News », et qu’il n’y avait pas de preuve établissant à quel point cet article était largement accessible. L’agente a conclu que ni les articles ni les lettres des membres de la famille ne permettaient d’infirmer la conclusion défavorable quant à la crédibilité tirée par la SPR. Par conséquent, bien que l’agente ait accepté le certificat de décès de Buwa Chukwu, elle a conclu qu’il n’était pas important, puisqu’il n’y avait pas de lien établi entre M. Ayeni et Buwa Chukwu.

[12]  L’agente a reconnu que M. Ayeni était anxieux pendant son témoignage à la SPR, mais elle a fait valoir que la décision du tribunal démontrait qu’[traduction] « on avait bien pris soin de répéter ou de reformuler les questions » posées à M. Ayeni, le cas échéant (ERAR, notes au dossier, à la p. 7). Pendant son témoignage, M. Ayeni a fourni des réponses qui ne correspondaient pas au contenu du rapport de police. Il a déclaré qu’il avait été surpris avec Buwa Chukwu en juillet 2016, mais, selon le rapport de police, c’était plutôt en avril 2016. L’agente a fait remarquer que l’extrait du rapport de police contenait aussi des erreurs de syntaxe. En raison des incohérences et des erreurs relevées, l’agente a conclu que les documents n’avaient pas de valeur probante et ne permettaient pas d’infirmer la conclusion quant à la crédibilité tirée par la SPR. Il est difficile de discerner, à la lecture de la décision, si l’agente a tenu compte de la lettre d’invitation de la communauté Ogute dans sa conclusion relative aux documents. L’agente n’a pas examiné cette lettre de manière distincte.

B.  Les services psychologiques et de soutien

[13]  L’agente a conclu que M. Ayeni n’avait pas besoin de protection en raison de son état de santé mentale. Bien que M. Ayeni ait eu une évaluation psychologique ayant démontré l’existence d’un état de stress post‑traumatique, de même que de troubles de l’anxiété et de dépression, l’agente a fait remarquer que l’évaluation datait de plus de deux ans. En outre, M. Ayeni n’avait pas démontré qu’il ne pouvait pas obtenir des services de soutien psychologique au Nigéria.

IV.  Les arguments des parties

A.  Les arguments des demandeurs

[14]  Les demandeurs soutiennent que les erreurs en question sont des coquilles et des fautes grammaticales mineures qui ne réduisent en rien la valeur probante des documents (réponse des demandeurs, au par. 11). Ils avancent qu’il était déraisonnable que l’agente méconnaisse la valeur probante des documents en raison de telles erreurs, et que cela était contraire à la jurisprudence de la Cour fédérale (citant la décision Adebayo c Canada (Immigration, Réfugiés et Citoyenneté), 2019 CF 330, au par. 34). Ils affirment qu’il faut « qu’un agent ait des motifs valables de mettre en doute des documents officiels », et qu’en ce qui concerne le rapport de police, du moins, de simples erreurs typographiques n’équivalent pas à des « motifs valables » qui en justifient le rejet (réponse des demandeurs, au par. 11, citant la décision Animodi c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 929, au par. 33).

[15]  Les demandeurs font valoir qu’il était totalement déraisonnable que l’agente exige d’eux une connaissance précise du nombre de lecteurs d’un billet de blogue ou de l’article de journal (réponse des demandeurs, aux par. 22 à 26).

[16]  Dans leur réponse, les demandeurs précisent qu’ils contestent le processus suivi par l’agente pour apprécier la preuve dont elle disposait. Ils font valoir que ce processus était déraisonnable (réponse des demandeurs, au par. 3).

B.  Les arguments du défendeur

[17]  Le défendeur affirme pour sa part que la conclusion de non-crédibilité tirée par la SPR figurait au dossier dont l’agente disposait, et qu’il était raisonnable que l’agente en tienne compte dans sa décision (mémoire et affidavit du défendeur, au par. 28). Il relève que l’agente a pris en compte les nouveaux éléments de preuve dans la décision d’ERAR, et qu’elle a rendu des motifs expliquant pourquoi elle ne leur avait pas accordé de valeur probante (mémoire et affidavit du défendeur, au par. 32).

