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Date : 20190920


Dossier : IMM-4161-19

Référence : 2019 CF 1196

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 20 septembre 2019

En présence de monsieur le juge Pentney

ENTRE :

A.C., R.M., A.M.M., A.E.D.M., A.D.M.

demandeurs

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

ORDONNANCE ET MOTIFS

I.  Contexte et historique des procédures

[1]  Le demandeur, A.C., sollicite un sursis à l’exécution d’une mesure de renvoi au Mexique prévue pour le 20 septembre 2019.

[2]  Pour des motifs qui apparaîtront clairement ci-après, la Cour a décidé, avec le consentement des parties, qu’il est dans l’intérêt de la justice de ne pas mentionner les noms des demandeurs dans les présents motifs et de les remplacer par leurs initiales. Le dossier de la Cour n’est pas pour autant confidentiel. Dans les circonstances de l’espèce, cette décision permet de trouver un juste équilibre entre le principe de la publicité des débats judiciaires et le droit à la vie privée des demandeurs : E.F. c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 842, par. 8; AB c Canada, 2018 CF 237.

[3]  La présente affaire a pris une tournure procédurale inhabituelle, comme il le sera expliqué ci‑dessous. Il est donc nécessaire d’examiner le contexte avant d’aborder le fond de l’argument relatif à la requête en de sursis.

[4]  La présente affaire vise un homme (ci-après appelé A.C. ou le demandeur) et sa conjointe de fait (R.M.), ainsi que deux de leurs trois enfants (A.M.M., 17 ans, et A.E.D.M., 12 ans), qui sont tous citoyens du Mexique. Leur plus jeune enfant (A.D.M., 7 ans) est né au Canada et est donc un citoyen canadien. L’aîné, A.M.M., qui réside avec le couple, est le fils de la conjointe du demandeur. Il est issu d’une relation précédente.

[5]  A.C. a quitté le Mexique et est entré au Canada en mai 2007, où il a déposé une demande d’asile. R.M. et leurs deux enfants sont arrivés en septembre 2007 et ont été ajoutés à sa demande d’asile. Cette demande a été rejetée en juin 2008, et la famille devait subir une entrevue préalable au renvoi en février 2009. Ils ne s’y sont pas présentés et vivent au Canada sans statut depuis lors.

[6]  En juin 2018, la famille a présenté une demande de résidence permanente fondée sur des considérations d’ordre humanitaire (CH). En mai 2019, A.C. a été arrêté par l’Agence des services frontaliers du Canada et gardé en détention pendant quatre jours. Il a par la suite été libéré.

[7]  Le 6 juin 2019, la demande de mesures spéciales fondée sur des considérations d’ordre humanitaire du demandeur a été rejetée. Les demandeurs ont déposé une demande d’autorisation et de contrôle judiciaire à l’encontre de la décision défavorable, mais aucune décision n’a été encore rendue quant à leur demande d’autorisation. Un Avis de renvoi a été délivré le 16 août 2019. Le départ pour le Mexique était prévu pour le 20 septembre 2019. Les demandeurs sollicitent un sursis à l’exécution de la mesure de renvoi en attendant que leur demande d’autorisation et de contrôle judiciaire soit tranchée.

[8]  À l’appui de leur demande de sursis, les demandeurs ont déposé de nombreux éléments de preuve sur l’état de santé de R.M. et de leurs enfants, dont des notes et des rapports de professionnels de la santé faisant référence à l’état psychologique de R.M., y compris au fait qu’elle a été victime d’une agression sexuelle dans son enfance et qu’elle souffre d’un trouble de stress post-traumatique (TSPT) ainsi que d’une dépression sévère. Selon ces notes, elle aurait également dit à ses médecins traitants que sa relation avec son conjoint avait été marquée par des difficultés, notamment par la violence familiale envers elle au début de leur relation, et qu’il l’avait obligée à avoir des rapports sexuels non consensuels avec lui. Les notes les plus récentes indiquent qu’elle a déclaré qu’A.C. avait eu recours aux services de prostituées et que cela avait déclenché des souvenirs traumatisants pour elle et aggravé ses symptômes. Ces éléments ont été mentionnés dans quelques rapports, y compris dans ceux datés de 2012, de 2014 et de juillet 2018.

