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Date : 20060203

Dossier : IMM-1100-05

Référence : 2006 CF 127

Ottawa (Ontario), le 3 février 2006

EN PRÉSENCE DE MONSIEUR LE JUGE BARNES

ENTRE :

LEON MELBOURNE GRIFFITHS

demandeur

et

LE SOLLICITEUR GÉNÉRAL DU CANADA et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

défendeurs

MOTIFS DE L'ORDONNANCE ET ORDONNANCE

Contexte

[1]                Le demandeur, Leon Melbourne Griffiths, sollicite le contrôle judiciaire de la décision d'un agent des renvois qui a refusé de reporter le renvoi du demandeur en Jamaïque. Le demandeur demande à la Cour d'annuler cette décision et de soumettre la question du report de son renvoi à un nouvel examen.

[2]                L'historique du dossier d'immigration du demandeur est long et compliqué. M. Griffiths est arrivé au Canada depuis la Jamaïque le 20 novembre 1976 - le lendemain de son sixième anniversaire. Il est arrivé avec un de ses frères pour rejoindre ses parents et il est devenu résident permanent du Canada le 24 mai 1978. Pour quelque raison, lui ou ses parents n'ont pas cherché à obtenir pour lui-même la citoyenneté canadienne; néanmoins, il est resté ici et a fréquenté l'école jusqu'à la treizième année. Il semble avoir obtenu des succès en athlétisme lorsqu'il était à l'école.

[3]                Malheureusement, après avoir quitté l'école, M. Griffiths s'est livré à de graves activités criminelles. Il était alors au début de la vingtaine. Son casier judiciaire fait état de vol qualifié, d'utilisation d'un déguisement et d'au moins une infraction de possession d'armes, mais la peine la plus lourde qui lui a été imposée a été un emprisonnement de deux ans moins un jour. Il a obtenu une mise en liberté anticipée, mais a été réincarcéré pour purger le reste de sa peine après avoir été déclaré coupable d'entrave à la justice et d'évasion d'une garde légale. Il a finalement été libéré en décembre 1994.

[4]                Conséquence sans doute peu surprenante, une mesure d'expulsion a été prononcée contre M. Griffiths le 15 août 1994. Cependant, un sursis d'exécution de la mesure d'expulsion lui a été accordé pour une période de quatre ans par décision, rendue en 1995, de la Section d'appel de la Commission de l'immigration et du statut de réfugié. Cette décision très approfondie rendue au soutien de l'ordonnance de sursis d'exécution se trouve dans le dossier officiel déposé auprès de la Cour. Elle renferme l'observation prémonitoire suivante :

[traduction] M. Griffiths, je vous informe que vous ne bénéficierez pas d'une deuxième chance. Il vous est possible de rester dans ce pays et de vous tenir à l'écart de toute activité criminelle. À la fin des quatre années, si vous n'avez pas transgressé les modalités du sursis d'exécution de la mesure d'expulsion, alors, après examen, le sursis pourra être annulé et il en sera de même de la mesure d'expulsion. Il vous sera alors possible de rester au Canada, de demander la citoyenneté canadienne ou tout ce que vous voudrez. Mais si vous transgressez les modalités du sursis, en particulier si vous deviez avoir d'autres démêlés avec le système judiciaire, alors vous pourriez fort bien vous retrouver non pas devant la Commission, mais devant le cabinet du ministre, qui révoquera le sursis d'exécution de la mesure d'expulsion, qui vous passera les menottes et autres entraves et qui vous déposera dans un avion pour Montego Bay ou Kingston, en Jamaïque. Je pense que vous devenez assez mûr pour savoir que vous ne pourrez pas y échapper. Cela ne fonctionnera pas et vous feriez donc mieux d'entrer dans le système. Et je vous souhaite toute la chance possible car vous méritez mieux que cela, Mlle Queensborough mérite mieux que cela, votre fille mérite mieux que cela, votre mère mérite mieux que cela, votre soeur mérite mieux que cela et vos frères méritent mieux que cela, et tous les autres qui sont venus ici et qui ont témoigné en votre faveur, par exemple votre ancien recteur ou M. Paul, des Word Ablaze Ministries. Comprenez-vous? « Oui » .

[5]                Parmi les sept conditions imposées à M. Griffiths, l'une d'elles l'obligeait à s'abstenir de fréquenter des individus qui avaient des casiers judiciaires ou qui se livraient à des activités criminelles, et une autre l'obligeait à ne pas troubler la paix publique et à bien se tenir.

