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Date : 20190926


Dossier : IMM-2115-18

Référence : 2019 CF 1239

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 26 septembre 2019

En présence de monsieur le juge Pentney

ENTRE :

TAMAS PAVA

IZABELLA PAVA

SANDORNE PAVA

SANDOR ZSOLT PAVA

demandeurs

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.  Introduction

[1]  Tamas Pava (le demandeur principal), son épouse, Izabella Pava, son frère, Sandor Zsolt Pava, ainsi que sa mère, Sandorne Pava, sont tous des citoyens de la Hongrie qui disent avoir fui ce pays en 2011 parce qu’ils craignaient d’être persécutés du fait qu’ils sont Roms. Leur demande d’asile a été rejetée par la Section de la protection des réfugiés (SPR) de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada (CISR) le 17 avril 2018.

[2]  Les demandeurs sollicitent le contrôle judiciaire de cette décision. Ils soutiennent que la SPR n’a pas analysé correctement leur allégation de persécution ni appliqué correctement le droit en évaluant s’ils bénéficieraient d’une protection advenant leur renvoi en Hongrie. Ils soutiennent également que la SPR a commis une erreur en n’accordant pas l’importance nécessaire au fait que des demandes d’asile semblables présentées par des membres de leur famille avaient déjà été acceptées. Enfin, ils soutiennent que le commissaire de la SPR les a privés de leur droit à l’équité procédurale en adoptant un rôle accusatoire à leur égard, notamment en menant des recherches indépendantes sur la situation en Hongrie et en ne citant que des éléments de preuve défavorables aux demandeurs, tout en ignorant les éléments qui laissaient croire que leurs allégations étaient fondées.

[3]  J’estime que la décision en cause (la décision) n’est pas raisonnable, puisque les motifs qui l’accompagnent n’indiquent pas clairement si la SPR a analysé l’effet cumulatif de la discrimination subie par les demandeurs, et que celle-ci n’a pas évalué adéquatement la possibilité, pour les demandeurs, de se prévaloir de la protection de l’État s’ils retournent en Hongrie. Par conséquent, j’accueille la présente demande de contrôle judiciaire.

II.  Contexte

A.  Allégations des demandeurs

[4]  Les demandeurs sont des citoyens hongrois d’origine rom qui ont fui ce pays en 2011 et qui sont venus au Canada pour demander l’asile parce qu’ils craignaient d’être persécutés par des groupes racistes. Ils affirment qu’ils seront victimes de discrimination pour ce qui est de l’accès au logement, à l’éducation, à l’emploi et aux soins de santé en raison de la discrimination endémique dont sont victimes les Roms en Hongrie. Ils craignent que la police hongroise ne les protège pas.

[5]  Les demandeurs ont témoigné au sujet d’un certain nombre d’incidents de discrimination et de mauvais traitements. Le demandeur principal et son épouse se sont vu refuser l’entrée dans une boîte de nuit par des personnes leur ayant déclaré que celle-ci [traduction] « n’était pas ouverte aux Tsiganes ». Un jour, des inconnus ont jeté du gravier aux fenêtres de leur maison en leur criant des menaces de mort. Le demandeur principal a appelé la police, qui est venue mais n’a déposé aucun rapport parce que les agresseurs n’avaient pu être identifiés. Une autre fois, le demandeur principal avait emmené sa filleule au parc, mais d’autres parents avaient dit à leurs enfants de ne pas jouer avec elle parce qu’elle était Rom. Lorsque le demandeur principal s’est adressé à la police, celle-ci a refusé d’intervenir.

[6]  Izabella Pava, l’épouse du demandeur principal, affirme avoir été victime de discrimination pendant sa grossesse. Les deux premiers médecins qui l’avaient examinée avaient fait des commentaires discriminatoires parce qu’elle était Rom, et lui avaient suggéré d’avorter parce que son bébé pourrait développer le syndrome de Down. Un troisième médecin avait constaté que le bébé était en bonne santé, et qu’il n’y avait aucune raison d’avorter.

[7]  Par ailleurs, le frère et la mère du demandeur principal affirment qu’ils ont également été victimes de discrimination en matière de soins de santé, d’éducation, d’emploi et de logement. Le demandeur principal et son frère ont fait l’objet de « vérifications d’identité » par la police hongroise, qui les a arrêtés et leur a infligé des amendes pour des infractions mineures parce qu’ils étaient Roms.

[8]  La demande d’asile des demandeurs était fondée sur le fait qu’ils étaient continuellement victimes de discrimination et de mauvais traitements en Hongrie en raison de leurs origines rom. Ils ont fait valoir que la police ne leur offrirait pas de protection contre de telles persécutions de la part de membres du parti Jobbik, de skinheads et d’autres Hongrois racistes. Ils ont fait valoir que, s’ils étaient renvoyés en Hongrie, ils seraient incapables de trouver un emploi ou un logement et ne seraient pas admissibles à l’aide sociale.

B.  La décision de la SPR

[9]  Dans une longue décision, la SPR a examiné la demande d’asile des demandeurs. Le commissaire a fait remarquer que les demandeurs avaient fourni une version modifiée de l’exposé circonstancié contenu dans les Formulaires de renseignements personnels (FRP), et avaient admis que les FRP originaux comprenaient des incidents inventés qu’ils y avaient ajoutés sur les conseils de leur avocat précédent. Le frère et la mère du demandeur principal ont reconnu que certains des incidents mentionnés dans leurs FRP originaux n’avaient pas eu lieu. La SPR a fait remarquer « à quel point [elle] appréci[ait] la franchise de la mère du demandeur d’asile principal qui a[vait] précisé quels renseignements étaient vrais et quels renseignements étaient faux » (au par. 11).

