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Date : 19990105


Dossier : T-1489-97

Ottawa (Ontario), le 5 janvier 1999

EN PRÉSENCE DE :      MONSIEUR LE JUGE WETSTON

ENTRE


MARJORIE MATCHEE,

épouse de Clayton D. Matchee,


demanderesse,


et


LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA ,


défendeur.

     ORDONNANCE

     La demande de contrôle judiciaire est accueillie et la décision est annulée. L"affaire est renvoyée à un " comité d"appel " des pensions du TAC (R & A) différemment constitué pour que celui-ci procède à une nouvelle audition et qu"il statue de nouveau sur l"affaire.

                             Howard I. Wetston

                        

                                 Juge

Traduction certifiée conforme

Pierre St-Laurent, LL.M.


Date : 19990105


Dossier : T-1489-97

ENTRE


MARJORIE MATCHEE,

épouse de Clayton D. Matchee ,


demanderesse,


et


LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA ,


défendeur,


et


LE TRIBUNAL DES ANCIENS COMBATTANTS (RÉVISION ET APPEL),


intervenant.

     MOTIFS DE L"ORDONNANCE

LE JUGE WETSTON

Les faits

[1]      La présente demande ne porte pas sur la conduite entourant le décès tragique du jeune Somalien. Elle porte plutôt sur la question de savoir si l"invalidité de M. Matchee, soit des lésions au cerveau causées par une tentative de suicide, a résulté d"une mauvaise conduite au sens de la Loi sur les pensions (la Loi).

[2]      La demanderesse, Marjorie Matchee, l"épouse de Clayton D. Matchee, demande le contrôle judiciaire de la décision du 19 juillet 1996 du Tribunal des anciens combattants (révision et appel) (TAC (R & A)), qui a refusé à M. Matchee le droit à une pension. Mme Matchee a été nommée curatrice à la personne et aux biens de M. Matchee.

[3]      Le 18 mars 1993, alors que M. Matchee était affecté en Somalie en tant que membre des Forces régulières des Forces armées canadiennes, il a été détenu par les autorités militaires dans un bunker situé à Camp Pegasus, QGCDO, Belet Uen, en Somalie. M. Matchee a été arrêté dans le cadre de l"enquête sur le meurtre d"un jeune Somalien. Le 19 mars 1993, entre 16 h et 16 h 55, soit dans les 24 heures suivant son incarcération, M. Matchee a été retrouvé pendu au moyen de lacets de bottes de combat à la poutre de toiture du bunker où il était confiné. Il a été délié par les gardes, qui ont appelé à l"aide et commencé à administrer les premiers soins. Il serait sûrement mort si les gardes n"avaient pas interrompu sa tentative de suicide. M. Matchee a survécu mais il a subi une encéphalopathie anoxique et des lésions au cerveau.

[4]      Le 10 février 1995, la Commission canadienne des pensions a rejeté la demande qu"avait présentée Mme Matchee, en vertu de l"alinéa 21(1)a ) de la Loi, et qui visait l"obtention du droit à une pension en raison de l"invalidité de M. Matchee. La décision concluait ainsi :

                 [TRADUCTION]                 
                 À la lumière de la preuve susmentionnée, la Commission est dans l"obligation de conclure que l"état en question a été causé à l"occasion de l"affectation dans une zone de service spécial (Somalie) par la tentative du demandeur de s"infliger des blessures. L"état n"a pas été provoqué par l"utilisation de médicaments, mais il est susceptible d"être considéré comme résultant d"une mauvaise conduite. De plus, cette mauvaise conduite faisait partie d"une suite d"événements qui comportait les actes pour lesquels le demandeur a été placé sous garde.                 