[9]  Étant donné ces renseignements, tard dans la journée du 16 septembre 2019 (c’est-à-dire la veille de l’audition de la requête en sursis), le défendeur a reporté l’exécution de la mesure de renvoi visant R.M. et ses enfants. La Cour a été avisée de la situation par un affidavit supplémentaire souscrit par R.M., déposé le matin du 17 septembre 2018. Le défendeur ne s’est pas opposé au dépôt de cet affidavit tardif, mais a présenté des observations quant au poids que la Cour devrait lui accorder. De nombreuses observations de fond ont été présentées sur ce point, lequel sera abordé plus loin.

[10]  Ce revirement de situation signifie que la demande de sursis initialement déposée en lien avec le renvoi de toute la famille s’est transformée en demande présentée uniquement au nom de A.C. Les éléments de preuve qui avaient été déposés à l’appui de la demande de sursis et les arguments écrits n’abordaient évidemment pas précisément cette situation, puisque les choses ont changé uniquement la veille de l’instruction. L’affaire a donc été instruite sur ce fondement, et la présente décision ne visera que la demande de sursis visant A.C.

II.  Question en litige

[11]  La seule question à trancher est celle de savoir si un sursis à l’exécution de la mesure de renvoi devrait être accordé afin de prévenir le renvoi d’A.C. du Canada.

III.  Analyse

[12]  Le fondement législatif d’un sursis à l’exécution d’une mesure de renvoi se trouve à l’article 18.2 de la Loi sur les Cours fédérales, LRC 1985, c F-7, qui prévoit que la Cour peut, lorsqu’elle est saisie d’une demande de contrôle judiciaire, prendre les mesures provisoires qu’elle estime indiquées avant de rendre sa décision définitive. Lorsqu’elle envisage de telles mesures, la Cour applique le même critère que celui qui s’applique aux injonctions interlocutoires. Dans l’arrêt R c Société Radio-Canada, 2018 CSC 5, par. 12, [2018] 1 RCS 196 [SRC], la Cour suprême du Canada a récemment décrit le critère de la façon suivante :

À la première étape, le juge de première instance doit procéder à un examen préliminaire du bien-fondé de l’affaire pour décider si le demandeur a fait la preuve de l’existence d’une « question sérieuse à juger », c’est-à-dire que la demande n’est ni futile ni vexatoire. À la deuxième étape, le demandeur doit convaincre la cour qu’il subira un préjudice irréparable si la demande d’injonction est rejetée. Enfin, à la troisième étape, il faut apprécier la prépondérance des inconvénients, afin d’établir quelle partie subirait le plus grand préjudice en attendant qu’une décision soit rendue sur le fond, selon que la demande d’injonction est accueillie ou rejetée.

[Renvois omis.]

[13]  Ce critère à trois volets est bien connu. Il a été établi dans des arrêts antérieurs de la Cour suprême (Manitoba (PG) c Metropolitan Stores Ltd, [1987] 1 RCS 110; RJR – MacDonald Inc c Canada (Procureur général), [1994] 1 RCS 311 [RJR – MacDonald]). Il a également été appliqué dans le contexte de l’immigration dans l’arrêt Toth c Canada (Emploi et Immigration), (1988) 86 NCR 302, 6 IMM LR (2d) 123 (CAF).

[14]  Comme ce critère est conjonctif, le demandeur doit satisfaire aux trois volets. Toutefois, il s’agit aussi d’un critère équitable, et on doit donc procéder à une évaluation globale, de sorte que si les arguments sont peu solides pour un des volets, cela n’est pas nécessairement fatal si l’un ou l’autre des autres volets est jugé favorable au demandeur. Comme la Cour suprême du Canada l’a récemment déclaré dans l’arrêt Google Inc c Equustek Solutions Inc, 2017 CSC 34, [2017] 1 RCS 824, par. 25, « [i]l s’agit essentiellement de savoir si l’octroi d’une injonction est juste et équitable eu égard à l’ensemble des circonstances de l’affaire. La réponse à cette question dépendra nécessairement du contexte ».

A.  Question sérieuse

[15]  Le volet de la « question sérieuse » ne constitue pas une norme très élevée. On le résume souvent comme un critère exigeant seulement que la demande ne soit pas « futile ou vexatoire » : RJR – MacDonald, p. 337. Cette norme est moins exigeante que le critère utilisé pour évaluer si l’autorisation devrait être accordée conformément à l’article 72 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [LIPR] : Brown c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2006 CF 1250, par. 5.