[10]  La SPR a examiné les diverses allégations présentées par les demandeurs à l’appui de leur affirmation selon laquelle ils craignaient d’être persécutés en raison de leurs expériences en Hongrie. En ce qui concerne l’éducation, la SPR a reconnu que les demandeurs n’avaient pas toujours été traités comme des égaux dans le système d’éducation au cours des années 1980, et que la ségrégation à l’école ou dans les salles de classe demeurait un problème pour de nombreux Roms en Hongrie. Toutefois, le tribunal a conclu que le demandeur principal et son épouse avaient reçu un niveau d’éducation supérieur à celui de la majorité des Roms en Hongrie, et que « les demandeurs d’asile en l’espèce n’[avaient] pas été privés d’un enseignement régulier en Hongrie » (au par. 16). Le tribunal a conclu qu’il n’y avait aucune preuve convaincante que leurs enfants seraient privés de scolarisation s’ils retournaient en Hongrie.

[11]  La SPR a également conclu que les antécédents professionnels des demandeurs d’asile n’étayaient pas une allégation de persécution. Le tribunal a fait remarquer que chacun des demandeurs avait des antécédents de travail intermittent, et que le demandeur principal et son frère avaient participé au programme d’emploi du pays, en ayant occupé un emploi rémunéré pendant une période de six mois, suivie d’une période correspondante de paiements d’aide sociale. L’expérience des demandeurs, selon la SPR, n’avait pas donné lieu à une discrimination équivalant à de la persécution.

[12]  De même, la SPR a examiné la discrimination alléguée dans les soins médicaux et a conclu qu’il n’y avait aucune preuve crédible que le demandeur principal et son épouse, ou encore le frère, avaient été victimes de discrimination dans les soins médicaux reçus. Les plaintes du frère au sujet de son traitement à la suite d’une intervention chirurgicale visant à lui enlever l’appendice n’établissaient aucun lien avec son origine ethnique. Les plaintes du demandeur principal et de son épouse concernant la façon dont les médecins les avaient traités pendant la grossesse de celle-ci n’avaient pas permis d’établir que la demanderesse avait reçu des soins de moindre qualité parce qu’elle était Rom. Au bout du compte, les demandeurs avaient tous reçu des soins médicaux, y compris des soins spécialisés, et il n’y avait aucune preuve à l’appui de leurs allégations de discrimination.

[13]  La SPR a conclu que les demandeurs étaient des témoins crédibles, et a tenu pour avérées leurs allégations selon lesquelles ils avaient été victimes de discrimination pendant qu’ils vivaient en Hongrie. La SPR a toutefois fait remarquer qu’elle devait prendre une décision prospective et s’est donc penchée sur la question de savoir si les demandeurs bénéficieraient de la protection de l’État s’ils retournaient en Hongrie.

[14]  Dans son analyse de la protection de l’État, la SPR a commencé par résumer les principes juridiques applicables, puis elle a examiné les allégations des demandeurs selon lesquelles ils craignaient les membres de la Garde hongroise, les membres du parti Jobbik, les policiers, les politiciens ainsi que les racistes et les skinheads. La SPR a admis comme crédibles les déclarations des demandeurs selon lesquelles ils ne faisaient pas confiance aux policiers parce que ceux-ci étaient racistes. Toutefois, elle a conclu que les expériences vécues par les demandeurs ne prouvaient pas que leurs craintes étaient fondées. Lorsque les demandeurs avaient eu des raisons d’appeler les policiers, ces derniers avaient répondu, pris des notes et fait ce qu’il était raisonnable de s’attendre à ce qu’ils fassent. Le fait que la police n’ait pas pu enquêter sur les incidents, faute d’une identification des auteurs présumés, n’était pas une indication de négligence raciste, mais simplement le reflet du fait que, en l’absence de renseignements supplémentaires, la police ne pouvait faire davantage. La SPR a conclu que la police au Canada aurait probablement réagi de la même manière.

[15]  La SPR a conclu que les craintes qu’avaient les demandeurs, en 2018, à l’égard des membres de la Garde hongroise et des membres du parti Jobbik n’étaient pas fondées, compte tenu de l’évolution de la situation en Hongrie depuis leur départ de là-bas en 2011. Le tribunal a souligné que la Garde hongroise s’était officiellement dissoute en 2013, et que le parti Jobbik s’était repositionné comme un parti plus inclusif, mais encore nationaliste. D’après un examen de la preuve documentaire, le tribunal a conclu que, même si des incidents de violence à caractère raciste et de discrimination généralisée liés à des partis d’extrême droite radicaux, dont le parti Jobbik, avaient été signalés entre 2000 et 2012, des renseignements plus récents indiquaient que le repositionnement du parti en tant que parti plus conventionnel avait désormais un caractère permanent. Cela s’était traduit par une diminution des incidents d’attaques contre la population rom en Hongrie.

[16]  La SPR a conclu que les expériences personnelles des demandeurs d’asile ne constituaient pas de la persécution, et a souligné que la Cour avait conclu que le simple fait d’être Rom ne suffisait pas, en soi, à établir qu’un demandeur faisait face à plus qu’une simple possibilité d’être persécuté à son retour en Hongrie, citant Varga c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2014 CF 510, au par. 20; et Balogh c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 426, au par. 19 [Balogh].