[6]                M. Griffiths ne s'est pas conformé aux conditions du sursis d'exécution. Le 31 mai 1996, il a été déclaré coupable de voies de fait, puis condamné à une peine discontinue d'emprisonnement de 60 jours, suivie d'une probation de six mois. Le 23 octobre 1996, il a été déclaré coupable de violation d'un engagement et condamné à une peine déjà purgée de neuf jours. Le 28 mai 1997, il a été déclaré coupable de violation d'un engagement et condamné à un emprisonnement de 17 jours.

[7]                Apprenant ses agissements criminels ultérieurs, le ministre a présenté une demande de révocation de l'ordonnance de sursis et, le 7 octobre 1998, la Section d'appel de la Commission de l'immigration et du statut de réfugié a instruit cette demande. Après un examen minutieux de la preuve, la Commission a fait droit à la demande du ministre, a annulé le sursis d'exécution et ordonné que la mesure antérieure de renvoi soit exécutée dès que les circonstances le permettraient. La Commission est arrivée à cette conclusion au moment de faire l'observation suivante :

L'appelant s'est montré indifférent au respect des restrictions qui lui étaient imposées par les conditions de cautionnement et de son sursis. Après avoir examiné toute la preuve et les observations, le tribunal est convaincu, selon la prépondérance des probabilités, que les chances de réadaptation de l'appelant sont faibles et qu'il n'a pas pleinement profité du sursis à l'exécution de la mesure de renvoi qui lui avait été accordé.

[8]                Nonobstant la révocation du sursis, rien ne semble avoir été fait pour que M. Griffiths soit rapidement renvoyé du Canada. Il est resté à Toronto et s'est lié avec une certaine Darlene Sylvester, avec qui il a eu une fille, née le 6 mai 2001. Le dossier révèle qu'il a aussi deux enfants d'une liaison antérieure, dont l'un est âgé aujourd'hui de dix ans et l'autre de neuf ans. En janvier 2001, le demandeur a plaidé coupable à une nouvelle accusation d'entrave à la justice, à la suite d'un incident au cours duquel il s'était présenté sous un faux nom à un policier.

[9]                Ce n'est qu'en 2003 que le défendeur semble avoir pris de nouvelles dispositions pour le renvoi de M. Griffiths en Jamaïque. Cette procédure s'est soldée par une demande d'évaluation des risques avant renvoi (la demande d'ERAR) déposée le 14 décembre 2003. Cette évaluation, qui n'a pris fin que le 31 janvier 2005, n'était pas favorable à M. Griffiths. Le rapport d'évaluation portait surtout sur le risque que courait M. Griffiths, mais il contient aussi un bref commentaire à propos de ses enfants canadiens :

[traduction] J'ai aussi tenu compte du fait que le demandeur a des enfants nés au Canada. Eu égard à la preuve que j'ai devant moi, je ne crois pas que le fait d'être séparé de ses enfants constituerait pour le demandeur un traitement cruel et inusité. Le demandeur n'est pas un réfugié au sens de la Convention ni une personne à protéger, selon les définitions figurant dans les articles 96 et 97 de la Loi.

[10]            La décision d'ERAR lui ayant été défavorable, M. Griffiths a reçu le 17 février 2005 l'ordre de se présenter, pour qu'il soit procédé à son renvoi du Canada le 22 février 2005. Il a alors sollicité, par lettre de son avocat en date du 17 février 2005, le report de son renvoi. Comme cette lettre intéresse les points soulevés dans les arguments que j'ai entendus, elle est intégralement reproduite ci-dessous :

[traduction]

Nous sommes les avocats de M. Griffiths pour ce qui concerne son statut au Canada en matière d'immigration.

Comme vous le savez très bien, M. Griffiths réside au Canada depuis plus de vingt-huit (28) ans. Comme vous le savez peut-être aussi, il a déposé une demande d'autorisation et de contrôle judiciaire, encore pendante, dans laquelle il conteste la décision de la Section d'appel de l'immigration de refuser le réexamen de son appel. À titre indicatif, le dossier de demande a été déposé le 19 août 2004, et nous attendons la décision.

M. Griffiths voue un profond attachement à ses enfants et, s'il est renvoyé maintenant, il en résultera pour ses enfants une grave perturbation affective et un préjudice irréparable.