[18]  Le défendeur soutient qu’il était raisonnable que l’agente écarte l’article du blogue et celui du journal, parce qu’il n’était pas évident que ceux-ci étaient largement accessibles. En ce qui concerne cet argument, le défendeur se fonde sur un arrêt rendu par la Cour d’appel britannique : SS (Iran) c Secrétaire d’État du ministère de l’Intérieur, [2008] EWCA Civ 310, au par. 24. Dans cette affaire, le demandeur avait fait valoir que, comme une photo de lui avait était prise lors d’un rassemblement politique, ses activités au Royaume‑Uni avaient été rendues publiques et il était exposé à un risque dans son pays d’origine. La Cour d’appel britannique a décidé que l’argument avancé par le demandeur pouvait être élargi de manière à inclure un trop grand nombre de personnes, et qu’il y avait des limites pratiques à recourir à la publicité pour établir la validité d’une allégation.

[19]  Le défendeur cite également le paragraphe 27 de la décision Mikhno c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2010 CF 385, à l’appui de la thèse selon laquelle les agents d’immigration ont le pouvoir de déterminer le poids à accorder à la nouvelle preuve, et que leurs décisions devraient faire l’objet d’une « grande déférence ». Ainsi, le défendeur soutient qu’il était loisible à l’agente de tirer les conclusions qu’elle a tirées, et que celles‑ci étaient raisonnables.

V.  Les dispositions applicables

[20]  Les dispositions suivantes s’appliquent en l’espèce :

Définition de réfugié

Convention refugee

96 A qualité de réfugié au sens de la Convention — le réfugié — la personne qui, craignant avec raison d’être persécutée du fait de sa race, de sa religion, de sa nationalité, de son appartenance à un groupe social ou de ses opinions politiques :

96 A Convention refugee is a person who, by reason of a well-founded fear of persecution for reasons of race, religion, nationality, membership in a particular social group or political opinion,

a) soit se trouve hors de tout pays dont elle a la nationalité et ne peut ou, du fait de cette crainte, ne veut se réclamer de la protection de chacun de ces pays;

(a) is outside each of their countries of nationality and is unable or, by reason of that fear, unwilling to avail themself of the protection of each of those countries; or

b) soit, si elle n’a pas de nationalité et se trouve hors du pays dans lequel elle avait sa résidence habituelle, ne peut ni, du fait de cette crainte, ne veut y retourner.

(b) not having a country of nationality, is outside the country of their former habitual residence and is unable or, by reason of that fear, unwilling to return to that country.

Personne à protéger

Person in need of protection

97 (1) A qualité de personne à protéger la personne qui se trouve au Canada et serait personnellement, par son renvoi vers tout pays dont elle a la nationalité ou, si elle n’a pas de nationalité, dans lequel elle avait sa résidence habituelle, exposée :

97 (1) A person in need of protection is a person in Canada whose removal to their country or countries of nationality or, if they do not have a country of nationality, their country of former habitual residence, would subject them personally

a) soit au risque, s’il y a des motifs sérieux de le croire, d’être soumise à la torture au sens de l’article premier de la Convention contre la torture;

(a) to a danger, believed on substantial grounds to exist, of torture within the meaning of Article 1 of the Convention Against Torture; or

b) soit à une menace à sa vie ou au risque de traitements ou peines cruels et inusités dans le cas suivant :

(b) to a risk to their life or to a risk of cruel and unusual treatment or punishment if

(i) elle ne peut ou, de ce fait, ne veut se réclamer de la protection de ce pays,

(i) the person is unable or, because of that risk, unwilling to avail themself of the protection of that country,

(ii) elle y est exposée en tout lieu de ce pays alors que d’autres personnes originaires de ce pays ou qui s’y trouvent ne le sont généralement pas,

(ii) the risk would be faced by the person in every part of that country and is not faced generally by other individuals in or from that country,

(iii) la menace ou le risque ne résulte pas de sanctions légitimes — sauf celles infligées au mépris des normes internationales — et inhérents à celles-ci ou occasionnés par elles,

(iii) the risk is not inherent or incidental to lawful sanctions, unless imposed in disregard of accepted international standards, and

(iv) la menace ou le risque ne résulte pas de l’incapacité du pays de fournir des soins médicaux ou de santé adéquats.

(iv) the risk is not caused by the inability of that country to provide adequate health or medical care.

Demande de protection

Application for protection

112 (1) La personne se trouvant au Canada et qui n’est pas visée au paragraphe 115(1) peut, conformément aux règlements, demander la protection au ministre si elle est visée par une mesure de renvoi ayant pris effet ou nommée au certificat visé au paragraphe 77(1).

112 (1) A person in Canada, other than a person referred to in subsection 115(1), may, in accordance with the regulations, apply to the Minister for protection if they are subject to a removal order that is in force or are named in a certificate described in subsection 77(1).