[17]  La décision de la SPR énonce en détail les efforts déployés par le gouvernement hongrois pour améliorer la situation de la population rom, y compris sa stratégie nationale d’inclusion sociale visant à enrayer les problèmes de pauvreté, de chômage et de ségrégation avec lesquels doit composer la population rom de la Hongrie. La SPR a cité le rapport de 2016 de la Commission européenne sur la mise en œuvre de cette stratégie, et constaté que le gouvernement avait engagé des fonds importants dans cet effort. Elle a relevé que le gouvernement hongrois avait fait des efforts importants pour améliorer la situation des Roms, et qu’il agissait sous « l’œil vigilant » de la Commission européenne et de la Cour européenne des droits de l’homme (au par. 59).

[18]  La SPR a souligné que la majeure partie des éléments de preuve contenus dans les cartables nationaux de documentation, mais aussi des preuves documentaires présentées par les demandeurs, s’appuyait à la fois sur des renseignements anciens et sur d’autres plus récents. En conséquence, la SPR a déclaré : « [p]our assurer au tribunal une lecture juste et équitable de l’information la plus récente disponible, et ainsi faire en sorte que le tribunal puisse évaluer l’information la plus récente sur les conditions dans le pays, le tribunal a inclus une trousse documentaire d’information et de documents plus à jour pour évaluer la question de la protection de l’État » (au par. 60). L’information en question est analysée plus en détail ultérieurement.

[19]  Dans la décision, la SPR a ensuite passé en revue les divers mécanismes étatiques chargés de la protection des minorités en Hongrie, ainsi que les institutions traitant les plaintes contre la police. Il s’agit notamment du commissaire aux droits fondamentaux, du conseil des affaires roms et de l’Autorité pour l’égalité de traitement. En se fondant sur son examen des éléments de preuve, en particulier les documents les plus récents décrivant en détail les efforts déployés et les progrès réalisés, la SPR a conclu : « [p]ar conséquent, bien que le tribunal reconnaisse que la situation en Hongrie n’est pas parfaite, une protection de l’État concrètement adéquate sera raisonnablement assurée aux présents demandeurs d’asile s’ils en ont besoin et s’ils se prévalent avec diligence des modalités et des recours offerts par l’État, dans l’éventualité où ils solliciteraient une telle protection à leur retour en Hongrie » (au par. 82).

[20]  L’analyse de la protection de l’État se termine par une longue citation d’un discours prononcé en janvier 2018 par le premier ministre de la Hongrie, Victor Orbán, devant une association représentant un regroupement de collèges professionnels roms chrétiens et indépendants de partout en Hongrie. La SPR a souligné que le thème principal du discours était résumé dans la déclaration suivante : « Nous ne voyons pas les membres de la communauté rom comme des victimes, mais comme une ressource » (au par. 87). Elle a ensuite déclaré : « [l]e tribunal estime que l’information contenue dans cet article est une preuve très convaincante de l’engagement du gouvernement envers les Roms » (au par. 88).

III.  Questions en litige et norme de contrôle

[21]  Les demandeurs soutiennent que la SPR a commis les quatre erreurs suivantes dans son analyse de leur demande d’asile :

  1. elle n’a pas évalué si l’effet cumulatif de la discrimination dont ils avaient été victimes pendant qu’ils vivaient en Hongrie équivalait à de la persécution;
  2. elle n’a pas procédé à une évaluation appropriée de la protection de l’État, conformément aux critères et aux approches requis par la jurisprudence;
  3. elle a omis d’évaluer la pertinence des demandes d’asile d’autres membres de la famille qui ont été accueillies, et qui étaient fondées sur le même type de persécution, subie au même endroit et engendrée par les mêmes protagonistes, sensiblement à la même époque;
  4. elle a joué un rôle accusatoire à leur encontre, notamment en menant des recherches indépendantes sur la situation en Hongrie afin de recueillir d’autres éléments de preuve, et en ne mentionnant ensuite que des éléments qui leur étaient défavorables.

[22]  La norme de contrôle applicable à la première et à la troisième question est celle de la décision raisonnable (Ruszo c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 296, au par. 6 [Ruszo, 2019]). La norme de contrôle applicable à la question de la protection de l’État est plus complexe; cette question appelle un examen selon la norme de la décision raisonnable (Canada (Citoyenneté et Immigration) c Neubauer, 2015 CF 260, au par. 11). La question de savoir si le décideur a appliqué le critère approprié à cet égard est examinée selon la norme de la décision correcte (Szalai c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 972, au par. 27 [Szalai]).

[23]  La quatrième question en litige concerne une question d’équité procédurale, et l’approche à adopter en pareil cas tient de la révision selon la norme de la décision correcte, comme l’a expliqué le juge Rennie dans l’arrêt Chemin de fer Canadien Pacifique Limitée c Canada (Procureur général), 2018 CAF 69 :

[54]  La cour qui apprécie un argument relatif à l’équité procédurale doit se demander si la procédure était équitable eu égard à l’ensemble des circonstances, y compris à l’égard des facteurs énoncés dans l’arrêt Baker. Une cour de révision fait ce que les cours de révision ont fait depuis l’arrêt Nicholson; elle demande, en mettant nettement l’accent sur la nature des droits substantiels concernés et les conséquences pour la personne, si un processus juste et équitable a été suivi. Je souscris à l’observation du juge Caldwell dans Eagle’s Nest (para. 21) selon laquelle, même s’il y a une certaine maladresse dans l’utilisation de la terminologie, cet exercice de révision est [traduction] « particulièrement bien reflété dans la norme de la décision correcte », même si, à proprement parler, aucune norme de contrôle n’est appliquée.

