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Date : 20191122


Dossier : IMM-3984-18

Référence : 2019 CF 1491

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 22 novembre 2019

En présence de madame la juge Elliott

ENTRE :

LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE

demandeur

et

JIN XIU WU

défenderesse

JUGEMENT ET MOTIFS

I.  Aperçu

[1]  Le ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile (le ministre) demande le contrôle judiciaire de la décision, rendue le 1er août 2018 par la Section d’appel de l’immigration (la SAI), selon laquelle la défenderesse, Jin Xiu Wu (Mme Wu), avait établi, au titre de l’alinéa 67(1)c) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (la LIPR), l’existence de motifs d’ordre humanitaire justifiant l’annulation de la mesure de renvoi prise contre elle, en dépit de la validité de la mesure d’exclusion dont elle faisait l’objet (la décision).

II.  Contexte factuel

[2]  Madame Wu est originaire de la Chine. Elle est devenue résidente permanente du Canada le 8 février 2012 à la suite d’une demande de parrainage fondée sur son mariage avec Norman Eng (« Norman »), demande qui a été accueillie.

[3]  La défenderesse et Norman ont habité ensemble pendant un peu plus de deux mois. Ils se sont séparés à la mi-avril 2012. Des documents de divorce ont été déposés par Norman en juin 2012.

[4]  Norman est incapable de travailler en raison d’un handicap relativement grave. Depuis 2003, il reçoit de l’aide dans le cadre du Programme ontarien de soutien aux personnes handicapées (POSPH). Interrogée au cours de l’audience, Mme Wu ne semblait pas être au courant du handicap de Norman.

[5]  Le ministre était d’avis que Mme Wu avait contracté un mariage de complaisance avec Norman dans le but d’obtenir frauduleusement le statut de résidente permanente au Canada et que, ce faisant, elle avait fait de fausses déclarations au sens de l’alinéa 40(1)a) de la LIPR.

[6]  En janvier 2013, le dossier de Mme Wu a été déféré pour enquête afin que l’on détermine si elle avait fait de fausses déclarations au sens de la LIPR. La Section de l’immigration (SI) a instruit l’affaire le 13 mai 2013 et a ensuite pris une mesure d’exclusion à son endroit.

[7]  Madame Wu a interjeté appel de cette mesure devant la SAI. L’appel a été instruit le 6 avril 2016, et la SAI l’a rejeté. En contrôle judiciaire, cette décision a été annulée avec l’accord du ministre parce que Mme Wu n’avait pas obtenu d’ajournement après avoir retenu les services d’un avocat.

[8]  Le présent contrôle porte sur la nouvelle décision rendue par un tribunal de la SAI différemment constitué. Ce dernier a jugé que le mariage de Mme Wu avec Norman n’était pas authentique, en raison de plusieurs incohérences dans son témoignage et de diverses préoccupations quant à sa crédibilité. Toutefois, il a conclu que, suivant l’alinéa 67(1)c) de la LIPR, il existait des motifs d’ordre humanitaire justifiant qu’il soit fait droit à l’appel interjeté par Mme Wu.

[9]  La SAI a en effet conclu, selon la prépondérance des probabilités, qu’il y avait des motifs d’ordre humanitaire justifiant d’accueillir l’appel. L’avant-dernière phrase de la décision résume bien les motifs de la décision :

Comme il est exposé précédemment, bien que les fausses déclarations soient très graves, il existe un certain nombre de facteurs favorables, surtout l’intérêt supérieur du jeune fils de l’appelante, âgé d’un an.

[10]  Le fils d’un an est l’enfant de Mme Wu et de son partenaire actuel, Ken.

[11]  Pour les motifs qui suivent, la demande est accueillie.

III.  Question en litige et norme de contrôle

[12]  La question en litige en l’espèce consiste à déterminer si la décision était raisonnable.