[16]  En l’espèce, il faut déterminer si la question sérieuse doit être évaluée par rapport à la demande de contrôle judiciaire sous-jacente visant la décision CH, qui vise tous les membres de la famille, ou uniquement par rapport à un aspect de cette décision qui ne vise que A.C. puisqu’il est le seul qui fait actuellement l’objet d’une mesure de renvoi. Pour les motifs qui suivent, je suis d’avis que la logique du seuil de la question sérieuse exige une évaluation par rapport au contrôle judiciaire sous-jacent plutôt que par rapport à l’aspect qui touche A.C. uniquement.

[17]  On demande à la Cour d’accorder une mesure interlocutoire, mais elle n’a compétence pour le faire que lorsqu’il existe une demande sous-jacente ou dans des circonstances urgentes où un engagement à déposer et à signifier une telle demande est pris : voir Wang c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2001 CFPI 148, par. 32; D’Souza c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2007 CF 1304, par. 40. La mesure est interlocutoire en attendant que la demande d’autorisation et de contrôle judiciaire sous-jacente soit tranchée.

[18]  Le seuil de la « question sérieuse » existe afin d’empêcher qu’une telle mesure interlocutoire soit accordée lorsque la demande principale n’a aucune chance de succès. Ainsi, la partie requérante qui présente une demande sans fondement ne pourra pas obtenir un quelconque avantage à court terme (en déposant simplement une injonction interlocutoire) qu’elle n’obtiendra assurément pas à long terme (lorsque sa demande sous-jacente sera rejetée). Les tribunaux ont établi le volet de la question sérieuse dont le seuil est peu élevé afin de prévenir un tel abus du système. Cette question doit être évaluée de façon préliminaire parce qu’une ordonnance interlocutoire est habituellement traitée en urgence et qu’il y a peu de temps pour préparer un dossier complet ou pour examiner pleinement le bien-fondé de l’affaire sous-jacente.

[19]  En l’espèce, la décision CH se rapportait à la demande présentée au nom de toute la famille, et la demande de contrôle judiciaire vise l’annulation de cette décision pour l’ensemble de la famille. Je ne vois pas pourquoi, en droit et logiquement, dans les circonstances particulières de l’espèce, l’action unilatérale du défendeur de reporter le renvoi de la conjointe du demandeur et de ses enfants devrait modifier la nature de la question sérieuse à évaluer en lien avec cette demande de contrôle judiciaire. J’examinerai cet aspect du critère par rapport aux questions qui ont été soulevées concernant la décision relative à la demande CH dans son ensemble.

[20]  Les demandeurs font valoir que deux questions sérieuses ont été soulevées à l’égard de la décision CH : L’évaluation par l’agent de l’intérêt supérieur des enfants était‑elle déraisonnable? L’agent a‑t‑il raisonnablement évalué les facteurs de l’établissement et des difficultés? Ils soutiennent que l’agent n’a pas réellement déterminé quel était l’intérêt supérieur des enfants, mais a plutôt mis l’accent sur la question de savoir s’ils se heurteraient à des difficultés en retournant au Mexique avec leurs parents. L’agent a commis une erreur en ne tenant pas compte de l’autre scénario, celui où les enfants resteraient au Canada. Étant donné la preuve démontrant que les enfants avaient vécu la majeure partie de leur vie au Canada et la preuve concernant les besoins médicaux particuliers d’A.M.M., l’agent a commis une erreur justifiant l’infirmation de sa décision.

[21]  Les demandeurs affirment également que l’agent a commis une erreur en accordant trop peu de poids aux efforts déployés par la famille pour s’établir au Canada, car il a conclu que la plupart de ces efforts avaient été faits après qu’ils eurent omis de se présenter à l’entrevue et qu’ils avaient ensuite fui les autorités de l’immigration et des services frontaliers. L’agent a accordé un trop grand poids au défaut de se présenter à l’entrevue. Par ailleurs, il semble avoir écarté le facteur de l’établissement parce qu’il ne s’agissait pas d’un facteur « extraordinaire », mais ce n’est pas la bonne approche à utiliser. Les mesures exceptionnelles fondées sur des considérations d’ordre humanitaire prévues à l’article 25 de la LIPR existent pour les affaires comme celle dont nous sommes saisis, et il serait erroné d’écarter le facteur de l’établissement simplement parce qu’il a eu lieu durant la période où les demandeurs n’avaient pas de statut au Canada. L’agent a également examiné la demande CH la lumière du critère des difficultés, ce qui va à l’encontre de la jurisprudence.