[5]      Le 21 décembre 1995, un comité de révision (des pensions) du TAC (R & A) s"est prononcé en confirmant la décision rendue par la Commission canadienne des pensions. Le comité a statué :

                 [TRADUCTION]                 
                 En bref, à la lumière de l"examen exhaustif de l"ensemble de la preuve qui lui a été présentée, le comité conclut que la tentative de suicide du demandeur constituait un acte commis " délibérément ", qu"il s"est infligé lui-même ses blessures et que cela est donc assimilable à la " mauvaise conduite " mentionnée au paragraphe 3(1) de la Loi sur les pensions .                 

[6]      Le 19 juillet 1996, un comité d"appel (des pensions) (le comité d"appel) du TAC (R & A) a rejeté l"appel. La majorité des membres du comité composé de cinq personnes ont conclu qu"une pension ne pouvait être accordée à Mme Matchee. Les membres majoritaires se sont exprimés ainsi :

                 [TRADUCTION]                 
                 À la lumière de l"examen de l"ensemble de la preuve qui lui a été présentée, le tribunal a conclu que le suicide de l"appelant relevait du " fait de se blesser délibérément soi-même " et que cela constituait donc la mauvaise conduite visée par le paragraphe 22(1) de la Loi sur les pensions .                 

[7]      Deux membres du comité d"appel ont prononcés des motifs dissidents séparés. Le membre dissident G.G. Tweedy ne partageait pas l"avis de ses collègues et a conclu à l"octroi du droit à une pension complète. Il a conclu à l"absence de preuve matérielle de l"intention volontaire requise permettant de conclure à la mauvaise conduite de M. Matchee, au regard de la lettre et de l"esprit du paragraphe 3(1) de la Loi . Il a dit :

                 [TRADUCTION]                 
                 Bien qu"il soit établi que le paragraphe 22(1) de la Loi sur les pensions a pour effet d"écarter le droit à une pension dans les cas de mauvaise conduite, la tentative de suicide causant, non la mort, mais l"encéphalopathie anoxique ne peut être considérée comme visée par la définition de ce terme donnée au paragraphe 3(1) de la Loi sur les pensions . Il n"y a eu aucune désobéissance préméditée aux ordres, ni blessures infligées délibérément à soi-même, ni conduite criminelle ou malveillante.                 

[8]      Le membre dissident P.L. Landers a ajouté :

                 [TRADUCTION]                 
                 Après un examen exhaustif de l"ensemble de la preuve disponible, je conclus personnellement que, à tout le moins, un doute a été soulevé à l"égard de la question de savoir si l"acte de M. Matchee a été commis " délibérément " ou s"il s"agissait du geste irréfléchi d"un homme désespéré, dépourvu de la capacité de former l"intention de commettre un acte de mauvaise conduite, vu les circonstances dans lesquelles il se trouvait.                 

[9]      La demanderesse tente donc d"obtenir le contrôle judiciaire de la décision rendue le 19 juillet 1996 par le comité d"appel du TAC (R & A).

[10]      Par ordonnance datée du 14 novembre 1997, l"intervenant, le TAC (R & A) a reçu l"autorisation d"intervenir à l"égard de la question de savoir si le tribunal avait commis une erreur en constituant le comité d"appel et en retardant jusqu"au 5 juin 1997 la communication de la décision.

Les questions en litige

[11]      Le mémoire de la demanderesse expose les questions en litige de la façon suivante :

     1. Le comité d"appel a-t-il omis d"exercer ou, subsidiairement, a-t-il outrepassé la compétence, les pouvoirs et les fonctions que la loi lui confère en n"interprétant pas la demande de façon large, contrairement à l"article 3 de la Loi sur le tribunal des anciens combattants (révision et appel) ? (Loi sur le TAC (R & A))
     2. Le comité d"appel a-t-il omis, lors de l"examen des circonstances et des éléments de preuve qui lui étaient présentés, de tirer les conclusions les plus favorables possible à la demanderesse et de trancher en sa faveur toute incertitude en matière de preuve, contrairement aux dispositions du paragraphe 39(2) de la Loi sur le TAC (R & A) ?
     3. Le comité d"appel a-t-il omis, à la lumière de l"ensemble des faits de l"affaire, d"interpréter de façon appropriée les dispositions des paragraphes 3(1) et 22(1) de la Loi ?
     4. Le comité d"appel a-t-il omis, bien que n"étant pas lié par les décisions antérieures du TAC (R & A), de traiter la demanderesse et d"interpréter le droit applicable à son appel d"une façon conforme aux décisions antérieures du tribunal et de lui accorder ainsi l"égalité de bénéfice de la loi?
     5. Le TAC (R & A) a-t-il omis de suivre les principes de justice naturelle et d"équité procédurale et a-t-il créé une crainte raisonnable de partialité, vu l"issue de l"appel, en constituant un nouveau comité pour remplacer celui qui avait été originalement formé pour entendre l"appel et en retardant indûment la communication de la décision pendant plus de dix mois sans fournir d"explications?

