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Date : 20191031


Dossier : IMM-3209-18

Référence : 2019 CF 1371

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Winnipeg (Manitoba), le 31 octobre 2019

En présence de monsieur le juge Pentney

ENTRE :

ROSALYN PETINGLAY

demanderesse

et

LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.  Le contexte

[1]  Rosalyn Petinglay est venue au Canada en janvier 2016, afin de travailler comme aide familiale résidente pour Suzanne et Scott Henuset. Sa sœur Mylin est mariée au frère de Scott Henuset, Michael, et Mylin travaille dans le grand magasin d’alcools que gère son époux. Le magasin appartient à Wayne Henuset, le père de Scott et Michael Henuset.

[2]  La demanderesse se rendait au magasin pour rendre visite à sa sœur, et elle s’occupait parfois de la caisse enregistreuse lorsque sa sœur devait faire de courtes pauses. Ayant reçu une information selon laquelle Rosalyn travaillait sans autorisation, des agents de l’Agence des services frontaliers du Canada (ASFC) ont entrepris une enquête. Ils ont vu Rosalyn derrière la caisse, servant des clients. Ils ont acheté une bouteille d’alcool à sa caisse, et le reçu indiquait que son nom était enregistré dans le système.

[3]  Les agents l’ont arrêtée pour avoir travaillé sans autorisation, puisque le permis de travail qui lui avait été délivré ne lui permettait d’agir que comme aide familiale, et non comme caissière.

[4]  La Section de l’immigration (SI) a tenu une audience et entendu le témoignage du propriétaire du magasin, Wayne Henuset, de la demanderesse et de l’agent de l’ASFC chargé de l’enquête. La SI a conclu que la conduite de la demanderesse ne correspondait à aucun des deux volets de la définition de « travail » énoncée dans le Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés, DORS/2002-227, art. 2 [RIPR].

[5]  Le premier volet de cette définition définit le travail comme une activité qui donne lieu au paiement d’un salaire ou d’une commission, mais en l’espèce, la demanderesse n’a reçu aucune rémunération, on ne lui a pas demandé ni ordonné de travailler et elle n’a pas été supervisée ou tenue de se présenter à un moment en particulier. Le deuxième volet du critère consiste à se demander si l’activité est en concurrence directe avec les activités des citoyens canadiens ou des résidents permanents sur le marché du travail au Canada. La SI a conclu que le fait que la demanderesse remplaçait occasionnellement sa sœur à la caisse n’avait pas eu un tel effet. Elle a donc rejeté la demande du ministre.

[6]  Le ministre a interjeté appel auprès de la Section d’appel de l’immigration (SAI). Les parties ont convenu que l’affaire serait tranchée en fonction du dossier et de leurs observations, et la SAI n’a donc pas tenu de nouvelle audience. La SAI a décidé que la conduite de la demanderesse constituait bel et bien un « travail » au sens de la définition du RIPR, compte tenu de la jurisprudence sur l’interprétation de ce terme et des faits au dossier.

[7]  La Cour est saisie d’une demande de contrôle judiciaire visant cette décision.

II.  Les questions en litige et la norme de contrôle

[8]  La demanderesse soutient qu’il y a deux questions en litige : la question de savoir si la SAI a commis une erreur en concluant que la demanderesse avait été en concurrence directe avec les activités des citoyens canadiens ou des résidents permanents; celle de savoir si elle a commis une erreur en omettant de fournir une analyse sérieuse de la décision de la SAI ou en ne fournissant aucune raison pour laquelle elle devait s’en écarter?

[9]  Le défendeur soutient pour sa part que la seule question en litige est celle de savoir si la décision de la SPR est raisonnable.

[10]  Je conclus que la question en litige en l’espèce est celle de savoir si la décision de la SAI est raisonnable. Cette question comporte deux volets :

  • (1) La SAI a-t-elle commis une erreur susceptible de contrôle dans son examen de la question de savoir si la demanderesse « travaillait », au sens de la définition énoncée dans le RIPR?

  • (2) Était-il raisonnable pour la SAI de conclure que la SI avait commis une erreur de droit, sans expliquer dans ses motifs le fondement de cette conclusion?