IV.  Analyse

A.  Évaluation de la question de savoir si la discrimination équivalait cumulativement à de la persécution

[24]  Les demandeurs soutiennent que la SPR a analysé chacune de leurs allégations de discrimination séparément et individuellement, sans se demander si elles constituaient de la persécution lorsqu’examinées de façon cumulative. Selon le défendeur, il s’agit là d’une analyse microscopique des motifs, et le commissaire a clairement tenu compte des allégations particulières ainsi que des effets cumulatifs. Et, surtout, la SPR a correctement examiné la question de savoir si les demandeurs avaient établi l’existence d’un risque de persécution à leur retour en Hongrie. La Cour ne devrait pas intervenir, à moins que la conclusion ne soit déraisonnable.

[25]  La Cour d’appel fédérale et la Cour fédérale ont toujours soutenu qu’une série d’incidents de discrimination dans différents domaines de la vie, par exemple l’éducation, les soins de santé, le logement ou l’emploi, pouvaient constituer de la persécution lorsqu’ils étaient considérés dans leur ensemble (Divakaran c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 633, aux par. 23 à 28, cité avec approbation dans Kanthasamy c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CSC 61, au par. 53). Il faut ainsi analyser si les comportements discriminatoires sont « suffisamment sérieux ou systématiques pour être qualifiés de persécution » [Sagharichi c Canada (Emploi et Immigration) (1993), 182 NR 398, [1993] ACF no 796 (QL) (CAF)].

[26]  S’il est vrai que la décision de la SPR ne comprend pas de discussion ou d’analyse précise sur les effets cumulatifs, cela ne constitue pas en soi une erreur justifiant l’infirmation de la décision. La question est plutôt de savoir si l’analyse, considérée dans son ensemble et à la lumière du dossier, démontre que la SPR a correctement appliqué le droit aux faits.

[27]  La difficulté, en l’espèce, est de savoir comment concilier les conclusions tirées par la SPR sur les incidents individuels avec sa conclusion générale sur cette question. Comme il a été indiqué précédemment, les principales conclusions de la SPR sur chacun des incidents étaient qu’ils ne constituaient pas de la discrimination. Les demandeurs avaient un emploi régulier, quoique sporadique; ils recevaient des soins médicaux lorsqu’ils en avaient besoin; ils n’étaient pas privés d’éducation ni d’aide sociale. S’il s’était agi là du fondement de l’analyse de la SPR, il n’aurait pas été déraisonnable de sa part, après avoir conclu que les incidents ne constituaient pas de la discrimination, de déclarer ensuite qu’il n’était pas nécessaire de poursuivre l’analyse pour déterminer si l’effet cumulatif constituait de la persécution.

[28]  Le problème tient cependant au fait que d’autres affirmations, dans la décision, viennent contredire lesdites conclusions. Par exemple, dans le paragraphe de conclusion de la partie pertinente de l’analyse, le commissaire déclare ce qui suit :

[28]  Les demandeurs d’asile sont des témoins crédibles et le tribunal admet leurs allégations selon lesquelles ils ont été exposés à de la discrimination en Hongrie en raison de leur origine ethnique à divers moments de leurs vies, comme ils l’ont décrit. Toutefois, la définition au sens de la Convention est de nature prospective et le tribunal doit évaluer si la protection de l’État leur sera offerte s’ils retournent en Hongrie.

[29]  Plus loin, dans son analyse de la question de savoir si les demandeurs avaient démontré qu’ils couraient un risque à leur retour en Hongrie, la SPR énonce que « [...] le tribunal conclut néanmoins que, cumulativement, les types d’incidents auxquels les demandeurs d’asile ont été mêlés lorsqu’ils vivaient en Hongrie équivalent à de la discrimination [...] » (au par. 47).

[30]  La SPR poursuit en concluant que les Roms en Hongrie n’ont pas tous fait l’objet d’une discrimination équivalant à de la persécution. Elle ajoute qu’à « la lumière des éléments de preuve présentés par les demandeurs d’asile à l’audience, leurs expériences personnelles ne permettent pas au tribunal de conclure qu’ils ont subi de la discrimination assimilable à de la persécution ou qu’ils sont exposés à un risque prospectif de persécution simplement parce qu’ils sont Roms » (au par. 49).

[31]  En résumé, l’aspect préoccupant est que les motifs comprennent des conclusions contradictoires, à savoir que les demandeurs n’avaient pas été victimes de discrimination, mais aussi, qu’ils avaient été victimes de discrimination, mais pas dans une mesure telle qu’elle équivalait à de la persécution. On ne trouve aucune discussion ou analyse distincte des effets cumulatifs ou des répercussions de la discrimination, seulement des déclarations selon lesquelles celle-ci ne constitue pas de la persécution.

[32]  Bien qu’il ne fasse aucun doute que la SPR était tenue de procéder à une analyse prospective du risque au retour dans le pays, la jurisprudence l’obligeait également à examiner si l’effet cumulatif des incidents de discrimination vécus par les demandeurs équivalait à de la persécution. Or les passages cités ci-dessus ne permettent pas de déterminer clairement si cela a été fait.

