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Date : 20050513

Dossier : T-37-03

Référence : 2005 CF 691

Entre :

                                               LES CINÉMAS GUZZO INC.

                                                                                                                   Demanderesse

                                                                    - et -

                                    PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

                                                                                                                            Défendeur

                                               MOTIFS D'ORDONNANCE

LE JUGE ROULEAU

[1]                Il s'agit d'une demande de contrôle judiciaire à l'encontre d'une décision du Commissaire de la concurrence (Commissaire) de discontinuer une enquête portant sur la diffusion et la distribution des films cinématographiques au Canada. Selon cette décision rendue le 13 décembre 2002, aucune pratique anti-concurentielle n'a pu être identifiée.


[2]                La demanderesse oeuvre dans le domaine du cinéma depuis 1974. Selon ses prétentions, durant la période de 1974 à 1985, elle ne pouvait pas obtenir des films de première vision auprès des distributeurs puisque ces derniers avaient accordé à Famous Players et Odéon l'exclusivité de ces films. Ainsi, la demanderesse ne recevait un film que lorsque Famous Players et Odéon l'avait retiré de leurs salles.

[3]                En 1983, Cinéplex a porté plainte au Bureau de la concurrence (Bureau) puisqu'elle ne pouvait avoir accès à ces films. Peu de temps après, Cinéplex a fait l'acquisition de Odéon et est devenue Cinéplex Odéon.    Par la suite, certains distributeurs ainsi que Famous Players et Cinéplex Odéon ont signé des engagements avec le Bureau qui prévoyaient qu'ils faciliteraient l'accès aux films à tout exploitant de salle de cinéma, mettant ainsi un terme à la plainte.

[4]                Vers 1985, la demanderesse a consenti à payer à Cinéplex Odéon une somme correspondant à dix (10) % de son chiffre d'affaires au guichet en retour de films. En 1991, la demanderesse a conclu une entente avec Cinéplex Odéon par laquelle elle obtenait l'exclusivité du territoire à l'est de Montréal et qui poursuivait les modalités de l'entente survenue en 1985.


[5]                En 1998, la demanderesse prétend que Famous Players et Cinéplex Odéon seraient intervenus auprès de distributeurs pour exiger l'exclusivité de certains films qu'ils avaient octroyés à la demanderesse.

[6]                En juin 1998, la demanderesse a porté plainte et certains faits furent portés à l'attention du Commissaire. Ainsi, certains exploitants de salle se seraient entendus et auraient fait pression sur certains distributeurs de films dans le but de s'assurer que leurs compétiteurs ne puissent obtenir de films ayant une valeur commerciale, plus précisément que :

- Famous Players et Cinéplex Odéon contrôlaient le marché cinématographique au Canada en vertu de certaines politiques imposées aux principaux distributeurs;

- ces derniers s'étaient ligués avec Famous Players et Cinéplex Odéon;

- Famous Players et Cinéplex Odéon avaient instauré un système, avec le concours des distributeurs, pour s'assurer que leurs compétiteurs ne puissent pas obtenir ces films;

- certaines pratiques de l'industrie cinématographique allaient à l'encontre de l'article 79 de la Loi sur la concurrence[1] (la Loi) relativement à l'abus de position dominante.


[7]                Le 28 avril 2000, le Commissaire a ordonné qu'une enquête soit instituée, en vertu de l'article 10(1)(b)(ii) de la Loi. Cette enquête visait les pratiques commerciales en matière de diffusion et de distribution de films et cherchait à déterminer si des motifs suffisants existaient pour que des ordonnances soient rendues en vertu des articles 75 et 79.

[8]                Durant l'enquête, la demanderesse prétend que les distributeurs et exploitants ont commencé à se comporter d'une manière conforme à la Loi et la demanderesse a pu avoir accès à des films.

[9]                En mai 2001, le Commissaire a demandé à la demanderesse une opinion sur l'application de la décision dans Le directeur des enquêtes et recherches c. Warner et al.[2]. Selon la demanderesse, cette décision ne s'appliquerait pas à l'industrie cinématographique.

[10]            Le 28 mars 2002, le Commissaire faisait parvenir à la demanderesse des conclusions ainsi qu'un document énonçant des solutions appliquées en Australie lors d'une enquête semblable (Ce rapport a été produit au dossier lors de l'audition et est assorti d'une ordonnance de confidentialité). La page introductive du rapport énonce que ce rapport contient des conclusions préliminaires qui pourraient être modifiées.