[11]  Les parties soutiennent que la norme de contrôle applicable aux deux questions est la décision raisonnable, et je suis d’accord (Juneja c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2007 CF 301 [Juneja]; Yu Lung c Canada (Citizenship and Immigration) (27 juin 2013), IMM-5523-12 (CF) [Yu Lung]).

III.  Analyse

A.  L’argumentation des parties

[12]  En ce qui concerne la première question, la demanderesse soutient que la SAI a commis deux erreurs clés en appréciant la présente affaire par rapport à la définition du travail dans le RIPR : (1) elle n’a pas correctement tenu compte du critère permettant de déterminer si une personne est en « concurrence directe » sur le marché du travail; (2) elle a fait fi des différences factuelles entre la présente affaire et les précédents sur lesquels elle s’est fondée. Ces erreurs, selon la demanderesse, sont suffisantes pour rendre la décision déraisonnable.

[13]  À l’appui de l’argument selon lequel l’idée de concurrence directe avec une personne sur le marché du travail canadien est au cœur de la définition du RIPR, la demanderesse renvoie à des décisions antérieures de la Cour, notamment Georgas c Canada (Emploi et Immigration), [1979] 1 CF 349 (CA) [Georgas], et Juneja. La décision Juneja ainsi que celle dans R c Sarraf (1986), 73 NSR (2d) 326, [1986] NSJ No 519 (QL) (C co N-É) indiquent que, pour être considérée comme un travail, l’activité en question doit être de nature substantielle et nécessaire à la conduite des affaires, et elle doit profiter à l’employeur.

[14]  La demanderesse prétend que la preuve en l’espèce ne permet pas de conclure que ses activités étaient en concurrence directe avec quiconque, ni qu’elles étaient de nature substantielle ou qu’elles présentaient un avantage réel pour l’employeur. En particulier, il n’y a aucune preuve quant à la façon dont la demanderesse aurait [traduction« servi » les clients ou comment elle aurait répondu à leurs questions. Sa sœur a créé une identité d’ouverture de session pour la demanderesse, parce que l’entreprise l’exigeait pour prévenir la fraude.

[15]  La demanderesse souligne qu’aucun autre employé ne lui a jamais demandé de travailler à la caisse et qu’elle n’a jamais fait d’autre travail au magasin. Elle n’était pas tenue de rendre compte à qui que ce soit, et elle pouvait aller et venir comme bon lui semblait. Ses heures n’ont jamais été comptabilisées, et elle n’accomplissait aucune tâche précise. Ce qui est le plus révélateur, selon la demanderesse, c’est que si elle ne se présentait pas au magasin un jour donné, personne d’autre ne serait appelé pour la remplacer, et l’entreprise n’a embauché personne quand elle a cessé de s’y rendre après son arrestation par des agents de l’ASFC.

[16]  La demanderesse fait valoir que la SAI a commis une erreur en concluant que ses activités au magasin étaient suffisamment importantes pour constituer du travail. De plus, la conclusion de la SAI selon laquelle les activités de la demanderesse au magasin ont empêché d’autres personnes de travailler ou d’acquérir de l’expérience n’est pas étayée par la preuve. Il n’y a aucune preuve de ce que la demanderesse a dit aux clients lorsque les agents de l’ASFC l’ont vue interagir avec eux. La demanderesse nie avoir servi des clients autrement que lorsqu’elle remplaçait occasionnellement sa sœur à la caisse enregistreuse. La SAI a toutefois conclu que la demanderesse avait effectivement servi des clients et que, ce faisant, elle était en concurrence directe avec d’autres personnes sur le marché du travail. Cette conclusion n’est pas étayée par la preuve.

[17]  La demanderesse prétend que les faits de l’espèce sont complètement différents des faits des affaires sur lesquels la SAI s’est fondée. Dans l’affaire Juneja, le demandeur avait travaillé suivant la promesse d’être payé plus tard, une fois qu’il aurait obtenu un permis de travail. Dans l’affaire Yu Lung, la preuve a démontré que la sœur de la demanderesse l’appelait pour exercer des fonctions dans une petite entreprise familiale lorsque la sœur devait rentrer chez elle pour s’occuper de ses enfants. De même, dans l’affaire Canada (Sécurité publique et Protection civile) c Rosenstein, 2011 CanLII 24685 (CISR) [Rosenstein], l’intéressé pouvait remplacer sa sœur et il était alors le seul vendeur du magasin. Dans ces affaires, il était évident que, sans l’aide de l’étranger, les entreprises auraient dû embaucher quelqu’un d’autre pour remplir ces fonctions. Les faits de ces affaires se distinguent complètement de ceux de l’espèce.