[33]  Il convient de faire preuve d’une retenue considérable à l’égard de la SPR lorsqu’elle rend ce genre de décisions sur des questions mixtes de fait et de droit (Ruszo c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 943, aux par. 17 et 18; Balogh, au par. 16). Toutefois, la norme de la décision raisonnable exige que la décision soumise au contrôle soit « intelligible » et « transparente ». Les motifs doivent être lus comme un tout, en corrélation avec le dossier (Agraira c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2013 CSC 36, au par. 53; Newfoundland and Labrador Nurses’ Union c Terre-Neuve et Labrador (Conseil du Trésor), 2011 CSC 62). Une cour de révision doit lire les motifs « en essayant de les comprendre, et non pas en se posant des questions sur chaque possibilité de contradiction, d’ambiguïté ou sur chaque expression malheureuse » : Canada (Citoyenneté et Immigration) c Ragupathy, 2006 CAF 151, au par. 15, cité avec approbation dans Galamb c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 1230, au par. 51 [Galamb]. Autrement dit, les motifs n’ont qu’à démontrer que le décideur a examiné la preuve à la lumière des critères juridiques appropriés, et à indiquer aux parties, au public et à la cour de révision comment l’analyse des faits et du droit a mené à la conclusion tirée. Comme l’a fait remarquer le juge Rennie dans la décision Komolafe c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 431, au par. 11 [Komolafe] :

[11]  L’arrêt Newfoundland Nurses ne donne pas à la Cour toute la latitude voulue pour fournir des motifs qui n’ont pas été donnés ni ne l’autorise à deviner quelles conclusions auraient pu être tirées ou à émettre des hypothèses sur ce que le tribunal a pu penser. C’est particulièrement le cas quand les motifs passent sous silence une question essentielle. [...] [L]’arrêt Newfoundland Nurses permet aux cours de contrôle de relier les points sur la page quand les lignes, et la direction qu’elles prennent, peuvent être facilement discernées. Ici, il n’y a même pas de points sur la page.

(Voir aussi Delta Air Lines Inc. c Lukács, 2018 CSC 2, aux par. 23 et 24).

[34]  Selon la norme de la décision raisonnable, une cour de révision ne doit pas intervenir tant que le processus et l’issue cadrent bien avec les principes de justification, de transparence et d’intelligibilité, et que la décision est justifiée car elle appartient aux issues raisonnables au regard des faits et du droit (Dunsmuir c Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, au par. 47).

[35]  Je ne suis tout simplement pas en mesure de déterminer laquelle des deux déclarations de la SPR reflète sa conclusion concernant les allégations de discrimination des demandeurs, pas plus que je n’arrive à savoir si une évaluation cumulative a été effectuée. Je ne parviens pas non plus à suivre le raisonnement de la SPR, ou à « relier les points sur la page quand les lignes, et la direction qu’elles prennent, peuvent être facilement discernées » (Komolafe). Cette seule constatation pourrait à elle seule suffire à démontrer que les motifs, examinés à la lumière du dossier et considérés comme un tout, ne sont tout simplement pas adéquats. Quoique j’hésite à infirmer la décision pour ce seul motif, je trouve que la décision est déraisonnable, compte tenu de ce problème et de mes conclusions concernant l’analyse de la protection de l’État.

B.  Évaluation de la protection de l’État

[36]  Au regard de l’article 96 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27, le demandeur d’asile doit établir qu’il craint, de manière subjective et avec raison, d’être persécuté. Toutefois, si une protection adéquate de l’État était raisonnablement accessible à la personne dans son pays d’origine, l’asile lui sera refusé, parce que la crainte subjective n’est pas objectivement raisonnable (Canada (Procureur général) c Ward, [1993] 2 RCS 689, à la p. 712 [Ward]). Il existe une présomption selon laquelle la protection de l’État est offerte dans le pays d’origine d’un demandeur d’asile (Ward, p. 724 à 725), particulièrement quand le pays en question est démocratique (Canada (Citoyenneté et Immigration) c Kadenko (1996), 124 FTR 160, 143 DLR (4th) 532, à la p. 534 (CAF); Hinzman c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2007 CAF 171, au par. 57). Comme l’a fait remarquer le juge Alan Diner dans la décision Lakatos c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 367, au par. 19 [Lakatos] : « [c]ependant, toutes les démocraties ne sont pas égales. Il existe toute une gamme, et ce qui est requis pour réfuter la présomption relative à la protection de l’État varie selon la nature de la démocratie du pays en question » (voir aussi AB c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 237, au par. 22 [AB], et Alassouli c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 998, aux par. 38 à 42).

[37]  C’est au demandeur d’asile que revient le fardeau de produire des éléments de preuve pour réfuter la présomption de la protection de l’État, tout comme lui incombe le fardeau ultime de démontrer au juge, au moyen d’une preuve claire et convaincante, que la protection de l’État est inadéquate (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration c Flores Carrillo, 2008 CAF 94, aux par. 17 à 21). Habituellement, cela suppose de démontrer soit que le demandeur d’asile a demandé la protection de l’État, mais ne l’a pas obtenue, soit qu’il n’a pas tenté de l’obtenir parce qu’il craignait avec raison de ne pas l’obtenir.

[38]  Pour évaluer si la protection de l’État est adéquate, le décideur doit se concentrer sur le caractère adéquat et réel des mesures prises par l’État, plutôt que sur les « efforts » mis de l’avant par le pays pour protéger ses citoyens. Comme l’a déclaré le juge Diner dans la décision Lakatos, au paragraphe 21 : « [a]utrement dit, on ne peut se fier uniquement à la parole de l’État. La protection doit être réelle et adéquate. » Ce critère, comme on l’a souvent répété, ne suppose pas l’existence d’une protection parfaite; il s’agit plutôt simplement d’évaluer si les résultats des mesures prises par l’État sont « adéquats »; bien qu’incontestable, la présomption de la protection de l’État ne permet pas à un décideur d’ignorer les problèmes systémiques qui font en sorte qu’un groupe particulier n’est pas susceptible de bénéficier d’une intervention efficace de l’État face à la persécution (AB, au par. 19; Shaka c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 235).