Vu ce qui précède, il semblerait juste, et même raisonnable, que vous acceptiez de reporter le renvoi de M. Griffiths jusqu'à ce qu'il soit statué sur sa demande d'autorisation. Comme vous le savez, M. Griffiths ne constitue pas un danger pour le public, et le ministre ne compromettrait nullement le mandat qu'il tient de la Loi sur l'immigration et la protection des réfugiés.

Nous tenons à dire catégoriquement que l'attribution à M. Griffiths de deux jours ouvrables seulement pour l'introduction d'une procédure devant la Cour est extrêmement contraignante et tout à fait déraisonnable. Avec des avis à si brèves échéances, nous sommes souvent forcés de nous adresser à la Cour fédérale à la dernière minutes et parfois, malheureusement, la Cour fédérale refuse d'entendre l'affaire pour cause de tardiveté. Étant donné que M. Griffiths vit au Canada depuis plus de 28 ans, il aurait dû avoir deux semaines pour mettre ses affaires en ordre et prendre les arrangements nécessaires pour son retour en Jamaïque.

Cette affaire est très urgente et nous vous prions d'envoyer votre réponse à nos bureaux avant la fin de la journée.

Si vous décidez de ne pas reporter le renvoi, nous vous demandons alors respectueusement de bien vouloir transmettre à nos bureaux, dès que possible, toutes vos notes concernant votre décision.

[11]            La demande de report de la mesure de renvoi prononcée contre M. Griffiths a été refusée dans une lettre assez laconique en date du 17 février 2005 et rédigée par l'agent des renvois. En voici le contenu :

[traduction]

Je me réfère à votre demande en date du 17 février 2005 concernant le report du renvoi de M. Griffiths du Canada.

Citoyenneté et Immigration (CIC) a l'obligation, selon le paragraphe 48(2) de la Loi sur l'immigration et la protection des réfugiés, d'exécuter les mesures de renvoi dès que les circonstances le permettent. Après examen de votre demande, je ne crois pas qu'un report de l'exécution de la mesure de renvoi soit justifié eu égard aux circonstances de cette affaire.

M. Griffiths devra se présenter pour son renvoi le 22 février 2005, conformément aux dispositions déjà prises. [Souligné dans l'original].

[12]            Les notes consignées au soutien de la décision de ne pas reporter le renvoi de M. Griffiths sont également versées au dossier. Ces notes sont elles aussi assez laconiques, mais elles renferment les indications additionnelles suivantes à l'origine de la décision :

[traduction]

Une demande de report du renvoi de M. Griffiths devant avoir lieu le 22 février 2005 a été reçue du cabinet Osborne Barnwell. La demande a été soigneusement examinée, et il a été décidé de ne pas reporter le renvoi de M. Griffiths. Les raisons que j'ai d'arriver à cette décision sont les suivantes :

-      M. Griffiths a été reconnu coupable de nombreuses infractions criminelles, notamment le vol qualifié, la possession d'une arme, le port d'un déguisement dans un dessein criminel, l'entrave à un agent de la paix, l'évasion d'une garde légale, la violation des conditions d'une liberté conditionnelle, les voies de fait, le non-respect d'un engagement et le défaut de comparution au tribunal. Cette longue liste d'infractions montre clairement que M. Griffiths a peu de considération pour les lois du Canada.

-      L'Agence des services frontaliers du Canada a donné à M. Griffiths suffisamment de temps pour qu'il mette ses affaires en ordre étant donné qu'il a été informé, durant son entretien de renvoi tenu le 6 janvier 2005, soit environ six semaines avant la date de son renvoi, c'est-à-dire le 22 février 2005, que son renvoi était imminent et qu'il devait prendre les dispositions requises en ce sens.

[13]            Malgré son expulsion imminente, M. Griffiths a demandé un sursis d'exécution de la mesure de renvoi jusqu'à l'issue de deux demandes de contrôle judiciaire distinctes. L'une de ces demandes de contrôle judiciaire avait déjà été présentée par M. Griffiths après que la Commission eut rejeté sa demande de réexamen de son appel de 1994 sur le fond. C'est à la suite de cet appel initial qu'il avait obtenu le sursis conditionnel de quatre ans pour l'exécution de la mesure d'expulsion. La demande de contrôle judiciaire de la décision de la Commission a été rejetée par le juge Simon Noël par décision datée du 11 juillet 2005.