[22]  Étant donné la nature préliminaire de l’examen exigé par ce volet du critère et le faible seuil, je dirai simplement que je conclus que les demandeurs ont satisfait à ce volet du critère. Les prétentions présentées relativement à la demande CH ne sont pas « futiles ou vexatoires ».

B.  Préjudice irréparable

[23]  Un préjudice irréparable est un préjudice qui ne peut être réparé par un dédommagement pécuniaire; c’est la nature du préjudice subi plutôt que son étendue qu’il faut examiner : RJR – MacDonald, p. 135. Dans le contexte d’un sursis à l’exécution d’une mesure de renvoi, il est habituellement question du risque que la personne subisse un préjudice par suite de son renvoi du Canada. Cela peut aussi inclure des préjudices précis qui sont subis par toute personne directement touchée par le renvoi et qui reste au Canada. Les risques de préjudice évalués – et rejetés – dans les instances antérieures en matière d’immigration ne peuvent servir de fondement à une conclusion de préjudice irréparable à cette étape. Il s’agit de savoir si de nouveaux préjudices sont apparus.

[24]  En l’espèce, la demande d’asile initialement présentée par les demandeurs en 2007 a été rejetée. Le risque qu’A.C. a allégué à ce moment-là n’est plus en cause. Par conséquent, la question du préjudice irréparable vise principalement le préjudice que subirait A.C. s’il était séparé de sa famille, ce qui nécessite que l’on tienne compte du préjudice que sa conjointe et ses enfants subiraient si le demandeur était renvoyé du Canada. Ce préjudice inclurait la perte de soutien financier puisqu’il est le seul pourvoyeur de la famille. Il inclurait également la perte du soutien qu’A.C. fournit à sa conjointe et à ses enfants relativement à leurs difficultés psychologiques et à leur stress.

[25]  La preuve est complexe et quelque peu contradictoire sur ces questions, et il y a lieu de répéter que, lorsque la plupart des éléments de preuve ont été déposés, c’était le renvoi de l’ensemble de la famille et pas seulement celui d’A.C. qui était en cause. Par conséquent, ces éléments de preuve n’abordent pas les préjudices précis associés à une séparation possible des membres de la famille. Plus particulièrement, aucune preuve n’a été présentée sur le rôle qu’A.C. joue pour soutenir sa conjointe et ses enfants, mis à part le fait qu’il est leur seul soutien financier.

[26]  Une bonne partie des éléments de preuve initialement déposés à l’appui de la demande de sursis comprenait des renseignements médicaux sur l’état psychologique de R.M. et de l’un des enfants, A.M.M. Certains de ces renseignements étaient liés aux craintes exprimées par les membres de la famille concernant leur possible retour au Mexique.

[27]  R.M. a d’abord reçu un diagnostic de TSPT et de dépression sévère en 2009, qui a été confirmé par une autre évaluation psychiatrique en juillet 2018. On lui a prescrit des médicaments et elle a participé à une thérapie ainsi qu’à des séances de counselling individuelles et en groupe. Dans une évaluation médicale datée du 5 septembre 2019, il est indiqué que R.M. a dit bénéficier du soutien de sa communauté religieuse et que ses deux sœurs et son père résidaient au Canada. Elle déclare avoir été victime d’agression sexuelle dans son enfance et de violence physique par son premier mari.

[28]  Dans des rapports médicaux antérieurs, il est indiqué que R.M. a dit avoir connu des difficultés dans sa relation conjugale, notamment qu’elle a été victime de violence psychologique et qu’elle a eu des relations sexuelles non consensuelles avec son conjoint. Ces déclarations sont mentionnées à plusieurs reprises dans des rapports médicaux remontant à 2012.

[29]  D’autres rapports médicaux récents indiquent que R.M. a déclaré que sa dépression et son TSPT ont été déclenchés par le fait qu’elle a découvert que son conjoint avait des rapports avec des prostituées.

[30]  Se fondant sur la preuve, le défendeur a reporté le renvoi de la conjointe du demandeur et de ses enfants, puisque les nouveaux éléments de preuve indiquent que R.M. pourrait être une victime de violence familiale. Comme on le verra, le défendeur soulève également ces éléments de preuve pour faire valoir qu’A.C. devrait se voir refuser le recours en equity que constitue le sursis à l’exécution de la mesure de renvoi le visant parce qu’il ne se présente pas à la Cour avec des antécédents irréprochables.

