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Date : 20190912

Dossier : IMM‑473‑19

Référence : 2019 CF 1170

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 12 septembre 2019

En présence de madame la juge Fuhrer

ENTRE :

HARJANT SINGH

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.  Introduction

[1]  La Cour est saisie d’une demande de contrôle judiciaire de la décision datée du 8 janvier 2019 par laquelle un délégué du ministre [le délégué] déférait le cas du demandeur à la Section de l’immigration [SI] de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada [la CISR] pour enquête, en vertu du paragraphe 44(2) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR].

[2]  Pour les motifs qui suivent, la présente demande est accueillie.

II.  Contexte

[3]  Le demandeur, monsieur Harjant Singh, est un citoyen de l’Inde. Il a obtenu le statut de résident permanent le 29 janvier 2014.

[4]  Le 30 mai 2015, trois mois à peine après avoir commencé un emploi de camionneur professionnel au Canada, M. Singh a perdu le contrôle de la semi-remorque qu’il conduisait, a traversé la ligne médiane de la courbe d’une route et a frappé deux véhicules. Un autre chauffeur en est mort. Le 19 juin 2018, M. Singh a été déclaré coupable de conduite dangereuse d’un véhicule à moteur causant la mort, au titre du paragraphe 249(4) du Code criminel du Canada, LRC (1985), c C‑46, et a été condamné à une peine de deux ans moins un jour (729 jours) de prison. En déterminant la peine, le juge a pris en compte explicitement les conséquences que cette peine aurait sur le statut d’immigration de M. Singh.

[5]  Suivant le prononcé de la peine, un agent d’exécution de la loi dans les bureaux intérieurs [l’agent] de l’Agence des services frontaliers du Canada [l’ASFC] a entrepris l’élaboration du rapport visé par le paragraphe 44(1) de la LIPR, partant du principe que la déclaration de culpabilité pourrait avoir comme conséquence l’interdiction de territoire de M. Singh au titre de l’alinéa 36(1)a) de la LIPR. L’agent a envoyé à M. Singh une lettre d’équité l’informant de son enquête, l’invitant à une entrevue et l’informant du fait qu’il avait le droit de présenter des observations et de la documentation. M. Singh a été présent à l’entrevue, mais n’a présenté aucune observation ou documentation en dépit du fait que l’agent lui ait accordé, à plusieurs reprises, un report de l’échéance.

[6]  Le 31 octobre 2018, deux jours après la dernière échéance pour la présentation par M. Singh d’observations supplémentaires, l’agent a présenté au délégué le rapport visé par le paragraphe 44(1), recommandant que le cas de M. Singh soit déféré à la Section de l’immigration [SI] pour enquête. L’agent a fondé son analyse sur la déclaration de culpabilité, la peine et le témoignage rendu par M. Singh au cours de son entrevue. L’ASFC a également envoyé à M. Singh le rapport visé par le paragraphe 44(1).

[7]  Le ou vers le 2 novembre 2018, l’avocat de M. Singh a présenté 63 pages d’observations et de documents d’appui non datés à l’avocat du ministre à l’intention du délégué. Ces observations insistaient sur l’existence de facteurs atténuants et renvoyaient, en incluant des copies, au rapport présentenciel, au prononcé de la peine et à des ordonnances médicales de M. Singh, ainsi qu’à une lettre de son épouse. Ces observations s’appuyaient fortement sur les facteurs énumérés au chapitre ENF‑6 du guide d’Immigration [le guide ENF‑6].

[8]  Le 9 décembre 2018, le délégué a déféré le cas de M. Singh pour enquête, en vertu du paragraphe 44(2) de la LIPR. Dans ses motifs, le délégué a renvoyé au plaidoyer de non‑culpabilité et à la déclaration de culpabilité subséquente de M. Singh, à la situation de famille de celui‑ci et à l’analyse de l’agent dans le rapport visé par le paragraphe 44(1). Dans ses motifs supplémentaires, le délégué n’a renvoyé à aucun document ou facteur atténuant figurant dans les observations supplémentaires de M. Singh. Celui‑ci a été avisé de la décision du délégué le 3 janvier 2019.

[9]  Le 8 janvier 2019, l’avocat de M. Singh a demandé que le délégué revoie sa décision de déférer le cas de M. Singh pour examen, pour motif que le délégué ne semblait pas avoir tenu compte des observations ou de la documentation d’appui de M. Singh avant de trancher en l’espèce. Le même jour, le délégué a produit à nouveau sa décision de déférer le cas pour enquête. Dans ses motifs modifiés, il a repris les motifs initiaux, mais a ajouté [TRADUCTION] « Observations reçues et examinées » et retiré la phrase [TRADUCTION] « À la rédaction de ce rapport, aucune observation ou nouvelle demande de report n’a été reçue ».