[12]      En bref, la question en litige est de savoir si le comité d"appel a jugé que l"invalidité dont souffre M. Matchee a été causée par une " mauvaise conduite " et qu"elle ne peut donc ouvrir droit à pension en vertu du paragraphe 21(1) de la Loi.

L"argumentation de la demanderesse

[13]      La demanderesse a prétendu que le comité d"appel avait commis une erreur relativement à l"interprétation du paragraphe 3(1) de la Loi en concluant que la tentative de suicide de l"appelant constituait le fait de se blesser délibérément et qu"elle était donc assimilée à une mauvaise conduite en vertu du paragraphe 22(1) de la Loi . Le paragraphe 3(1) prévoit :

                 "mauvaise conduite" Sont assimilés à une mauvaise conduite la désobéissance préméditée aux ordres, le fait de se blesser délibérément soi-même et la conduite malveillante ou criminelle. (Non souligné dans l"original.)                 

[14]      Le paragraphe 22(1) prévoit :

                 Sous réserve des autres dispositions du présent article, une pension ne peut être accordée lorsque l"invalidité du membre des forces est due à sa mauvaise conduite. (Non souligné dans l"original.)                 

[15]      La demanderesse soutient que son époux était incapable de former l"intention de se blesser délibérément. En effet, un doute a été soulevé à la suite de l"opinion psychiatrique émise par le major Jean-René Trudel, du Centre médical de la Défense nationale, qui a conclu qu"il était très probable que M. Matchee ait été dans un état de dépression et qu"il se soit senti dépassé par les événements, piégé et impuissant à faire quoi que ce soit pour changer la situation. Elle fait également valoir qu"en évaluant la preuve dont il était saisi, le comité s"est montré très sélectif, qu"il n"a pas tiré des conclusions raisonnables, qu"il n"a pas accordé suffisamment de poids à l"opinion du Dr Trudel, qu"il n"a tiré aucune conclusion particulière à l"égard de la crédibilité de cette opinion et que, finalement, il a substitué sa propre opinion à celle du Dr Trudel.

[16]      Le demandeur a-t-il perdu son droit à une pension d"invalidité en raison d"une mauvaise conduite? La demanderesse invoque la décision rendue par le tribunal dans l"affaire Billard (VAB/VE-10966). Dans Billard, le tribunal a conclu que l"appelant ne pouvait pas former l"intention de se blesser, et il a déclaré que pour que l"acte soit délibéré au sens du paragraphe 3(1) de la Loi , il fallait conclure que la personne s"était délibérément blessée, c.-à-d., qu"elle visait le résultat obtenu. En d"autres termes, le comité a commis une erreur de droit en concluant que l"acte lui-même était visé par la définition de mauvaise conduite. Il a prétendu que le fait de se blesser délibérément soi-même comportait non seulement l"intention de le faire, mais aussi le désir du résultat qui survient. Essentiellement, M. Matchee a-t-il atteint le résultat visé? La demanderesse prétend évidemment qu"il ne l"a pas atteint, puisqu"il ne s"est pas tué et qu"il n"y a aucune preuve à l"appui de l"existence de l"intention de se blesser.

