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Date : 20191010


Dossier : IMM-6085-18

Référence : 2019 CF 1207

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 10 octobre 2019

En présence de madame la juge McDonald

ENTRE :

MOHEMMAD ARIF ZARIFI

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1]  Le demandeur, Mohemmad Arif Zarifi, un citoyen de l’Afghanistan, a été déclaré interdit de territoire au Canada en raison des fonctions qu’il a déjà occupées au sein du ministère de la Défense de l’Afghanistan. La Cour est saisie d’une demande de contrôle judiciaire d’un examen des risques avant renvoi (ERAR), dans laquelle le demandeur allègue que l’agent d’ERAR [l’agent] aurait dû lui accorder une audience et qu’il a traité les éléments de preuve de façon déraisonnable.

[2]  Pour les motifs qui suivent, la présente demande de contrôle judiciaire est rejetée. Étant donné que l’agent n’a pas tiré de conclusions défavorables quant à la crédibilité du demandeur, la tenue d’une audience n’était pas nécessaire. En outre, je juge que l’agent a raisonnablement évalué les éléments de preuve.

Contexte

[3]  Le demandeur est arrivé au Canada en juillet 2014 en provenance des États‑Unis et il a présenté une demande d’asile. Cependant, en raison du poste de rang supérieur qu’il a occupé de 1978 à 1992 au sein du ministère de la Défense nationale de l’Afghanistan, il a été déclaré interdit de territoire au Canada en application de l’alinéa 35(1)b) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR] pour avoir travaillé au sein d’un gouvernement qui se livre ou s’est livré au terrorisme, à des violations graves ou répétées des droits de la personne ou commet ou a commis un génocide, un crime contre l’humanité ou un crime de guerre.

[4]  Le demandeur soutient que puisqu’il milite en faveur des droits des femmes et qu’il a travaillé pour le précédent gouvernement afghan, il est ciblé par les talibans. Il affirme que sa famille et lui ont été ciblés et menacés par les talibans, et que ces derniers ont envoyé une lettre de menaces chez lui en 2014.

Décision faisant l’objet du contrôle

[5]  La demande d’ERAR du demandeur a été rejetée le 25 juillet 2018. L’agent a estimé que les éléments de preuve ne permettaient pas de conclure que le demandeur serait exposé au risque d’être soumis à la torture, à une menace à sa vie ou au risque de traitements ou peines cruels et inusités s’il devait retourner en Afghanistan.

[6]  L’agent a jugé que les renseignements contenus dans la lettre censée provenir des talibans n’étaient pas vérifiables; il ne leur a donc accordé que peu de poids. En outre, il n’a accordé qu’une faible valeur probante aux lettres d’appui présentées par le demandeur puisqu’elles provenaient de membres de sa famille proche et d’un ami, lesquels manquaient d’impartialité.

[7]  Lorsqu’il a examiné les éléments de preuve, l’agent a aussi jugé que, bien que crédible, l’affidavit du demandeur daté du 11 février 2018 ne suffisait pas à démontrer que sa famille et lui étaient ciblés par les talibans. Après avoir consulté les rapports sur la situation au pays, l’agent a conclu que dans l’ensemble, il n’y avait pas suffisamment d’éléments de preuve objectifs démontrant que le demandeur serait exposé à un risque s’il devait retourner en Afghanistan ou qu’il susciterait un intérêt tel qu’il risquerait d’être surveillé, ciblé, enlevé, torturé ou mis à mort.

[8]  Par conséquent, l’agent a conclu que le demandeur n’avait pas qualité de personne à protéger.

Questions en litige

[9]  La présente demande de contrôle judiciaire soulève deux questions :

  1. L’agent a-t-il commis une erreur en ne tenant pas d’audience?

  2. L’agent a-t-il évalué la preuve du demandeur de façon raisonnable?

Norme de contrôle applicable

[10]  Dans le contexte d’une demande d’ERAR, il n’est justifié de tenir une audience que dans des circonstances où la demande d’ERAR soulève des questions importantes à l’égard de la crédibilité (Ahmad c Canada (Citoyenneté et Immigration) 2012 CF 89, au paragraphe 38 [Ahmad]). Si de telles circonstances existent, la norme de contrôle applicable à la décision de l’agent est la norme de la décision correcte (Ahmad, au paragraphe 18).

[11]  En ce qui concerne le traitement de la preuve effectué par l’agent, y compris les conclusions déguisées tirées au sujet de la crédibilité, la norme de la décision raisonnable s’applique (Chekroun c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 737, au paragraphe 40).

L’agent a-t-il commis une erreur en ne tenant pas d’audience?

[12]  Dans sa demande d’ERAR, M. Zarifi a mentionné ce qui suit :

[traduction]

[…] s’il existe des doutes quant à sa crédibilité ou à la crédibilité de l’un ou l’autre des documents joints à la demande, il aurait dû se voir accorder une audience afin de pouvoir dissiper ces préoccupations.