[13]  La présente demande porte sur la conclusion relative aux motifs d’ordre humanitaire. L’octroi d’une dispense pour des motifs d’ordre humanitaire a déjà été décrit comme « une exception souple et sensible à l’application habituelle de la [LIPR] ». Le pouvoir discrétionnaire de l’accorder est exercé afin « de mitiger la sévérité de la loi selon le cas ». Kanthasamy c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CSC 61, au par. 19 [Kanthasamy].

[14]  En ce qui concerne la question de savoir si la prise de mesures spéciales en vertu de l’alinéa 67(1)c) de la LIPR est justifiée, la norme de contrôle qui s’applique à la décision de la SAI est celle de la décision raisonnable : Cortez c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 800, au par. 17.

[15]  Le caractère raisonnable d’une décision s’apprécie en fonction de la question de savoir si le processus décisionnel suivi était justifié, transparent et intelligible, et si la décision appartient aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit. Selon la norme de la décision raisonnable, la Cour doit faire preuve de retenue à l’égard de l’expertise du tribunal décideur. La retenue commande une attention respectueuse aux motifs donnés ou qui pourraient être donnés à l’appui d’une décision : Dunsmuir c Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, aux par. 47 et 48 [Dunsmuir].

[16]  Si la décision appartient aux issues raisonnables, le fait qu’une issue différente eût été possible ne permet pas de conclure que cette décision est déraisonnable. Dès lors que les motifs permettent à une cour de révision de comprendre pourquoi le tribunal a rendu sa décision et de déterminer si la conclusion appartient aux issues acceptables, les critères établis dans l’arrêt Dunsmuir sont respectés : Newfoundland and Labrador Nurses’ Union c Terre‑Neuve‑et‑Labrador (Conseil du Trésor), 2011 CSC 62, aux par. 16 et 17.

IV.  Décision faisant l’objet du présent contrôle

A.  Les conclusions de la SAI

[17]  La SAI a conclu que les fausses déclarations de Mme Wu étaient très graves, et qu’il faudrait donc qu’il y ait des facteurs d’ordre humanitaire favorables très importants pour parvenir à les surmonter.

[18]  La SAI a reconnu qu’il incombait à Mme Wu d’établir, selon la prépondérance des probabilités, qu’il y avait des motifs d’ordre humanitaire justifiant de faire droit à l’appel.

B.  Préoccupations de la SAI concernant la crédibilité

[19]  Bien que la décision d’interdiction de territoire de la SAI ne soit pas en cause dans la présente demande, il est utile ici de reprendre les préoccupations relatives à la crédibilité exprimées par la SAI au paragraphe 16 de la décision :

Comme il est mentionné ci-après, le témoignage de l’appelante présente de nombreux problèmes de crédibilité qui ont amené le tribunal à conclure qu’elle n’est pas un témoin crédible et que son mariage avec son répondant n’était pas authentique et qu’il visait principalement à faciliter son immigration au Canada.

[20]  La SAI a parlé de ce qu’elle a qualifié comme étant les « problèmes de crédibilité les plus importants », en précisant que la liste était loin d’être exhaustive. Après avoir passé en revue ces problèmes, la SAI a conclu que « [l]es graves préoccupations concernant la crédibilité exposées précédemment m’amènent à conclure que l’appelante n’est pas un témoin crédible ». Le tribunal a en effet déterminé, selon la prépondérance des probabilités, que Mme Wu avait épousé son ex‑époux afin de pouvoir immigrer au Canada. La mesure d’exclusion a donc été jugée valide.