III.  Questions à trancher

A.  La décision du délégué de déférer le cas de M. Singh pour enquête est‑elle raisonnable? Question subsidiaire : Le rapport établi en vertu du paragraphe 44(1) et, par conséquent, le fait que le délégué s’y soit appuyé sont-ils raisonnables?

IV.  Norme de contrôle

[10]  La norme de contrôle applicable en ce qui concerne l’exercice du pouvoir discrétionnaire au titre du paragraphe 44(2) de la LIPR est la norme de la décision raisonnable : Sharma c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2016 CAF 319, au par. 15 [Sharma]. Le pouvoir discrétionnaire commande la déférence : Dunsmuir c Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9, au par. 53 [Dunsmuir]; Sharma, précitée, au par. 16.

[11]  En ce qui concerne les motifs de la décision définitive du délégué lorsqu’ils sont examinés dans leur ensemble dans le contexte du dossier, la Cour ne peut modifier une décision qu’en l’absence de « justification [...] de la décision » ou en l’absence de « transparence et [d’]intelligibilité du processus décisionnel » et si la décision n’appartient pas « aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit » : Dunsmuir, précité, au par. 47. Autrement dit, « la cour de révision qui applique cette norme doit se demander si la décision contrôlée aussi bien que sa justification possèdent les ‘attributs’ de la raisonnabilité » : Dunsmuir, précité, au par. 47. Cela ne signifie pas que deux analyses distinctes doivent être faites; « [i]l s’agit [plutôt] d’un exercice plus global : les motifs doivent être examinés en corrélation avec le résultat et ils doivent permettre de savoir si ce dernier fait partie des issues possibles » : Newfoundland and Labrador Nurses’ Union c Terre‑Neuve‑et‑Labrador (Conseil du Trésor), 2011 CSC 62, au par. 14 [NL Nurses].

[12]  Une norme déférente de la décision raisonnable ne signifie pas que le décideur doit formuler des conclusions de fait explicites sur chaque point ouvrant droit à la décision. Pour respecter le critère établi dans l’arrêt Dunsmuir, les motifs du décideur, lorsqu’ils sont examinés dans leur ensemble dans le contexte du dossier doivent « [permettre] à la cour de révision de comprendre le fondement de la décision du tribunal et de déterminer si la conclusion fait partie des issues possibles acceptables » : NL Nurses, précité, au par. 16.

V.  Dispositions pertinentes : voir l’annexe

[13]  Les résidents permanents du Canada ou les étrangers déclarés coupables d’une activité criminelle peuvent être déclarés interdits de territoire au Canada : par. 36(1) de la LIPR.

[14]  Les agents de l’ASFC sont habilités à mener enquête sur les interdictions de territoire présumées. S’ils sont convaincus à l’issue de leur enquête qu’une personne est interdite de territoire, ils doivent produire le rapport visé par le paragraphe 44(1) de la LIPR. Ce rapport présente le détail des motifs de l’interdiction et d’autres renseignements comme les preuves de réhabilitation et les circonstances personnelles. Les agents présentent ce rapport, accompagné de leur recommandation de déférer ou non l’affaire à la SI, à un fonctionnaire supérieur désigné « délégué du ministre » : par. 44(1) de la LIPR.

[15]  Le délégué examine le rapport d’interdiction de territoire et les autres renseignements pertinents, détermine si le rapport est bien fondé et décide s’il faut déférer l’affaire à la SI : par. 44(2) de la LIPR.

[16]  La Cour d’appel fédérale a précédemment étudié la signification de « bien-fondé » : Cha c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CAF 126, au par. 34 :

[34] Lorsque le rapport établi par un agent d’immigration contre un étranger ne se fonde sur aucun motif d’interdiction de territoire autre que la grande ou la simple criminalité au Canada, en vertu du paragraphe 228(1) du Règlement, le représentant du ministre est censé prendre une mesure d’expulsion s’il estime le rapport bien fondé (c’est‑à‑dire que l’agent d’immigration a conclu à juste titre que toutes les conditions énoncées plus haut sont réunies) et s’il conclut en outre qu’on n’a pas octroyé la réhabilitation à l’étranger au sens de l’article 18.1 du Règlement et que ce dernier remplit les conditions d’âge et d’état mental prévues par le paragraphe 228(4) du Règlement.