[14]            La demande de sursis d'exécution de la mesure de renvoi a été entendue par le juge Sean Harrington, qui a accordé le sursis. Dans le passage suivant de son ordonnance, il parle des deux demandes de contrôle judiciaire :

[traduction]

La Cour est saisie de deux demandes sur lesquelles elle ne s'est pas encore prononcée. La première est une demande d'autorisation et de contrôle judiciaire de la décision de la Section d'appel de l'immigration qui avait rejeté la demande de M. Griffiths visant le réexamen de son appel de 1994. Ce dossier porte le numéro du greffe IMM-6576-04. L'autre est la demande toute récente d'autorisation et de contrôle judiciaire de la décision de l'agent des renvois de ne pas reporter le renvoi de M. Griffiths vers la Jamaïque. L'agent des renvois a refusé de reporter le renvoi jusqu'après l'issue du dossier IMM-6576-04 parce que :

M. Griffiths a été reconnu coupable de nombreuses infractions criminelles... Cette longue liste d'infractions montre clairement que M. Griffiths a peu de considération pour les lois du Canada.

On n'a nulle part fait état de l'absence de récidive de M. Griffiths depuis 1996, de son couple, de sa mère malade ou de ses trois enfants nés au Canada.

Point litigieux

[15]            L'agent des renvois a-t-il commis une erreur en refusant de reporter l'exécution de la mesure de renvoi prononcée contre le demandeur et, plus précisément, en ne prenant pas suffisamment en compte l'intérêt des enfants concernés, ou a-t-il commis une erreur dans sa manière de considérer les antécédents criminels du demandeur?

Analyse

[16]            La récente décision rendue par le juge Richard Mosley dans l'affaire Zenunaj c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2005 A.C.F. no 2133, renferme des propos utiles sur la norme de contrôle applicable à la décision d'un agent des renvois de refuser une demande de report. Après avoir examiné le récent arrêt de la Cour suprême du Canada, Mugesera c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [2005] A.C.S. no 39, et avoir ensuite appliqué la méthode pragmatique et fonctionnelle, le juge Mosley a adopté, dans les termes suivants, la norme de la décision manifestement déraisonnable :

[21]      En appliquant la méthode l'analyse pragmatique et fonctionnelle ainsi que l'a prescrit la Cour suprême dans l'arrêt Dr. Q c. College of Physicians and Surgeons of British Columbia, [2003] 1 R.C.S. 226, 2003 CSC 19, je conclus que les facteurs suivants sont pertinents pour arrêter la norme de contrôle :

.                la décision en cause de l'agente d'expulsion n'est pas protégée par une clause privative et ne peut faire l'objet d'un contrôle judiciaire qu'avec l'autorisation de la Cour - ce facteur favorise la déférence envers le décideur;

.                l'expertise de l'agente d'expulsion quant aux circonstances dans lesquelles un renvoi peut être exécuté est plus grande que celle de la Cour, bien que la Cour ait une expertise dans l'examen de la question de savoir si un sursis d'exécution de la mesure de renvoi devrait ou non être accordé; il s'agit donc, tout bien pesé, d'un facteur neutre;

.                le troisième facteur, l'objet de la loi, incite clairement à la déférence puisqu'il contraint les personnes visées par une mesure de renvoi exécutoire à « immédiatement quitter le territoire du Canada » et ordonne que le renvoi soit exécuté « dès que les circonstances le permettent » ;

.                enfin, la nature de la question invite aussi à la déférence; l'enquête de l'agent d'expulsion qui examine une demande de report est essentiellement fondée sur les faits et dépend du contexte.

[22]      En conséquence, je suis convaincu que la norme de contrôle applicable au refus de l'agente de différer le renvoi est celle de la décision manifestement déraisonnable. Constitue une décision manifestement déraisonnable la décision « clairement irrationnelle » ou « de toute évidence non conforme à la raison » , viciée à un point tel qu'aucun degré de déférence judiciaire ne saurait justifier son maintien :Barreau du Nouveau-Brunswick c. Ryan, [2003] 1 R.C.S. 247, au paragraphe 52, 2003 CSC 20. Dans l'arrêt Voice Construction Ltd. c. C.G.W.U., [2004] 1 R.C.S. 609 au paragraphe 18, 2004 CSC 23, la Cour suprême a dit que pour être manifestement déraisonnable, la décision doit être si manifestement erronée « qu'il doit s'agir d'une décision frôlant l'absurde » .