C.  Analyse des motifs d’ordre humanitaire

[21]  La SAI a énoncé et appliqué les facteurs établis dans la décision Ribic c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1985] DSAI no 636. Il s’agit des facteurs que la SAI doit prendre en considération au moment d’exercer son pouvoir discrétionnaire d’accorder une dispense pour des considérations d’ordre humanitaire et d’accueillir l’appel d’une mesure d’exclusion. Ces facteurs sont notamment les suivants :

  • a) la gravité des fausses déclarations;

  • b) le temps passé au Canada et le degré d’enracinement de l’appelant;

  • c) les conséquences que le renvoi de l’appelant aurait sur les membres de sa famille;

  • d) la présence de membres de la famille de l’appelant au Canada et les bouleversements que le renvoi de l’appelant occasionnerait pour eux;

  • e) le soutien dont bénéficie l’appelant dans la collectivité;

  • f) les difficultés auxquelles il ferait face s’il était renvoyé dans son pays de nationalité.

[22]  La SAI a conclu que Mme Wu avait, sciemment et volontairement, omis de divulguer des faits importants et fait de fausses déclarations la concernant dans sa demande de résidence permanente. Ces fausses déclarations étaient directes, délibérées et importantes pour l’obtention de son statut d’immigration.

[23]  La SAI a conclu que Mme Wu avait continuellement soutenu que le mariage était authentique; elle ne reconnaissait aucune culpabilité et n’avait exprimé aucun remords. Il s’agissait là de facteurs défavorables dans l’évaluation du bien‑fondé de son appel.

[24]  En ce qui concerne son établissement au Canada, la SAI a constaté que Mme Wu s’y trouvait depuis avril 2012 et qu’elle avait travaillé jusqu’à son accouchement, en 2017. Elle étudiait aussi l’anglais le soir. À la lumière de divers autres facteurs, la SAI a conclu qu’elle était moyennement établie au Canada. Cependant, étant donné que cet établissement avait été rendu possible par de fausses déclarations, il ne s’agissait que d’un facteur légèrement favorable.

[25]  La SAI a conclu que les répercussions du renvoi de Mme Wu sur Ken constituaient un facteur modérément favorable. Le tribunal a fait remarquer que Ken n’avait pas été appelé à témoigner et qu’il n’avait fourni aucune déclaration. La SAI a accepté la déclaration de Mme Wu selon laquelle Ken et elle cohabitaient depuis 2014. Madame Wu a dit qu’elle emmènerait son fils avec elle en Chine et que cela aurait une incidence défavorable sur Ken. Elle a également indiqué que Ken était âgé de 61 ans et avait trois enfants adultes issus d’une relation antérieure. Aucun des enfants de Ken n’était en contact avec Mme Wu ni avec son fils.

[26]  Madame Wu a déclaré que, si elle et son fils étaient renvoyés en Chine, elle n’aurait aucun endroit où vivre et il lui serait difficile de trouver du travail, puisqu’elle avait 36 ans et ne détenait qu’un diplôme d’études secondaires.

[27]  La SAI a conclu qu’il serait difficile pour Mme Wu de se réinstaller en Chine, mais que cela ne constituait pas un préjudice indu. La SAI était d’avis que les répercussions sur Mme Wu étaient un facteur favorable dans l’évaluation du bien‑fondé de l’appel.

[28]  La SAI a conclu en examinant l’intérêt supérieur de l’enfant d’un an, Howard. Madame Wu a soutenu qu’Howard n’aurait aucun statut en Chine et qu’il ferait face à de la discrimination en tant qu’enfant d’une mère célibataire. Elle a aussi fait valoir qu’il serait favorable pour son fils d’avoir la présence de sa mère et de son père.

[29]  La SAI a fait remarquer qu’on n’avait porté à sa connaissance que très peu d’éléments de preuve pour l’aider à établir quels seraient pour Howard les effets probables de la séparation d’avec son père. En plus du fait que le père n’avait pas témoigné, la SAI a souligné que Mme Wu n’avait soumis aucun document concernant la loi en Chine et la manière dont Howard serait traité par les autorités chinoises. La SAI a conclu qu’en raison du manque d’éléments de preuve, elle devait se contenter de formuler des hypothèses sur le statut d’Howard et son éventuelle situation en Chine.