[Non souligné dans l’original.]

[17]  Une fois saisie d’une affaire, la SI n’a aucun pouvoir discrétionnaire lui permettant de tenir compte d’autres renseignements que les faits sur lesquels reposent les motifs d’interdiction de territoire. Une fois que la SI a confirmé ces faits, elle doit juger la personne interdite de territoire et prendre la mesure de renvoi applicable : al. 45d) de la LIPR.

[18]  Les personnes dont le cas est déféré à la SI pour enquête au titre de l’alinéa 36(1)a) de la LIPR et qui sont condamnées à au moins six mois de prison n’ont pas le droit d’interjeter appel à la Section d’appel de l’immigration. Leur seul recours est le contrôle judiciaire par la Cour : par. 64(1) et (2) de la LIPR.

VI.  Analyse

A.  La décision du délégué de déférer le cas de M. Singh pour enquête est‑elle raisonnable? Question subsidiaire : Le rapport établi en vertu du paragraphe 44(1) et, par conséquent, le fait que le délégué s’y soit appuyé sont-ils raisonnables?

(1)  Les observations du demandeur

[19]  Selon M. Singh, le fait que le délégué n’a pas pris en compte ses observations, qui tentaient d’établir le contexte de sa déclaration de culpabilité et de mettre en relief ses possibilités de réhabilitation, démontre que le délégué a omis complètement de prendre en compte ces facteurs avant de déférer l’affaire pour enquête. Subsidiairement, M. Singh fait valoir que même si le délégué avait pris en compte ces facteurs, il ne les a pas pesés de façon raisonnable.

[20]  En ce qui concerne le rapport sous-jacent visé par le paragraphe 44(1), M. Singh soutient qu’il était [TRADUCTION] « court et ne comportait pas un degré raisonnable d’analyse ». En particulier, M. Singh allègue que l’agent a eu tort : a) en traitant la déclaration de [TRADUCTION] « non-culpabilité » de M. Singh comme preuve de l’absence de remords et b) en s’appuyant sur le témoignage de M. Singh que [TRADUCTION] « c’était un accident » et qu’il [TRADUCTION] « n’avait commis aucune autre infraction aux règles de conduite automobile » pour tirer une conclusion défavorable et conclure à une absence de remords.

(2)  Les observations du défendeur

[21]  Le ministre soutient que l’étape du renvoi [TRADUCTION] « devrait être axée sur les faits sur lesquels repose l’allégation d’interdiction de territoire ». Si les agents et les délégués ont le pouvoir discrétionnaire de prendre en compte d’autres facteurs, comme des considérations d’ordre humanitaire, ils ne sont pas obligés de le faire et ne sont donc nullement obligés de mentionner de tels facteurs dans leurs décisions : McAlpin c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2018 CF 422 [McAlpin], aux par. 82 et 83.

[22]  En ce qui concerne le rapport sous-jacent visé par le paragraphe 44(1), le ministre soutient que la décision de l’agent était raisonnable. Selon le ministre, l’agent avait le droit d’accorder plus de poids à ses conclusions à l’issue de l’entrevue qu’aux conclusions du rapport présentenciel et des motifs justifiant la peine pour déterminer la culpabilité et la probabilité de réhabilitation; de plus, dans ses motifs, l’agent n’était pas obligé de renvoyer explicitement aux considérations d’ordre humanitaire mentionnées ailleurs dans son propre rapport lorsqu’il a recommandé de déférer le cas.

(3)  L’analyse

[23]  La jurisprudence reconnaît que, même quand les agents et les délégués confirment les faits sur lesquels repose l’interdiction de territoire alléguée, ils conservent, dans une certaine mesure, le pouvoir discrétionnaire de ne pas déférer une personne pour enquête. Cela comprend les situations où les agents ou les délégués estiment que d’autres considérations, comme la possibilité de réhabilitation ou des considérations d’ordre humanitaire importantes, comptent davantage dans l’optique des objectifs de la LIPR : Melendez c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2016 CF 1363 [Melendez], au par. 34; reformulé dans McAlpin, précitée, au par. 70.