[17]      La demanderesse invoque également la modification apportée à la Loi en 1980, par laquelle le terme " décès " a été retiré du paragraphe 22(1) (alors le paragraphe 13(1)) de la Loi , qui porte sur la " mauvaise conduite ". Elle avance que le législateur avait l"intention d"interdire le paiement de pensions dans les cas de mauvaise conduite pour s"assurer que des personnes ne tirent pas profit de blessures qu"elles se sont infligées volontairement pour éviter le service militaire et obtenir des avantages financiers. La demanderesse fait valoir que le " décès " a été expressément exclu dans la modification de 1980 car le législateur n"avait pas l"intention de pénaliser les personnes à charge d"un individu dans l"éventualité où celui-ci se suicidait ou qu"il se blessait volontairement et que la mort s"ensuivait.

[18]      De plus, elle soutient que, comme les différents témoignages n"ont aucunement porté sur l"état d"esprit de M. Matchee et qu"ils n"étaient pas susceptibles d"appuyer quelque conclusion que ce soit à cet égard, il était inapproprié pour le comité de rejeter l"opinion médicale sur ce fondement.

[19]      La demanderesse soutient qu"il est possible que M. Matchee ait pris de la méfloquine pour combattre la malaria, et qu"il était déraisonnable de la part du comité de minimiser cet élément de preuve, même s"il n"y avait aucune preuve relative à son utilisation du médicament. Elle affirme que celle-ci peut avoir des effets psychologiques négatifs.

[20]      La demanderesse prétend également que le comité d"appel a commis une erreur en omettant d"examiner convenablement les dispositions de l"article 3 et du paragraphe 39(1) de la Loi sur le TAC (R & A) , lesquelles exigent du comité d"appel qu"il adopte l"interprétation la plus favorable à l"octroi d"une pension, qu"il tire les conclusions les plus favorables possible au demandeur et qu"il tranche toute incertitude en faveur de ce dernier. La demanderesse invoque la décision rendue dans Gary R. King v. The Veterans Review and Appeal Board of Canada, (1987), 138 F.T.R. 15, au soutien de la proposition que l"objectif des dispositions législatives relatives aux anciens combattants est clairement de faciliter l"octroi d"une pension lorsqu"il est raisonnablement possible de l"accorder.

L"argumentation du défendeur

[21]      Le défendeur prétend que le comité d"appel a appliqué correctement les articles 3 et 39 de la Loi sur le TAC (R & A) et que le comité avait le pouvoir de nier le droit à une pension au demandeur pour cause de mauvaise conduite. Le défendeur fait valoir qu"il relevait des pouvoirs du comité d"appel de conclure que M. Matchee avait la capacité de former l"intention de " se blesser délibérément ". Le défendeur avance également que le comité d"appel jouissait de la possibilité de décider qu"aucune conclusion raisonnable ne pouvait être tirée relativement aux effets de la méfloquine sur M. Matchee, puisqu"il n"était saisi d"aucun élément de preuve indiquant que ce dernier l"avait utilisé ou qu"il avait subi des effets secondaires entraînant des effets psychologiques négatifs.

[22]      Le défendeur soutient qu"il n"y a aucun doute que le demandeur s"est lui-même infligé ses blessures. Le comité avait-il le pouvoir de conclure que le demandeur avait l"intention de se blesser? Il ne s"agit pas d"une question de dépression ou du fait de se trouver dans un état d"angoisse, mais plutôt d"une question d"intention. Le défendeur avance également que le comité a agi raisonnablement en rejetant l"argument selon lequel le fait d"avoir l"intention de se suicider plutôt que de se blesser ne constitue pas une mauvaise conduite au sens du paragraphe 22(1) de la Loi . En résumé, l"argument du défendeur est que le suicide constitue le fait de s"infliger une blessure à soi-même et équivaut à se blesser délibérément soi-même.