[11]            Le 2 avril 2002, des membres du Bureau ont rencontré la demanderesse pour lui faire part des développements de l'enquête. Selon les prétentions de la demanderesse, l'enquête était alors terminée (par. 42 de son mémoire).    Dans la lettre accompagnant le rapport de juillet, il est mentionné que, lors de cette rencontre, les représentants du Bureau auraient avisé la demanderesse qu'ils avaient engagés un économiste externe pour réviser la preuve. Le 31 mai 2002, le Commissaire a, de nouveau, informé la demanderesse qu'il avait retenu les services d'un économiste externe pour analyser la preuve (cette dernière lettre est assorti d'une ordonnance de confidentialité).

[12]            Le Commissaire a produit un rapport le 12 juillet 2002 (ce rapport a été produit à l'audition et est assorti d'une ordonnance de confidentialité). Le rapport expose essentiellement que la preuve est insuffisante pour conclure à des pratiques anticoncurrentielles et que les solutions à la disposition du Commissaire étaient limitées en raison de l'article 32(2)c). Il indique que, depuis le rapport de mars, des entrevues supplémentaires de même que des analyses additionnelles avaient été effectuées. Il mentionne également le recours à un expert économiste externe. La lettre l'accompagnant invite la demanderesse à présenter ses commentaires à l'égard de ce rapport.


[13]            Le 15 juillet, la demanderesse a tenté d'obtenir une copie de l'opinion de l'économiste externe, demande qui fut refusée par le Commissaire. Par une lettre du 22 juillet, le Bureau informe la demanderesse que "la substance des documents dont vous demandez les copies vous a déjà été communiquée". Elle précise que l'essentiel du rapport de l'économiste externe était contenu dans le rapport du 12 juillet. De plus, cette lettre invite la demanderesse à une rencontre si cette dernière désire des renseignements additionnels ou des éclaircissements pour préparer ses représentations écrites.

[14]            Le 22 juillet 2002, la demanderesse déposait en Cour fédérale une demande de jugement déclaratoire à l'encontre du Commissaire (T-1284-02). Cette demande visait à faire déclarer non applicable à son endroit l'article 32 de la Loi.

[15]            Par un échange de correspondance et de conversations téléphoniques, les parties tentèrent de fixer une rencontre, rencontre qui n'aura jamais lieu. Dans une lettre datée du 9 octobre 2002, la demanderesse explique qu'elle ne pouvait pas assister à la rencontre prévue n'ayant pas été en mesure de rédiger sa réplique puisqu'elle n'avait pas le rapport.


[16]            Le 8 octobre 2002, la demanderesse déposait une autre demande de contrôle judiciaire afin d'obtenir une copie de ce rapport. Une requête pour injonction interlocutoire a aussi été déposée pour empêcher le Commissaire de produire ses conclusions finales avant que la demanderesse n'ait produit sa réplique. Cette requête a été rejetée le 22 octobre 2002 par le juge Rouleau (T-1717-02). Le 1er décembre 2003, la demanderesse s'est désistée dans ces deux dossiers pour ne poursuivre que celui en l'instance.

[17]            Le 13 décembre, le Commissaire informait la demanderesse qu'il mettait fin à l'enquête.    Aucune demande de révision de cette décision n'a été faite par la demanderesse au Ministre de l'industrie (article 22(4) de la Loi).

[18]            Tout d'abord, le Bureau précise qu'étant donné que les distributeurs détiennent les droits de licence de leurs films au Canada et la décision rendue dans l'affaire Warner, dans laquelle le Tribunal a rejeté la demande du Commissaire au motif que les licences n'étaient pas un produit au sens de l'article 75 de la Loi, il a déterminé qu'il ne pouvait donner suite aux plaintes déposées par les diffuseurs en vertu de l'article 75.


[19]            À l'égard de l'article 79, l'abus de la position dominante, la preuve disponible était insuffisante pour convaincre le Tribunal que Famous Players aurait exercé des pressions sur les distributeurs. Également, l'hypothèse de domination exercée conjointement par les distributeurs et les exploitants ne pouvait être démontrée. La préférence de certains distributeurs et la pratique de n'accorder qu'une licence par région ne constituent pas des agissements anticoncurrentiels. Finalement, il n'y a pas de preuve que ces pratiques ont eu pour effet de diminuer ou de prévenir la concurrence.

[20]            La demanderesse prétend que la décision du Bureau de mettre fin à son enquête démontre un refus d'accomplir ses devoirs. Elle explique que le Bureau n'avait pas à retenir les services d'un économiste externe. À l'égard de ce rapport, la demanderesse indique que le Bureau avait l'obligation de le lui remettre et que son refus constitue une violation de son devoir d'agir équitablement.

