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Date : 19990922


Dossier : IMM-3607-98


ENTRE :

     ARKADIY BYKOV,

     requérant,

     et

     LE MINISTRE,

     intimé.


     MOTIFS DE L? ORDONNANCE


LE JUGE TEITELBAUM


[1]      Le 2 juillet 1998, la Commission de l?immigration et du statut de réfugié (Commission) a rendu une décision portant que le requérant n?était pas un réfugié au sens de la Convention.

[2]      Le requérant a produit une demande d?autorisation et une demande de contrôle judiciaire à l?égard de la décision de la Commission. La demande d?autorisation a été accueillie.

[3]      La Commission a jugé que les faits suivants avaient été mis en preuve :

...monsieur Arkadiy BYKOV. Citoyen russe, il allègue craindre la persécution en raison de sa nationalité tchouvache.
Le revendicateur aurait été l?objet de moqueries et d?insultes lors de son service militaire. Battu et privé de sa croix de chrétien orthodoxe, il aurait alors décidé de déserter l?armée en août 1991. Il se serait caché dans le nord de la Russie, puis serait revenu chez ses parents en janvier 1992. Il aurait payé 3 000 dollars au commissaire militaire local pour le couvrir.
Il a, par la suite, voyagé en Allemagne, en Belgique, aux Pays-Bas, au Luxembourg, en Italie et en Slovénie pour accompagner ses amis qui achetaient des voitures.
En juillet 1996, il obtient un visa américain. À la mi-décembre 1996, quatre militaires lui auraient exigé 5 000 dollars pour le laisser vivre en paix. Ne pouvant payer ce montant, il aurait été battu en janvier 1997. La même année, il voyage en Espagne. Fin février 1997, il aurait décidé de quitter la Russie. Il passe un mois et demi aux Pays-Bas, puis part pour les États-Unis avant de venir réclamer la protection du Canada.

[4]      La Commission a rejeté la demande de statut de réfugié du requérant, estimant que le témoignage de celui-ci manquait de crédibilité. Elle a invoqué des motifs très détaillés au soutien de cette conclusion :

Le témoignage du revendicateur manque de crédibilité. Cette absence de crédibilité touche autant à l?identité de ses présumés persécuteurs qu?à la crainte subjective du revendicateur.
En effet, lors de l?audience du 24 avril 1998, le revendicateur n?a pu établir à la satisfaction du tribunal l?identité de ses présumés persécuteurs dans l?armée. Il a parlé de ?communistes du gouvernement et de personnes ?, alors qu?en réponse à la question 37 de son Formulaire de renseignements personnels (FRP), il cite un capitaine et deux hommes qui l?auraient battu.
Confronté à cette imprécision, le revendicateur a déclaré qu?il ne pouvait pas ? expliquer ça en russe ?. Le tribunal croit que le revendicateur refuse de s?expliquer sur un point majeur de sa revendication et, de ce fait, il ne s?acquitte pas du fardeau de la preuve qui lui incombe.
La preuve documentaire au dossier montre que la situation des recrues dans l?armée russe est très dure. Dans le cas d?espèce, le revendicateur y a échappé en désertant. Il a, par la suite, vécu librement pendant plus de cinq ans dans son pays. Losqu?arrive l?incident de la mi-décembre 1996, où on lui exige de payer 5 000 $, il avait déjà un visa pour les États-Unis depuis quatre mois.
En s?appuyant sur le taux élevé de criminalité en Russie, tel que l?indique la preuve documentaire au dossier, le tribunal estime qu?il est raisonnable de croire que cet incident aurait pu être une tentative d?extorsion.

