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Date : 20191113


Dossier : IMM-1084-19

Référence : 2019 CF 1421

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 13 novembre 2019

En présence de madame la juge en chef adjointe Gagné

Entre :

CLARISSE ISUGI

JOSHUA GANZA

DANIEL MUGISHA

DAVID NTWALI

demandeurs

et

Le MINISTRE de la citoyenneté

et de l’immigration

défendeur

Jugement et motifs

I.  Aperçu

[1]  Après avoir toutes deux conclu que les éléments de preuve versés au dossier de Mme Clarisse Isugi (la demanderesse principale) et aux dossiers de ses trois enfants (les demandeurs mineurs) n’étaient pas dignes de foi, la Section de la protection des réfugiés (la SPR) et la Section d’appel des réfugiés (la SAR) ont rejeté leurs demandes d’asile.

[2]  Madame Isugi a soulevé plusieurs points dans sa demande de contrôle judiciaire, dont l’incompétence de son ancienne avocate qui les aurait mal représentés, elle et ses enfants, devant la SPR. La Cour a accordé à l’ancienne avocate de Mme Isugi l’autorisation d’intervenir dans la présente instance, et lui a permis de déposer des observations par écrit et de vive voix.

II.  Les faits

[3]  Les faits exposés ci-après sont tirés du formulaire Fondement de la demande d’asile de Mme Isugi et des éléments de preuve que les demandeurs ont présentés à la SPR.

[4]  Madame Isugi est une citoyenne du Rwanda. Depuis le décès de sa mère en 2002, elle agit en qualité de liquidatrice de sa succession, laquelle comprend un immeuble à revenus situé en République démocratique du Congo (la RDC). Dans le contexte des tâches qu’elle devait accomplir pour gérer ce bien, elle a rencontré M. Ali Adjaliwa, qui s’est présenté comme un locataire potentiel. Ils ont échangé des messages textes et elle comptait lui faire visiter la maison le 26 septembre 2016, mais il ne s’est jamais présenté au rendez-vous.

[5]  Le 10 octobre 2016, le Département des enquêtes criminelles de la Police nationale du Rwanda (le CID) a communiqué avec Mme Isugi pour lui demander de se présenter à leur quartier général à Kigali aux fins d’un interrogatoire. Ils l’ont interrogée au sujet de M. Adjaliwa, dont ils soupçonnaient l’appartenance aux Forces démocratiques de libération du Rwanda (les FDLR), un groupe rebelle armé actif en RDC considéré comme étant une menace à la souveraineté du Rwanda.

[6]  Après cette première entrevue, Mme Isugi a consulté une amie avocate et a présenté le 18 octobre 2016 une demande en vue d’obtenir un visa canadien.

[7]  En novembre 2016, le CID l’a convoquée à une deuxième entrevue et l’a accusée de s’être rendue en RDC pour participer aux activités des FDLR. Elle a ensuite été relâchée.

[8]  Le CID a convoqué Mme Isugi à une troisième entrevue le 31 décembre 2016, mais elle était partie au Canada avec ses trois enfants la veille, munie d’un visa de visiteur.

[9]  Elle a demandé l’asile pour elle-même et ses enfants le 27 janvier 2017.

[10]  Elle a affirmé à l’époque que son mari était disparu après les avoir déposés, elle et les enfants, à l’aéroport en décembre 2016, et qu’elle ne l’avait pas revu depuis, ni eu aucune nouvelle de sa part. Son beau-frère lui a dit qu’il tentait de retrouver son frère, mais il n’y est pas encore parvenu.

III.  La décision contestée

[11]  Madame Isugi a voulu déposer les nouveaux éléments de preuve suivants devant la SAR :

a. des courriels concernant sa demande de visa et celles de ses enfants;

b. un jugement confirmant qu’elle était la liquidatrice de la succession de ses parents;

c. des factures d’électricité afférentes à l’immeuble locatif;

d. deux convocations à une entrevue policière délivrées par la CID.

[12]  La SAR a toutefois estimé qu’aucun de ces documents n’était admissible et qu’il n’était donc pas nécessaire qu’elle tienne une audience. Elle a également conclu que les conclusions générales de la SPR n’étaient pas erronées.