[21]            Au surplus, selon la demanderesse, le Bureau n'aurait pas agi équitablement en ce qu'il se devait d'attendre les décisions de la Cour fédérale sur les deux demandes présentées par la demanderesse; qu'il aurait dû obtenir une troisième opinion et/ou permettre à la demanderesse d'en obtenir une puisque les deux rapports des économistes étaient contradictoires; que ses conclusions sont contradictoires et que le jugement dans Warner n'est pas applicable puisqu'un film est un produit.    


[22]            Finalement, la demanderesse allègue que son droit "audi alteram partem" aurait été violé puisque le Bureau l'a empêché de produire une réplique et qu'il avait l'obligation de lui permettre de répondre à ce rapport. Afin qu'elle puisse y répondre adéquatement, la demanderesse devait obtenir l'intégralité de celui-ci.

[23]            Lors de l'audition, la demanderesse insiste longuement sur le fait qu'elle aurait été avisée du recours à un économiste externe pour la première fois par la lettre du 31 mai. Le Bureau lui avait transmis le rapport du 12 juillet. Ainsi, selon ses prétentions, le Bureau avait déjà pris une décision avant de permettre à la demanderesse la production d'une réplique et il se devait de lui permettre de répondre avant qu'il ne produise ses conclusions finales.

[24]            Par une requête en amendement, la demanderesse a été autorisée à ajouter les conclusions suivantes; annuler la décision du 12 décembre 2002 et déclarer que l'article 32 ne s'applique pas à la présente instance. La demanderesse demandait aussi qu'une conclusion ordonnant qu'on lui remette le rapport de l'économiste externe soit ajoutée, conclusion qui fut refusée par le Protonotaire (ordonnance du 12 avril 2005). Cette décision a par ailleurs été portée en appel et entendue par le juge Rouleau le 18 avril 2005.

[25]            En premier lieu, à l'égard des faits, le défendeur apporte les précisions suivantes. Il spécifie que l'équipe qui a procédé à l'enquête a considéré toute la documentation déposée avant de recommander la discontinuation de l'enquête.


[26]            Également, lors de la rencontre du 2 avril 2002, les représentants du Bureau ont indiqué que l'enquête n'était pas terminée et que des analyses complémentaires devaient être effectuées à l'égard des résultats préliminaires. Ces discussions ont été faites sous toutes réserves et sous le sceau de la confidentialité. Le 12 juillet 2002, le Bureau a avisé la demanderesse que ces résultats préliminaires n'avaient pas été confirmés par l'étude de l'économiste externe.

[27]            Aussi, le défendeur précise que l'objectivité de l'expert externe ne peut être mise en doute puisqu'il a été référé par l'économiste du Bureau, ce dernier étant favorable à la thèse de la demanderesse. D'ailleurs, la demanderesse avait l'opportunité de retenir un autre expert pour contredire les conclusions du rapport de juillet, ce qu'elle n'a pas fait.

[28]            Le défendeur note que la demanderesse se devait d'épuiser ses recours internes avant de pouvoir déposer une demande de contrôle judiciaire. L'article 22(4) de la Loi permet de demander la révision de la décision au ministre. De plus, l'article 103.1 permet d'aller directement devant le Tribunal de la concurrence et il était loisible à la demanderesse de procéder selon cet article.


[29]            Le défendeur souligne que la demanderesse n'a ni allégué, ni démontré de motifs pouvant justifier une intervention judiciaire. Alors, le défendeur explique que le Commissaire dispose de pouvoirs d'enquête importants dont le processus est prévu à l'article 10 de la Loi. S'appuyant sur des décisions de la Cour d'appel fédérale, le défendeur prétend que cet article n'a pas pour effet d'obliger le Commissaire à instituer une enquête et que ce dernier dispose d'une large discrétion. La décision du Commissaire de refuser d'ouvrir une enquête est purement administrative et ne peut faire l'objet d'une révision judiciaire.

[30]            Dans la mesure où cette Cour conclurait que la décision peut faire l'objet d'un contrôle judiciaire, le défendeur estime que la norme de contrôle est minimale et que les tribunaux ne peuvent pas intervenir à moins de preuve de fraude ou de mauvaise foi. Le défendeur souligne que la décision de mettre fin à l'enquête n'a pas pour effet d'affecter directement les droits de la demanderesse.