[24]  Une grande controverse, toutefois, concerne la mesure dans laquelle les agents et les délégués disposent en réalité d’un pouvoir discrétionnaire et dans quelles circonstances ils doivent ou devraient l’exercer. Dans la décision McAlpin, précitée, le juge en chef résume cette tension :

[70Compte tenu de tout ce qui précède, et plus particulièrement des directives données par la CAF dans Sharma, précitée, je crois qu’il est nécessaire et approprié de mettre à jour et de préciser les conclusions qu’a tirées le juge Boswell à l’égard de l’état actuel de la jurisprudence concernant l’étendue du pouvoir discrétionnaire prévu par les paragraphes 44(1) et (2) dans les affaires mettant en cause des allégations de « criminalité » et de « grande criminalité » de la part de résidents permanents. En maintenant le cadre adopté par le juge Boswell, je résumerais cette jurisprudence comme suit :

[TRADUCTION]

1. Dans les affaires mettant en cause des allégations de criminalité et de grande criminalité de la part de résidents permanents, il existe des jurisprudences contradictoires à savoir si les agents d’immigration et les délégués du ministre ont un pouvoir discrétionnaire en vertu des paragraphes 44(1) et (2) de la LIPR, respectivement, qui va au‑delà de simplement déterminer et relater les faits essentiels qui sous-entendent une opinion selon laquelle un résident permanent au Canada est interdit de territoire, ou selon laquelle un rapport de l’agent est bien fondé.

2. En tout état de cause, le pouvoir discrétionnaire pour tenir compte des motifs d’ordre humanitaire en vertu des paragraphes 44(1) et (2) dans de tels cas est très limité, en admettant qu’il existe.

3. Bien qu’un agent ou un délégué du ministre puisse disposer d’un pouvoir discrétionnaire limité pour tenir compte des motifs d’ordre humanitaire dans de tels cas, il ne lui incombe nullement de le faire.

4. Toutefois, dans les cas où les motifs d’ordre humanitaire sont pris en compte par un agent ou un délégué du ministre pour expliquer le raisonnement d’une décision qui est prise en vertu des paragraphes 44(1) ou (2), l’évaluation de ces facteurs devrait être raisonnable, compte tenu des circonstances de l’affaire. Dans les cas où ces facteurs sont rejetés, une explication doit être fournie, ne serait‑ce que de nature très brève.

5. Dans ce contexte particulier, une évaluation raisonnable est celle qui tient au moins compte des motifs d’ordre humanitaire les plus importants qui ont été relevés par la personne présumée être interdite de territoire, même en énonçant seulement ces facteurs, pour démontrer qu’ils ont été pris en compte. L’omission de mentionner tout motif d’ordre humanitaire qui a été relevé, quand il faudrait prendre en compte tous les motifs d’ordre humanitaire qui ont été soulevés, peut très bien être déraisonnable.

[Non souligné dans l’original.]

[25]  Le ministre soutient que les agents et les délégués ne sont pas tenus de prendre en compte des faits, ou de renvoyer à des faits, autres que ceux sur lesquels repose l’interdiction de territoire alléguée avant de décider de déférer le cas : McAlpin, précitée, au par. 70 (3e point); Pham c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2016 CF 824 [Pham], au par. 18; Apolinario c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2016 CF 1287 [Apolinario], au par. 46; Balan c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2015 CF 691 [Balan], au par. 16; et Lin c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2019 CF 862 [Lin], au par. 16. Je suis d’accord avec le ministre pour dire que la jurisprudence n’oblige pas les agents et les délégués à prendre en compte des observations ou des considérations d’ordre humanitaire, sauf quand la preuve est convaincante à première vue : Lin, précitée, au par. 16, citant Faci c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2011 CF 693, au par. 63; McAlpin, précitée, aux par. 70 (5e point) et 74.

[26]  Il est établi, cependant, qu’un agent ou un délégué qui exerce son pouvoir discrétionnaire pour tenir compte d’observations portant sur des considérations d’ordre humanitaire ou d’autres facteurs avant de prendre sa décision, doit procéder de façon raisonnable : McAlpin, précitée, au par. 70 (4e point). Le ministre soutient que le délégué a choisi de ne pas prendre en compte des facteurs supplémentaires et, partant, il n’était pas obligé de tenir compte des observations de M. Singh. À mon avis, ce n’est pas ce qui s’est passé. Le dossier démontre clairement que [TRADUCTION] « [les] observations [de M. Singh ont été] reçues et examinées ». Le terme « examinées » démontre que le délégué a accepté de prendre en compte les observations de M. Singh avant de prononcer à nouveau sa décision, et permet à la Cour d’examiner le caractère raisonnable de l’évaluation du délégué.

[27]  Par conséquent, la question qui se pose est de savoir si le délégué a tenu compte de façon raisonnable de ces facteurs. Pour établir si le délégué a procédé à une analyse raisonnable, il importe pour la Cour de savoir si le dossier dans son ensemble étaye le résultat : Dunsmuir, précité, au par. 47; NL Nurses, précité, au par. 14.