A.  Les nouveaux éléments de preuve et l’audition de l’appel

[13]  La SAR a conclu que le jugement confirmant la qualité de liquidatrice de la succession des parents de Mme Isugi ne prouvait pas nécessairement qu’elle était aussi la tutrice aux biens responsable de l’immeuble locatif appartenant à ses parents. La SAR a en outre conclu que ces éléments de preuve, ainsi que les courriels expliquant pourquoi Mme Isugi n’avait pas déposé les demandes visant l’obtention de visas pour ses enfants en même temps que la sienne, ne répondaient pas aux exigences du paragraphe 110(4) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, car ils auraient normalement pu être présentés lors de l’audience devant la SPR. Par ailleurs, l’avocate de Mme Isugi n’a pas expliqué pourquoi les demandeurs n’avaient présenté ces documents qu’au moment de l’appel.

[14]  S’agissant des factures d’électricité, la SAR a conclu que Mme Isugi n’était pas personnellement désignée comme étant la propriétaire de l’immeuble en question. De plus, elle avait dit devant la SPR qu’en RDC, les locataires – et non les propriétaires – étaient responsables du paiement de la facture d’électricité. Par conséquent, la SAR a conclu que ces éléments de preuve contredisaient son témoignage antérieur et mettaient en doute sa crédibilité.

[15]  Enfin, la SAR a conclu que le dépôt des deux convocations à une entrevue que Mme Isugi avait reçues de la part des policiers rwandais n’était pas conforme aux règles régissant l’admissibilité des éléments de preuve devant la SAR, puisqu’elles n’étaient pas traduites en français ou en anglais. Ces éléments contredisaient également le témoignage antérieur de Mme Isugi selon lequel elle avait été convoquée par téléphone.

[16]  Vu sa conclusion d’inadmissibilité quant aux nouveaux éléments de preuve, la SAR a déclaré que Mme Isugi n’avait pas droit à une audience relativement à l’appel (paragraphe 110(6) de la LIPR).

B.  L’examen, par la SAR, de la décision de la SPR

[17]  La SAR a déterminé que la SPR ne jouissait d’aucun avantage particulier dans l’appréciation de la crédibilité et qu’en conséquence, la norme de contrôle qui devait être appliquée à ses conclusions sur la crédibilité de Mme Isugi était celle de la décision correcte (Canada (Sécurité publique et Protection civile) c Gebrewold, 2018 CF 374, au par. 25). Appliquant cette norme, la SAR a fait sienne l’appréciation de la crédibilité de Mme Isugi par la SPR, et ce, pour plusieurs raisons.

[18]  Premièrement, Mme Isugi a pu quitter le Rwanda plusieurs fois après octobre 2016, malgré son affirmation selon laquelle les autorités l’avaient associée à tort aux FDLR. Madame Isugi n’a pas suffisamment expliqué pourquoi elle croyait que les policiers lui reprochaient d’être associée aux activités de M. Adjaliwa, car s’ils l’avaient surveillée parce qu’ils la soupçonnaient d’appartenir aux FDLR, elle n’aurait pas été en mesure de quitter le pays aussi fréquemment et facilement qu’elle l’a fait.

[19]  Deuxièmement, la SPR et la SAR ont conclu que la demanderesse principale avait entamé le processus visant l’obtention d’un visa canadien avant ses premières interactions avec les policiers, puisqu’elle avait obtenu une attestation de service avant sa première rencontre avec le CID. La SAR a écrit :

En effet, la SPR a d’abord demandé à l’appelante principale pourquoi elle avait eu besoin de cette attestation de service, qui était datée du 30 septembre 2016. Cette dernière a alors répondu que : « Quand on complète le visa à l’Ambassade, on cherche tout document qui prouve que réellement tu travailles, c’est pourquoi j’ai demandé ça. C’était juste le document pour compléter ma demande de visa ». Par la suite, elle a modifié sa réponse et a déclaré que l’attestation de service, elle l’avait, qu’on a toujours des attestations de service et que la personne qui l’avait aidée à obtenir le visa lui avait dit que ça ne causait pas de problèmes [relativement à sa demande].