[13]  De façon générale, un demandeur d’ERAR n’a pas droit à une audience. Toutefois, l’agent a le pouvoir d’en accorder une dans les cas où les facteurs énoncés à l’article 167 du Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés, DORS/2002‑227 [le RIPR] sont respectés.

[14]  L’article 167 prévoit ce qui suit :

167 Pour l’application de l’alinéa 113b) de la Loi, les facteurs ci-après servent à décider si la tenue d’une audience est requise :

167  For the purpose of determining whether a hearing is required under paragraph 113(b) of the Act, the factors are the following:

a) l’existence d’éléments de preuve relatifs aux éléments mentionnés aux articles 96 et 97 de la Loi qui soulèvent une question importante en ce qui concerne la crédibilité du demandeur;

a) whether there is evidence that raises a serious issue of the applicant’s credibility and is related to the factors set out in sections 96 and 97 of the Act;

b) l’importance de ces éléments de preuve pour la prise de la décision relative à la demande de protection;

b) whether the evidence is central to the decision with respect to the application for protection; and

c) la question de savoir si ces éléments de preuve, à supposer qu’ils soient admis, justifieraient que soit accordée la protection.

c) whether the evidence, if accepted, would justify allowing the application for protection.

[15]  Les facteurs énoncés à l’article 167 du RIPR sont cumulatifs; un agent d’ERAR n’a l’obligation de tenir une audience que si les trois facteurs sont respectés (Cosgun c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2010 CF 400, au paragraphe 32).

[16]  En l’espèce, le facteur déterminant pour l’agent a été le manque d’éléments de preuve suffisants. Par conséquent, le facteur énoncé à l’alinéa 167c) n’était pas respecté. Cela ressort clairement de la décision de l’agent, qui a tiré plusieurs conclusions concernant  la preuve présentée, jugeant qu’il n’y avait [traduction« pas suffisamment d’éléments de preuve convaincants » et [traduction« pas suffisamment d’éléments de preuve objectifs ».

[17]  Lorsque la décision est fondée sur la suffisance de la preuve plutôt que sur la crédibilité du demandeur, la tenue d’une audience n’est pas justifiée (Ahmad, aux paragraphes 37 à 39). En l’espèce, l’agent a examiné la preuve, mais il l’a jugée insuffisante.

[18]  En outre, la conclusion de l’agent à savoir que le demandeur était crédible est raisonnable. Bien que l’agent ait souligné que les conditions en Afghanistan étaient loin d’être idéales et favorables, il cherchait surtout à obtenir des éléments de preuve étayant l’allégation du demandeur selon laquelle il est ciblé par les talibans. Dans le contexte d’une demande d’ERAR, une croyance seule ne suffit pas à satisfaire aux exigences de la loi; le demandeur doit prouver, selon la prépondérance des probabilités, qu’il sera personnellement exposé à un risque s’il doit retourner en Afghanistan (Ferguson c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2008 CF 1067, au paragraphe 22 [Ferguson] et Raza c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2006 CF 1385, au paragraphe 29 [Raza]).

[19]  En l’espèce, la décision de l’agent n’était pas fondée sur une conclusion défavorable quant à la crédibilité. L’agent a reconnu que le demandeur croyait être ciblé par les talibans. Pour l’agent, le problème résidait dans le fait que le demandeur n’avait fourni aucun élément de preuve à l’appui de son allégation selon laquelle il était personnellement exposé à un risque. L’agent a correctement souligné que les éléments de preuve concernant la situation générale du pays et les renseignements concernant les risques pour le public en général étaient, justement, de nature générale et non personnelle. Il a aussi souligné que les éléments de preuve présentés par le demandeur n’établissaient pas que celui-ci serait personnellement exposé à un risque. Plus précisément, l’agent a mentionné que les éléments de preuve concernant la situation dans le pays contenaient des rapports sur divers actes criminels, mais qu’aucun document ne faisait mention du demandeur ni ne traitait des éléments cruciaux de sa demande.

[20]  Le demandeur soutient que l’agent n’aurait pas pu rendre une décision défavorable s’il l’avait cru. Cependant, la crédibilité et la suffisance de la preuve sont deux questions distinctes; l’une a trait à la qualité des éléments de preuve (à savoir s’ils doivent être crus), tandis que l’autre a trait à la quantité des éléments de preuve (à savoir s’ils sont suffisants pour satisfaire au seuil de la prépondérance des probabilités). Il est raisonnable pour un agent d’ERAR de croire tout ce que dit un demandeur, mais de tout de même juger qu’il n’y a pas suffisamment d’éléments de preuve pour conclure, selon la prépondérance des probabilités, qu’il existe un risque personnel pour le demandeur.