[31]            De plus, le défendeur est d'avis que la demanderesse n'a pas démontré que la décision du Commissaire était entachée d'illégalité ou de mauvaise foi.


[32]            Selon le défendeur, la question de l'accès au rapport de l'économiste externe ne devrait pas être examinée car le Bureau a remis tous les documents qu'il pouvait remettre compte tenu de la nature confidentielle de l'enquête. Malgré que le Bureau n'avait pas l'obligation de consulter la demanderesse, il a pris toutes les mesures nécessaires pour l'informer de l'enquête et l'inviter à transmettre ses commentaires. Par ailleurs, le Bureau n'avait pas à attendre les décisions de la Cour fédérale.

[33]            En ce qui a trait à l'application de la décision dans Warner, le défendeur prétend que, pour réconcilier le droit de la propriété intellectuelle et le droit de la concurrence, cette décision ne s'applique pas si un droit d'auteur est utilisé à des fins anticoncurrentielles, à ce moment, un contrôle peut être exercé.

[34]            Les dispositions suivantes de la Loi trouvent application en l'espèce:



10.(1) Le Commissaire fait étudier, dans l'un ou l'autre des cas suivants, toutes questions qui, d'après lui, nécessitent une enquête en vue de déterminer les faits:

...

(b) chaque fois qu'il a des raisons de croire:

...

(ii) soit qu'il existe des motifs justifiant une ordonnance en vertu des parties VII.1 ou VIII

22. (1) Le commissaire peut, à toute étape d'une enquête visée à l'article 10, discontinuer l'enquête en question lorsqu'il estime que l'affaire sous étude ne justifie pas la poursuite de l'enquête.

...

(4) Le ministre peut, de sa propre initiative ou à la demande écrite des requérants visés à l'article 9, réviser la décision du commissaire de discontinuer l'enquête prévue à l'article 10 et, s'il estime que les circonstances le justifient, il peut donner au commissaire l'ordre de poursuivre l'enquête.

32.(2) La Cour fédérale, sur une plainte exhibée par le procureur général du Canada, peut, en vue d'empêcher tout usage, de la manière définie au paragraphe (1), des droits et privilèges exclusifs conférés par des brevets d'invention, des marques de commerce, des droits d'auteur ou des topographies de circuits intégrés enregistrées touchant ou visant la fabrication, l'emploi ou la vente de tout article ou denrée pouvant faire l'objet d'un échange ou d'un commerce, rendre une ou plusieurs des ordonnances suivantes: ...

103.(1) Toute personne peut demander au Tribunal la permission de présenter une demande en vertu des articles 75 ou 77. La demande doit être accompagnée d'une déclaration sous serment faisant état des faits sur lesquels elle se fonde.

10.(1) The Commissioner shall

...

(b) whenever the Commissioner has reason to believe that

...

(ii) grounds exist for the making of an order under Part VII.1 or Part VIII, or

22.(1) At any stage of an inquiry under section 10, if the Commissioner is of the opinion that the matter being inquired into does not justify further inquiry, the Commissioner may discontinue the inquiry.

...

(4) The Minister may, on the written request of applicants under section 9 or on the Minister's own motion, review any decision of the Commissioner to discontinue an inquiry under section 10, and may, if in the Minister's opinion the circumstances warrant, instruct the Commissioner to make further inquiry.

32.(2) The Federal Court, on an information exhibited by the Attorney General of Canada, may, for the purpose of preventing any use in the manner defined in subsection of the exclusive rights and privileges conferred by any patents for invention, trade-marks, copyrights or registered integrated circuit topographies relating to or affecting the manufacture, use or sale of any article or commodity that may be a subject of trade or commerce, make one or the following orders: ...

103.(1) Any person may apply to the Tribunal for leave to make an application under section 75 or 77. The application for leave must be accompanied by an affidavit setting out the facts in support of the person's application under section 75 or 77.


[35]            En premier lieu, il importe de déterminer la nature de la décision prise par le Commissaire.    Afin de préserver et favoriser la concurrence au Canada, le Commissaire dispose de pouvoirs d'enquête importants. L'article 10 de la Loi prévoit les modalités pour débuter une enquête tandis que l'article 22 explique le processus pour sa discontinuation. Il est à noter que le Ministre de l'industrie peut, de sa propre initiative, réviser cette décision du Commissaire de discontinuer une enquête (article 22(4)). Par ailleurs, une demande au Tribunal de la concurrence peut être présentée directement en vertu de l'article 103.1.