[5]      La Commission est également d?avis que le requérant n?a pu prouver qu?il a une crainte raisonnable de persécution en raison de sa nationalité. Voici comment elle s?exprime à ce sujet :

Par ailleurs, le tribunal ne croit pas que le revendicateur a une crainte raisonnable de persécution dans son pays de citoyenneté en raison de sa nationalité. Il est raisonnable de penser qu?il craindrait une poursuite judiciaire pour désertion. Cependant, il n?a pu produire devant le tribunal un exemplaire de la Loi d?application générale en vertu de laquelle il serait condamné pour désertion.
Le manque de crédibilité touche aussi à sa crainte subjective. En effet, alors que le revendicateur prétend être recherché pour désertion, plusieurs visas dans son passeport montrent qu?il est sorti du pays et a voyagé à l?étranger à plusieurs reprises et est rentré librement en Russie.
Le tribunal croit qu?une telle liberté de mouvement ne correspond pas au comportement d?une personne raisonnable, recherchée et craignant être interpellée à tout moment. En conséquence, le tribunal n?accorde aucune valeur probante à l?avis de recherche émis en date du 22 août 1994 par le ministère de la Défense de l?URSS (sic) et présenté en preuve.
En outre, avant de venir au Canada le revendicateur est allé dans plusieurs pays signataires de la Convention, notamment l?Espagne, l?Allemagne, l?Italie, la Belgique, le Luxembourg et les Pays-Bas non pas pour fuir des présumés persécuteurs, mais pour affaires. Bien plus, il a vécu un mois et demi aux Pays-Bas sans revendiquer le statut de réfugié.
Interrogé par le tribunal sur le défaut à revendiquer, il a déclaré qu?il comptait: ? aller ailleurs ?. Et à propos de son long séjour hollandais, il dit que: ? les Tchouvaches lui ont conseillé d?aller seulement au Canada ?. Le tribunal ne croit pas que la première préoccupation d?une personne présumée persécutée est de faire des affaires et de ne pas chercher la protection d?un pays susceptible d?entendre sa cause.
Le délai à quitter le pays est aussi, dans le cas d?espèce, un indice d?absence de crainte subjective. En effet, le revendicateur a reçu un visa américain en juillet 1996, il ne quitte la Russie que neuf mois plus tard.
Interrogé au sujet du délai à partir, il a déclaré qu?il: ?restait chez lui à la maison croyant que tout allait s?arranger ?. Le tribunal croit que cette attitude n?est pas raisonnablement celle d?une personne craignant d?être arrêtée par les représentants d?une armée qui l?aurait persécuté.
À l?imprécision sur un aspect fondamental du témoignage s?ajoute l?absence de crainte subjective (sortie et retour volontaire dans le pays présumé de persécution, défaut de revendiquer dans plusieurs pays signataires de la Convention et délai à quitter le pays de persécution).

[6]      Il est bien reconnu en droit qu?il appartient à la Commission de trancher la question de la crédibilité et que la Cour ne devrait pas intervenir à moins que la décision à ce sujet ne soit pas raisonnable.

[7]      Le principal argument, soit le seul argument valable que l?avocate du requérant a invoqué, concerne l?utilisation des services d?un interprète qui n?a pu traduire du français au tchouvache, ce qui serait, selon le requérant, la langue de ?[sa] nationalité, [son] groupe ethnique ou [sa] tribu ?(dossier du Tribunal, page 9, case 9). Tel qu?il est mentionné plus haut, le requérant est un citoyen russe. À la page 11 de son formulaire de renseignements personnels (FRP), case 40, le requérant a répondu ?oui ?à la question ? Avez-vous besoin des services d?un interprète dans vos démarches auprès de la section du statut de réfugié? ?et a demandé des services d?interprète dans la langue ?russe ?(tchouvache).

[8]      Il importe de souligner que l?interprète qui a traduit le FRP français qui se trouve aux pages 8 à 19 du dossier du Tribunal a traduit ce document du français au russe et non du français au tchouvache (voir la page 19 du dossier du Tribunal).

[9]      Dans ses observations écrites, l?avocate du requérant invoque les deux motifs suivants au soutien de la présente demande de contrôle judiciaire :

Au soutien de notre demande de contrôle judiciaire, nous soumettons les deux motifs suivants:
     (1)      La décision sur le manque de crédibilité est injuste puisque le tribunal a refusé de fournir un interprète tchouvache au demandeur.
     (2)      Le tribunal n?avait pas raison de miner la crédibilité en raison du fait que le demandeur a voyagé pour affaires à plusieurs reprises à l?extérieur de son pays pour ensuite y revenir.