[28]  Dans la décision McAlpin, le juge en chef a pris acte du fait que les facteurs énumérés dans le guide ENF 6 – par exemple, la gravité de l’infraction et le potentiel de réhabilitation du demandeur – ne sont pas simplement des considérations d’ordre humanitaire qui pourraient tout aussi bien être prises en compte dans d’autres formes d’instances. Ces considérations se rapportent plutôt directement aux décisions de déférer du délégué au titre du paragraphe 44(2), et doivent donc faire l’objet d’une prise en compte raisonnable, même dans le cadre du « pouvoir discrétionnaire limité » qu’a le délégué : McAlpin, précitée, aux par. 66 et 95. Ces paragraphes sont ainsi libellés :

[66] L’approche très restrictive qu’a adoptée la CAF dans Sharma, précitée, pour commenter l’étendue du pouvoir discrétionnaire prévu par les paragraphes 44(1) et (2) de la LIPR dans une affaire qui comprend une grande criminalité est conforme avec l’approche de Citoyenneté et Immigration Canada dans son guide intitulé ENF 5 Rédaction des rapports en vertu du L44(1) [ENF 5]. Ce guide ne lie pas la Cour, mais il peut être utile pour déterminer le caractère raisonnable de l’approche adoptée par un agent ou un délégué du ministre à l’exercice du pouvoir discrétionnaire prévu par les paragraphes 44(1) et (2), respectivement.

[...]

[95] [...] l’explication fournie n’était pas seulement raisonnable, mais elle était étayée par les passages du plan correctionnel de M. McAlpin que j’ai analysés au paragraphe 93 ci‑dessus [Référence omise.].

[29]  Je reconnais que ceci pourrait ne pas être pour M. Singh la dernière possibilité de faire état de son potentiel de réhabilitation avant l’exécution de la mesure de renvoi, car il peut demander une dispense au titre du paragraphe 25(1) de la LIPR (« demande pour motif d’ordre humanitaire ») : Sharma, précitée, au par. 37; Apolinario, précitée, au par. 46; McAlpin, précitée, au par. 64. Une demande pour motif d’ordre humanitaire, cependant, n’équivaut pas exactement à ce qui se produit au titre des paragraphes 44(1) et (2) de la LIPR. Dans le premier cas, un agent procède à un examen pour établir si, dans leur ensemble, la situation personnelle du demandeur justifie de faire écarter une conclusion d’interdiction de territoire. Dans le dernier cas, un agent ou un délégué évalue si les objectifs visés par la LIPR seraient mieux servis par la décision de déférer ou de ne pas déférer le cas du demandeur pour enquête. Par conséquent, ce ne sont pas des modalités équivalentes, puisque la demande pour motif d’ordre humanitaire exige que le demandeur puisse faire écarter une conclusion d’interdiction de territoire préexistante et elle peut être envisagée après l’exécution de la mesure de renvoi. Je reconnais aussi que l’ASFC a le mandat de renvoyer, le plus rapidement possible, toute personne déclarée interdite de territoire, et que les demandes présentées au titre du paragraphe 25(1) de la LIPR ne présentent aucun intérêt juridique justifiant un sursis à l’exécution de la mesure de renvoi.

[30]  À mon avis, selon ce qui précède, pour qu’un renvoi au titre du paragraphe 44(2) de la LIPR soit raisonnable, le délégué qui a accepté d’exercer son pouvoir discrétionnaire et de prendre en compte des faits supplémentaires qui ne se rapportent pas directement à l’interdiction de territoire (comme le potentiel de réhabilitation) devrait mentionner ces facteurs qui ont soumis. Si cela n’exige peut-être pas une analyse approfondie, le délégué doit au moins indiquer quels sont les facteurs qu’il a pris en compte et les raisons pour lesquelles il les a écartés ou leur a accordé peu de poids.

[31]  Je ne veux pas laisser entendre que le guide ENF 6 est exécutoire ni que ces facteurs doivent être pris en compte ou mentionnés dans tous les cas. Cependant, lorsque le demandeur a présenté une preuve de tels facteurs et l’agent ou le délégué s’est déjà engagé à les prendre en compte, il serait déraisonnable de leur part de ne pas examiner ces éléments de preuve, au moins brièvement, compte tenu de leur importance relativement à la décision. C’était l’opinion de la Cour dans Pham, précitée, au par. 16, Apolinario, précitée, aux par. 48 et 49, et Balan, précitée, au par. 27.