[36]            La jurisprudence et la doctrine se sont penchées à de nombreuses reprises sur les critères visant à qualifier la nature d'un acte. Un acte administratif peut se définir comme suit:


(...) est généralement la décision prise par l'Administration dans sa mission de gestion, de régulation, de surveillance et de contrôle de différents secteurs de l'activité économique ou sociale, d'enquête, de délivrance de permis, d'autorisation ou de prestation économique ou sociale. (...) Lorsque la décision est prise en vertu d'un pouvoir discrétionnaire et que le décideur est surtout guidé par l'intérêt public, le fait qu'il tienne une audition ou entende la représentation des administrés concernés ne change pas la nature de la décision. La décision reste administrative si elle porte "sur l'examen du bien-être de la collectivité plutôt que sur les droits des parties au litige". La décision est administrative lorsque le décideur "dans une mission de protection de l'intérêt public" contrôle un secteur d'activité "ce qui inclut la délivrance, le renouvellement, la suspension et la révocation de permis aux conditions et dans les limites prescrites par la loi. (...) Est administrative la décision du ministre de faire tenir ou non une enquête.[3]

[37]            L'acte administratif est souvent défini par la négative en déterminant s'il est qualifié de judiciaire ou quasi-judiciaire en tenant compte des critères suivants:

J'estime qu'il est possible de formuler plusieurs critères pour déterminer si une décision ou ordonnance est légalement soumise à un processus judiciaire ou quasi judiciaire. Il ne s'agit pas d'une liste exhaustive.

(1) Les termes utilisés pour conférer la fonction ou le contexte général dans lequel cette fonction est exercée donnent-ils à entendre que l'on envisage la tenue d'une audience avant qu'une décision soit prise?

(2) La décision ou l'ordonnance porte-t-elle directement ou indirectement atteinte aux droits et obligations de quelqu'un?

(3) S'agit-il d'une procédure contradictoire?

(4) S'agit-il d'une obligation d'appliquer les règles de fond à plusieurs cas individuels plutôt que, par exemple, de l'obligation d'appliquer une politique sociale et économique au sens large?


Tous ces facteurs doivent être soupesés et évalués et aucun d'entre eux n'est nécessairement déterminant. Ainsi, au par. (1), l'absence de termes exprès prescrivant la tenue d'une audience n'exclut pas nécessairement l'obligation en common law d'en tenir une. Quant au par. (2), la nature et la gravité, le cas échéant, de l'atteinte aux droits individuels, et la question de savoir si la décision ou ordonnance est finale sont importantes, mais le fait que des droits soient touchés n'entraîne pas nécessairement l'obligation d'agir judiciairement . . .

En termes plus généraux, il faut tenir compte de l'objet du pouvoir, de la nature de la question à trancher et de l'importance de la décision sur ceux qui sont directement ou indirectement touchés par elle: voir l'arrêt Durayappah v. Fernando. Plus la question est importante et les sanctions sérieuses, plus on est justifié de demander que l'exercice du pouvoir soit soumis au processus judiciaire ou quasi judiciaire.[4]

[38]            Dans le domaine du droit de la concurrence, la Cour d'appel fédérale a déterminé que le refus du directeur de procéder à une enquête était une décision purement administrative et ne pouvait faire l'objet d'un contrôle judiciaire:

On November 14, 1989, the section 28 applicants (respondents on this motion) sent a letter to the Director informing him of facts which, in their view, were sufficient to induce the Director to direct an inquiry under section 10. The Director wrote the applicants on April 22, 1991, and told them that he would not direct an inquiry under section 10 because a summary investigation of the matter lead him to believe that, in the circumstances, the Competition Act had not been contravened. That is the "decision" which is the subject of this section 28 application.

We are all of the view that this motion to quash must succeed. In the light of the decisions of the Supreme Court of Canada in M.N.R. v. Coopers and Lybrand, [1979] 1 S.C.R. 495, and in Syndicat des employés de production du Québec et de l'Acadie v. Canadian Human Rights Commission, [1989] 2 S.C.R. 879, no other conclusion can be reached but that the "decision" in question is purely administrative, not required by law to be made on a judicial or quasi judicial basis and, as a consequence, not reviewable under section 28 of the Federal Court Act.