[10]      En ce qui a trait au deuxième argument, je suis d?avis qu?il n?est pas fondé. Il appert nettement de la décision de la Commission que la conclusion de celle-ci est très raisonnable. Selon la preuve dont la Commission était saisie, le requérant a pu se rendre librementet sans crainte en Allemagne, en Belgique, aux Pays-Bas, au Luxembourg, en Italie et en Slovénie. Il était donc raisonnable pour elle de conclure que, si le requérant a pu se rendre dans tous les pays susmentionnés et retourner en Russie, aucun élément, objectif ou subjectif, ne lui permet de craindre d?être persécuté en Russie.

[11]      En ce qui a trait à la question de l?interprète, l?avocate du requérant fait valoir que, étant donné que la Commission a refusé de fournir les services d?un interprète parlant le tchouvache, le requérant n?a pu s?exprimer correctement et expliquer en bonne et due forme le fondement, tant subjectif qu?objectif, de sa crainte de persécution.

[12]      Quelles sont les obligations de la Commission en ce qui a trait aux services d?un interprète? Dans l?arrêt Quoc Dung Tran c. Sa Majesté La Reine, [1994] 2 R.C.S. 951, qui concerne une affaire criminelle, le texte suivant figure sous la rubrique Arrêt aux pages 952 et 953 :

Le droitd'un accusé qui ne comprend pas ou ne parle pas la langue des procédures d'obtenir l'assistance d'un interprète garantit que la personne accusée d'une infraction criminelle entend la preuve qui pèse contre elle et a pleinement l'occasion d'y répondre. Ce droit est aussi lié étroitement à nos notions fondamentales de justice, dont l'apparence d'équité, et à notre prétention d'être une société multiculturelle, exprimée en partie à l'art. 27 de la Charte. L'importance de ces intérêts favorise une interprétation libérale et fondée sur l'objet visé du droit à l'assistance d'un interprète, garanti à l'art. 14 de la Charte, ainsi qu'une application de ce droit qui soit fondée sur des principes. Le principe qui sous-tend tous les intérêts protégés par le droit à l'assistance d'un interprète, que garantit l'art. 14, est la compréhension linguistique.
Pour déterminer s'il y a effectivement eu violation de l'art.Ê14, il doit être clair que l'accusé ne comprenait pas ou ne parlait pas la langue du prétoire et avait donc vraiment besoin de l'assistance d'un interprète. Si un interprète a été désigné et que c'est la qualité de son interprétation qui est mise en cause, il faut examiner s'il y a eu manquement ou dérogation à ce qui est considéré comme une bonne interprétation. Bien que l'interprétation fournie n'ait pas à être parfaite, elle doit être continue, fidèle, impartiale, concomitante et faite par une personne compétente. Il faudrait toujours se demander s'il se peut que l'accusé n'ait pas compris une partie des procédures en raison des difficultés qu'il éprouve avec la langue du prétoire. Ce ne sont pas toutes les dérogations à la norme d'interprétation garantie qui violeront l'art. 14 de la Charte: celui qui revendique le droit en cause doit établir que la lacune dans l'interprétation avait trait aux procédures elles-mêmes et qu'elle a de ce fait touché aux intérêts vitaux de l'accusé, et qu'elle ne concernait pas simplement quelque question accessoire ou extrinsèque. Pour déterminer si la présumée dérogation dans l'interprétation faisait partie intégrante d'un événement qui a vraiment servi d'une certaine façon à ?faire progresser l'affaire?, il faut se demander si l'instance s'est déroulée ou a progressé sur une question de procédure, de preuve ou de droit. Puisque l'art. 14 garantit sans réserve le droit à l'assistance d'un interprète, il serait erroné de se demander, pour déterminer si le droit a été violé, si l'accusé a vraiment subi un préjudice lorsqu'on lui a refusé l'exercice de ses droits garantis par l'art. 14. La Charteproclame en fait que le refus de fournir une bonne interprétation pendant que l'affaire progresse est préjudiciable en soi et viole l'art. 14.

