Décisions de la Cour fédérale

Informations sur la décision

Contenu de la décision

Date : 20191021


Dossier : IMM-2776-18

Référence : 2019 CF 1316

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 21 octobre 2019

En présence de madame la juge Elliott

ENTRE :

MEI LING HE

BIN BIN CHEN

demandeurs

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1]  La Cour est saisie d’une demande de contrôle judiciaire visant la décision par laquelle la Section d’appel des réfugiés (« SAR ») a rejeté l’appel interjeté par Mme Mei Ling He et son fils adulte, M. Bin Bin Chen (les « demandeurs »). La demande est présentée au titre du paragraphe 72(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR].

[2]  Les demandeurs sollicitent l’annulation de la décision de la SAR.

[3]  Pour les motifs qui suivent, la présente demande est accueillie.

I.  Contexte factuel

[4]  Mme He prétend qu’elle était et qu’elle est toujours exposée à un risque de stérilisation forcée en Chine. M. Chen soutient qu’il a tenu tête aux autorités au nom de sa mère et qu’il risque donc lui aussi d’être persécuté en Chine.

[5]  La SAR a rejeté l’appel et confirmé la décision de la Section de la protection des réfugiés (la « SPR »). La SAR et la SPR ont chacune conclu, pour des motifs différents, que la preuve fournie par les demandeurs à l’appui de leur demande d’asile n’était pas crédible.

[6]  Les demandeurs ont allégué devant la SPR que les responsables de la planification familiale (RPF) d’abord et le Bureau de la sécurité publique (BSP) ensuite les ont persécutés, parce que Mme He avait contrevenu à la politique de planification familiale chinoise de l’enfant unique. M. Chen était son deuxième enfant, né le 20 mai 1996, avec l’autorisation des RPF, reçue après que la famille eut payé une amende pour obtenir un permis de naissance au préalable.

[7]  Après la naissance de M. Chen, Mme He a été forcée par les RPF de se faire insérer un dispositif intra-utérin (« DIU »). Le 2 mars 2015, elle a appris qu’elle était enceinte pour la troisième fois, car le DIU s’était déplacé. Elle a été forcée par les RPF de subir un avortement ce jour‑là. Puisqu’elle a présenté des saignements importants après l’avortement, Mme He a été renvoyée chez elle et a reçu comme instruction de revenir environ une semaine plus tard pour subir une stérilisation.

[8]  Mme He s’est cachée et n’est pas retournée subir l’intervention de stérilisation. En fin de compte, M. Chen et elle sont sortis clandestinement de Chine au début de mai 2015 et sont arrivés au Canada à dix jours d’intervalle.

[9]  Mme He et M. Chen ont présenté leur demande d’asile en septembre 2015. Les demandes ont été instruites en juin 2017 par la SPR, qui a rendu la décision défavorable une semaine après l’audience.

[10]  La décision confirmant celle de la SPR a été rendue en mai 2018. L’appel interjeté devant la SAR était sous forme écrite. Aucune nouvelle preuve ne lui a été présentée.

[11]  Après avoir examiné deux questions de manière très approfondie, la SAR a conclu qu’il n’existait aucune possibilité sérieuse que les demandeurs soient persécutés, et qu’ils ne seraient pas non plus personnellement exposés, selon la prépondérance des probabilités, au risque d’être soumis à la torture, à une menace à leur vie ou au risque de traitement ou peine cruels ou inusités s’ils devaient retourner en Chine. Il a donc été conclu qu’ils n’étaient ni des réfugiés au sens de la Convention ni des personnes à protéger.

II.  Questions en litige

[12]  Les demandeurs allèguent que la décision de la SAR est déraisonnable et qu’elle a été rendue à l’issue d’une procédure inéquitable, contraire aux principes de la justice naturelle.

[13]  Comme je l’explique ci‑après, j’ai conclu que le processus de la SAR était inéquitable, sur le plan procédural, à l’égard des demandeurs. Il n’est donc pas nécessaire d’examiner d’autres questions.