The section 28 application will therefore be quashed.[5]


[39]            Également, la Cour d'appel fédérale a expliqué que le Commissairejouissait d'une grande discrétion en vertu de l'article 10 de la Loi et également de l'article 22.[6]

[40]            Donc, si nous appliquons les critères retenus par la jurisprudence pour qualifier un acte judiciaire ou quasi-judiciaire et les enseignements de la Cour d'appel fédérale, la conclusion qui s'impose est que la décision du Commissaire est un acte administratif. En effet, une audience n'est pas envisagée par la Loi, la décision n'affecte pas des droits ou des obligations et la procédure n'est pas contradictoire. En fait, la Loi n'oblige le Commissaire qu'à aviser (sur demande) les personnes concernées de l'état de l'enquête et d'aviser le plaignant et le Ministre lors de sa discontinuation (article 22). De plus, à son article 10(3), elle prévoit que le processus est privé.

[41]            La décision de la Cour suprême dans Baker[7] est d'une importance considérable en droit administratif puisqu'elle explique la notion d'équité procédurale et les facteurs pour en déterminer l'étendue. Cette décision explique:


(...) que les droits de participation faisant partie de l'obligation d'équité procédurale visent à garantir que les décisions administratives sont prises au moyen d'une procédure équitable et ouverte, adaptée au type de décision et à son contexte légal institutionnel et social, comprenant la possibilité donnée aux personnes visées par la décision de présenter leur points de vue complètement ainsi que des éléments de preuve de sorte qu'ils soient considérés par le décideur. (par. 22)

[42]            Les facteurs énoncés dans cette décision sont les suivants: la nature de la décision recherchée et le processus suivi pour y parvenir; la nature du régime législatif et les termes de la loi en vertu de laquelle agit l'organisme en question;

l'importance de la décision pour les personnes visées; les attentes légitimes de la personne qui conteste la décision et les choix de procédure que l'organisme fait lui-même, particulièrement quand la loi laisse au décideur la possibilité de choisir ses propres procédures, ou quand l'organisme a une expertise dans le choix des procédures appropriées dans les circonstances (par. 23-28).

[43]            Par ailleurs, cette décision pose certaines balises pour l'analyse d'une décision discrétionnaire:


Le droit administratif a traditionnellement abordé le contrôle judiciaire des décisions discrétionnaires séparément de décisions sur l'interprétation de règles de droit. Le principe est qu'on ne peut exercer un contrôle judiciaire sur les décisions discrétionnaires que pour des motifs limités, comme la mauvaise foi des décideurs, l'exercice du pouvoir discrétionnaire dans un but incorrect, et l'utilisation de considérations non pertinentes: voir, par exemple, Maple Lodge Farms Ltd. c. Gouvernement du Canada, [1982] 2 R.C.S. 2, aux pp. 7 et 8; Produits Shell Canada Ltée c. Vancouver (Ville), [1994] 1 R.C.S. 231. Un principe général relatif au "caractère déraisonnable" a parfois été appliqué aussi à des décisions discrétionnaires: Associated Provincial Picture Houses, Ltd. c. Wednesbury Corporation, [1948] 1 K.B. 223 (C.A.). À mon avis, ces principes englobent deux idées centrales -- qu'une décision discrétionnaire, comme toute autre décision administrative, doit respecter les limites de la compétence conférée par la loi, mais que les tribunaux devront exercer une grande retenue à l'égard des décideurs lorsqu'ils contrôlent ce pouvoir discrétionnaire et déterminent l'étendue de la compétence du décideur. Ces principes reconnaissent que lorsque le législateur confère par voie législative des choix étendus aux organismes administratifs, son intention est d'indiquer que les tribunaux ne devraient pas intervenir à la légère dans de telles décisions, et devraient accorder une marge considérable de respect aux décideurs lorsqu'ils révisent la façon dont les décideurs ont exercé leur discrétion. Toutefois, l'exercice du pouvoir discrétionnaire doit quand même rester dans les limites d'une interprétation raisonnable de la marge de manoeuvre envisagée par le législateur, conformément aux principes de la primauté du droit (Roncarelli c. Duplessis, [1959] R.C.S. 121), suivant les principes généraux de droit administratif régissant l'exercice du pouvoir discrétionnaire, et de façon conciliable avec la Charte canadienne des droits et libertés (Slaight Communications Inc. c. Davidson, [1989] 1 R.C.S. 1038). (par. 53)

[44]            Donc, les tribunaux doivent faire preuve de retenue en l'absence de mauvaise foi des décideurs, d'exercice du pouvoir discrétionnaire dans un but incorrect et d'utilisation de considérations non pertinentes.