[39]  La question est donc de savoir si la SPR a appliqué correctement le bon critère et si son évaluation de la preuve était raisonnable.

[40]  Pour analyser cette question, la SPR a commencé par examiner les interactions des demandeurs avec les organismes chargés de l’application de la loi. Elle a constaté que, lorsqu’ils avaient communiqué avec la police après plusieurs incidents, celle-ci avait réagi d’une manière qui ne permettait pas d’appuyer la crainte alléguée des demandeurs d’asile de ne pas être protégés. La SPR a accepté la preuve des demandeurs selon laquelle ils ne faisaient pas confiance à la police, mais elle a conclu : « lorsqu’ils ont eu des motifs d’appeler les policiers, ils ont répondu, ont pris des notes et ont fait ce qu’il est raisonnable de s’attendre qu’ils fassent, en particulier dans les cas où les demandeurs d’asile ne pouvaient pas identifier les coupables » (au par. 32). La SPR a également constaté que les demandeurs n’avaient pas demandé réparation pour les prétendus préjudices subis, par exemple le fait de s’être vu refuser l’entrée dans certains commerces ou l’accès à l’emploi.

[41]  À partir de ces conclusions, la SPR a conclu que les demandeurs ne s’étaient pas acquittés de leur fardeau de présenter une preuve « claire et convaincante » de l’incapacité de l’État à assurer leur protection. Ce fardeau de preuve est proportionnel au degré de démocratie existant dans l’État en cause, de sorte que le demandeur provenant « d’un pays démocratique [...] devra s’acquitter d’un lourd fardeau pour démontrer qu’il n’était pas tenu d’épuiser tous les recours dont il pouvait disposer dans son pays avant de demander l’asile à l’étranger » (au par. 35).

[42]  La SPR a conclu que ce qu’avaient vécu les demandeurs en Hongrie n’étayait pas leur allégation selon laquelle ils ne bénéficieraient pas de la protection de l’État s’ils retournaient dans ce pays. La SPR a examiné l’évolution de la situation dans le pays depuis le départ des demandeurs en 2011, pour constater que la situation politique et juridique de la minorité rom s’était améliorée. Elle a constaté l’absence de tout renseignement sur des cas signalés d’attaques de la part de personnes liées aux membres de la Garde hongroise, aujourd’hui dissoute, et a constaté que, d’après la preuve, le parti Jobbik était devenu moins radical. La SPR a établi une comparaison entre les éléments de preuve de discrimination généralisée et d’agressions fréquentes à l’encontre des membres de la minorité rom au cours de la période antérieure à 2015 et les informations les plus récentes faisant état d’une diminution de ces problèmes. La SPR a attribué cette diminution aux efforts du gouvernement hongrois pour améliorer la situation des Roms ainsi qu’à la réorientation du parti Jobbik vers un parti plus conventionnel.

[43]  La SPR a conclu cette partie de son analyse par ce qui suit :

[47]  Bien que le tribunal ne soit pas convaincu qu’il y a eu un changement de situation fondamental en ce qui concerne l’attitude discriminatoire générale à l’égard des Roms en Hongrie, puisqu’aucun élément de preuve ne démontre un tel changement et qu’il y a des éléments de preuve convaincants que les Roms continuent d’être victimes de discrimination, le tribunal conclut néanmoins que, cumulativement, les types d’incidents auxquels les demandeurs d’asile ont été mêlés lorsqu’ils vivaient en Hongrie équivalent à de la discrimination et que la protection de l’État est à leur disposition relativement à ces incidents s’ils retournent en Hongrie.

[44]  Les demandeurs soutiennent que la SPR a commis une erreur en s’appuyant sur des organismes autres que la police comme moyens de protection de l’État; en omettant de déterminer si les efforts déployés par le gouvernement avaient donné lieu à une protection concrètement efficace; en ne procédant pas à une analyse prospective; et en exagérant le degré de démocratie en Hongrie.

[45]  Je conviens que l’analyse de la SPR à cet égard est déraisonnable, pour les raisons suivantes.

[46]  Premièrement, la SPR a constaté qu’au cours des deux années précédant sa décision, il n’y avait eu aucun signalement d’actes de violence ou de persécution à l’endroit de la minorité rom en Hongrie (contrairement à ce qui s’était passé avant 2015). Elle n’a pas tenu compte des éléments de preuve de discrimination continue qui avaient été présentées par les demandeurs, y compris des rapports datant d’aussi récemment que février et mars 2018 (la décision de la SPR est datée du 17 avril 2018), ou qui étaient accessibles à la SPR dans les rapports sur les conditions dans le pays produits par la CISR.

[47]  Deuxièmement, la décision de la SPR retrace en détail les efforts déployés par le gouvernement hongrois pour améliorer la situation de la minorité rom, notamment le financement qu’il a alloué à divers programmes. Elle mentionne également divers mécanismes de plainte et d’enquête qui ont été établis, notamment la Commission indépendante chargée d’examiner les plaintes contre la police (IPCB) et l’Autorité pour l’égalité de traitement. En outre, la décision fait état du jugement récent d’un tribunal hongrois, qui a accueilli la plainte déposée contre des policiers en raison de la discrimination dont ils avaient fait preuve à l’encontre de citoyens roms dans une certaine localité, en omettant de prendre des mesures contre des organisations extrémistes. Toutefois, la décision de la SPR ne cite aucun élément de preuve précis démontrant que la police, concrètement, se montre réceptive et efficace lorsqu’elle est appelée à enquêter ou à tenter de prévenir la violence, les menaces ou les persécutions à l’encontre de la minorité rom.