[18]  La demanderesse souligne la preuve selon laquelle le propriétaire du magasin n’a tiré aucun avantage des activités de la demanderesse et qu’il y avait de nombreux autres employés qui s’occupaient des clients et travaillaient aux caisses enregistreuses lorsque la demanderesse était présente dans le magasin. Il n’y avait pas de travail pour elle, elle n’était pas payée, on ne l’a jamais appelée à travailler et on ne s’attendait pas à ce qu’elle travaille, et elle pouvait partir quand elle le voulait. Les activités minimales et sporadiques de la demanderesse pour aider sa sœur n’ont pas empêché d’autres employés d’avoir accès à des possibilités de formation ni d’acquérir de l’expérience en servant les clients.

[19]  La demanderesse fait valoir que la SAI a fait abstraction de ces distinctions très pertinentes et qu’elle a tiré une conclusion contraire à la preuve et au témoignage sous serment de la demanderesse devant la SI. Comme la SAI n’a pas tenu d’audience, elle n’avait aucun motif d’infirmer la décision de la SI en se fondant sur une conclusion implicite selon laquelle la preuve de l’agent de l’ASFC était plus crédible que celle de la demanderesse sur ce point.

[20]  Cela nous amène à l’argument sur la deuxième question, qui remet en question l’absence de motifs de la SAI pour expliquer sa conclusion selon laquelle la SI a commis une erreur de droit. La demanderesse fait valoir que la SAI était tenue, à tout le moins, d’expliquer pourquoi elle est parvenue à la conclusion contraire à celle de la SI. Il ne s’agissait pas d’une véritable audience de novo. Bien qu’elle ait été formulée à l’égard de la Section d’appel des réfugiés, il conviendrait d’appliquer en l’espèce la conclusion de la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Canada (Citoyenneté et Immigration) c Huruglica, 2016 CAF 93, au par. 79 [Huruglica], selon laquelle une audience ne constituait pas un véritable processus de novo, parce que le décideur disposait du dossier de l’instance inférieure.

[21]  La SAI n’a pas tenu d’audience et n’avait aucune raison de tirer des conclusions différentes quant à la crédibilité des témoins. La présente affaire est très semblable à l’affaire Keto c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2018 CF 119 [Keto], dans laquelle le juge Russel Zinn a conclu que, lorsque la SAI ne tient pas d’audience, elle ne devrait s’écarter des conclusions de la SI quant à la crédibilité que lorsque « le dossier écrit lui fournit des éléments de preuve convaincants indiquant que les conclusions de la Section de l’immigration étaient erronées » (au par. 16).

[22]  La demanderesse souligne qu’en l’espèce, seul le ministre avait le droit d’interjeter appel devant la SAI, et que le ministre ne devrait pas avoir deux occasions entièrement nouvelles et différentes de prouver sa cause. Le législateur ne peut pas avoir voulu que la SAI fasse complètement fi des conclusions de la SI, l’organisme spécialisé qui a entendu les témoins, examiné les autres éléments de preuve, puis présenté des motifs détaillés et complets à l’appui de sa conclusion. Soit la SAI doit faire preuve d’une certaine retenue à l’égard des conclusions de la SI, soit, à tout le moins, elle doit expliquer pourquoi elle s’en écarte. Sinon, les principes de courtoisie et de transparence en sont minés.

[23]  Le défendeur fait valoir que la SAI est un organisme administratif spécialisé qui possède une expertise et des connaissances particulières relativement à la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [LIPR], de même qu’au RIPR, et qu’une cour de révision devrait donc faire preuve d’une grande retenue à l’égard de ses décisions. En l’espèce, le législateur a habilité la SAI à examiner les questions précises qui ont été abordées dans la présente affaire.