[45]            Dans le cas qui nous occupe, la décision du Commissaire d'interrompre l'enquête est discrétionnaire, de plus, l'obligation d'équité est minimale. La Loi prévoit clairement un pouvoir discrétionnaire étendu, le Commissaire bénéficie d'une grande latitude pour la conduite de ses enquêtes et la décision dans Charrette a confirmé qu'il dispose, selon les termes de l'article 22(4), d'un large pouvoir discrétionnaire lors qu'il prend la décision de discontinuer une enquête. L'article 10(2) ne prévoit qu'un droit d'information du déroulement de l'enquête sur demande. Également, il est prévu que les enquêtes sont conduites en privées (article 10(3)).


[46]            En l'espèce, la demanderesse n'a pas été en mesure de démontrer que la décision du Commissaire était entachée d'illégalité, de mauvaise foi ou fondée sur des considérations non pertinentes.

[47]            Essentiellement, la demanderesse reproche au Bureau de ne pas lui avoir remis une copie du rapport de l'économiste externe. En raison de la nature confidentielle de l'enquête prévue expressément par la Loi, le Commissaire a remis à la demanderesse tous les documents qu'il était en mesure de remettre. À l'instar de la partie défenderesse, je suis d'avis que le rapport de juillet contenait l'essentiel des observations de lconomiste externe (lettre du 22 juillet 2002, p. 13 dossier du défendeur). De surcroît, l'affidavit de M. Dunleavy indique qu'il a cité toutes les conclusions du rapport d'expert dans le rapport de juillet[8]. Donc, la demanderesse disposait de suffisamment dléments.


[48]            Selon le rapport du 28 mars 2002, la page introductive du rapport énonce clairement que ce document est "for discussion purposes", que l'enquête se poursuit et que ces conclusions préliminaires pourraient être modifiées. Il déclare que certaines pratiques pouvaient laisser croire que l'article 79 aurait été violé. Aucun énoncé ne traite de l'article 75. Il est primordial de noter que le rapport utilise surtout des énoncés au conditionnel et non affirmatifs et qu'il est très peu détaillé et, somme toute, peu concluant. Selon l'affidavit de M. Dunleavy, la théorie économique proposée nécessitait des analyses pour déterminer si les pratiques étaient anticoncurrentielles[9]. À mon avis, bien que certains énoncés soient à ce moment favorables à la demanderesse, il est inexact de dire que ces conclusions sont définitives et que l'enquête était dès lors terminée. D'ailleurs, la suite des événements s'inscrit plutôt dans une continuation de l'enquête.

[49]            Donc, l'énoncé de la demanderesse que l'enquête était terminée en mars est inexact.    Au surplus, la lettre accompagnant le rapport de juillet est très claire, elle explique que lors de la rencontre du mois d'avril la demanderesse a été informée que la première phase de l'enquête était terminée, que l'enquête se poursuivait et que les conclusions préliminaires étaient sujettes à confirmation. De plus, c'est à ce moment que la demanderesse a été avisée du recours à un économiste externe pour évaluer la preuve.


[50]            La demanderesse reproche également au Bureau de ne pas lui avoir donné l'occasion de transmettre une réplique. Bien que ntant pas tenue de le faire, le Commissaire a donné l'opportunitéaux intervenants de fournir leurs commentaires. La demanderesse a refusé de produire sa réplique sans la divulgation du rapport. Puisque le Commissaire n'avait pas àlui remettre ce rapport, la demanderesse ntait pas justifié de ne pas produire sa réplique pour cette seule raison.

[51]            La demanderesse a eu l'opportunité de la fournir mais elle n'a pas saisi l'occasion de le faire. Le rapport de juillet énonçait certaines conclusions mais le Bureau était ouvert aux observations des parties. Selon l'affidavit de M. Dunleavy, ce rapport était sur les derniers développements de l'enquête[10].    Il est impossible de prétendre que son opinion était définitive à ce moment étant donné la lettre accompagnant le rapport qui donnait la possibilité à la demanderessede produire une réplique.    De plus, la correspondance échangée entre les parties permet de constater que le Bureau a offert, à de nombreuses reprises, de rencontrer la demanderesse pour discuter de ses conclusions. Puisque la demanderesse s'est désistée pour ces rencontres et n'a pas produit de représentations, les conclusions du rapport sont devenues partie intégrante de la décision finale du Bureau, communiquée à la demanderesse en décembre.


[52]            Par conséquent, je ne peux retenir la prétention de la demanderesse que le Bureau avait déjà pris une décision avant de lui permettre la production d'une réplique. Également, la demanderesse avait été avisée du recours à un économiste externe pour évaluer les théories économiques préliminaires dès la rencontre du 3 avril 2002 (lettre accompagnant le rapport de juillet) et non pas seulement par la lettre du 31 mai 2002.