VI.  Analyse

[21]  Comme l’enseigne l’arrêt Dunsmuir c Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9, la norme de contrôle applicable par la Cour est celle de la décision raisonnable. Par conséquent, si la décision de l’agente peut se justifier au regard des faits et du droit, et qu’elle est transparente et intelligible, elle devrait être maintenue.

[22]  En examinant le raisonnement de l’agente, la Cour a constaté que, dans son appréciation de la preuve, celle-ci s’était fondée dans une grande mesure sur les conclusions quant à la crédibilité tirées par la SPR, ce qu’elle est en droit de faire. Néanmoins, en raison de ces conclusions en matière de crédibilité, l’agente a accordé peu de valeur probante à des documents présentés par le demandeur principal qui étaient potentiellement importants, et qui nécessitaient d’être examinés plus avant.

[23]  Plus précisément, l’agente a signalé des erreurs de syntaxe dans le rapport de police, erreurs qui se situaient parfaitement dans les limites d’erreurs typographiques ou de coquilles involontaires qui, ordinairement, ne minent pas la crédibilité d’un document.

[24]  En outre, l’agente a écarté l’importance et la valeur probante d’une publication dans un billet de blogue qui désignait le demandeur principal comme étant l’amant de M. Chukwu, et qui permettait de l’identifier au moyen d’une photo. L’agente, qui a par ailleurs confirmé que le billet de blogue était accessible en ligne, a toutefois fait peser sur le demandeur principal le fardeau déraisonnable de démontrer que ce billet était [traduction« largement consulté par le grand public ». De fait, l’agente a été en mesure d’accéder au blogue. Étant donné que le billet en question identifie publiquement le demandeur principal comme étant bisexuel, et donc met potentiellement sa vie en danger au Nigéria — comme en témoigne la preuve connexe sur la situation dans le pays—, une appréciation raisonnable de cet élément de preuve aurait nécessité un examen plus approfondi.

[25]  De manière semblable, l’agente a rejeté la valeur probante et le caractère pertinent d’une photocopie d’un journal appelé « South-South News », lequel faisait état du décès de M. Chukwu et de la fuite de M. Ayeni, mais elle n’a pas fourni d’explication adéquate à ce sujet.

[26]  Enfin, l’agente n’a pas accordé le poids approprié à la lettre de la communauté Ogute où l’on conviait le demandeur principal à une purification spirituelle parce qu’il avait été surpris en train d’avoir une relation sexuelle avec un autre homme. L’agente a tout simplement écarté la lettre au motif que les conclusions quant à la crédibilité tirées par la SPR l’emportaient sur sa valeur probante. L’agente aurait été en droit de le faire si elle avait adéquatement soupesé les éléments de preuve essentiels mentionnés ci-dessus, en tenant compte de leur valeur probante et en donnant des explications à l’appui.

[27]  Dans le cadre d’un contrôle judiciaire comme celui de l’espèce, la Cour doit examiner si la preuve était bel et bien insuffisante. Dans la décision Magonza c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 14, le juge Sébastien Grammond a souligné en ces termes l’importance de la « suffisance » de la preuve en droit des réfugiés :

[32]  Le dernier concept que je désire analyser est celui de « suffisance » de la preuve. Le recours à ce concept, en particulier s’il signifie qu’il faut plusieurs éléments de preuve pour prouver un fait, peut être surprenant. Après tout, la loi n’exige pas que les faits soient prouvés par plus d’un témoin. Si un contrat est produit en preuve ou si un témoin déclare sous serment qu’il a vu l’accusé décharger une arme à feu sur la victime, ces faits sont prouvés. Mais il s’agit de cas de preuve directe. Par contre, lorsque la preuve est indirecte ou circonstancielle, le juge des faits doit s’en remettre à des inférences, soupeser chaque élément de preuve et décider si le poids cumulatif de l’ensemble de la preuve est suffisant pour justifier une conclusion selon laquelle le fait en litige existe bel et bien.

[33]  Le concept de suffisance équivaut également à l’exigence de corroboration : une preuve isolée peut ne pas être suffisante. Bien sûr, il n’existe pas de moyen reconnu de quantifier la crédibilité, la valeur probante et le poids. Il est donc impossible de décrire à l’avance la « quantité » de preuve qui est « suffisante ». La « suffisance » est simplement un mot qu’emploient les décideurs pour dire qu’ils ne sont pas convaincus.