III.  Norme de contrôle

[14]  Les questions d’équité procédurale et de justice naturelle supposent une obligation d’agir avec équité. La cour de révision doit déterminer si le processus suivi par le décideur a atteint le degré d’équité requis par les circonstances de l’affaire et si la décision était l’aboutissement d’un processus équitable : Chemin de fer Canadien Pacifique Limitée c Canada (Procureur général), 2018 CAF 69 [CCP], au par. 54.

[15]  Dans l’arrêt CCP, alors qu’elle se demandait s’il était opportun de se lancer dans une analyse sur la norme de contrôle à l’égard des questions d’équité procédurale, la Cour d’appel fédérale a jugé que même s’il y a une certaine maladresse dans l’utilisation de la terminologie et qu’à proprement parler, aucune norme de contrôle n’est appliquée, l’exercice de révision est [traduction] « particulièrement bien reflété dans la norme de la décision correcte » : CCP, au par. 54.

[16]  Dès qu’il s’agit de déterminer s’il y a eu manquement à l’équité procédurale, aucune déférence ne doit être témoignée au décideur. La question est de savoir si le demandeur connaissait la preuve à réfuter et s’il a eu la possibilité complète et équitable d’y répondre : CCP, au par. 56.

IV.  Les différences entre la décision de la SPR et celle de la SAR

[17]  La SPR et la SAR ont chacune examiné deux questions en profondeur et une autre superficiellement.

[18]  Elles se sont chacune longuement attardées sur la capacité des demandeurs à quitter la Chine en se servant de leur propre passeport.

[19]  La SPR s’est aussi longuement arrêtée sur le retard mis par les demandeurs à présenter une demande d’asile au Canada. Elle a consacré très peu de temps (un paragraphe) à l’analyse des documents à l’appui qu’ils ont présentés pour établir le risque de persécution auquel ils étaient exposés en Chine.

[20]  La SAR a consacré très peu de temps (un paragraphe) à l’analyse du retard mis par les demandeurs à présenter une demande d’asile au Canada.

[21]  La SAR a examiné de manière approfondie les documents à l’appui présentés par les demandeurs pour établir le risque de persécution auquel ils étaient exposés. Elle s’est très peu attardée (un paragraphe) sur l’analyse du dépôt tardif de leur demande d’asile au Canada.

[22]  Les demandeurs ont soutenu devant la SAR que la majorité des conclusions de la SPR quant à la crédibilité et des incohérences alléguées qu’elle avait relevées n’étaient pas appuyées par la preuve et qu’elles reposaient sur des faits incorrects ainsi que sur des conjectures non fondées. Ils ont également prétendu que la SPR avait imposé son propre point de vue quant aux événements survenus et à la forme que devaient prendre les documents.

[23]  La question de l’équité procédurale tient aux approches extrêmement différentes adoptées par la SPR et la SAR dans leur examen et leur analyse des documents à l’appui. À titre de mise en contexte, je présenterai un aperçu des deux décisions en ce qui touche chacune des trois questions.

A.  Retard mis à présenter une demande d’asile au Canada

[24]  La majeure partie de la décision de la SPR traite de deux questions – le retard mis à demander l’asile au Canada et la capacité des demandeurs à quitter la Chine en se servant de leur propre passeport. La SPR a décidé que ces deux questions prises ensemble menaient à la conclusion que les demandeurs n’étaient généralement pas crédibles quant au fondement de leur demande d’asile.

[25]  Ayant conclu qu’ils n’étaient généralement pas crédibles, la SPR a décidé que les demandeurs n’étaient recherchés ni par le BSP ni par les RPF. À ce titre, elle a conclu que tout le fondement de leur demande d’asile était miné.

[26]  Après leur arrivée au Canada, les demandeurs ont attendu quatre mois pour soumettre leur demande d’asile. Ils ont expliqué à la SPR qu’ils attendaient l’arrivée de l’époux/du père de manière à pouvoir présenter ensemble une demande d’asile. Pour la SPR, cette explication n’était ni raisonnable ni crédible. Comme l’époux s’était déjà vu refuser la qualité de réfugié, il ne pouvait présenter une nouvelle demande d’asile.