D.  La conclusion de la SAI

[30]  La SAI a reconnu que, selon la prépondérance des probabilités, si Howard accompagnait sa mère en Chine, il serait séparé de son père pour une longue période. Le tribunal a déclaré que ce fait était très préoccupant, et qu’« [e]n l’absence d’éléments de preuve montrant que cet enfant n’a[vait] pas de père présent et aimant », il ne serait pas dans l’intérêt supérieur d’Howard d’être séparé de son père. La SAI a conclu que ce facteur, plus que tout autre, militait fortement en faveur de l’accueil de l’appel.

[31]  Enfin, la SAI a estimé que Mme Wu s’était acquittée du fardeau qui lui incombait de prouver l’existence de motifs d’ordre humanitaire justifiant la prise de mesures spéciales pour faire droit à l’appel. 

V.  Analyse

[32]  Le ministre soutient que la conclusion de la SAI concernant l’intérêt supérieur de l’enfant n’était étayée par aucune preuve ou analyse. Comme elle est dépourvue de cohérence interne, la décision est déraisonnable.

[33]  Madame Wu soutient que le ministre demande à la Cour d’apprécier de nouveau la preuve et d’ignorer le témoignage sous serment et non contredit qu’elle a fait devant la SAI. Elle invoque l’arrêt Maldonado c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1980] 2 CF 302 (CAF) [Maldonado] pour affirmer que son témoignage doit être accepté tel quel.

[34]  Les conclusions défavorables de la SAI relativement à la crédibilité permettent de douter du témoignage sous serment de Mme Wu et de l’applicabilité de l’arrêt Maldonado. En outre, Mme Wu n’a fourni aucun document démontrant la nature de la relation entre Howard et Ken ou expliquant comment Howard serait traité en Chine. Comme Ken n’a pas témoigné, l’on pouvait s’attendre à ce que des documents corroborant les déclarations de Mme Wu sur l’intérêt supérieur d’Howard à rester au Canada soient produits. La SAI a fait remarquer qu’il était regrettable qu’elle ne dispose pas de tels documents, ce qui l’obligeait à formuler des hypothèses.

[35]  Le processus de raisonnement de la SAI n’est ni transparent ni intelligible. Celle-ci a déclaré qu’en raison des graves préoccupations déjà mentionnées, Mme Wu n’était pas un témoin crédible, elle qui avait sciemment et volontairement omis de divulguer des faits importants dans sa demande de résidence permanente. La personnalité et l’intégrité de Mme Wu ont aussi été remises en question lorsque la SAI a déterminé que Mme Wu s’était servie de Norman, un homme ayant un handicap, ce qui constituait un facteur aggravant.

[36]  En examinant les motifs d’ordre humanitaire, la SAI a clairement indiqué qu’il faudrait des facteurs d’ordre humanitaire d’une importance considérable pour qu’ils puissent l’emporter sur les fausses déclarations très graves de Mme Wu.

[37]  En recherchant ces facteurs, la SAI a constaté qu’elle disposait de très peu d’éléments de preuve pour l’aider à établir quels seraient pour l’enfant les effets de la séparation d’avec son père, ou comment la Chine traiterait Howard en tant que non-citoyen. La SAI a qualifié ce manque d’information de « regrettable ».

[38]  La SAI n’était saisie d’aucune preuve corroborante de la part de Ken concernant sa relation avec Howard. Elle ne disposait d’aucune preuve documentaire quant à la façon dont Howard serait traité par les autorités chinoises du fait qu’il était un enfant canadien. La SAI disposait pourtant — et elle l’a reconnu dans la décision — d’un témoignage indiquant que Mme Wu ne s’était pas renseignée sur ce qu’il adviendrait de son fils si elle retournait en Chine avec lui. La SAI a conclu qu’elle ne pouvait que formuler des hypothèses sur la vie d’Howard en Chine s’il accompagnait Mme Wu.