[31]  En réponse aux arguments du défendeur, et avant que ce dernier décide de reporter le renvoi, les demandeurs avaient déposé des affidavits supplémentaires, y compris un affidavit de R.M. daté du 12 septembre 2019. Dans cet affidavit, R.M. déclare qu’elle et son conjoint [traduction] « avaient connu leur juste part de problèmes relationnels et que son conjoint avait notamment eu des relations sexuelles extraconjugales ». Elle poursuit en niant essentiellement ce qui se trouve dans les notes des médecins concernant des relations sexuelles non consensuelles et explique qu’il doit s’agir d’un malentendu découlant du fait qu’elle communiquait avec son médecin par l’intermédiaire d’un traducteur. Elle dit que son conjoint a reçu des conseils, du counselling et du soutien, et elle conclut en déclarant qu’après les séances de counselling, son conjoint a fait de grands efforts pour améliorer leur relation. Elle souhaite poursuivre leur union et elle veut qu’il joue un rôle actif dans la vie de leurs enfants.

[32]  Le jour de l’audition de la demande de sursis, R.M. a déposé l’affidavit supplémentaire dans lequel elle indique que le défendeur a reporté son renvoi ainsi que celui de ses enfants, mais qu’elle a décidé que si son conjoint était renvoyé du Canada, ses enfants et elle le suivraient parce qu’ils avaient besoin de son soutien psychologique et financier. R.M. affirme qu’elle croit qu’il est dans l’intérêt supérieur de la famille de rester ensemble et que si son conjoint est renvoyé du Canada, cela veut dire qu’elle quittera le pays elle aussi parce qu’il est [traduction« plus important de garder la famille intacte ».

[33]  Le défendeur soutient que ces affidavits récents devraient se voir accorder peu de poids parce qu’ils contredisent les déclarations faites à plusieurs reprises aux médecins durant des séances privées et qu’ils sont maintenant présentés dans le contexte d’une procédure d’immigration. Les déclarations précédentes sont intrinsèquement plus fiables. Par ailleurs, le défendeur fait valoir que les récentes déclarations de R.M. devraient être considérées dans le contexte des comportements associés au syndrome de la femme battue, reconnu par la Cour suprême du Canada dans des arrêts comme R c Lavallée, [1990] 1 RCS 85.

[34]  A.C. fait valoir que la Cour ne devrait pas écarter automatiquement les éléments de preuve soumis par R.M., ni accepter comme étant vraies les brèves déclarations non vérifiées concernant les relations sexuelles non consensuelles relatées dans les notes des médecins.

[35]  La situation d’A.C. soulève plusieurs aspects pertinents au regard du préjudice irréparable, mais l’argument repose sur deux éléments principaux : (i) les répercussions financières qu’aurait sur la famille le départ du principal pourvoyeur; (ii) les répercussions d’une séparation sur lui et sa famille et la perte de soutien pour sa conjointe et leurs enfants. Comme il a été mentionné précédemment, les éléments de preuve que les demandeurs ont déposés à l’appui de la demande de sursis n’abordent pas ces éléments en détail, car la famille n’était pas menacée d’être séparée à ce moment-là.

[36]  Les faits de l’espèce sont inhabituels, non seulement en raison du très récent report du renvoi de la conjointe et des enfants du demandeur, mais aussi de l’apparition de préoccupations concernant la question de savoir si A.C. a commis des actes de violence sexuelle et psychologique à l’endroit de sa conjointe. Le récent affidavit déposé par la conjointe, dans lequel elle revient sur ses déclarations antérieures et affirme que son conjoint s’est repris en main grâce au counselling, n’est étayé par aucun élément de preuve indépendant provenant des conseillers en question, et R.M. n’a pas reçu de conseil indépendant avant de présenter cette preuve. Les lignes directrices en matière de procédure qui ont été élaborées dans de nombreux contextes pour aborder la situation particulière des femmes qui pourraient avoir été victimes de violence sexuelle ou familiale n’ont pas été suivies en l’espèce : voir, par exemple, les Directives numéro 4 du président : Revendicatrices du statut de réfugié craignant d’être persécutées en raison de leur sexe de la CISR.

[37]  En outre, la preuve soumise ne traitait pas des répercussions qu’une séparation aurait sur la famille, car l’Avis de renvoi incluait tous les membres de la famille jusqu’à tard la veille de l’audience.