[24]  En ce qui concerne la première question, relative à la définition du travail, le défendeur prétend que la demanderesse demande simplement à la Cour d’apprécier la preuve à nouveau, mais que ce n’est pas le rôle d’un tribunal dans le cadre d’un contrôle judiciaire. En l’espèce, les agents de l’ASFC ont vu la demanderesse répondre aux questions des clients, traiter les paiements et délivrer des reçus sous sa propre identité d’ouverture de session à la caisse enregistreuse. Le reçu montrait clairement son identité — le nom ROSIEP figurait sur le reçu, et elle s’est identifiée comme étant [traduction« Rosie » aux agents de l’ASFC. Tout client qu’elle servait à la caisse conclurait raisonnablement qu’elle était une employée, et non une simple visiteuse occasionnelle au magasin.

[25]  La jurisprudence a adopté une interprétation stricte de la définition modifiée du travail dans le RIPR, et il n’y a aucune raison d’appliquer la jurisprudence citée par la demanderesse, laquelle se rapporte au libellé précédent, à la nouvelle définition énoncée dans le RIPR. La définition n’exige pas que le travail soit de [traduction« nature substantielle » ou qu’il [traduction« profite à l’employeur », et il n’y a aucune raison d’y interpréter une telle limitation. Dans la décision Yu Lung, la Cour a conclu que le temps qu’une personne passait sur un lieu de travail n’était pas un élément essentiel pour déterminer si elle travaillait. Le remplacement d’un employé, même pour une courte période, pourrait constituer un travail au sens de la définition actuelle. Bien que la SI ait privilégié le témoignage de la demanderesse, il n’était pas déraisonnable pour la SAI de privilégié le témoignage objectif de l’agent de l’ASFC. Cela relevait de la compétence de la SAI et ne rend pas la décision déraisonnable.

[26]  En ce qui concerne la deuxième question, le défendeur soutient que les arguments de la demanderesse portent essentiellement sur le caractère suffisant des motifs de la SAI. La jurisprudence indique clairement que les motifs d’un décideur n’ont pas besoin d’être parfaits, mais qu’ils doivent simplement servir de fondement à une cour de révision pour comprendre pourquoi la décision a été rendue. En l’espèce, la SAI a fourni des motifs complets expliquant son raisonnement de façon très détaillée. L’examen du caractère raisonnable n’exige rien de plus (Nguyen c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 1207, aux par. 36 et 37; Wu c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 621, au par. 31).

[27]  Il est bien établi en droit qu’un appel devant la SAI est une audience de novo au sens large, où la SAI est tenue de décider si le demandeur est interdit de territoire, et non si la décision de la SI est raisonnable (Castellon Viera c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 1086 [Castellon Viera], aux par. 10 et 11). Par conséquent, la SAI n’était pas tenue de faire preuve de déférence à l’égard de la SI. La SAI n’était pas tenue de déterminer où et comment la SI s’était trompée. Ses conclusions en l’espèce n’étaient pas fondées sur la crédibilité de la demanderesse, et, par conséquent, la SI n’a pas été avantagée par rapport à la SAI dans l’examen de la preuve.

[28]  Le défendeur soutient que la SAI a bien apprécié la preuve à la lumière des décisions faisant autorité, avant de parvenir à une conclusion transparente et intelligible. La décision est raisonnable et ne devrait pas être infirmée.

B.  Analyse

(1)  La SAI a-t-elle commis une erreur susceptible de contrôle dans son examen de la question de savoir si la demanderesse « travaillait », au sens de la définition énoncée dans le RIPR?

[29]  Aux termes du paragraphe 30(1) de la LIPR, « [l]’étranger ne peut exercer un emploi au Canada ou y étudier que sous le régime de la présente loi ». L’article 41 prévoit que l’étranger qui ne se conforme pas à la LIPR est interdit de territoire au Canada. La demanderesse n’était autorisée à travailler au Canada qu’à titre d’aide familiale résidente. La présente affaire porte sur la question de savoir si ses activités au magasin correspondaient à la définition de « travail » énoncée à l’article 2 du RIPR :

Définitions

Interpretation

2 Les définitions qui suivent s’appliquent au présent règlement.

2 The definitions in this section apply in these Regulations.

[...]

...

travail Activité qui donne lieu au paiement d’un salaire ou d’une commission, ou qui est en concurrence directe avec les activités des citoyens canadiens ou des résidents permanents sur le marché du travail au Canada. (work)

work means an activity for which wages are paid or commission is earned, or that is in direct competition with the activities of Canadian citizens or permanent residents in the Canadian labour market. (travail)

[30]  Il n’est pas contesté que la demanderesse n’a reçu aucune rémunération pour ses activités dans le magasin, de sorte que l’affaire doit être tranchée en fonction du deuxième élément de la définition : si ses actions étaient de nature à être « en concurrence directe avec les activités des citoyens canadiens ou des résidents permanents sur le marché du travail au Canada ».