[39]  Le seul facteur relevé par la SAI comme militant fortement en faveur d’un accueil de l’appel était sa conclusion selon laquelle il ne serait pas dans l’intérêt d’Howard d’être séparé de son père pour une longue période.

[40]  La SAI a mentionné l’absence de fondement probatoire pour cette conclusion. Elle a dit « reconna[ître] que, selon la prépondérance des probabilités », c’était ce qui allait se produire. Il n’est pas possible de discerner, à partir des motifs ou du dossier, comment ou pourquoi la SAI en est arrivée à ce constat. L’emploi du verbe « reconnaître » par la SAI, en l’absence de preuve qui aurait pu être effectivement reconnue, démontre le caractère hypothétique de la conclusion.

[41]  La SAI a reconnu qu’il incombait à Mme Wu de démontrer l’existence de motifs d’ordre humanitaire justifiant qu’il soit fait droit à l’appel. Inexplicablement, lorsque la SAI a conclu qu’il n’était pas dans l’intérêt de Howard d’être séparé de Ken, son père, la raison invoquée était qu’aucun élément de preuve ne démontrait que l’enfant n’avait pas de père présent et aimant.

[42]  J’observe qu’il n’y a dans les faits aucun élément de preuve, si ce n’est quelques déclarations de Mme Wu, indiquant qu’il existe une véritable relation affective entre Ken et Howard. Le fardeau de la preuve incombait à Mme Wu, mais elle ne s’en est pas acquittée. Elle n’a fourni aucune preuve d’une relation véritable entre Ken et Howard.

[43]  La SAI ne peut renverser le fardeau de la preuve et s’attendre à ce que le ministre prouve un facteur défavorable, à savoir l’absence d’une véritable relation affective. Madame Wu était représentée par un conseil. C’était son choix que de ne pas faire comparaître Ken à l’audience ou de ne pas fournir de preuve par affidavit. Madame Wu devait présenter des éléments de preuve à l’appui de ses motifs d’ordre humanitaire. Transférer le fardeau de la preuve au ministre ne saurait être un moyen de remédier à son omission de produire une preuve provenant de Ken ou d’une autre personne afin d’étayer la relation entre Ken et Howard.

[44]  Madame Wu soutient que la conclusion de la SAI quant à son manque de crédibilité ne pouvait s’étendre à l’analyse des motifs d’ordre humanitaire, puisqu’il s’agissait de deux questions distinctes.

[45]  Je ne suis pas d’accord. La SAI a longuement commenté, en termes non équivoques, la nature et l’étendue des fausses déclarations de Mme Wu. Lorsque la SAI a conclu que Mme Wu n’était « pas un témoin crédible », elle a établi le point de vue à partir duquel il fallait examiner toutes ses déclarations.

[46]  Indépendamment de sa crédibilité ou de son manque de crédibilité, Mme Wu a présenté peu ou pas d’éléments de preuve quant à l’intérêt supérieur de son enfant. Par exemple, lorsqu’elle a dit que son fils n’aurait aucun statut en Chine et qu’il serait victime de discrimination parce qu’elle serait une mère célibataire, elle a formulé ces commentaires sans aucun fondement. La SAI a d’ailleurs constaté qu’elle ne s’était pas renseignée sur ce qu’il adviendrait de son fils s’il allait en Chine avec elle.

[47]  Il a déjà été reconnu que, lorsque la seule preuve liant le demandeur à sa demande qui soit soumise au tribunal provient du demandeur lui-même, une conclusion ou une perception que le demandeur n’est pas un témoin crédible [traduction] « équivaut en fait à la conclusion qu’il n’existe aucun élément crédible sur lequel pourrait se fonder le [tribunal] pour faire droit à la demande » : Sheikh c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1990] 3 CF 238 (CAF), au par. 7. Telle est la situation de Mme Wu. La seule preuve qu’elle ait présentée à la SAI était son propre témoignage, que la SAI n’a généralement pas cru.