[27]  Les demandeurs avaient dit ignorer que l’époux n’était pas admissible. La SPR a conclu qu’ils avaient ensuite enjolivé leur témoignage en affirmant qu’un consultant en immigration leur avait conseillé d’attendre avant de soumettre la demande d’asile, et a jugé que cette explication n’était pas crédible.

[28]  En examinant la question du retard mis par les demandeurs à présenter une demande d’asile, la SPR a effectué une analyse détaillée de leur témoignage dans le cadre duquel ils avaient avancé une deuxième raison pour justifier le retard : l’opposition de l’époux à l’avortement, fondée sur des motifs religieux et moraux.

[29]  La SPR a consacré 18 paragraphes, étalés sur cinq pages, à son analyse du retard mis par les demandeurs à présenter une demande d’asile.

[30]  La SPR a conclu que les demandeurs n’avaient pas produit une preuve crédible suffisante en vue d’établir que l’époux était un chrétien fortement opposé à l’avortement pour des motifs religieux.

[31]  Il s’ensuivait qu’ils n’avaient pas expliqué, de manière raisonnable, pourquoi ils avaient attendu quatre mois avant de présenter une demande d’asile au Canada; aussi, ils n’avaient pas fourni suffisamment d’éléments de preuve crédibles en vue d’établir qu’ils étaient recherchés par le BSP ou que celui‑ci s’intéressait encore à eux.

[32]  En revanche, la SAR n’a quasiment pas abordé le retard mis par les demandeurs à présenter une demande d’asile au Canada.

[33]  Dans un paragraphe, composé de deux phrases, sous la rubrique « Observations supplémentaires quant à des erreurs », la SAR déclare avoir examiné et apprécié la preuve au dossier concernant le retard et l’identité religieuse de l’époux, concluant que, même si les arguments étaient fondés, ils seraient insuffisants pour l’emporter sur les conclusions défavorables en matière de crédibilité tirées plus tôt dans la décision.

B.  Capacité de quitter la Chine en se servant de leur propre passeport

[34]  L’autre question approfondie par la SPR concernait la capacité des demandeurs de quitter la Chine en se servant de leur propre passeport. Cette analyse est exposée en 25 paragraphes étalés sur huit pages.

[35]  La SPR a préféré au témoignage des demandeurs la preuve contenue dans les documents sur les conditions dans le pays, qui étaient, selon elle, détaillés et appuyés par des recherches rigoureuses.

[36]  La SPR a conclu que le témoignage des demandeurs était [traduction] « vague, conjectural, et insuffisant pour établir de manière crédible, selon la prépondérance des probabilités, qu’ils avaient réussi à échapper aux contrôles de sortie de la Chine ». En particulier, elle n’était pas satisfaite par le degré de détails qu’ils avaient pu fournir quant à la manière dont leur passeur les avait aidés à contourner les systèmes de sécurité en place.

[37]  Les demandeurs ont fait valoir devant la SAR que la conclusion par laquelle la SPR n’a pas jugé crédible qu’ils aient pu quitter la Chine en se servant de leur propre passeport était conjecturale, parce que les têtes de serpent ont pour spécialité de faire sortir des gens de Chine sans qu’ils soient arrêtés, et la SPR disposait de documents établissant que ces têtes de serpent soudoient les fonctionnaires ou travaillent de concert avec eux pour faciliter les départs.

[38]  La SAR a effectué un examen détaillé de la preuve regardant la capacité des demandeurs de quitter la Chine en se servant de leur propre passeport, alors qu’ils étaient recherchés par le BSP, et elle s’est appuyée sur les renseignements contenus dans le Cartable national de documentation de mars 2017 pour la Chine ainsi que sur la réponse à la demande d’information CHN105049.E de septembre 2015 [RDI].

[39]  La SAR a également examiné le témoignage fourni par les demandeurs à la SPR et la jurisprudence de la Cour appuyant leur position selon laquelle la SPR avait tiré une conclusion conjecturale.