[31]  La SAI a conclu qu’en raison de ses activités dans le magasin, la demanderesse était effectivement visée par cet élément de la définition. La SAI renvoie aux directives opérationnelles en ligne fournies par Immigration, Réfugiés et Citoyenneté Canada sur la question de savoir quelles activités constitueraient du travail en concurrence directe, qui énoncent la question suivante : « La personne va-t-elle exercer une activité qu’un Canadien ou résident permanent devrait vraiment avoir l’occasion de faire? » Elles se poursuivent ainsi : « Une activité qui ne diminue pas vraiment, pour les Canadiens ou résidents permanents, les occasions d’avoir de l’emploi ou de l’expérience dans le marché du travail ne sont pas considérées comme du “travail” au sens de la définition. »

[32]  La SAI fait remarquer que ce document d’orientation donne aussi des exemples, notamment « aide non rémunérée d’un ami ou d’un membre de la famille durant une visite, comme une mère qui aide sa fille dans la garde de son enfant ou un oncle qui aide son neveu à construire son propre chalet ». Enfin, le document d’orientation fournit le résumé suivant :

Il peut y avoir d’autres types d’emplois à court terme non rémunérés où le travail ne découle pas vraiment de la raison principale pour laquelle une personne est en visite au Canada et ne constitue pas une activité concurrentielle, même si un avantage de valeur mais non monétaire est perçu. Par exemple, si un touriste désire rester dans une ferme familiale et travailler à temps partiel et reçoit en contrepartie le gîte et le couvert durant une courte période (c.-à-d. 1-4 semaines), cette personne ne serait pas considérée comme étant un travailleur. [...]

[33]  La SAI cite ensuite la jurisprudence sur la portée de la définition, en commençant par la décision Yu Lung, dans laquelle il a été conclu que la demanderesse avait exécuté un travail bien que, selon son témoignage, elle n’ait servi les clients que pendant une courte période, alors que sa sœur était absente du magasin pour prendre soin de son enfant malade. Le juge André Scott a conclu qu’il appartenait à la SI de juger que la durée de l’aide apportée par une personne à l’entreprise n’était pas un élément essentiel de la définition et que l’interprétation stricte de la définition était justifiée dans les circonstances.

[34]  De même, dans l’affaire Georgas, il a été conclu que les relations familiales entre les parties n’étaient pas pertinentes pour déterminer si l’activité constituait un travail. La SAI a jugé que l’affaire Rojas Rodriguez c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2012 CanLII 61358 (CISR) [Rojas Rodriguez], était plus près de la situation de la demanderesse. Dans cette affaire, M. Rodriquez avait aidé son ami à trois reprises pour l’installation de bureaux; son ami a témoigné qu’il n’aurait engagé personne d’autre pour faire le travail si M. Rodriquez n’avait pas été présent. La SI a conclu que la question de savoir si une autre personne aurait été embauchée n’est pas un élément nécessaire de la définition; il était, plutôt, simplement nécessaire d’établir qu’une personne aurait dû avoir l’occasion d’exercer cette même activité, soit contre rémunération, soit pour acquérir de l’expérience.

[35]  En appliquant ces règles de droit aux faits de l’espèce, la SAI a conclu que la demanderesse avait exécuté un travail au sens de la définition du RIPR. La SAI a conclu, au paragraphe 23, que la demanderesse était « allée trop loin lorsqu’elle a[vait] commencé à travailler où sa sœur travaill[ait], en se servant de la caisse enregistreuse et en traitant les achats et les paiements des clients, au lieu de simplement visiter sa sœur ». Cela correspondait à la définition, parce que « [l]orsque [la demanderesse] était présente et servait les clients, les autres employés, y compris Mylin, pouvaient effectuer d’autres tâches ou servir d’autres clients. [...] Les activités de [la demanderesse] permettaient donc à sa sœur d’effectuer d’autres tâches dans le magasin et empêchaient les autres employés sur le plancher d’interagir avec les clients et de s’occuper des ventes » (au par. 25).