[21]  En l’espèce, l’agent reconnaît que le demandeur avait présenté certains éléments de preuve laissant croire qu’il courait un risque, notamment la lettre laissée à son domicile et les lettres présentées par les membres de sa famille et son ami. Cependant, l’agent souligne qu’une lettre dont l’authenticité ne peut être vérifiée de même que des avis présentés par des membres de la famille et un ami du demandeur ne suffisent pas à démontrer que sa famille et lui ont été pris pour cibles par les talibans.

[22]  Je suis donc d’avis que le rejet de la demande d’audience du demandeur ne constitue pas un manquement à l’obligation d’équité procédurale à son endroit. L’agent a tiré une conclusion quant à la faible valeur probante des éléments de preuve corroborants, mais il n’a pas mis en doute la crédibilité du demandeur.

[23]  Par conséquent, les facteurs énoncés à l’article 167 du RIPR, servant à décider si la tenue d’une audience est nécessaire, n’étaient pas respectés en raison de l’absence de corroboration (Khansary c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2017 CF 1146, au paragraphe 30 [Khansary]).

L’agent a-t-il évalué la preuve du demandeur de façon raisonnable?

[24]  Le demandeur soutient que la présomption de véracité doit être accordée à ses éléments de preuve (Maldonado c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1980] 2 CF 302 (CAF), au paragraphe 5 [Maldonado]). Cependant, il en faut davantage pour prouver le bien‑fondé d’une demande visant à obtenir le statut de personne à protéger au titre de l’article 97 de la LIPR. Comme il a été mentionné dans Khansary, au paragraphe 30 :

Le fait qu’un demandeur atteste la véracité de la preuve corroborante ne s’applique plus, étant donné que c’est une proposition circulaire. En outre, tandis que les éléments de preuve du demandeur sont acceptés sur présentation, le besoin de corroboration a été reconnu comme devant leur donner plus de poids lorsque l’exposé des faits soulève des questions d’improbabilité et l’intérêt de l’auteur réduit sa valeur probante, selon Ferguson […].

[25]  Il est possible de se prononcer sur la valeur probante de la preuve et sur le poids à y accorder sans nécessairement se prononcer sur la crédibilité. En l’espèce, l’agent d’ERAR n’a pas tiré de conclusions déguisées quant à la crédibilité, comme dans la décision Chekroun.

[26]  Essentiellement, le demandeur conteste le poids accordé à la preuve par l’agent d’ERAR. Suivant la décision Ferguson, il était loisible à l’agent d’évaluer le poids et la valeur probante de la preuve sans en apprécier la crédibilité.

[27]  Dans le cadre d’un contrôle judiciaire, il n’appartient pas à la Cour d’évaluer ou d’apprécier de nouveau la preuve examinée par l’agent d’ERAR (Khansary, au paragraphe 44 et Ferguson, au paragraphe 33).

[28]  Le demandeur soutient que l’agent ne s’est pas expressément penché sur la question des « lettres de nuit » qu’envoient les talibans, dont il est fait mention dans certains documents sur la situation dans le pays. Cependant, l’agent n’est pas tenu de mentionner chaque élément de preuve dans sa décision (Newfoundland and Labrador Nurses’ Union c Terre‑Neuve‑et‑Labrador (Conseil du Trésor), 2011 CSC 62, au paragraphe 16).

[29]  De plus, la mention de telles lettres dans les éléments de preuve concernant la situation dans le pays ne suffit pas à établir un lien avec la situation personnelle du demandeur. Dans l’ensemble, les éléments de preuve ne suffisaient pas à établir que le demandeur serait lui‑même ciblé par les talibans.

[30]  Selon la norme de la décision raisonnable, l’évaluation de la preuve faite par l’agent commande une certaine retenue. En l’espèce, la décision est justifiable, intelligible et transparente, et elle appartient aux issues possibles acceptables (Dunsmuir c Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9, au paragraphe 47).

[31]  Par conséquent, la présente demande de contrôle judiciaire est rejetée.


JUGEMENT dans le dossier IMM‑6085‑18

LA COUR STATUE que la présente demande de contrôle judiciaire est rejetée. Aucune question n’est certifiée.

« Ann Marie McDonald »

Juge

Traduction certifiée conforme

Ce 21e jour d’octobre 2019.

Mélanie Vézina, traductrice


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM‑6085‑18

 

INTITULÉ :

MOHEMMAD ARIF ZARIFI c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 15 AOÛT 2019

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE MCDONALD

 

DATE DU JUGEMENT ET DES MOTIFS :

LE 10 OCTOBRE 2019

 

COMPARUTIONS :

Nilofar Ahmadi

 

POUR LE DEMANDEUR

Christopher Crighton

 

POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

NK Lawyers

Avocats

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DEMANDEUR

Procureur général du Canada

Ministère de la Justice

Toronto (Ontario)

POUR LE DÉFENDEUR

 

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