[48]  La Cour a statué à plusieurs reprises que c’est une erreur, pour un décideur, que de se concentrer sur la preuve des efforts faits par le gouvernement plutôt que d’examiner l’efficacité réelle de l’intervention policière. La question a été abordée dans plusieurs décisions de la Cour traitant de la situation des demandeurs d’asile roms hongrois : voir, par exemple : Galamb; Olah c Canada (Immigration, Réfugiés et Citoyenneté), 2017 CF 899 [Olah]; Ruszo, 2019; Lakatos; et Szalai. Ces décisions ont en commun d’avoir établi que l’évaluation de la protection de l’État devait se faire sur une base individuelle (voir l’analyse utile du juge Diner dans Lakatos, aux par. 22 et 23). L’autre constante qui se dégage de ces décisions est la conclusion qu’il est erroné de se concentrer sur les efforts ou les aspirations du gouvernement plutôt que d’examiner les éléments de preuve indiquant si ces efforts donnent concrètement des résultats efficaces.

[49]  En l’espèce, la décision comporte une analyse approfondie des efforts, des programmes et des organismes de surveillance mis en place par le gouvernement de la Hongrie. Elle renvoie également de manière générale aux éléments de preuve documentaire qui montrent que le gouvernement « poursuit et punit les fonctionnaires qui commettent des abus, que ce soit dans les services de sécurité ou ailleurs au sein du gouvernement » (au par. 64). Toutefois, la SPR ne dit mot sur la question de savoir si, en pratique, la protection de l’État est efficace ou adéquate lorsque les membres de la minorité rom cherchent à s’en prévaloir.

[50]  J’estime qu’il s’agit exactement de la même erreur que celle ayant déjà fait l’objet d’observations dans des décisions antérieures de la Cour (voir, par exemple, Balogh; Csoka c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 1220; Majoros c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 667). Comme l’a déclaré la juge Susan Elliott dans l’affaire Olah :

[29]  Tel que la Cour l’a dit à maintes reprises, le fait d’accepter une plainte contre les services de police pour omission de prendre une mesure n’équivaut, en aucune façon, à l’assurance de la protection de l’État. Le juge Zinn l’a ainsi formulé : « Ce sont les actes, et non les bonnes intentions, qui démontrent l’existence réelle d’une protection contre la persécution » (voir Orgona c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 1438 (CanLII) au paragraphe 11 et il y invoque la jurisprudence).

[51]  Je conclus en outre que le traitement fait par la SPR des éléments de preuve qu’elle cite dans sa décision est déraisonnable. Par exemple, la SPR a souligné que « les Roms peuvent déposer une plainte contre un policier s’ils estiment qu’ils n’ont pas été traités ou aidés de façon satisfaisante » (au par. 65), en citant un document de la CISR d’octobre 2011 comme preuve en ce sens. Elle a toutefois omis d’examiner la dernière phrase du rapport concerné, qui remet en question l’efficacité opérationnelle de tout l’appareil étatique. Ce rapport décrit le rôle de l’IPCB et l’obligation qu’a le commissaire de la police nationale de soumettre à celle-ci des rapports mensuels sur les plaintes déposées auprès de la police; l’IPCB doit ensuite enquêter sur ces plaintes. Si l’enquête révèle une violation des droits fondamentaux, l’IPCB transmet sa décision au commissaire de police, qui doit formuler une résolution dans les 30 jours. La partie du rapport citée par la SPR se termine par l’énoncé suivant : « Le Protecteur des minorités a dit que même si le commissaire de la police peut accepter ou refuser une décision de l’Autorité, [TRADUCTION] "en pratique, [il] n’accorde aucune considération" à 90 p. 100 des décisions rendues par l’Autorité ».

[52]  Cet énoncé n’est ni analysé ni discuté. Pourtant, il contredit la conclusion à laquelle est parvenue la SPR. Il provient d’une source apparemment fiable, et il remet en question l’idée que les plaintes et les mécanismes de surveillance contribuent, en pratique, à améliorer l’efficacité des services de police. Cet extrait est cité à deux reprises par la SPR, qui a conclu comme suit son examen de cet aspect de la question :

[67]  Le tribunal estime que les mesures à prendre dans le cas où un citoyen croit qu’un policier s’est montré malveillant ne sont pas contraignantes. Le fait que de tels processus et mécanismes, comme ils ont été décrits précédemment, sont en place pour aider tous les citoyens à bénéficier de l’égalité de traitement aux termes de la loi et leur donner accès à une protection de l’État concrètement adéquate, témoigne également du bon fonctionnement d’une démocratie comme la Hongrie. Le tribunal estime qu’il existe des mécanismes adéquats et efficaces à la disposition des demandeurs d’asile en l’espèce et de tous les Roms pour porter plainte contre la police.

[53]  La SPR n’a pas évalué si la protection de l’État offerte à ces demandeurs d’asile, advenant leur retour en Hongrie, est adéquate dans la pratique. Une grande partie de son analyse porte sur les efforts déployés par le gouvernement pour améliorer la situation des Roms en Hongrie, ainsi que sur les institutions et les mécanismes ayant été mis en place pour enquêter sur les plaintes après coup. Je ne considère pas qu’il s’agisse là d’une analyse raisonnable de la preuve, car il est difficile d’établir clairement si la SPR a appliqué le critère juridique approprié et, le cas échéant, si elle l’a appliqué correctement aux faits de l’espèce. Cela suffit à rendre la décision déraisonnable.