[40]  Les demandeurs ont signalé à la SAR des exemples, cités dans la RDI, dans lesquels des actes de fraude et de corruption avaient permis à des gens d’échapper aux contrôles de sécurité. En particulier, les demandeurs ont soutenu que, bien que quatre contrôles de passeport puissent être requis, la RDI ne précise pas qu’ils doivent l’être, et les pratiques varient non seulement entre les aéroports, mais également au sein d’un même aéroport. En fin de compte, la SAR a préféré la preuve à l’effet contraire contenue dans le document d’information australien sur la corruption en Chine, parce qu’il était exhaustif, impartial et factuel.

[41]  Finalement, la SPR et la SAR ont chacune adopté, pour analyser cette question, une approche quelque peu semblable. Compte tenu de l’analyse que je me propose d’effectuer ci‑après, il n’est pas nécessaire de s’attarder davantage sur celles qui traitent du retard mis à présenter la demande d’asile ou de la capacité des demandeurs à quitter la Chine en se servant de leur propre passeport.

C.  Insuffisance des autres documents divulgués ou à l’appui

[42]  La question déterminante tient au fait que la SAR a effectué un examen détaillé des documents à l’appui que les demandeurs avaient soumis pour démontrer que Mme He était recherchée par les RPF et le BSP pour être stérilisée.

[43]  Une fois qu’elle a tiré sa conclusion à l’égard des passeports, la SPR a noté, sous la rubrique [traduction] « Insuffisance des autres documents divulgués » que les documents frauduleux étaient répandus en Chine. Combinant cette observation aux conclusions précédentes en matière de crédibilité tirées à l’égard du retard et des circonstances de leur départ de Chine, elle a conclu que les documents traitant des allégations de persécution se verraient accorder peu de poids.

[44]  La SPR a précisé que les documents en question étaient les avis de stérilisation, le certificat de diagnostic et le certificat d’avortement.

[45]  L’analyse faite par la SPR consistait en une observation portant que les documents paraissaient être des lettres récemment saisies à l’ordinateur sur lesquelles était apposé un simple timbre pouvant aisément être reproduit frauduleusement.

[46]  Toute cette analyse faite par la SPR tient en un seul paragraphe.

[47]  Les documents que la SPR a évoqués sous la rubrique [traduction] « Insuffisance des autres documents divulgués » ont été désignés par la SAR comme les documents à l’appui.

[48]  La SAR a décidé d’apprécier de manière indépendante les documents à l’appui soumis par les demandeurs, parce que les motifs de la SPR « ne [semblaient] pas pleinement adéquats pour appuyer la décision » qu’elle avait rendue.

(1)  Avis de stérilisation

[49]  Après avoir examiné les avis de stérilisation et la preuve documentaire, de même que considéré l’exposé circonstancié contenu dans le formulaire modifié Fondement de la demande d’asile et le témoignage que les demandeurs ont présenté à l’audience de la SPR, la SAR a jugé que les avis de stérilisation ne concordaient pas avec la nouvelle politique des deux enfants mise en œuvre par la Chine.

[50]  La SAR a également fait remarquer que les avortements et les stérilisations forcés en Chine étaient devenus illégaux en 2012 et qu’une directive interdisant ces activités avait été transmise aux comités locaux de planification familiale.

[51]  La SAR a accordé peu de poids aux avis de stérilisation, concluant qu’il était improbable que de tels avis soient délivrés, parce que les stérilisations forcées étaient devenues illégales. Elle a conclu, selon la prépondérance des probabilités, qu’il n’était pas crédible que les demandeurs aient reçu deux avis de stérilisation après un avortement forcé et que les autorités du Bureau de la planification familiale et du Bureau de la sécurité publique soient encore à leur recherche.

[52]  En particulier, la SAR a conclu qu’il y avait suffisamment d’éléments de preuve pour conclure que les avis de stérilisation n’étaient pas des documents authentiques.

(2)  Certificats de diagnostic et d’avortement

[53]  La SAR a jugé que les certificats de diagnostic et d’avortement étaient chacun frauduleux, faisant remarquer, comme pour les avis de stérilisation, qu’ils n’étaient pas signés et qu’ils avaient été imprimés sur du papier ordinaire, sans en‑tête, malgré le fait qu’ils étaient censés émaner d’une entité gouvernementale. La SAR a également relevé qu’ils n’étaient pas difficiles à produire, puisqu’il s’agissait de simples formulaires.