Je fais mienne l'analyse ci-dessus et je suis moi aussi d'avis que la norme de contrôle à appliquer est la décision manifestement déraisonnable.

[17]            La demande soulève la question assez récurrente de l'étendue du pouvoir discrétionnaire conféré par la loi à un agent des renvois de reporter l'exécution d'une mesure de renvoi. Il est bien établi qu'un tel pouvoir discrétionnaire existe et qu'il s'accompagne de l'obligation correspondante d'agir équitablement, mais les paramètres exacts de cette obligation n'ont pas encore été définis. Cela n'est d'ailleurs pas surprenant, puisque chaque dossier constituera un cas d'espèce qui appellera un certain discernement de la part de l'agent concerné.

[18]            Le pouvoir discrétionnaire de reporter l'exécution d'une mesure de renvoi est conféré par le paragraphe 48(2) de la Loi sur l'immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27, mais il est évidemment restreint par d'autres mécanismes législatifs qui tiennent compte des considérations humanitaires et du risque. Le paragraphe 48(2) de la Loi est le suivant :

(2) L'étranger visé par la mesure de renvoi exécutoire doit immédiatement quitter le territoire du Canada, la mesure devant être appliquée dès que les circonstances le permettent.

(2) If a removal order is enforceable, the foreign national against whom it was made must leave Canada immediately and it must be enforced as soon as is reasonably practicable.

[19]            Un report est évidemment une mesure temporaire, appliquée pour composer avec un obstacle concret et sérieux à un renvoi immédiat. Ce n'est pas l'équivalent d'un sursis d'exécution de la mesure de renvoi, et ce n'est pas un moyen par lequel la personne qui sera expulsée puisse obtenir un répit indéfini. L'agent, après tout, a l'obligation d'appliquer la mesure de renvoi dès que les circonstances le permettent. Ces mots attestent la relative urgence de la tâche, de telle sorte que, dès la disparition de l'obstacle concret au renvoi, le report prendra fin lui aussi.

[20]            Des reports sont demandés, et ils sont parfois accordés pour une diversité de raisons, mais cela ne permet pas de définir le champ du pouvoir discrétionnaire que l'agent tient de la loi. Le recours au bon sens et à la compassion devant une demande de report n'est en lui-même que l'indication d'un processus administratif sain, attentif et responsable. Les Canadiens et les autres résidents du Canada interagissent avec leurs gouvernements en permanence et de la même façon; mais, en l'absence d'une obligation juridique d'équité, les décisions de cette nature ne sont pas susceptibles de révision.

[21]            Quelle est donc l'étendue de l'obligation d'équité de l'agent lorsqu'il est saisi d'une demande de report?

[22]            L'analyse la plus complète de cette question se trouve probablement dans la décision rendue par le juge Denis Pelletier dans l'affaire Wang c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2001 CFPI 148, où il écrivait, au paragraphe 45 :

[45] En l'instance, la mesure dont on demande de différer l'exécution est une mesure que le ministre a l'obligation d'exécuter selon la loi. La décision de différer l'exécution doit donc comporter une justification pour ne pas se conformer à une obligation positive imposée par la loi. Cette justification doit se trouver dans la loi, ou dans une autre obligation juridique que le ministre doit respecter et qui est suffisamment importante pour l'autoriser à ne pas respecter l'article 48 de la Loi. Vu l'obligation qui est imposée par l'article 48, ainsi que l'obligation de s'y conformer, il y a lieu de faire grand état à l'encontre de l'octroi d'un report de la disponibilité d'une réparation autre, comme le droit de retour, puisqu'on trouve là une façon de protéger le demandeur sans avoir recours au non-respect d'une obligation imposée par la loi. Pour ce motif, je serais plutôt d'avis qu'en l'absence de considérations particulières, une demande invoquant des motifs d'ordre humanitaire qui n'est pas fondée sur des menaces à la sécurité d'une personne ne peut justifier un report, parce qu'il existe une réparation autre que celle qui consiste à ne pas respecter une obligation imposée par la loi.

[23]            Il est impossible d'établir une liste complète de circonstances impérieuses dont l'agent saisi d'une demande de report serait obligé de tenir compte. C'est la raison pour laquelle les précédents ne constituent que des exemples de telles situations.