[23]      Enfin, le défendeur prétend qu"est dénué de fondement l"argument de la demanderesse selon lequel la modification de 1980 visant à enlever le terme " décès " du paragraphe 22(1) de la Loi (alors le paragraphe 13(1)), qui porte sur la mauvaise conduite, indique qu"une blessure infligée par une personne à elle-même dans le cadre d"une tentative de suicide ne constitue pas une mauvaise conduite tandis qu"une blessure infligée dans un autre contexte constitue une mauvaise conduite. Le défendeur affirme que le seul effet de la modification a été d"exclure la question de la " mauvaise conduite " de l"examen des demandes de pensions où il y avait décès du membre des Forces. Le défendeur avance que la modification n"indique pas qu"une distinction doit être faite, dans le cadre de l"évaluation de l"existence d"une mauvaise conduite, entre les blessures infligées par une personne à elle-même au cours d"une tentative de suicide et celles infligées au cours d"autres événements.

Analyse

[24]      Il ne s"agit pas d"un appel de novo , mais plutôt d"une demande de contrôle judiciaire. À ce titre, la Cour doit avoir à l"esprit qu"elle ne se prononce pas sur l"affaire ab initio, mais qu"elle examine plutôt la décision d"un tribunal spécialisé chargé de fonctions particulières imposées par la loi. De plus, la présente demande ne porte pas sur la mort tragique du jeune Somalien. La conduite qui s"y rapporte ne fait pas l"objet du litige. Il s"agit plutôt de savoir si l"invalidité dont souffre M. Matchee découle de sa mauvaise conduite, c.-à-d., la tentative de suicide par pendaison à l"origine de ses lésions au cerveau, ce qui lui nierait donc le droit à la pension prévue par le paragraphe 21(1) de la Loi .

L"intention

[25]      Tout d"abord, le comité d"appel doit examiner attentivement l"article 39 de la Loi sur le TAC (R & A). Cet article porte sur les règles de la preuve. Il apparaît assez bien établi que le comité est à la fois bien placé et bien outillé pour tirer des conclusions de fait, mais qu"il doit " tire[r] des circonstances et des éléments de preuve qui lui sont présentés les conclusions les plus favorables possible [au demandeur] ". De plus, dans le cadre de l"examen de la preuve, le comité d"appel doit trancher toute incertitude en faveur du demandeur. À la page 2 des motifs de sa décision du 19 juillet 1996, le tribunal a évoqué ses responsabilités à l"égard de la façon dont il doit analyser et soupeser la preuve.

[26]      Dans Tonner v. Canada (1995), 94 F.T.R. 146, le juge Teitelbaum a dit, à la page 160 :

                 Il ne m"appartient pas, dans le cadre d"un contrôle judiciaire, de substituer ma décision à celle du Tribunal, mais uniquement d"examiner la preuve, de façon à déterminer si le Tribunal a appliqué le critère approprié, à savoir s"il a interprété et évalué la preuve dans son ensemble, et de trancher toute incertitude en faveur de l"ancien combattant ou en l"espèce, de la requérante.                 
                 Je ne puis constater l"existence d"aucune erreur susceptible de contrôle. Je suis convaincu qu"après avoir examiné la preuve, le Tribunal a appliqué les dispositions de la Loi .                 
                 J"ajouterai que si d"autres offices, qu"il s"agisse du TAAC, de comités d"examen ou de commissions, ont fait droit à d"autres demandes fondées sur la SLA, ce fait ne lie aucunement l"office ici en cause.                 
                 ...                 
                 Je souscris à la décision du TAAC en ce qui concerne la preuve médicale. Je suis convaincu, comme l"était le Tribunal, que conclure que la maladie de M. Tonner résulte de son service dans les forces actives serait et est une pure conjecture.                 