[54]  Quant au certificat de diagnostic, la SAR a fait remarquer que les renseignements qu’il contenait figureraient normalement dans le [traduction] « Dossier médical des soins ambulatoires et d’urgence pour les hôpitaux et les cliniques » [Dossier des soins ambulatoires]. Il s’agit d’un petit livret contenant une liste de symptômes du patient consignés par le médecin. La distribution du livret est obligatoire; il est conservé par le patient. La SAR a noté toutefois que le livret est difficile à vérifier, parce que les renseignements sont manuscrits et qu’il est facile de s’en procurer dans un hôpital.

[55]  La SAR a fait remarquer que Mme He n’avait pas divulgué le Dossier des soins ambulatoires à l’appui de sa demande d’asile. Pour elle, il s’agissait d’un document central qui servirait à confirmer les interventions médicales et le dossier de santé lorsque la demande d’asile soulève des préoccupations liées à la santé et aux soins médicaux.

[56]  La SAR a conclu que la preuve soumise par les demandeurs n’était pas suffisamment convaincante pour que le certificat de diagnostic se voie attribuer la moindre valeur probante.

[57]  Quant au certificat d’avortement, la SAR a conclu qu’il ne confirmait pas que l’intervention avait été forcée ou imposée à Mme He. Comme les stérilisations et les avortements forcés sont illégaux en Chine, la SAR a jugé peu probable qu’un hôpital fournisse une confirmation écrite de telles interventions.

[58]  La SAR a également fait remarquer que les renseignements contenus dans le certificat d’avortement figureraient normalement dans le Dossier des soins ambulatoires et qu’ils seraient mentionnés sur la carte de Mme He, délivrée par les Services de planification des naissances, sur laquelle les RPF consignent les interventions et les examens liés à la planification familiale. Pour la SAR, la carte des Services de planification des naissances était un autre document qu’elle s’attendait à trouver dans le dossier appuyant la demande d’asile de Mme He, laquelle reposait sur des enjeux de planification familiale. La SAR n’a donc accordé aucune valeur probante au certificat d’avortement.

[59]  La SAR a conclu que les demandeurs avaient sciemment soumis de faux documents à l’appui de leur demande d’asile et qu’ils n’étaient pas des témoins crédibles, ajoutant que la présentation de multiples faux documents de planification familiale avait sérieusement mis en doute le récit complet de la demanderesse.

[60]  La SAR a déterminé que les demandeurs avaient soumis de faux documents à l’appui de leur demande d’asile, qu’ils n’étaient pas des témoins crédibles et, compte tenu de l’ampleur de la fausse déclaration liée aux nombreux documents de planification familiale, que la crédibilité de leur récit complet était sérieusement mise en doute. La SAR a donc conclu qu’ils n’étaient recherchés ni par les RPF ni par le BSP et que Mme He ne risquait pas d’être stérilisée en Chine.

V.  Analyse

[61]  Il convient de garder à l’esprit que la SPR a jugé, en un paragraphe, sous la rubrique [traduction] « Insuffisance des autres documents divulgués », que les documents à l’appui se verraient accorder peu de valeur probante, à cause des conclusions en matière de crédibilité qu’elle avait tirées à l’encontre des demandeurs et parce que les documents en question semblaient avoir été récemment créés. La SPR a conclu que ces documents étaient collectivement insuffisants pour l’emporter sur les conclusions défavorables en matière de crédibilité.

[62]  Vu le peu d’attention accordée par la SPR aux documents à l’appui, il n’est pas surprenant que, dans leurs observations adressées à la SAR, les demandeurs se soient totalement concentrés sur l’analyse effectuée par la SPR concernant le retard mis à présenter la demande d’asile au Canada et leur capacité de quitter la Chine en se servant de leur propre passeport.