C.  L’équité procédurale

[20]  Madame Isugi allègue également qu’il y a eu manquement à l’équité procédurale parce que le dossier de demande du bureau des visas n’avait pas été transmis avant l’audience à l’avocate qui la représentait à l’époque. La SPR a d’abord fait savoir qu’elle n’avait pas l’intention d’utiliser les éléments de ce dossier, mais elle s’en est tout de même servie plus tard pour mettre en doute la crédibilité de Mme Isugi. La SAR a souligné que la SPR avait envoyé ce dossier, conformément aux dispositions des Règles de la Section de la protection des réfugiés, à l’ancienne avocate de Mme Isugi, qui ne l’a toutefois pas reçu sans doute en raison d’une erreur dans le code postal. Après avoir fait remarquer que la SPR avait accordé à l’ancienne avocate de Mme Isugi un bref ajournement pour lui permettre de prendre connaissance du dossier et de voir si elle avait des questions, la SAR a tenu à préciser que l’avocate n’avait pas fait savoir à la SPR que cette communication tardive posait un problème.

D.  La disparition de l’époux de la demanderesse

[21]  Enfin, la SAR a dit douter de la disparition du mari de Mme Isugi, soulignant qu’elle n’avait semblé faire, pour ainsi dire, aucune démarche pour retrouver son mari ou pour prouver qu’il avait disparu. Comme il s’agissait d’un élément crucial de la demande d’asile, la SAR a conclu que l’inaction de Mme Isugi à cet égard minait sa crédibilité.

IV.  Les questions en litige et la norme de contrôle

[22]  La présente demande de contrôle judiciaire soulève les questions en litige suivantes :

  1. L’incompétence reprochée à l’ancienne avocate des demandeurs est-elle démontrée par suffisamment d’éléments de preuve pour constituer un manquement à l’équité procédurale?

  2. La SAR a-t-elle eu tort de refuser d’admettre les nouveaux éléments de preuve des demandeurs?

  3. La SAR a-t-elle commis une erreur dans son appréciation de la crédibilité de Mme Isugi?

[23]  Si la Cour conclut qu’il y a eu manquement à l’équité procédurale, la décision devrait être annulée et le dossier devrait être renvoyé pour qu’il soit statué à nouveau sur l’affaire.

[24]  Toutefois, la Cour doit contrôler la décision de la SAR quant au fond, c’est-à-dire examiner son évaluation des nouveaux éléments de preuve proposés, sa décision de ne pas tenir d’audience et son appréciation de la crédibilité de la demanderesse principale, selon la norme de la décision raisonnable (Siddiqui c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 1028, aux par. 42 à 46).

V.  Analyse

A.  L’incompétence reprochée à l’ancienne avocate des demandeurs est-elle démontrée par suffisamment d’éléments de preuve pour constituer un manquement à l’équité procédurale?

[25]  Les demandeurs font de nouveau valoir devant la Cour que le fait pour la SPR d’avoir posé des questions à l’audience au sujet du dossier de demande du bureau des visas, sans avoir préalablement informé les demandeurs qu’elle utiliserait ce dossier, constitue un manquement à l’équité procédurale. Les demandeurs reprochent à leur ancienne avocate de ne pas avoir sollicité un ajournement afin qu’elle puisse examiner le dossier du bureau des visas et préparer en conséquence le témoignage de la demanderesse principale. De plus, ils soutiennent que leur ancienne avocate a fait preuve de négligence parce qu’elle a présenté à la SAR les deux convocations – envoyées à Mme Isugi par les policiers rwandais – en vue de les faire admettre comme nouveaux éléments de preuve, sans toutefois les accompagner de la traduction exigée par les Règles de la Section d’appel des réfugiés. Enfin, ils reprochent à leur ancienne avocate de ne pas avoir présenté à la SAR des arguments détaillés expliquant en quoi les nouveaux éléments de preuve satisfaisaient aux critères énoncés au paragraphe 110(4) de la LIPR.