[32]  Le ministre s’appuie fortement sur la décision rendue par la Cour dans l’affaire Lin pour affirmer qu’une telle considération n’est pas nécessaire. Dans cette décision, le juge Barnes insiste sur le pouvoir discrétionnaire limité qu’a le délégué de prendre en compte des observations extrinsèques et des considérations d’ordre humanitaire, et souligne la nature administrative des rapports produits au titre du paragraphe 44(1) et des décisions de déférer le cas au titre du paragraphe 44(2) : Lin, précitée, au par. 16.

[33]  À mon avis, l’affaire Lin n’est pas comparable à l’affaire dont je suis saisi et s’en distingue. L’affaire Lin portait sur de nombreux arguments complexes sur le plan juridique concernant la portée de la conduite visée par l’article 40 de la LIPR, ainsi que sur le caractère équitable d’une multitude d’enquêtes : Lin, précitée, aux par. 5 à 7. En outre, d’après son interprétation de la portée de l’article 40 de la LIPR, la SI était habilitée à conclure soit que les demandeurs étaient visés par la définition et devaient être renvoyés, soit qu’ils n’étaient pas visés par la définition, dans quel cas elle refuserait de prendre une mesure de renvoi. C’est en raison de la nature de la question et de l’autorité de la SI que le juge Barnes a conclu que la SI était la tribune appropriée pour instruire l’affaire.

[34]  En l’espèce, la SI n’a pas pu prendre en compte les observations de M. Singh ou trancher l’affaire en sa faveur. La déclaration de culpabilité de M. Singh rendait manifestement celui‑ci interdit de territoire : al. 36(1)a) de la LIPR. Quand les faits rendent une personne interdite de territoire, la SI doit prendre une mesure de renvoi : al. 45d) de la LIPR. Ainsi donc, le délégué était le dernier décideur autorisé à prendre en compte les observations et autres considérations d’ordre humanitaire présentées par M. Singh, et à décider de ne pas prendre une mesure de renvoi. La seule chance qu’avait M. Singh d’éviter le renvoi était de fournir au délégué des observations et d’espérer que le délégué exerce son pouvoir discrétionnaire de ne pas le déférer pour enquête.

[35]  En d’autres termes, lorsque les faits sous-jacents à l’interdiction de territoire du demandeur ne sont pas contestés, c’est le délégué, et non la SI, qui est le mieux placé pour prendre en compte les observations et les considérations d’ordre humanitaire pertinentes. Je précise à nouveau que, en l’absence de preuve convaincante à première vue, le délégué n’est pas obligé de le faire. Cependant, une fois qu’il a choisi d’examiner les observations ou les facteurs d’ordre humanitaire, il est impératif qu’il le fasse de façon raisonnable et que son raisonnement soit justifiable, transparent et intelligible : Dunsmuir, précité, au par. 47; NL Nurses, précité, au par. 14.

[36]  En l’espèce, la décision du délégué n’est pas raisonnable, car, en dépit du fait qu’il a choisi de prendre en compte les observations, il n’a pas fourni une analyse suffisante à l’appui de sa décision. Cela ressemble beaucoup à ce qui s’est produit dans l’affaire Melendez, précitée, quand le juge Boswell a conclu que la formule passe-partout indiquant qu’un délégué a pris en compte des observations, non accompagnée d’une analyse adéquate de ces observations permettant à la Cour de comprendre son processus décisionnel, a rendu la décision déraisonnable : Melendez, précitée, aux par. 36 à 38.

[37]  Dans ses motifs modifiés, le délégué a omis de traiter de façon significative les faits pertinents fournis dans le sommaire de M. Singh. La phrase passe-partout [TRADUCTION] « observations reçues et examinées », indiquant que le délégué est disposé à prendre en compte de tels facteurs, ne permet pas de déduire comment il a pris en compte les observations de M. Singh.

[38]  Dans certains cas, le dossier peut compléter et expliquer un résultat : NL Nurses, précité. On peut supposer que le délégué a accordé aux observations de l’agent de l’ASFC ou aux faits sur lesquels reposait l’interdiction de territoire une plus grande importance qu’à l’existence du potentiel de réhabilitation présumé de M. Singh. Rien n’explique cependant que c’était le raisonnement du délégué quand il a pris la décision de déférer le cas. Même si la Cour peut examiner la totalité du dossier, elle ne saurait déduire un raisonnement qui n’est pas énoncé explicitement : Canada c Kabul Farms Inc, 2016 CAF 143, au par. 35.