[63]  La seule référence, dans les observations, aux documents à l’appui a consisté à dire que la SPR [traduction] « [avait] arbitrairement accepté ou refusé les documents personnels [des demandeurs] en se fondant sur les apparences ». Les observations signalaient que les documents comportaient les sceaux appropriés et qu’ils étaient imprimés sur un papier ayant la taille requise. Les traductions anglaises étaient dactylographiées, mais les documents chinois originaux se présentaient sur du papier normalement utilisé en Chine.

[64]  Les observations ont aussi fait remarquer que la SPR avait mentionné la généralisation selon laquelle les documents frauduleux étaient largement disponibles en Chine.

[65]  En l’espèce, les demandeurs soutiennent qu’en se penchant sur l’authenticité des documents à l’appui soumis à la SPR, la SAR a tranché plusieurs nouvelles questions liées à la crédibilité qui n’avaient pas été soulevées par la SPR. Ce faisant, poursuivent-ils, la SAR s’est montrée inéquitable sur le plan procédural à leur endroit. La SAR devait tenir une audience, parce que les conclusions en matière de crédibilité revêtaient une importance centrale au regard de leur demande d’asile. Les demandeurs citent la décision du juge Hughes dans Husian c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 684 [Husian], à l’appui de leur argument.

[66]  Le défendeur affirme que la procédure suivie par la SAR était équitable, parce que les demandeurs faisaient valoir dans l’un de leurs motifs d’appel que la SPR n’avait pas accordé suffisamment de poids à leurs documents à l’appui.

[67]  Je ne suis pas d’accord. Il existe une différence entre le poids accordé aux documents à l’appui et l’introduction d’une analyse décisive, totalement nouvelle et bien plus approfondie des documents en question.

[68]  La SAR a relevé que la SPR avait conclu que les documents étaient simples et qu’ils pouvaient être créés par quelqu’un ayant un ordinateur. La SAR est allée beaucoup plus loin. Ayant examiné le ton employé dans l’avis de stérilisation, elle a conclu qu’il ne semblait pas concorder avec l’allégation voulant que Mme He ait été forcée de subir un avortement.

[69]  La SAR s’est lancée dans une analyse de la probabilité que des avis écrits de convocation à une intervention de stérilisation forcée soient délivrés. Dans le cadre de cette analyse, la SAR a fait une extrapolation des documents utilisés dans la province du Guangdong pour déclarer que la province du Fujian était de taille semblable, que son profil global était analogue, et que le document présenté par les demandeurs ne figurait pas comme l’un de ceux qui seraient délivrés par la province du Guangdong.

[70]  La SAR s’est considérablement appuyée sur la preuve contenue dans les documents sur les conditions dans le pays qui indiquaient que les avortements et les stérilisations forcés étaient illégaux en Chine. Elle a constaté que les rapports faisant état de stérilisations et/ou d’avortements forcés tendaient à concerner des femmes vivant en région rurale et a relevé dans les documents versés en preuve qu’un seul avortement forcé était survenu dans la province du Fujian en 2012.

[71]  La SAR s’est appuyée sur ces conclusions pour accorder peu de valeur probante à l’avis de stérilisation.

[72]  Contrairement à l’analyse sophistiquée des documents effectués par la SAR, celle de la SPR était très rudimentaire. La SPR s’est plutôt appuyée sur ses conclusions précédentes en matière de crédibilité ainsi que sur des documents sur le pays indiquant que les documents frauduleux sont répandus en Chine, pour conclure que les documents à l’appui ne devaient se voir accorder que peu de valeur probante. Elle a cité et invoqué la décision rendue dans Huang c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 288, pour affirmer que la crédibilité globale du demandeur d’asile peut affecter le poids accordé à la preuve documentaire.

[73]  L’analyse qu’a effectuée la SAR du certificat de diagnostic et du certificat d’avortement allait bien plus loin que les commentaires de la SPR, formulés de manière générique à l’égard de l’ensemble des documents à l’appui.

[74]  La SAR s’est de nouveau arrêtée sur le libellé des certificats ainsi que sur la simplicité des documents. Elle a ensuite effectué une analyse totalement nouvelle en comparant les documents avec le Dossier médical des soins ambulatoires et d’urgence pour les hôpitaux et les cliniques qu’elle a reproché à Mme He de ne pas avoir soumis.