[36]  La demanderesse fait valoir que cette conclusion est déraisonnable, parce que la SAI n’a pas appliqué correctement la jurisprudence applicable et qu’elle a rejeté de manière inexpliquée le témoignage de la demanderesse sur ces points précis. À cela s’ajoute l’argument de la demanderesse sur le deuxième point, à savoir que la SAI n’a pas expliqué pourquoi elle avait rejeté les conclusions de la SI et que, par conséquent, la décision est déraisonnable. Pour les motifs exposés ci-dessous, je conclus que je n’ai pas besoin de répondre à la deuxième question, car je trouve déraisonnable la conclusion de la SAI quant à la question de savoir si les activités correspondaient à la définition de travail. La SAI n’a pas tenu compte des différences substantielles entre les faits dans les précédents qu’elle a cités et ceux dont elle était saisie en l’espèce; elle a également tiré des conclusions de fait d’une manière qui n’est ni intelligible ni transparente.

[37]  Je conclus que l’interprétation qu’a faite la SAI du droit énoncé dans les précédents qu’elle cite est déraisonnable, parce qu’elle ne tenait pas compte des différences substantielles et importantes dans les fondements factuels de ces décisions, qui s’écartaient des faits dont elle était saisie en l’espèce. Par exemple, dans l’affaire Georgas, la personne avait effectué un travail essentiel au fonctionnement de l’entreprise appartenant au beau-frère cinq heures par jour, chaque jour de la semaine, et, ce faisant, avait « priv[é] quelqu’un d’autre d’un emploi rémunérateur » (au par. 2).

[38]  Dans les affaires Rosenstein et Yu Lung, citées par la SAI, les faits ont montré que la personne était la seule employée du magasin à servir les clients et qu’elle le faisait régulièrement. Il ne s’agissait pas d’une situation où la preuve montrait que la personne avait apporté son aide à quelques occasions seulement, mais plutôt qu’elle devenait une employée de fait sur une base régulière et qu’elle était la seule personne disponible pour servir les clients.

[39]  Enfin, dans l’affaire Rojas Rodriguez, l’employeur a déclaré dans son témoignage qu’il n’aurait pas embauché un autre employé si le demandeur n’avait pas été présent, mais il a également déclaré que l’aide du demandeur lui avait permis de consacrer plus de temps à la supervision du travail. De plus, il lui avait remis un uniforme de l’entreprise et le demandeur a déclaré qu’il espérait pouvoir trouver un emploi dans ce domaine, grâce à l’expérience qu’il avait acquise en aidant son ami. Tous ces éléments ont fait en sorte que ces activités étaient visées par la définition du travail.

[40]  En l’espèce, la SAI ne semble pas avoir examiné en quoi les faits de la présente affaire différaient des circonstances dans la jurisprudence qu’elle citait. Par exemple, la preuve montre que le magasin dans lequel on a observé la demanderesse était l’un des plus grands magasins d’alcool en Amérique du Nord, comptant environ 90 employés, dont 25 à 35 en service en tout temps, y compris 10 à 20 employés sur le plancher de vente. Tous les employés sur le plancher ont reçu une formation pour servir les clients et tenir la caisse.

[41]  En outre, dans son témoignage devant la SI, la demanderesse a nié avoir interagi avec les clients en matière de vente, autrement qu’en entrant leurs achats dans la caisse. Il n’y avait aucune preuve de ce qu’elle avait dit à l’un ou l’autre des clients, et pourtant la SAI a conclu qu’elle avait été observée alors qu’elle « servait les clients ».

[42]  Pour en arriver à cette conclusion, la SAI semble avoir privilégié le témoignage de l’agent de l’ASFC par rapport à celui de la demanderesse, mais sans aucune explication quant à la raison pour laquelle elle est arrivée à cette conclusion. Il n’y a pas non plus d’explication sur la façon dont les activités de la demanderesse « empêchaient les autres employés sur le plancher d’interagir avec les clients et de s’occuper des ventes » (par. 25).

[43]  Cette conclusion n’est ni intelligible ni transparente, comme l’exige la norme de la décision raisonnable, parce que la SAI n’a pas expliqué comment elle en était arrivée à ce résultat à la lumière de la preuve et en l’absence d’une audience (voir Canada (Citoyenneté et Immigration) c Kang, 2009 CF 941; Patel c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 1224, au par. 27).