[39]  En l’espèce, le dossier pourrait raisonnablement appuyer n’importe lequel des deux résultats. L’examiner entièrement ne serait pas utile sans une analyse plus approfondie de la part du délégué justifiant sa décision. Par exemple, il est dit dans le rapport présentenciel que M. Singh est incapable d’accepter sa culpabilité, mais aussi qu’il se repend des résultats. Aussi, le juge qui a prononcé la peine de M. Singh souligne que celle‑ci vise à réprouver et à décourager de telles actions, et qu’elle n’était pas une indication directe de la culpabilité de M. Singh ou de l’ampleur de ses remords. Sans une telle analyse, la Cour ne peut que se demander comment le délégué a pesé ces diverses considérations.

[40]  Dans ses motifs supplémentaires, le délégué semble aussi s’appuyer fortement sur le rapport visé par le paragraphe 44(1), jusqu’à « copier-coller » l’historique de la procédure dans ses propres motifs supplémentaires. Si les délégués peuvent s’inspirer et importer de l’analyse énoncée dans le rapport visé par le paragraphe 44(1), voire en extraire des éléments, en l’espèce, l’utilisation exclusive du rapport initial, sans aucune analyse supplémentaire, n’est pas raisonnable, car l’agent n’a pas bénéficié des observations supplémentaires de M. Singh : Tran c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2017 CSC 50, au par. 21.

[41]  Cela dit, je suis d’avis que les conclusions de l’agent dans le rapport visé par le paragraphe 44(1) étaient raisonnables. Je souligne tout de suite qu’il semble que l’agent n’ait pas bénéficié des observations supplémentaires de M. Singh, y compris le rapport présentenciel et les motifs de la peine, quand il a rédigé le rapport. Le délégué était donc la seule personne qui pouvait peser tous les facteurs pertinents se trouvant dans les observations.

[42]  Je suis d’accord avec le demandeur pour dire qu’il est déraisonnable pour l’agent de considérer qu’une déclaration de [TRADUCTION] « non-culpabilité » démontre automatiquement l’absence de remords : R c Betts BW (Ordinary Seaman), 2017 CM 3010, au par. 24. Il y a de nombreuses raisons pour lesquelles une personne peut opter pour un procès, même si elle se sent moralement coupable, la moindre étant la possibilité de conséquences sur le statut d’immigration : R c Wong, 2018 CSC 25. Cependant, il semble que l’agent ait fondé sa conclusion non seulement sur la déclaration de non-culpabilité, mais aussi sur le comportement et les réponses de M. Singh durant l’entrevue. Comme M. Singh continuait à affirmer que c’était un accident tout en insistant sur son dossier de conduite automobile irréprochable, il était raisonnable pour l’agent de conclure que M. Singh n’avait pas pleinement accepté la responsabilité de ses actes.

[43]  Je suis aussi d’accord pour dire que, tout comme le délégué s’appuyait sur le rapport visé par le paragraphe 44(1), dans sa recommandation, l’agent a fourni très peu de renseignements sur la façon dont il est arrivé à sa conclusion. Le rapport visé par le paragraphe 44(1) décrit principalement les faits recueillis et les étapes de la procédure communiqués à M. Singh, ainsi que la déclaration de culpabilité elle-même. Cependant, à mon sens, l’évaluation par l’agent de l’absence de culpabilité morale de M. Singh, conjuguée aux faits sur lesquels repose la déclaration de culpabilité, explique intelligiblement pourquoi l’agent a décidé de déférer le cas de M. Singh pour enquête. Bien que cela ne constitue pas une évaluation conséquente, comme je l’ai mentionné plus haut, ce n’est pas la preuve à réfuter. Le dossier entier dont était saisi l’agent pourrait justifier le rapport produit au titre du paragraphe 44(1).

VII.  Conclusion

[44]  La demande de contrôle judiciaire est accueillie. La décision du délégué en date du 8 janvier 2019 est annulée, ainsi que, pour plus de certitude, la décision du délégué en date du 19 décembre 2018 (puisqu’il n’est pas déclaré que cette dernière n’est pas annulée ou remplacée par la première). L’affaire, y compris les observations supplémentaires du demandeur, est renvoyée à un autre délégué pour une nouvelle décision au titre du paragraphe 44(2) de la LIPR.

[45]  Les avocats ont eu l’occasion de proposer une question à des fins de certification. Aucune ne fut proposée.


JUGEMENT dans le dossier IMM‑473‑19

LA COUR STATUE que :

  1. La présente demande de contrôle judiciaire est accueillie.

  2. La décision du délégué en date du 8 janvier 2019 est annulée, y compris la décision précédente du délégué en date du 19 décembre 2018.