[75]  La SAR a également reproché à Mme He de ne pas avoir soumis la carte des Services de planification des naissances.

[76]  La SAR s’est appuyée sur ses conclusions à l’égard des documents à l’appui pour conclure que les demandeurs n’étaient recherchés ni par les RPF ni par le BSP et que Mme He ne risquait pas d’être stérilisée en Chine.

[77]  L’importance de cette analyse au regard de l’issue de la décision de la SAR ressort du fait que la conclusion a été tirée avant que la SAR n’analyse la capacité des demandeurs de quitter la Chine en se servant de leur propre passeport.

[78]  Dans Husian, le juge Hughes avait renvoyé la décision à la SAR pour nouvelle décision, parce qu’elle ne s’était pas contentée d’examiner les conclusions de la SPR, allant jusqu’à fournir d’autres motifs basés sur son propre examen du dossier. Comme l’a déclaré le juge Hughes, « si la SAR décide de se plonger dans le dossier afin de tirer d’autres conclusions de fond, elle devrait prévenir les parties et leur donner la possibilité de formuler des observations ».

[79]  Je conclus, compte tenu des différences considérables relevées dans l’analyse faite par la SAR et de l’absence d’analyse effectuée par la SPR, que la présente affaire tombe aisément sous le coup de la réflexion menée par le juge Gascon dans Kwakwa, à l’issue de laquelle il a formulé les principes suivants :

  • - la SAR ne peut pas invoquer d’autres motifs fondés sur son propre examen du dossier si le demandeur d’asile n’a pas eu la possibilité de les aborder : par. 22;

  • - les conclusions relatives à la crédibilité que le demandeur ne soulève pas dans son appel interjeté contre la décision de la SPR constituent une « nouvelle question », à l’égard de laquelle la SAR devait aviser les parties et leur offrir la possibilité de présenter des observations et des arguments : par. 25;

  • - lorsque des commentaires additionnels formulés à l’égard de documents soumis par un demandeur à l’appui d’[un élément essentiel de sa demande d’asile] n’ont été ni soulevés ni abordés explicitement par la SPR, le demandeur devrait à tout le moins avoir l’occasion de répondre à ces arguments et aux déclarations faites par la SAR, avant que la décision ne soit rendue : par. 26;

[80]  Dans Kwakwa, comme dans la présente affaire, la preuve examinée par la SAR n’était pas au cœur de la décision de la SPR ou de l’appel. Nous ne pouvons donc pas présumer que les demandeurs connaissaient la preuve qu’ils devaient réfuter lors de l’appel.

[81]  Pour les motifs qui précèdent, je conclus que le processus est inéquitable sur le plan procédural et que les demandeurs ont été l’objet d’un déni de justice naturelle.

[82]  La demande est accueillie, et l’affaire sera renvoyée à un tribunal différemment constitué de la SAR pour nouvelle décision. Les faits en l’espèce ne soulèvent aucune question à certifier.


JUGEMENT dans le dossier IMM‑2776‑18

LA COUR STATUE :

  1. que la demande est accueillie et que la décision de la SAR est annulée;

  2. que l’affaire est renvoyée à un tribunal différemment constitué de la SAR pour nouvelle décision;

  3. qu’il n’y a aucune question grave de portée générale à certifier.

« E. Susan Elliott »

Juge

Traduction certifiée conforme

Ce 14e jour de novembre 2019

C. Laroche, traducteur


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


 

DoSSIER :

IMM‑2776‑18

 

 

INTITULÉ :

MEI LING HE, BIN BIN CHEN c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 14 JANVIER 2019

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE ELLIOTT

 

DATE DU JUGEMENT

ET DES MOTIFS :

LE 21 OCTOBRE 2019

 

COMPARUTIONS :

Marvin Moses

 

POUR Les demandeurs

 

Stephen Jarvis

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Marvin Moses Law Office

Avocat

Toronto (Ontario)

 

POUR Les demandeurs

 

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.