[38]  Il incombe au demandeur d’établir l’existence d’un préjudice irréparable à l’aide d’éléments de preuve crédibles et non hypothétiques démontrant qu’un préjudice sera subi entre la date de dépôt de la demande de sursis et la date où la demande de contrôle judiciaire sous‑jacente sera tranchée : Atwal c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2004 CAF 427 [Atwal]; Palka c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2008 CAF 165. Par conséquent, il pourrait ressortir de la présente analyse que la demande doit être rejetée parce qu’A.C. n’a pas démontré qu’il subira un préjudice irréparable. Le problème que soulève cette conclusion est évident – il se peut qu’aucune preuve n’ait été fournie parce que les difficultés associées à la séparation de la famille n’étaient pas une considération au moment où les documents ont été déposés.

[39]  Je ne suis pas convaincu qu’A.C. s’est acquitté du fardeau de démontrer qu’il subira un préjudice irréparable s’il est renvoyé du Canada. Je ne suis toutefois pas disposé à rejeter la présente demande au motif qu’aucun élément de preuve ne démontre l’existence d’un préjudice irréparable étant donné les circonstances uniques de l’espèce et malgré les doutes que je peux avoir.

[40]  Cela nous amène à examiner le troisième volet du critère.

C.  Prépondérance des inconvénients

[41]  À la troisième étape du critère, « il faut apprécier la prépondérance des inconvénients, afin d’établir quelle partie subirait le plus grand préjudice en attendant qu’une décision soit rendue sur le fond, selon que la demande d’injonction est accueillie ou rejetée » (SRC, par. 12). L’expression souvent utilisée est celle de la « prépondérance des inconvénients ». Il y a de nombreux facteurs à examiner dans l’appréciation de ce volet du critère et ils varient d’un cas à l’autre (RJR – MacDonald, p. 342).

[42]  Dans les affaires de sursis à l’exécution d’une mesure de renvoi, la Cour doit tenir compte du fait que le Canada a un intérêt à renvoyer rapidement des personnes dont la demande d’asile a été rejetée (tel que l’énonce le par. 48(2) de la LIPR). Il ne s’agit pas simplement d’une question de commodité administrative, mais plutôt de l’intégrité du système canadien de contrôle de l’immigration, ainsi que de la confiance du public dans ce système : Vieira c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2007 CF 626, par. 42-45; Atwal, par. 19.

[43]  Un sursis à l’exécution d’une mesure de renvoi est un recours en equity discrétionnaire et équitable. Le défendeur a raison d’invoquer la jurisprudence selon laquelle une partie qui demande une telle mesure doit se présenter à la Cour avec des antécédents irréprochables. Cependant, ce ne sont pas toutes les violations de la LIPR qui privent un demandeur du droit de l’obtenir. Les exigences strictes de la loi sont assouplies en quelque sorte par des dispositions comme l’article 25, qui permet d’accorder une mesure discrétionnaire même aux personnes qui ne se sont pas présentées pour le renvoi et qui ont vécu au Canada sans statut. Je ne peux écarter ce fait lorsque j’examine les considérations d’équité de l’affaire.

[44]  Je suis profondément troublé par les allégations de violence sexuelle et psychologique, mais nous ne sommes pas une cour de droit pénal ou de droit de la famille. Je suis chargé de déterminer si un sursis à l’exécution de la mesure de renvoi est justifié. Et, pour ce faire, je dois tenir compte de l’ensemble de la preuve, y compris des éléments qui concernent les actes répréhensibles du demandeur.

[45]  Vu l’ordonnance que je rends en l’espèce, il n’est pas nécessaire que je rende une décision définitive sur cette question. Je mentionnerais toutefois que cette question demeure préoccupante et qu’elle pourrait encore faire pencher la balance contre le demandeur lorsque l’affaire fera l’objet d’un nouvel examen.

IV.  Conclusion

[46]  Compte tenu de l’analyse, je ne suis pas non plus disposé à accorder ou à refuser le sursis demandé. J’accorderai plutôt un sursis provisoire à l’exécution de la mesure de renvoi pour une période de 30 jours. Durant cette période, le demandeur, A.C., restera au Canada. Je demeure saisi de l’affaire et une nouvelle audience se tiendra au plus tard à la date d’expiration de la période de 30 jours.