  3. L’affaire, y compris les observations supplémentaires du demandeur, est renvoyée à un autre délégué pour une nouvelle décision au titre du paragraphe 44(2) de la LIPR.

  4. Aucune question n’est à certifier.

« Janet M. Fuhrer »

Juge

Traduction certifiée conforme

Ce 25e jour d’octobre 2019.

Claude Leclerc, traducteur


ANNEXE : DISPOSITIONS PERTINENTES

Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés (L.C. 2001, ch. 27)

Immigration and Refugee Protection Act (S.C. 2001, c. 27)

36 (1) Emportent interdiction de territoire pour grande criminalité les faits suivants :

36 (1) A permanent resident or a foreign national is inadmissible on grounds of serious criminality for

a) être déclaré coupable au Canada d’une infraction à une loi fédérale punissable d’un emprisonnement maximal d’au moins dix ans ou d’une infraction à une loi fédérale pour laquelle un emprisonnement de plus de six mois est infligé;

(a) having been convicted in Canada of an offence under an Act of Parliament punishable by a maximum term of imprisonment of at least 10 years, or of an offence under an Act of Parliament for which a term of imprisonment of more than six months has been imposed;

...

...

44 (1) S’il estime que le résident permanent ou l’étranger qui se trouve au Canada est interdit de territoire, l’agent peut établir un rapport circonstancié, qu’il transmet au ministre.

44 (1) An officer who is of the opinion that a permanent resident or a foreign national who is in Canada is inadmissible may prepare a report setting out the relevant facts, which report shall be transmitted to the Minister.

(2) S’il estime le rapport bien fondé, le ministre peut déférer l’affaire à la Section de l’immigration pour enquête, sauf s’il s’agit d’un résident permanent interdit de territoire pour le seul motif qu’il n’a pas respecté l’obligation de résidence ou, dans les circonstances visées par les règlements, d’un étranger; il peut alors prendre une mesure de renvoi.

(2) If the Minister is of the opinion that the report is well-founded, the Minister may refer the report to the Immigration Division for an admissibility hearing, except in the case of a permanent resident who is inadmissible solely on the grounds that they have failed to comply with the residency obligation under section 28 and except, in the circumstances prescribed by the regulations, in the case of a foreign national. In those cases, the Minister may make a removal order.

...

...

45 Après avoir procédé à une enquête, la Section de l’immigration rend telle des décisions suivantes :

45 The Immigration Division, at the conclusion of an admissibility hearing, shall make one of the following decisions:

...

...

d) prendre la mesure de renvoi applicable contre l’étranger non autorisé à entrer au Canada et dont il n’est pas prouvé qu’il n’est pas interdit de territoire, ou contre l’étranger autorisé à y entrer ou le résident permanent sur preuve qu’il est interdit de territoire.

(d) make the applicable removal order against a foreign national who has not been authorized to enter Canada, if it is not satisfied that the foreign national is not inadmissible, or against a foreign national who has been authorized to enter Canada or a permanent resident, if it is satisfied that the foreign national or the permanent resident is inadmissible.

64 (1) L’appel ne peut être interjeté par le résident permanent ou l’étranger qui est interdit de territoire pour raison de sécurité ou pour atteinte aux droits humains ou internationaux, grande criminalité ou criminalité organisée, ni par dans le cas de l’étranger, son répondant.

64 (1) No appeal may be made to the Immigration Appeal Division by a foreign national or their sponsor or by a permanent resident if the foreign national or permanent resident has been found to be inadmissible on grounds of security, violating human or international rights, serious criminality or organized criminality.

(2) L’interdiction de territoire pour grande criminalité vise, d’une part, l’infraction punie au Canada par un emprisonnement d’au moins six mois et, d’autre part, les faits visés aux alinéas 36(1)b) et c).

(2) For the purpose of subsection (1), serious criminality must be with respect to a crime that was punished in Canada by a term of imprisonment of at least six months or that is described in paragraph 36(1)(b) or (c).


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM‑473‑19

 

INTITULÉ :

HARJANT SINGH c LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 4 SEPTEMBRE 2019

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE FUHRER

 

DATE DES MOTIFS :

LE 12 SEPTEMBRE 2019

 

COMPARUTIONS :

Aris Daghighian

 

POUR Le demandeur

 

Neeta Logsetty

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Green and Spiegel

Avocats

Toronto (Ontario)

 

POUR Le demandeur

 

Sous-procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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