[44]  Je suis d’accord avec la demanderesse pour dire que la décision Keto s’applique en l’espèce, parce que la SAI n’a pas tenu d’audience et qu’elle était donc limitée à un examen du dossier dont elle disposait. À partir de ce dossier, il était déraisonnable que la SAI en arrive à une conclusion différente sur ce point particulier, en l’absence de toute indication quant à la raison pour laquelle la SI avait commis une erreur. Comme l’a dit le juge Zinn dans Keto :

[16]  [...] [D]ans ces circonstances, la Section d’appel de l’immigration ne devrait s’écarter des conclusions de la Section de l’immigration quant à la crédibilité que lorsque le dossier écrit lui fournit des éléments de preuve convaincants indiquant que les conclusions de la Section de l’immigration étaient erronées.

[...]

[20]  Ce cas illustre les dangers qu’il y a à ce qu’un tribunal d’appel tire, quant à la crédibilité, des conclusions différentes de celles du tribunal ayant rendu la décision visée par l’appel, lorsque l’instruction de l’appel repose uniquement sur le dossier écrit.

[45]  Pour tous ces motifs, je conclus que la décision de la SAI est déraisonnable. Compte tenu de ma conclusion sur cette question, il n’est pas nécessaire d’aborder la deuxième question de manière aussi approfondie, et je vais donc simplement l’examiner brièvement.

(2)  Était-il raisonnable pour la SAI de conclure que la SI avait commis une erreur de droit, sans expliquer dans ses motifs le fondement de cette conclusion?

[46]  La demanderesse soutient que la SAI devait faire preuve de retenue à l’égard des conclusions de la SI ou, à tout le moins, qu’elle devait fournir une explication pour arriver à la conclusion contraire. La structure des dispositions en matière d’appel dans la LIPR ainsi que l’objectif primordial du caractère définitif et de la certitude dans le processus décisionnel seraient compromis, si la SAI pouvait simplement faire abstraction des conclusions de l’organisme spécialisé chargé de traiter les cas en première instance, en particulier lorsque la décision de la SI est fondée sur des conclusions relatives à la crédibilité et que la SAI ne tient pas d’audience.

[47]  La demanderesse prétend que cette situation est semblable à celle des appels interjetés de la Section de la protection des réfugiés (SPR) à la Section d’appel des réfugiés (SAR), où la jurisprudence est claire : l’appel ne constitue pas un véritable processus de novo, parce que la SAR n’écarte pas le dossier dont la SPR était saisie et elle instruit souvent l’affaire sans tenir d’audience (Huruglica, au par. 79). Dans la récente décision Rozas del Solar c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 1145 [Rozas del Solar], le juge Alan Diner a développé ce point :

[99]  [...] La SAR ne procède pas à un examen de novo; elle est limitée par le dossier dont elle dispose et par ses fonctions de tribunal d’appel (Huruglica, aux paragraphes 79 et 103). En fait, je conviens avec les demandeurs qu’étant donné que la SAR n’a pas pour rôle de procéder à un examen de novo de la demande d’asile, elle doit s’en tenir à la décision de la SPR (voir, à titre d’exemple, la décision Canada (Sécurité publique et Protection civile) c Gebrewold, 2018 CF 374, au paragraphe 25).

[48]  La demanderesse soutient que, de la même façon, la SAI doit « s’en tenir » à la décision de la SI. Elle n’était pas tenue de suivre le raisonnement de la SI, mais elle devait à tout le moins expliquer pourquoi la SI avait commis une erreur.

[49]  Le défendeur invoque Castellon Viera comme autorité à l’appui de la proposition selon laquelle l’audience de la SAI est un examen de novo. Il fait remarquer que cette conclusion a été confirmée par la Cour dans les décisions Yiu c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2017 CF 480, au par. 16, et Musabyimana c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2018 CF 50, aux par. 24 à 27.