[27]      Dans la décision subséquente MacKay v. A.G. of Canada, (1997), 129 F.T.R. 286, le juge Teitelbaum a de nouveau eu l"occasion de se prononcer sur une demande de contrôle judiciaire d"une décision du TAC (R & A). Dans cette affaire, le Tribunal avait examiné une opinion médicale portant sur la question de savoir si l"état actuel du demandeur était dû à un accident d"automobile antérieur. Toutefois, le Tribunal avait jugé cette opinion trop hypothétique, et on avait prétendu qu"il avait commis une erreur en n"acceptant pas l"opinion, compte tenu du fait que cette dernière était crédible et non contredite. À la page 19, la Cour s"est exprimée comme suit :

                 La décision du TAC (R & A) en date du 21 juin 1996 est infirmée. L"affaire est renvoyée au TAC (R & A) pour être réexaminée au vu des présents motifs. Plus précisément, le TAC (R & A) doit accepter le rapport du Dr Murdoch et accorder au requérant le bénéfice de toute conclusion favorable pouvant être tirée de cette preuve s"il juge qu"elle est digne de foi. Toutefois, si le TAC (R & A) n"est pas disposé à conclure en ce sens, il doit motiver son refus et sa conclusion relative au manque de crédibilité, en gardant toujours à l"esprit les préceptes des articles 3 et 39 de la Loi sur le Tribunal des anciens combattants (révision et appel) . De plus, le requérant doit avoir la possibilité de demander une audience et de présenter des observations verbales, s"il le souhaite.                 

[28]      En l"espèce, l"avocat-conseil a demandé une opinion psychiatrique de la part du Dr Jean-René Trudel, qui l"a émise le 15 décembre 1995. L"avocat-conseil a posé un certain nombre de questions au moyen d"une lettre, à laquelle le Dr Trudel a répondu par la suite. Les questions étaient formulées comme suit :

                 [TRADUCTION]                 
                 1.      L"état d"esprit de M. Matchee par suite de l"accusation très grave (la torture et le meurtre) portée contre lui. Cela serait-il susceptible de rendre une personne profondément déprimée?                 
                 2.      Aurait-il été justifié de faire passer un examen médical à M. Matchee pour déterminer s"il était apte à la détention et, notamment, pour évaluer l"opportunité de le garder sous observation (l"analyse ultérieure des faits nous apprend que, dans un délai de 24 heures, cette personne, qui avait sauvagement torturé à mort un jeune de 16 ans, tenterait de se pendre)?                 
                 3.      Au cours de sa détention, M. Matchee a demandé à voir son sergent- major. Conformément aux ordres donnés aux gardiens, cela lui a été refusé. Sous l"angle de la psychiatrie, cela pourrait-il avoir constitué un appel au secours d"une personne inquiète de l"état d"esprit dépressif dans lequel elle se trouvait et qui ne pouvait instinctivement voir d"autre issue à son sort que le suicide?                 

[29]      Il n"est pas contesté que la tentative de suicide de M. Matchee a eu lieu dans les 24 heures du début de sa détention suite à la mort du jeune Somalien. Le Dr Trudel a écrit ce qui suit :