[24]            Dans la décision Simoes c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [2000] A.C.F. no 936, les circonstances étaient la maladie et l'achèvement imminent de l'année scolaire. Dans la décision Adviento c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [2003] CF 1430, les circonstances étaient le caractère défectueux des documents de voyage, l'existence d'une ordonnance judiciaire obligeant l'intéressé à se présenter à une audience et l'existence de menaces imminentes à la vie et à l'intégrité physique. Dans la décision Wang, précitée, il y avait aussi le facteur représenté par une naissance ou une mort imminente dans la famille.

[25]            Dans la décision John c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [2003] A.C.F. no 583, l'intérêt des enfants concernés a été reconnu comme un facteur à retenir, mais seulement dans des « circonstances exceptionnelles » et non selon le niveau requis par des considérations humanitaires. La décision de reporter un renvoi pour raison de convenances légitimes s'appliquera sans doute autant à la personne visée par le renvoi qu'aux éventuels enfants concernés. C'est ce qui ressort de la décision Boniowski c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2004 CF 1161.

[26]            L'éventail précis des circonstances justifiant un report n'est pas encore défini, mais les facteurs non compris dans cet éventail ressortent assez clairement des précédents. La décision de reporter ou non l'exécution d'une mesure de renvoi n'est pas censée remplacer un examen de considérations humanitaires ou une évaluation de risques. Dans la décision Simoes, précitée, on a fait observer qu'une demande de report n'était pas « une demande préalable à la demande fondée sur des considérations d'ordre humanitaire » . Dans la décision John, précitée, la Cour a dit que la prise en compte, à ce stade, de considérations humanitaires constituait un « chevauchement inutile » . Dans la décision Wang, précitée, et dans la décision Munar c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [2005] CF 1180, la Cour a jugé que la simple existence d'une demande pendante fondée sur des considérations humanitaires ne constituait pas un obstacle au renvoi.

[27]            M. Griffiths fait valoir que l'agent avait l'obligation de prendre en compte l'intérêt de ses enfants et que, ayant laissé cet aspect de côté dans sa lettre ou dans ses notes, il a commis une erreur sujette à révision. Il se fonde sur la décision Munar, précitée, et sur la décision à laquelle est arrivé dans la présente affaire le juge Harrington, qui avait accordé un sursis d'exécution de la mesure de renvoi.

[28]            La décision Munar, précitée, qui concernait une demande de sursis d'exécution d'une mesure de renvoi, a bien reconnu dans ce contexte la nécessité de tenir compte de l'intérêt de deux jeunes enfants canadiens. Cependant, elle ne fait rien de plus que donner à entendre que l'agent des renvois doit examiner l' « intérêt supérieur de l'enfant à court terme » . On peut y lire ensuite que ce genre de facteur n'appelle pas l'évaluation plus détaillée que requiert une demande fondée sur des considérations humanitaires. La Cour a aussi jugé dans cette affaire que le facteur général des inconvénients, applicable à une expulsion mettant en cause une cellule familiale, ne justifie pas à lui seul un report.

[29]            En l'espèce, la demande de report présentée par le demandeur reposait sur l'affirmation selon laquelle « M. Griffiths voue un profond attachement à ses enfants et, s'il est renvoyé maintenant, il en résultera pour ses enfants une grave perturbation affective et un préjudice irréparable » . L'autre argument en faveur du report sollicité avait trait à la rapidité avec laquelle la procédure devait être menée à terme - un point qui n'est plus pertinent vu le sursis d'exécution qui lui a été accordé il y a près d'un an.

[30]            La décision de l'agent de reporter l'exécution d'une mesure de renvoi ne peut reposer que sur le champ et la pertinence des renseignements soumis à son examen. Ce point a été souligné dans la décision Benitez c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2001 CFPI 1307, dans la décision Adviento, précitée, et dans la décision John, précitée. Je souscris aux propos tenus par la juge Judith Snider dans la décision John, où elle écrivait :

En outre, il m'apparaît que le fardeau de présenter des éléments de preuve convaincants au soutien du report, y compris, le cas échéant, des éléments de preuve touchant l'intérêt supérieur de l'enfant, appartient carrément à la personne qui tente d'obtenir un report. De vagues mentions de préoccupations financières ou des prétentions non corroborées à l'égard du fait qu'il n'y a pas d'autres personnes susceptibles de s'occuper des enfants ne devraient pas être suffisantes et de façon certaine, à mon avis, n'ont pas pour effet de transférer à l'agent le fardeau de faire des enquêtes et d'autrement dénicher de meilleurs renseignements.