[13]      Les commentaires que la Cour suprême a formulés dans l?arrêt Tran au sujet des services d?un interprète portent spécifiquement sur les procédures criminelles. Voici comment le juge en chef Lamer s?exprime à la page 961 du recueil :

J'aimerais avant tout préciser que l'analyse qui suit de l'art. 14 de la Charteporte spécifiquement sur le droit d'un accusédans le cadre de procédures criminelleset ne doit pas être considérée comme ayant nécessairement une application plus générale. En d'autres termes, je ne me prononcerai pas pour le moment sur la possibilité qu'il soit nécessaire d'établir et d'appliquer des règles différentes à d'autres situations qui tombent à bon droit sous le coup de l'art. 14 de la Charte-- par exemple, lorsque les procédures en question sont de nature civile ou administrative.


[14]      Commentant le besoin lié aux services d?un interprète, le juge en chef Lamer s?exprime comme suit, toujours dans le contexte des procédures criminelles (pages 979, 980 et 981) :

Premièrement, il doit être clair que l'accusé avait effectivement besoin de l'assistance d'un interprète -- c.-à-d. qu'il ne comprenait pas ou ne parlait pas la langue du prétoire. Bien que ce soit évidemment à la partie qui prétend avoir subi une violation des droits que lui garantit l'art. 14, qu'il incombe, en dernière analyse, d'établir le niveau requis de besoin, il importe de comprendre qu'il n'est pas nécessaire d'avoir invoqué ou fait valoir le droit à l'assistance d'un interprète pour en jouir. Dans le cadre du contrôle qu'ils exercent sur leur propre procédure, les tribunaux ont la responsabilité indépendante d'assurer que ceux qui ne connaissent pas bien la langue du prétoire comprennent et soient compris. Aussi, à moins que la question de l'interprétation ne soit soulevée pour la première fois en appel ou qu'il y ait un doute quant à savoir si le droit est invoqué de mauvaise foi, il ne sera pas difficile normalement d'établir l'existence d'un ?besoin ?.

Deuxièmement, celui qui invoque le droit en question doit montrer, à supposer qu'il ne s'agit pas d'un cas où on lui a complètement refusé les services d'un interprète, mais d'un cas où il y aurait des lacunes dans l'interprétation fournie, qu'il y a eu dérogation à la norme d'interprétation fondamentale que garantit la constitution. Aux fins du présent pourvoi, je décris cette norme comme en étant une de continuité, de fidélité, d'impartialité, de compétence et de concomitance.

Troisièmement, celui qui invoque le droit doit établir que la présumée lacune dans l'interprétation est survenue au cours des procédures elles-mêmes, au moment où un intérêt vital de l'accusé était en cause -- c.-à-d. pendant le déroulement de l'affaire -- et non pas à une phase ou étape extrinsèque ou accessoire au déroulement de l'affaire.

À ces trois étapes, le fardeau d'établir que l'art. 14 de la Chartea été violé incombe à la partie qui invoque la violation, et la norme de preuve est la prépondérance des probabilités. Une fois le tribunal convaincu que les trois premières conditions sont remplies, on aura établi la violation de l'art. 14 à moins que le ministère public ne puisse établir, encore une fois selon la prépondérance des probabilités, qu'il y a eu renonciation valide et effective au droit, ce qui explique la lacune dans l'interprétation ou l'absence d'interprétation qui a été démontrée.

Je vais maintenant décrire de façon plus détaillée les divers éléments du cadre d'analyse de l'art.Ê14 de la Charteque je propose.

(i) Le besoin d'un interprète

Pour déterminer si l'art. 14 de la Chartea effectivement été violé, il faut d'abord évaluer le besoin de recourir à l'assistance d'un interprète. Autrement dit, celui qui invoque le droit en question doit démontrer qu'il satisfait (ou satisfaisait) aux conditions requises pour pouvoir l'invoquer. L'article 14 de la Charteprévoit clairement que, pour bénéficier de ce droit, il faut que l'accusé ?ne comprenne[. . .] pas ou ne parle[. . .] pas la langue employée ?.