[53]            En ce qui concerne la prétention de la demanderesse que le Bureau devait obtenir une autre opinion d'expert, je suis d'avis qu'elle ne saurait être retenue. Rien n'empêchait la demanderesse de retenir elle-même un expert pour réfuter les conclusions de l'économiste externe.

[54]            Aussi, il est important de noter que le comportement du Bureau indique une certaine transparence dans la mesure permise par la Loi. La demanderesse a été convenablement informée, en temps opportun, de l'évolution de l'enquête, des différentes conclusions et du recours à un économiste externe.


[55]            Le Bureau jouit d'une très grande discrétion dans la conduite de ses enquêtes et dans la prise de décision de référer le dossier au Tribunal de la concurrence ou non. En l'espèce, le Commissaire a tenu une enquête approfondie et complète à lgard de la plainte pour en venir à la conclusion que la preuve ne permettait pas de conclure que les pratiques commerciales des distributeurs et exploitants étaient contraires à la Loi. Il n'y a pas de preuve que l'enquête n'aurait pas été faite correctement. Les allégations de la demanderesse que le Bureau n'aurait pas agi équitablement sont sans fondement. De plus, le Commissaire n'avait pas à transmettre le rapport de lconomiste externe à la demanderesse.

                                                                       

[56]          À mon avis, la décision dans Warner ne trouve pas application en l'espèce. D'une part, dans cette décision, le litige était entre le détenteur de la licence et les distributeurs et il visait l'octroi de licences. Dans le dossier qui nous occupe, le litige est plutôt entre les distributeurs et les exploitants de salle de cinéma pour obtenir des copies des films et non des licences. D'autre part, je suis d'avis que la définition de la Loi pour le terme "produit" vise les licences puisque conclure autrement permettrait au domaine de la propriété intellectuelle de se soustraire à l'application de la Loi sur la concurrence.


[57]            Pour toutes ces raisons, la demande de contrôle judiciaire doit être rejetée avec dépens, la demanderesse n'ayant pas démontré que l'intervention de cette Cour était justifiée. Rien dans la preuve ne permet de soutenir que le Bureau n'a pas agi équitablement ou aurait fait preuve de mauvaise foi; il a agit de façon conforme aux dispositions de la Loi. La demanderesse a été tenue informée des progrès de l'enquête à plusieurs occasions. Également, le Commissaire lui a permis de présenter ses observations suite au rapport de juillet. Malheureusement, malgré cette opportunité, la demanderesse n'a pas produit de réplique.

P. Rouleau

     JUGE

OTTAWA, Ontario

Le 13 mai 2005


                                                       COUR FÉDÉRALE

                                       AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

                                                                       

DOSSIER :                                 T-37-03                        

INTITULÉ:                                 LES CINÉMAS GUZZO INC. c. PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

LIEU DE L'AUDIENCE :         Montréal, Qc

DATE DE L'AUDIENCE :       Le 19 avril 2005

MOTIFS :                                    L'honorable juge Rouleau

DATE DES MOTIFS :               Le 13 mai 2005

COMPARUTIONS:                 

Me Franco Iezzoni                      POUR LA DEMANDERESSE

Me Nathalie Benoit                     POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER:

PATERAS & IEZZONI                POUR LA DEMANDERESSE

Bureau 2314

500, Place d'Armes

Montréal (Québec)

H2Y 2W2

Justice Canada                          POUR LE DÉFENDEUR

Complexe Guy-Favreau

200 ouest, boul. René-Lévesque

Tour Est, 5e étage

Montréal, Qc

H2Z 1X4



[1] L.R.C. (1985), ch. C-34

[2] (1997) 78 C.P.R. (3d) 321, dossier CT-97/3 (ci-après Warner)

[3]Patrice GARANT, Droit administratif, 5e édition, Éditions Yvon Blais, 2004, p. 176 (références omises)

[4]Canada (Ministre du Revenu national - M.N.R.) c. Coopers and Lybrand, [1979] 1 R.C.S. 495, 504

[5]Gauthier v. Canada (Director of investigation and research), [1991] F.C.J. No. 1002 (F.C.A.)

[6]Charette c. Canada (Commissaire de la concurrence), [2003] A.C.F. no 1697 (F.C.A.)

[7]Baker c. Canada (MCI), [1999] 2 R.C.S. 817

[8]P. 5, par. 29, dossier défendeur

[9]P. 3, par. 19, dossier défendeur

[10]P. 4, par. 27, dossier défendeur


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