[47]  Le demandeur aura l’occasion de déposer d’autres éléments de preuve à l’appui de sa demande de sursis à l’exécution de la mesure de renvoi, et le défendeur aura l’occasion de contre‑interroger les auteurs des affidavits qui ont été déposés ou qui seront déposés par le demandeur, de même que de déposer sa propre preuve. Le demandeur aura le droit de contre‑interroger les auteurs des affidavits déposés par le défendeur. À cet égard, je tiens à formuler deux commentaires à l’intention des parties.

[48]  Premièrement, la Cour a parlé à plusieurs reprises du poids qui devrait être accordé aux éléments de preuve médicaux obtenus dans le contexte d’une procédure d’immigration, lorsque le traitement ou le remède prescrit par le professionnel de la santé est d’immigrer au Canada plutôt qu’un traitement médical comme une thérapie, du counselling ou une ordonnance. La plupart des éléments de preuve récemment déposés en l’espèce correspondent à cette catégorie. Lors de mon évaluation, je leur accorderai le poids qu’ils méritent. À cet égard, je ne peux faire mieux que de renvoyer les parties à la remarque récemment formuléee par le juge Alan Diner dans la décision Hernadi c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2018 CanLII 126350 :

[traduction]

6. En l’espèce, après un long traitement médical, la demanderesse, qui était âgée de 64 ans, a fourni peu d’éléments de preuve corroborant un traitement ou un trouble psychiatrique. Elle a plutôt fourni un rapport psychologique (de Mme Pilowsky) : a) rédigé après une seule visite, b) résultant d’une opinion clinique « de dépression et d’anxiété sévères » sans traitement et/ou plan de suivi autre qu’une recommandation de demeurer au Canada, c) spécialement rédigé en vue d’une demande visant à rester au Canada, et d) fondé principalement sur ce qui a été déclaré par la personne faisant l’objet de la mesure de renvoi (la demanderesse). Le contraste avec un rapport d’expert semble évident : bien qu’il contienne beaucoup de recommandations touchant les droits en matière d’immigration, il ne mentionne pas le type d’évaluation ou d’outil utilisé.

[49]  Deuxièmement, j’ai pris note des observations du défendeur concernant le poids qui devrait être accordé aux éléments de preuve récents de R.M., dans lesquels elle revient sur les déclarations qu’elle a faites aux professionnels de la santé et affirme que son conjoint s’est repris en main. J’ai expliqué pourquoi on pourrait leur accorder moins de poids. Je le mentionne simplement étant donné que la période de 30 jours offre l’occasion tant d’aller chercher un soutien externe et des conseils indépendants, au besoin, que d’examiner le type d’éléments de preuve qui pourrait être fourni à l’appui de ces questions.

[50]  Pour les motifs qui précèdent, j’accorde un sursis provisoire de 30 jours à l’exécution de la mesure de renvoi. Je demeure saisi de l’affaire et une nouvelle audience sera fixée au plus tard à la date d’expiration de la période de 30 jours.

[51]  Une directive sera donnée afin d’établir un calendrier pour le dépôt des nouveaux éléments de preuve.


ORDONNANCE dans le dossier IMM-4161-19

LA COUR ORDONNE ce qui suit :

  1. Un sursis provisoire à l’exécution de la mesure de renvoi est accordé pour une période de trente (30) jours.

  2. Je demeure saisi de l’affaire.

  3. Des directives seront données afin d’établir un calendrier pour le dépôt des éléments de preuve supplémentaires.

  4. L’affaire sera inscrite au rôle au plus tard à la date d’expiration de la période de 30 jours.

« William F. Pentney »

Juge

Traduction certifiée conforme

Ce 3e jour d’octobre 2019

Sandra de Azevedo, LL.B.


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-4161-17

INTITULÉ :

A.C., R.M., A.M.M., A.E.D.M., A.D.M. c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

LIEU DE L’AUDIENCE :

TORONTO (ONTARIO)

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 17 SEPTEMBRE 2018

ORDONNANCE ET MOTIFS :

LE JUGE PENTNEY

DATE DES MOTIFS :

LE 20 SEPTEMBRE 2018

COMPARUTIONS :

Daniel Kingwell

POUR LES DEMANDEURS

Maria Burgos

POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Mamann, Sandaluk & Kingwell LLP

Avocats

Toronto (Ontario)

POUR LES DEMANDEURS

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

POUR LE DÉFENDEUR

 

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