[34]  En droit des réfugiés, le fait central qui doit être prouvé est l’existence de « plus qu’une “simple possibilité” [que le demandeur] soit persécuté » (Chan c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1995] 3 RCS 593, au paragraphe 120, citant la décision Adjei c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1989] 2 CF 680 (CA)). Habituellement, ce fait peut uniquement être établi par une preuve indirecte dont il est impossible de prescrire à l’avance la « quantité » minimale. Décider si la preuve est suffisante est un jugement pratique qui doit être établi au cas par cas.

[35]  Étant donné qu’il est difficile de décrire en mots ou en nombres la quantité de preuve qui sera suffisante pour étayer une demande, la suffisance est une question à l’égard de laquelle les cours de révision doivent faire preuve d’une grande retenue (Perampalam, au paragraphe 31). Comme d’autres conclusions factuelles, cependant, les constats d’insuffisance doivent être expliqués. L’un des problèmes qui se présentent souvent est le fait qu’une conclusion selon laquelle la « preuve est insuffisante » est en réalité utilisée comme moyen de déguiser (ou « d’énoncer en termes voilés ») une conclusion inexpliquée quant à la crédibilité (Liban c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2008 CF 1252, au paragraphe 14; Begashaw c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2009 CF 1167, aux paragraphes 20 et 21; Adetunji c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 869, au paragraphe 11; Abusaninah c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 234 [Abusaninah], au paragraphe 54; Majali c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 275 [Majali]; Ahmed, au paragraphe 38). Les décideurs ne devraient pas « hausser la barre », pour ainsi dire, quand ils ont de simples soupçons qu’ils sont incapables d’expliquer à propos de la crédibilité.

[Non souligné dans l’original.]

[28]  Lorsque l’on évalue si un décideur a raisonnablement apprécié le caractère suffisant de la preuve, il est utile de se demander quelle autre preuve aurait raisonnablement pu être produite et aurait pu être convaincante. En d’autres termes, quel genre d’élément de preuve corroborant l’agent estimait-il nécessaire, ou exigeait-il qu’il soit produit, sans qu’il le soit effectivement? En l’espèce, l’agente n’a pas précisé la raison pour laquelle la preuve n’était pas suffisante, ni ce qui aurait été considéré comme une preuve corroborante adéquate pour permettre qu’une décision favorable soit rendue.

[29]  Il appert que l’essentiel du récit des demandeurs révèle le péril qui les guette; cela ressort aussi bien de la preuve subjective personnelle que de la preuve objective au dossier, telle que mentionnée ci‑dessus. Au-delà d’un examen de l’ensemble du récit par l’agente, il serait important de comprendre ce qui ne satisfaisait pas, selon elle, aux exigences des dispositions législatives applicables à la demande d’ERAR.

[30]  Enfin, la Cour reconnaît que certains éléments de preuve secondaires peuvent sembler destinés à embellir ou à renforcer le récit; il n’en reste pas moins que l’essentiel de celui-ci doit être dûment pris en compte avant que l’on puisse considérer des éléments de preuve secondaires comme des embellissements.

[31]  Pour les motifs susmentionnés, l’affaire est renvoyée afin d’être instruite à nouveau par un autre agent.

VII.  Conclusion

[32]  Au vu de ce qui précède, la présente demande de contrôle judiciaire est accueillie.


JUGEMENT dans le dossier IMM-1526-19

LA COUR STATUE que la demande de contrôle judiciaire est accueillie, et que l’affaire doit être instruite à nouveau. Il n’y a aucune question grave de portée générale à certifier.

« Michel M.J. Shore »

Juge

Traduction certifiée conforme

Ce 9e jour d’octobre 2019.

Julie-Marie Bissonnette, traductrice agréée


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM‑1526‑19

 

INTITULÉ :

EHIMIAGHE PRESLEY AYENI ET AUTRES c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Montréal (QuÉbec)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 3 septembre 2019

 

Jugement et motifS :

Le juge SHORE

 

DATE DU JUGEMENT ET DES MOTIFS :

 

Le 23 septembre 2019

 

DATE DU JUGEMENT ET DES MOTIFS MODIFIÉS : 

 

LE 3 OCTOBRE 2019

COMPARUTIONS :

Stewart Istvanffy

 

Pour les demandeurs

 

Lynne Lazaroff

 

Pour le défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Étude légale Stewart Istvanffy

Montréal (Québec)

 

Pour les demandeurs

 

Procureur général du Canada

Montréal (Québec)

 

Pour le défendeur

 

 

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