Bien que le droit à l'assistance d'un interprète ne soit ni automatique ni absolu, il va sans dire, compte tenu particulièrement du fait que ce droit est élevé au rang de norme constitutionnelle, que les tribunaux devraient être généreux et avoir l'esprit ouvert lorsqu'ils évaluent le besoin d'un accusé de recourir à l'assistance d'un interprète. En général, les tribunaux devraient désigner un interprète dans l'un ou l'autre des cas suivants:

(1) il devient évident pour le juge que l'accusé a, pour des raisons linguistiques, de la difficulté à s'exprimer ou à comprendre les procédures et qu'un interprète serait utile; ou

(2) l'accusé (ou son avocat) requiert les services d'un interprète et le juge est d'avis que cette requête est justifiée.


[15]      Dans l?affaire Sandro Nahun Flores Banegas c. Ministre de la Citoyenneté et de l?Immigration (IMM-2642-96 décision rendue par la Section de première instance de la Cour fédérale le 30 juin 1997), qui est une affaire très importante en matière d?immigration, la question à trancher était identique à celle de la présente demande, ? La principale question à trancher dans cette demande est de savoir si la Commission a commis une erreur de droit en négligeant de s'assurer que les services d'interprétation fournis au requérant à son audience étaient conformes aux principes de justice fondamentale ainsi qu'aux exigences de l'article 14 de la Charte canadienne des droits et libertés (la ? Charte ?) ?.

[16]      Dans cette décision, Madame le juge McGillis résume comme suit les principes à appliquer aux pages 3, 4 et 5 :

Pour déterminer s'il y a eu manquement aux principes de justice fondamentale ou aux droits que confère l'article 14 de la Charteà l'assistance d'un interprète, il est nécessaire de se reporter à la jurisprudence. Dans l'arrêt Tung c. Ministre de l'Emploi et de l'Immigration (1991), 124 N.R. 388 (C.A.F.), le juge d'appel Stone a donné les conseils suivants à la page 392 du recueil :
À mon avis, l'appelant avait le droit de relater dans sa langue, par l'entremise de l'interprète, les faits qui justifiaient sa crainte tout comme il aurait pu le faire s'il avait pu s'exprimer en anglais devant la Commission. La justice naturelle exigeait rien de moins que cela. Pourtant, il a de toute évidence été incapable de le faire en ce qui a trait à des points essentiels de sa revendication à cause de la piètre qualité de la traduction. Je ne doute pas que cet état de chose a porté préjudice à l'appelant dans les procédures devant les instances inférieures comme il lui en cause un devant cette Cour car nous sommes appelés à examiner d'importants aspects de la décision de la Commission sur le vu d'un dossier qui est évidemment lacunaire.
Dans l'arrêt Tran c. Sa Majesté la Reine[1994] 2 R.C.S. 951, la Cour suprême du Canada a énoncé les principes qui, dans le contexte du droit criminel, s'appliquent au droit à l'assistance d'un interprète garanti par l'article 14 de la Charte. Le juge en chef Lamer, s'exprimant au nom de la Cour, a expressément indiqué ceci, à la page 961 du recueil :

...l'analyse qui suit de l'art. 14 de la Charteporte spécifiquement sur le droit d'un accusédans le cadre de procédures criminelleset ne doit pas être considérée comme ayant nécessairement une application plus générale. En d'autres termes, je ne me prononcerai pas pour le moment sur la possibilité qu'il soit nécessaire d'établir et d'appliquer des règles différentes à d'autres situations qui tombent à bon droit sous le coup de l'art. 14 de la Charte- par exemple, lorsque les procédures en question sont de nature civile ou administrative.
Malgré sa mise en garde que l'analyse s'appliquait expressément aux procédures de nature criminelle, le juge en chef Lamer a néanmoins traité en termes généraux des buts visés par le droit que confère l'article 14 de la Charteà l'assistance d'un interprète. Plus particulièrement, il fait remarquer ce qui suit, aux pages 977 et 978 du recueil :

...il importe de souligner que le principe qui sous-tend tous les intérêts protégés par le droit à l'assistance d'un interprète, que garantit l'art. 14, est la compréhensionlinguistique. L'importance de ce principe ressort non seulement de la jurisprudence générale en matière de services d'interprète, mais également plus directement du texte de l'art. 14 lui-même, qui parle de ne pas ?compren[dre] ou ne [pas] parle[r] la langue employée ?. Le niveau de compréhension visé par l'art. 14 sera donc nécessairement élevé. En fait, on a laissé entendre qu'une partie doit avoir la même possibilité fondamentale de comprendre et d'être comprise que si elle connaissait la langue du prétoire. Par exemple, dans l'affaire d'immigration Tung c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration) (1991) 124 N.R. 388 (C.A.F.), le juge Stone déclare, à la p. 392 :