[31]            La demande de report présentée par M. Griffiths avait pour fondement les inconvénients que son renvoi allait entraîner, un facteur qui s'applique dans la quasi-totalité des cas où un parent est expulsé et qui est à juste titre pris en compte dans une demande fondée sur des considérations humanitaires. M. Griffiths a semble-t-il présenté une telle demande, laquelle suivra tout probablement son cours, quel que soit son pays de résidence.

[32]            L'agent n'avait ici aucune obligation d'étudier, ou d'aborder dans sa décision, des aspects qui n'entraient pas dans le champ restreint de son pouvoir discrétionnaire. Il n'était pas notamment tenu de considérer l'argument avancé au nom de M. Griffiths se rapportant aux inconvénients qu'entraînerait le non-report de son renvoi. En définitive, l'agent n'a pas commis d'erreur en ne faisant pas référence aux enfants dans sa décision.

[33]            Le demandeur a aussi prétendu devant moi que la décision rendue par le juge Harrington d'accorder un sursis d'exécution de la mesure de renvoi dans cette affaire devrait infléchir considérablement ma propre décision. Selon l'argument avancé au départ par le demandeur, cette question était pour l'essentiel une affaire jugée, mais il a abandonné cette position durant son argumentation.

[34]            Lorsqu'il s'est prononcé sur la demande qu'il avait devant lui, le juge Harrington s'est seulement demandé si le dossier présentait une question sérieuse. En fait, à ce stade, M. Griffiths avait deux demandes pendantes d'autorisation et de contrôle judiciaire.

[35]            Le juge Harrington a estimé que les deux demandes de contrôle judiciaire soulevaient une question sérieuse. Sa décision traduit aussi un doute sur la célérité avec laquelle le défendeur se proposait d'expulser M. Griffiths après la décision défavorable d'ERAR et la décision de l'agent de ne pas reporter le renvoi de M. Griffiths. Le juge Harrington ne prétendait pas décider les points dont je suis saisi, et sa décision d'accorder le sursis d'exécution ne constitue pas non plus une conclusion déterminante à l'égard des questions de fond soulevées dans la présente affaire.

[36]            Le demandeur a aussi trouvé à redire à la décision de l'agent pour les observations qu'elle contient sur la question de ses activités criminelles, mais je ne vois dans ces observations rien qui puisse être qualifié de manifestement déraisonnable. Les notes de l'agent énumèrent impartialement et fidèlement les condamnations criminelles de M. Griffiths. Nombre des infractions indiquées sont aujourd'hui passablement anciennes, mais il n'était pas inexact de dire que M. Griffiths a montré peu de considération pour les lois du Canada.

[37]            En résumé, compte tenu des documents que M. Griffiths lui avait soumis, l'agent des renvois n'a pas commis d'erreur dans la manière dont il a étayé sa décision de ne pas accorder un report. Les notes qu'il a consignées répondent à l'impératif de transparence dont parlait la juge L'Heureux-Dubé dans l'arrêt Baker c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [1999] 2 R.C.S. 817.

[38]            Les parties ont demandé la possibilité de certifier une question après la communication de ma décision. Étant donné que cette décision ne soulève pas un point susceptible d'avoir une grande portée, je refuse de certifier une question.

ORDONNANCE

LA COUR ORDONNE :

1.                   la demande de contrôle judiciaire est rejetée;

2.                   il n'y a aucune question à certifier.

« R. L. Barnes »

Juge

Traduction certifiée conforme

David Aubry, LL.B.


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

DOSSIER :                                                     IMM-1100-05

INTITULÉ :                                                    LEON MELBOURNE GRIFFITHS

                                                                        c.

                                                                        LE SOLLICITEUR GÉNÉRAL DU CANADA

ET LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

LIEU DE L'AUDIENCE :                              TORONTO (ONTARIO)

DATE DE L'AUDIENCE :                            LE 24 JANVIER 2006

MOTIFS DE L'ORDONNANCE

ET ORDONNANCE :                                    LE JUGE BARNES

DATE DES MOTIFS :                                   LE 3 FÉVRIER 2006

COMPARUTIONS :

Osborne G. Barnwell                                         POUR LE DEMANDEUR

                                                                        Martin Anderson           POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Osborne G. Barnwell

Avocat

Toronto (Ontario)                                              POUR LE DEMANDEUR

John H. Sims, c.r.

Sous-procureur général du Canada                    POUR LE DÉFENDEUR

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