[26]  Tout comme le juge Henry Brown, j’estime que cette question porte sur le droit des demandeurs de faire valoir tous leurs moyens, et que la jurisprudence énonce les principes qui permettent de déterminer si l’incompétence ou la négligence d’un avocat constitue un manquement à l’équité procédurale (Srignanavel c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 584, aux par. 17 et 18) :

18 Se fondant sur les arrêts Shirwa c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) […] et R c GDB, 2000 CSC 22 [(C.S.C.)] [GDB], la Cour a déclaré, dans le jugement Brown c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2012 CF 1305 [(C.F.)], aux paragraphes 55 et 56, que l’incompétence ou la négligence de l’avocat ne constitue un manquement aux principes de justice naturelle que dans les circonstances extraordinaires suivantes :

[55]  La Cour suprême du Canada a déclaré dans l’arrêt GDB [...] que, pour démontrer que l’incompétence de son avocat s’est traduite par un manquement à l’équité procédurale, le demandeur doit démontrer : (1) que les actes ou les omissions de l’avocat relevaient de l’incompétence et (2) qu’une erreur judiciaire en a résulté. La Cour suprême du Canada a également confirmé qu’il incombait à l’appelant de faire la preuve des actes ou omissions qu’il reproche à son avocat et que « [l]a sagesse rétrospective n’a pas sa place dans cette appréciation ».

[56]  Dans les instances visées par la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, l’incompétence de l’avocat ne constitue un manquement aux principes de justice naturelle que dans des « circonstances extraordinaires ». En ce qui concerne le volet relatif à l’examen du travail de l’avocat, son incompétence ou sa négligence doit, au minimum, être suffisamment précise et nettement appuyée par la preuve. Elle doit également être exceptionnelle et le second volet (celui relatif à l’erreur judiciaire) peut prendre plusieurs formes : le travail de l’avocat peut avoir compromis l’équité procédurale ou encore la fiabilité de l’issue du procès peut avoir été compromise. À cet égard, le demandeur doit démontrer qu’il existe une probabilité raisonnable que l’issue du procès aurait été différente n’eût été l’incompétence de son représentant.

[27]  Le critère consiste donc à examiner si les demandeurs ont démontré l’existence d’une probabilité raisonnable que l’issue de l’affaire aurait été différente n’eût été l’incompétence ou la négligence de leur avocate. Ce critère, auquel doivent satisfaire les demandeurs qui prétendent que leur avocat a agi de manière incompétente, est rigoureux.

[28]  S’agissant du dossier du bureau des visas, l’ancienne avocate soutient qu’avant l’audience devant la SPR, elle avait informé la demanderesse de son droit d’obtenir un ajournement si la partie adverse utilisait des documents à l’audience qui ne lui avaient pas été communiqués antérieurement. Lorsque la copie du dossier du bureau des visas lui a été remise à l’audience, l’avocate a demandé à la demanderesse principale, qui connaissait le contenu de ce dossier, s’il contenait des éléments dont elle devrait se préoccuper. La demanderesse principale lui a répondu par la négative, ajoutant qu’elle savait ce que le dossier contenait et qu’elle voulait néanmoins poursuivre l’audience afin de pouvoir terminer l’instruction la journée même.

[29]  L’ancienne avocate de Mme Isugi soutient, par conséquent, qu’elle a exercé son jugement professionnel de manière raisonnable en choisissant de ne pas demander un ajournement, vu qu’avant l’audience elle avait informé son ancienne cliente des options à sa disposition.

[30]  À mon avis, l’appréciation de l’incompétence de l’avocate exige un examen rétrospectif des circonstances. Le dossier du bureau des visas avait été envoyé à l’avocate avant l’audience devant la SPR, mais en raison d’une erreur dans le code postal, il n’est jamais parvenu à son bureau. On ne peut lui reprocher de ne pas l’avoir reçu. Les affaires contentieuses comportent leur lot d’imprévus et de surprises auxquels les avocats réagissent en exerçant leur jugement. Il est impossible de critiquer la manière dont l’ancienne avocate de Mme Isugi a exercé son jugement durant l’audience devant la SPR (en définitive, la SPR s’est fondée sur la date de l’attestation de service et sur le fait que la demanderesse a déposé la demande de visa pour ses enfants à une date différente de la sienne pour mettre en doute sa crédibilité). Les demandeurs n’ont pas voulu que l’audience devant la SPR soit reportée et ils avaient le droit de prendre cette décision. Par conséquent, j’estime que l’ancienne avocate de Mme Isugi n’a pas commis de faute en décidant d’agir, devant la SPR, de manière à honorer leur décision.