À mon avis, l'appelant avait le droit de relater dans sa langue, par l'entremise de l'interprète les faits qui justifiaient sa crainte tout comme il aurait pu le faire s'il avait pu s'exprimer en anglais devant la Commission. La justice naturelle n'exigeait rien moins que cela.
[Je souligne]

Si la Cour suprême du Canada a fait sienne l'analyse présentée dans Tung c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration), précitée, au sujet du niveau requis de compréhension linguistique, elle a rejeté, pour les besoins du droit criminel, l'obligation d'établir aussi l'existence d'un préjudice. À cet égard, le juge en chef Lamer a déclaré, à la page 995 du recueil, que ?le refus de fournir une bonne interprétation pendant que l'affaire progresse est préjudiciable en soi et viole l'art. 14 ?. Dans le contexte de l'immigration, la jurisprudence découlant de la décision rendue dans l'affaire Tung Canada c. (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration), précitée, oblige la partie requérante à établir que les problèmes découlant des services d'interprétation lui a causé préjudice. [voir l'arrêt Mosa c. Ministre de l'Emploi et de l'Immigration, 1993, nodu greffe A-992-92 (C.A.F.).]

L'avocat du requérant a fait valoir que les principes énoncés par la Cour suprême du Canada dans l'arrêt Tran c. Sa Majesté la Reine, précité, au sujet des procédures intentées en droit criminel devraient s'appliquer aussi au contexte de l'immigration, plus particulièrement en ce qui concerne les audiences tenues devant la Commission.

Au vu des faits de l'espèce, il n'est pas nécessaire que je tranche cette question intéressante. S'il fallait que j'applique le critère du préjudice énoncé dans l'arrêt Tung c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration), précité, je suis convaincue, au vu de la preuve figurant dans le dossier, que les services d'interprétation fournis au requérant ne lui ont causé aucun préjudice. Plus particulièrement, aucune des erreurs d'interprétation allégées n'ont eu une incidence quelconque sur les diverses incohérences relevées dans la preuve du requérant qui ont donné lieu à la conclusion défavorable quant à la crédibilité. Subsidiairement, s'il me fallait adopter l'approche plus générale exposée dans l'arrêt Tran c. Sa Majesté la Reine, précité, je ne suis pas persuadée, selon la prépondérance des probabilités, que le requérant a été privé de services d'interprétation convenables. Au cours de l'audience, ce dernier a indiqué qu'il comprenait l'interprète, il a bien répondu aux questions et ne s'est pas opposé, en personne ou par l'entremise de son avocat, à la qualité des services d'interprétation. Qui plus est, le requérant n'a pas indiqué dans son affidavit qu'il n'avait pas compris les procédures. En ce qui concerne la preuve de MmeHobrough, il importe de reconnaître que la grande majorité des exemples qu'elle a donnés à l'appui de sa conclusion d'incompétence des services d'interprétation étaient insignifiants. Dans l'arrêt Tran c. Sa Majesté la Reine, précité, le juge en chef Lamer signale, à la page 985 du recueil, que ?... [b]ien que la norme d'interprétation soit élevée dans le contexte de l'art. 14, il ne devrait pas s'agir d'une norme de perfection ?. En outre, en analysant les critères à appliquer pour évaluer les services d'interprétation, le juge en chef Lamer a déclaré ceci, aux pages 987 et 988, au sujet de la précision :

Il est cependant important de garder à l'esprit que l'interprétation est fondamentalement une activité humaine qui s'exerce rarement dans les circonstances idéales. Par conséquent, il ne serait ni réaliste ni raisonnable d'exiger que même une norme d'interprétation garantie par la Constitution

en soit une de perfection. Comme Steele l'explique, à la p. 242 :

Même la meilleure interprétation n'est pas ?parfaite ?, car l'interprète ne peut jamais donner au témoignage la même nuance ou le même sens que les propos originaux. Pour cette raison, les tribunaux ont prévenu qu'il ne convient pas d'examiner au microscope le témoignage interprété pour voir s'il comporte des incohérences. Il faut accorder le bénéfice du doute au témoin.