[54]  Vu ma conclusion sur ces questions, il ne m’est pas nécessaire de traiter des autres arguments soulevés par les demandeurs. J’ajouterai toutefois quelques commentaires, compte tenu de la façon dont la procédure s’est déroulée dans le présent dossier, et parce qu’ils pourraient peut-être être utiles au décideur qui la réexaminera.

C.  Évaluation de personnes se trouvant dans une situation similaire

[55]  Les demandeurs se sont dits préoccupés par le fait que la SPR n’avait pas fait référence aux demandes d’asile de la famille immédiate de l’épouse du demandeur principal, qui avaient déjà été acceptées par la SPR. Ils soutiennent que la SPR avait le devoir d’examiner les demandes d’asile d’autres personnes se trouvant dans une situation semblable. Et, dans la mesure où les demandes d’asile antérieures visées concernaient des membres de la même famille, qui avaient été victimes d’actes de discrimination et de mauvais traitements semblables, dans la même région de la Hongrie et sensiblement à la même époque, il n’était pas raisonnable pour la SPR de ne pas les examiner.

[56]  La jurisprudence appuie cette proposition (voir Mendoza c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 251, aux par. 25 et 26, citant Siddiqui c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2007 CF 6, aux par. 18 à 20; voir aussi Ruszo, 2019). Il n’en demeure pas moins que chaque demande doit être évaluée sur le fond (Uygur c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 752, au par. 28; Coli c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 963, au par. 12). Par ailleurs, la question de savoir s’il est raisonnable de tirer des conclusions différentes à l’égard des demandes de divers membres de la famille dépendra, en partie, de la preuve présentée à la SPR quant au degré de similitude des demandes (voir Gombos c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 850, aux par. 65 et 66; Gutierrez c Canada (Immigration, Réfugiés et Citoyenneté), 2018 CF 4, au par. 58). Comme je n’ai pas besoin de tirer une conclusion sur ce point, j’en fais simplement mention.

D.  Recherche indépendante par un commissaire du tribunal de la SPR

[57]  Les demandeurs ont également évoqué une crainte de partialité de la part du commissaire de la SPR, en raison du fait que celui-ci a mené une recherche indépendante sur la situation ayant cours en Hongrie, et qu’il en a divulgué les résultats avant l’audience. Les demandeurs soutiennent que cette recherche, et l’utilisation qu’en a faite le commissaire dans sa décision, reflète un point de vue unilatéral de la preuve et une opinion défavorable à leur demande d’asile. À la lumière de mes conclusions précédentes, je n’ai pas besoin de traiter cette question. J’observe toutefois que la façon dont le processus s’est déroulé et dont la décision a été rédigée peut avoir alimenté ces préoccupations.

[58]  Je suis d’accord avec le défendeur pour dire que les audiences portant sur une demande d’asile soumise à la SPR sont de nature « inquisitoire » et que les conclusions de fait relèvent particulièrement de l’expertise de la SPR (Restrepo Benitez c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2007 CAF 199, aux par. 15 et 19). L’alinéa 170a) de la LIPR prévoit que la SPR « procède à tous les actes qu’elle juge utiles à la manifestation du bien-fondé de la demande ». Compte tenu de la nature des audiences relatives aux demandes d’asile dont est saisie la SPR, il est naturel qu’elles puissent comprendre la recherche de renseignements plus à jour sur les conditions et les risques de persécution dans le pays en cause. C’est ce que le commissaire de la SPR a affirmé avoir fait dans cette affaire; cette recherche a été divulguée avant l’audience, et les demandeurs ne s’y sont pas opposés à la première occasion venue.

[59]  Il convient toutefois de souligner que, lorsque cette recherche complémentaire est effectuée par le commissaire présidant l’audience, on peut se demander si les renseignements recueillis représentent de manière objective l’évolution de la situation sur place. Cela est vrai dans ce cas-ci. La façon dont certaines parties de la décision ont été rédigées peut avoir exacerbé cette préoccupation.

[60]  J’observerai seulement que si des renseignements plus à jour sur les conditions dans le pays sont nécessaires, les préoccupations des demandeurs pourraient s’en trouver diminuées si ce travail était effectué par le personnel de la CISR, plutôt que par le commissaire qui instruit leur demande.

V.  Conclusion

[61]  Pour les motifs qui précèdent, je conclus que la décision de la SPR en l’espèce est déraisonnable. La demande de contrôle judiciaire est accueillie. L’affaire est renvoyée à un autre commissaire pour qu’il la réexamine.

[62]  Aucune question de portée générale n’a été proposée aux fins de certification, et l’affaire n’en soulève aucune.


JUGEMENT dans le dossier IMM-2115-18

LA COUR STATUE que :

  1. La demande de contrôle judiciaire est accueillie. L’affaire est renvoyée à un tribunal différemment constitué pour que celui-ci statue à nouveau sur elle.

  2. Aucune question de portée générale n’est certifiée.

« William F. Pentney »

Juge

Traduction certifiée conforme

Ce 21e jour d’octobre 2019.

Julie-Marie Bissonnette, traductrice agréée


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-2115-18

INTITULÉ :

TAMAS PAVA, IZABELLA PAVA, SANDORNE PAVA, SANDOR ZSOLT PAVA c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET L’IMMIGRATION

LIEU DE L’AUDIENCE :

TORONTO (ONTARIO)

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 19 DÉCEMBRE 2018

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE PENTNEY

DATE DES MOTIFS :

LE 26 SEPTEMBRE 2018

COMPARUTIONS :

Stephanie Fung

Pour les demandeurs

Asha Gafar

Pour le défendeur

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Lewis & Associés

Avocats

Toronto (Ontario)

Pour les demandeurs

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

Pour le défendeur

 

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