[31]  Cependant, je ne vois pas du même œil le fait que l’avocate a déposé deux convocations non traduites provenant des autorités rwandaises, et le fait qu’elle n’a pas présenté d’observations exposant les raisons pour lesquelles les courriels concernant la demande de visa de la demanderesse principale et celle de ses enfants étaient des éléments de preuve qu’elle n’aurait pas normalement présentés, dans les circonstances, au moment de l’audience devant la SPR.

[32]  Premièrement, je tiens à souligner que même si la SAR a jugé les convocations inadmissibles parce qu’elles n’étaient pas accompagnées d’une traduction certifiée, elle a précisé que ces éléments de preuve n’étaient pas crédibles étant donné que, selon le témoignage de la demanderesse principale, les autorités rwandaises l’avaient simplement convoquée verbalement. Avec égards, j’estime que ce second motif pour conclure à l’inadmissibilité des convocations est déraisonnable. La preuve indique que la demanderesse principale a reçu les deux convocations le 29 avril 2017 de la part de son beau-frère, parce qu’il avait pu accéder à sa résidence au Rwanda. Par conséquent, ces documents ne contredisent pas le témoignage rendu par la demanderesse principale à l’audience du 27 mars 2017 devant la SPR. Ils pourraient plutôt démontrer que les policiers rwandais s’intéressaient davantage à la demanderesse principale depuis qu’elle avait quitté le Rwanda.

[33]  Puisque j’ai conclu que la seule raison pour laquelle la SAR était justifiée de déclarer inadmissibles les convocations était l’absence de traduction, je dois tenir compte des explications fournies par l’ancienne avocate de Mme Isugi. L’avocate a déposé un affidavit dans lequel elle précise avoir reçu les deux convocations non traduites quelques jours seulement avant la date limite pour la mise en état de l’appel devant la SAR et avoir estimé qu’elle n’avait donc pas suffisamment de temps à sa disposition pour les faire traduire. Elle ajoute qu’elle n’a pas voulu être exposée au risque que la SAR rejette sa requête en prorogation du délai pour la mise en état de l’appel des demandeurs, et que c’est la raison pour laquelle elle a préféré produire les documents dans leur version originale. Certes, elle pouvait dans les circonstances prendre une telle décision dans l’exercice de son jugement, mais elle n’a pas informé ses clients des conséquences potentielles de cette décision. Il est peut-être encore plus important de souligner que la SAR n’a examiné le dossier des demandeurs que le 23 janvier 2019 et qu’elle a rendu le même jour la décision par laquelle elle rejetait l’appel des demandeurs. L’avocate a donc eu presque deux ans à sa disposition pour faire traduire les deux convocations et pour déposer une requête en vue d’obtenir l’autorisation de déposer des documents supplémentaires devant la SAR. Elle n’a pas expliqué pourquoi elle ne l’avait pas fait.

[34]  Étant donné que la date de l’une des deux convocations est postérieure à celle de la décision de la SPR, cette convocation aurait constitué un nouvel élément de preuve admissible conformément aux exigences du paragraphe 110(4) de la LIPR.

[35]  De plus, étant donné que l’absence d’éléments de preuve à l’appui a été un facteur important dans l’appréciation par la SPR de la crédibilité de la demanderesse principale, et que la production de nouveaux éléments de preuve aurait pu permettre aux demandeurs de bénéficier du droit à la tenue d’une audience devant la SAR, il est possible que l’issue devant la SAR eût été différente si ces éléments de preuve avaient été admis.

[36]  Comme j’estime que les courriels concernant la demande de visa de la demanderesse principale et celle de ses enfants auraient également dû être de nouveaux éléments de preuve admissibles, il est non seulement possible que l’issue eût été différente, mais raisonnablement probable. Ces nouveaux éléments de preuve étaient également susceptibles de dissiper les préoccupations de la SPR quant à l’absence d’éléments de preuve à l’appui et au problème de crédibilité que posait le fait que les demandes de visa pour les demandeurs mineurs avaient été présentées à une date postérieure à celle où la demanderesse principale a présenté sa propre demande de visa. Les courriels fournissent une explication valable qui justifie les dates différentes. Par conséquent, si la SAR a rejeté à raison les courriels parce que des observations détaillées ne figuraient pas au dossier, on peut affirmer que le défaut de l’avocate de justifier de manière détaillée l’absence d’observations au dossier constitue une négligence de sa part et que cette négligence a eu une incidence sur la décision de la SAR.