À cet égard, il peut être utile de signaler la distinction conceptuelle entre l'? interprétation ?, qui vise principalement la langue parlée, et la ?traduction ?, qui vise principalement la langue écrite. Compte tenu du fait que l'interprétation comporte un processus de médiation entre deux personnes qui doit se produire sur-le-champ, avec peu de possibilité de réfléchir, il s'ensuit que la norme d'interprétation tendra à être inférieure à ce qu'elle pourrait être dans le cas de la traduction qui a pour départ un texte écrit, où le temps de réaction est en général plus long et où il est possible de mieux concilier les différences conceptuelles qui existent parfois entre deux langues et de mieux en tenir compte.     

[17]      Je suis tout à fait d?accord avec les commentaires précités de Madame le juge McGillis.

[18]      Il est indéniable que le requérant a demandé formellement, deux jours avant l?audience, les services d?un interprète tchouvache parce que, comme l?avocate l?a expliqué dans une lettre adressée à la Commission le 22 avril 1998 :

Je suis la nouvelle procureure du revendicateur mentionné en rubrique, tel que vous pourrez le constater au mandat ci-joint. La présente lettre vise à vous demander une remise de l?audition de cette personne, qui doit avoir lieu le vendredi 24 avril 1998 en après-midi.

En effet, j?ai constaté que mon client ne comprend pas suffisamment le russe pour faire son audition en russe. Sa langue maternelle est le?tchouvache ?. Il m?a expliqué qu?il avait procédé au processus accéléré il y a quelque temps, et qu?il avait eu excessivement de problèmes à comprendre l?interprète madame Yvette Amdani, et que son ancienne avocate Me Carole Vézina lui avait dit qu?il n?y avait aucun interprète tchouvache à Montréal.

Pour faire respecter les droits fondamentaux de mon client je me dois de vous demander de remettre l?audition jusqu?à ce qu?un interprète tchouvache ait été obtenu par vous. J?attends de vos nouvelles le plus tôt possible et vous prie d?agréer, madame, monsieur, l?expression de mes sentiments distingués.



[19]      Comme je l?ai mentionné, dans cette lettre adressée deux jours avant la date de l?audience, l?avocate demande les services d?un interprète tchouvache uniquement parce que le demandeur ? ne comprend pas suffisammentle russe pour faire son audition en russe ?.

[20]      Cette remarque signifie manifestement, comme l?indique d?ailleurs la transcription, que le requérant comprend le russe. Cette conclusion ressort également du fait, comme je l?ai souligné, que le requérant a préparé son FRP avec l?aide d?un interprète russe.

[21]      Après avoir lu la transcription, notamment les pages 298 à 320, j?estime que le requérant a compris lorsqu?il voulait bien comprendre et qu?il n?a pas semblé comprendre lorsqu?il voulait être évasif.

[22]      À l?instar de l?avocate du requérant, je reconnais que la Commission devrait tenter de fournir les services d?un interprète dans la langue du requérant. Cela ne signifie pas qu?elle est tenue de fournir les services d?un interprète qui parle exactement le même dialecte que celui-ci. Le requérant est russe et il est évident qu?il comprend le russe. Il a poursuivi des études en russe pendant au moins dix ans. Il a fait des voyages d?affaires et s?est apparemment bien débrouillé. La Commission a proposé au requérant de lui fournir des explications s?il n?arrivait pas à comprendre l?une ou l?autre des questions posées.

[23]À mon avis, aucun préjudice n?a été causé en l?espèce.

[24]      Le requérant devait fournir des explications au sujet de la crainte de persécution qu?il a invoquée. Compte tenu des faits mis en preuve, la Commission a eu raison de conclure qu?il n?était pas un réfugié au sens de la Convention.

         [25]La demande de contrôle judiciaire est rejetée.

         [26]Aucune question n?a été soumise à des fins de certification.



                    

                             J.C.F.C.

Ottawa (Ontario)

Le 22 septembre1999

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