[48]  Une dispense pour considérations d’ordre humanitaire n’est pas destinée à constituer un volet d’immigration distinct. Elle devrait être réservée aux cas exceptionnels : Kanthasamy, au par. 90. Si l’on garde cela à l’esprit, la SAI devait à tout le moins expliquer comment elle avait conclu, sans aucune preuve fiable, que Mme Wu avait établi, selon la prépondérance des probabilités, qu’il était dans l’intérêt supérieur d’Howard de faire droit à l’appel. Cela était d’autant plus important que Mme Wu manquait de crédibilité en tant que témoin.

[49]  Même s’il faut faire preuve d’une grande déférence à l’égard de la SAI, notre Cour a reconnu que « [l]a norme de la raisonnabilité exige que les conclusions tirées et la conclusion générale résistent à un examen assez poussé. Lorsque [...] les conclusions ne sont pas étayées par la preuve, la décision ne résiste pas à un examen poussé. » : Canada (Citoyenneté et Immigration) c Wright, 2015 CF 3, au par. 68.

[50]  Malgré les conclusions et observations initiales de la SAI concernant la crédibilité de Mme Wu et le manque de preuves à l’appui de sa demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire, la SAI a estimé que, par son témoignage vague et généralisé, elle s’était acquittée du fardeau qui lui incombait de prouver l’existence de tels motifs justifiant qu’il soit fait droit à l’appel.

[51]  Il n’existe pas de cheminement clair entre les éléments de preuve présentés à la SAI et le résultat. La conclusion apparaît, tout simplement. La seule raison derrière celle-ci semble être la « grande préoccupation » de la SAI, à savoir qu’Howard et Ken seraient séparés pendant une longue période.

[52]  La SAI est parvenue à une conclusion sans faire de constatations favorables à Mme Wu quant à la crédibilité. Elle a en outre déclaré qu’il y avait peu d’éléments de preuve, et qu’elle ne pouvait que formuler des hypothèses sur ce que serait la vie d’Howard en Chine.

[53]  Compte tenu de la minceur de la preuve reçue par la SAI, de l’absence d’analyse de sa part — sauf pour ce qui est de la conclusion défavorable quant à la crédibilité — et de son omission d’expliquer comment ou pourquoi elle est parvenue à la conclusion que Mme Wu s’est acquittée de son fardeau de preuve, il est impossible pour la Cour d’évaluer le caractère raisonnable de la conclusion de la SAI.

[54]  Les motifs ou le dossier sous-jacent ne permettent pas de déterminer clairement pour quelles raisons la SAI est parvenue au résultat obtenu. Par conséquent, les critères de l’arrêt Dunsmuir ne sont pas respectés.

[55]  En raison du manque de transparence des motifs de la décision, celle-ci doit être annulée et renvoyée à un tribunal différemment constitué pour nouvelle décision. Il n’y a aucune question grave de portée générale à certifier.


JUGEMENT dans le dossier IMM-3984-18

LA COUR STATUE que :

  1. La demande est accueillie, et la décision est annulée.

  2. L’affaire est renvoyée à un tribunal différemment constitué pour nouvel examen.

  3. Il n’y a aucune question grave de portée générale à certifier.

  4. Aucuns dépens ne sont adjugés.

« E. Susan Elliott »

Juge

Traduction certifiée conforme

Ce 5e jour de décembre 2019.

Julie-Marie Bissonnette, traductrice agréée


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


Dossier :

IMM-3984-18

 

 

INTITULÉ :

LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE c JIN XIU WU

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 9 avril 2019

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE ELLIOTT

 

DATE DES MOTIFS ET DU JUGEMENT :

Le 22 novembre 2019

 

COMPARUTIONS :

Nadine Silverman

Pour le demandeur

 

Peter Lulic

Pour la défenderesse

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

Pour le demandeur

 

Peter Lulic

Avocat

Toronto (Ontario)

 

Pour la défenderesse

 

 

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