B.  La SAR a-t-elle eu tort de refuser d’admettre les nouveaux éléments de preuve des demandeurs?

[37]  Si j’estime que la SAR a eu tort de fonder sa déclaration d’inadmissibilité des courriels uniquement sur le défaut de l’avocate de fournir des observations détaillées exposant les raisons pour lesquelles il s’agissait d’éléments de preuve que les demandeurs n’auraient pas normalement présentés, dans les circonstances, au moment du rejet de leur demande d’asile, il me faudra également conclure que cette erreur est déterminante. Les courriels expliquent de manière satisfaisante et logique pourquoi les demandes de visa des demandeurs ont été présentées à deux dates différentes, et le fait pour la SAR de les déclarer admissibles aurait pu permettre aux demandeurs de bénéficier du droit à la tenue d’une audience devant la SAR.

[38]  Bien que je ne sois pas tenue de me prononcer en définitive sur ce point (puisque je renverrai l’affaire devant la SAR), j’estime que la SAR aurait pu tenir compte des explications fournies dans l’affidavit de la demanderesse principale pour justifier le dépôt tardif des courriels. Il est plutôt évident que les demandeurs n’auraient pas normalement pu prévoir, au moment où ils ont déposé leurs demandes d’asile, que le dépôt de leurs demandes de visa à deux dates différentes minerait leur crédibilité. L’utilité de ces éléments de preuve n’est devenue évidente qu’après le moment où les demandeurs ont reçu la décision de la SPR. À mon avis, il s’agit exactement des éléments que vise le troisième volet du critère énoncé au paragraphe 110(4) de la LIPR : les éléments de preuve qui auraient pu être présentés plus tôt, mais qui ne sont devenus utiles que plus tard, sans que le demandeur n’ait pu le prévoir au départ.

VI.  Conclusion

[39]  Vu l’incidence, dont j’ai traité plus haut, qu’auraient pu avoir la traduction de la convocation dont la date est postérieure à celle de la décision de la SPR et les courriels sur l’appréciation globale de la crédibilité et les conclusions tirées par la SPR et la SAR sur ce point, j’accueille la demande de contrôle judiciaire présentée par la demanderesse. Les parties n’ont pas proposé de question de portée générale à des fins de certification et les faits de l’espèce n’en soulèvent aucune.

Jugement dans le dossier IMM-1084-19

LA COUR :

  1. accueille la demande de contrôle judiciaire des demandeurs;

  2. annule la décision de la Section d’appel des réfugiés datée du 23 janvier 2019 et renvoie le dossier à un autre commissaire de la Section d’appel des réfugiés pour qu’il statue à nouveau sur l’affaire;

  3. ne certifie aucune question de portée générale.

En blanc

« Jocelyne Gagné »

En blanc

Juge en chef adjointe

Traduction certifiée conforme

Ce 25e jour de novembre 2019.

Julie Blain McIntosh, LL.B., trad. a.


Cour fédérale

Avocats inscrits au dossier

Dossier :

IMM‑1084‑19

 

Intitulé :

CLARISSE ISUGI, JOSHUA GANZA, DANIEL MUGISHA, DAVID NTWALI c le MINISTRE de la citoyenneté et de l’immigration

 

Lieu de l’audience :

Ottawa (Ontario)

 

Date de l’audience :

Le 11 septembre 2019

 

Jugement et motifs :

La juge en chef adjointe gagné

 

Date DU JUGEMENT ET des motifs :

Le 13 novembre 2019

 

COMPARUTIONS :

John Gravel

 

Pour les demandeurs

 

Charles Maher

 

Pour le défendeur

 

Anabella Kananiye

Pour l’INTERVENANTE

Avocats inscrits au dossier :

Services juridiques communautaires d’Ottawa

Ottawa (Ontario)

 

Pour les demandeurs

 

Procureur général du Canada

Ottawa (Ontario)

 

Pour le défendeur

 

 

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