[50]  Dans Verbanov c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2019 CF 324, au paragraphe 26, la juge Martine St-Louis résume ainsi la jurisprudence :

[26]  L’examen d’un appel interjeté à la SAI est une audience de novo au sens large, et n’est pas limité au dossier dont disposait la Section de l’immigration (Yiu c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2017 CF 480, au paragraphe 16 (Yiu); Castellon Viera c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 1086, au paragraphe 10 (Castellon Viera)). La SAI peut annuler la décision de la Section de l’immigration et y substituer une décision qui, selon elle, aurait dû être rendue (paragraphe 67(2) de la Loi concernant l’immigration). La SAI ne doit aucune déférence à la Section de l’immigration, et n’est pas liée par les conclusions tirées par la Section de l’immigration (Musabyimana c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2018 CF 50), au paragraphe 24; Yiu, au paragraphe 16; Castellon Viera, au paragraphe 12). La SAI n’est pas tenue de décider si la Section de l’immigration a conclu à juste titre ou de façon raisonnable qu’une personne est interdite de territoire, mais elle doit plutôt déterminer si la personne est effectivement interdite de territoire (Castellon Viera, au paragraphe 11). Néanmoins, la SAI doit examiner les conclusions tirées par la Section de l’immigration, lorsque le demandeur n’a pas témoigné à la SAI (Patel c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 1224, au paragraphe 27).

[51]  Compte tenu de ma conclusion sur la première question, il n’est pas nécessaire pour moi de me prononcer sur ce point.

[52]  Je ferai simplement observer que la décision dans l’affaire Castellon Viera a été rendue avant l’arrêt de la Cour d’appel fédérale dans Huruglica et l’analyse plus récente dans Rozas del Solar. Au paragraphe 57 de son arrêt dans Huruglica, la Cour d’appel fédérale fait remarquer la similitude du libellé des pouvoirs d’intervention de la SAI et de la SAR (énoncés aux alinéas 67(1)a) et 111(2)a) de la LIPR), mais elle ne s’étend pas sur ce point. Depuis, la décision Castellon Viera a été suivie et appliquée, bien qu’il ait également été constaté que la SAI devrait tenir compte des conclusions de la SI lorsque le demandeur ne témoigne pas devant elle.

[53]  Il n’est pas clair si un argument fondé sur Huruglica a été avancé dans l’une ou l’autre des décisions plus récentes qui ont appliqué Castellon Viera, et il existe des similitudes et des différences évidentes dans le libellé des dispositions qui régissent les appels interjetés devant la SAR et la SAI. Il vaudrait mieux que la question de savoir si Huruglica ou Rozas del Solar peuvent modifier ou affiner l’analyse de la relation entre la SAI et la SI, ou de quelle façon, soit tranchée dans une affaire où elle sera pleinement débattue et où elle sera nécessaire pour le règlement du litige.

IV.  Conclusion

[54]  Pour les motifs exposés ci-dessus, je conclus que la décision de la SAI est déraisonnable. L’affaire est renvoyée à un tribunal différemment constitué pour nouvel examen.

[55]  La demanderesse a proposé une question pour la certification relativement à la deuxième question en litige, à savoir si un appel interjeté devant la SAI est une véritable audience de novo. À la lumière de mes conclusions dans la présente affaire, la question ne répond pas au critère de certification (Lunyamila c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2018 CAF 22, [2018] 3 RCF 674).


JUGEMENT dans le dossier IMM-3209-18

LA COUR STATUE :

  1. que la demande de contrôle judiciaire est accueillie;

  2. que la décision de la Section d’appel de l’immigration de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié, datée du 20 juin 2018, est annulée et que l’affaire est renvoyée à un autre commissaire de la Section d’appel de l’immigration pour nouvel examen;

  3. qu’aucune question de portée générale n’est certifiée.

« William F. Pentney »

Juge

Traduction certifiée conforme

Ce 20e jour de novembre 2019

C. Laroche, traducteur


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-3209-18

INTITULÉ :

ROSALYN PETINGLAY c MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE

LIEU DE L’AUDIENCE :

CALGARY (ALBERTA)

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 9 JANVIER 2019

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE PENTNEY

DATE DU JUGEMENT

ET DES MOTIFS :

LE 31 OCTOBRE 2019

COMPARUTIONS :

Bjorn Harsanyi

Pour la demanderesse

Galina Bining

Pour le défendeur

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Stewart Sharma Harsanyi

Avocats

Calgary (Alberta)

Pour la demanderesse

Procureur général du Canada

Edmonton (Alberta)

Pour le défendeur

 

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