                 [TRADUCTION]                 
                 Pour faire suite à votre lettre du 11 décembre 1995, il me fait plaisir de fournir les réponses suivantes aux trois questions que vous m"avez posées.                 
                 La première question était : " L"état d"esprit de M. Matchee par suite de l"accusation très grave (la torture et le meurtre) portée contre lui. Cela serait-il susceptible de rendre une personne profondément déprimée? " Idéalement, M. Matchee aurait dû être examiné par un médecin militaire avant d"être mis en cellule, de sorte que des commentaires sur son état mental auraient pu être émis à l"occasion de cet examen. De même, il nous serait possible de conclure sur son état mental si un observateur profane avait fait des commentaires sur son état d"esprit et sur son comportement à l"époque des événements. Mais, pour répondre à votre question, il est concevable qu"une personne devienne profondément déprimée à la suite d"une beuverie en apprenant qu"elle est mise en prison par suite de l"accusation d"avoir torturé et tué quelqu"un. Cela serait particulièrement vrai, je crois, si la personne avait un trou de mémoire relativement aux événements et qu"elle ne se souvenait donc même pas d"avoir commis ces actes. Dans un tel moment, d"autres émotions pourraient l"envahir, comme l"angoisse et la peur de ce qui serait pour lui arriver ainsi que de ce qu"il pourrait advenir de sa carrière et, par extrapolation, de sa famille. Quelqu"un pourrait éprouver un sentiment très fort d"isolement et d"étrangeté.                 
                 En réponse à votre deuxième question : " Aurait-il été justifié de faire passer un examen médical à M. Matchee pour déterminer s"il était apte à la détention et, notamment, pour évaluer l"opportunité de le garder sous observation (l"analyse ultérieure des faits nous apprend que, dans un délai de 24 heures, cette personne, qui avait sauvagement torturé à mort un jeune de 16 ans, tenterait de se pendre)? " Je crois savoir que, à tout le moins au Canada, une personne mise en cellule doit être examinée pour qu"il soit déterminé si elle est apte à la détention. Si cet examen avait eu lieu et que M. Matchee y avait collaboré de façon honnête, il aurait été possible d"avoir une idée de son état mental, de ses pensées et de ses sentiments à l"époque. Plus particulièrement, il aurait été possible d"évaluer le risque d"une tentative de suicide et, en conséquence, de prendre les mesures appropriées pour le protéger s"il faisait montre d"un comportement profondément suicidaire.                 
                 Quant à votre troisième et dernière question : " Au cours de sa détention, M. Matchee a demandé à voir son sergent-major. Conformément aux ordres donnés aux gardiens, cela lui a été refusé. Sous l"angle de la psychiatrie, cela pourrait-il avoir constitué un appel au secours d"une personne inquiète de l"état d"esprit dépressif dans lequel elle se trouvait et qui ne pouvait instinctivement voir aucune autre issue à son sort que le suicide? " Il est assez difficile de dire pourquoi M. Matchee voulait voir son sergent-major à ce moment. Il se peut que certains gardiens s"en doutent. Il voulait probablement faire part à cet homme de questions et de préoccupations particulières. On peut concevoir que le fait qu"on lui ait refusé une telle rencontre ait accru son angoisse, son sentiment d"isolement et sa peur. De plus, cela est susceptible d"avoir fait augmenter son sentiment de frustration et de colère et d"avoir créé le sentiment d"être piégé et de ne pouvoir rien faire pour changer la situation. La plupart des êtres humains savent, à un niveau ou à un autre, que le suicide constitue une option. Quelques-uns parmi nous choisissent de l"exercer, d"autres non; mais, dans un état d"isolement, auquel s"ajoutent d"autres émotions intenses, cela devient une avenue très intéressante pour certains. Les événements indiquent que M. Matchee a essayé de prendre cette porte de sortie.                 
                 J"aimerais souligner en terminant que mes réponses sont fondées sur des probabilités plutôt que sur une observation clinique, puisque je n"ai jamais interrogé M. Matchee tant avant qu"après ces événements. Encore une fois, la meilleure façon d"avoir une idée de son état mental à l"époque serait de parler à des gens (même s"ils n"ont aucune connaissance en médecine) qui l"ont observé à peu près à ce moment-là. Ils pourraient notamment évoquer ses commentaires et décrire son comportement, ce qui nous aiderait considérablement à circonscrire son état d"esprit à l"époque des événements.                 

[30]      Le comité ne s"est pas prononcé de façon particulière sur la question de savoir si l"opinion était crédible. Il est toutefois évident que le comité l"a examinée et soupesée.

[31]      La lecture des conclusions mêmes du tribunal est révélatrice :

                 [TRADUCTION]                 
                 Le comité d"appel a remarqué que le major Jean-René Trudel concluait son exposé en reconnaissant que ses réponses étaient fondées sur des probabilités et que la meilleure façon d"avoir une idée de l"état mental de l"appelant à l"époque serait de parler à des gens (même s"ils n"ont aucune connaissance en médecine) qui l"ont observé à peu près à ce moment-là. Le major Trudel écrit :                 
                         J"aimerais souligner en terminant que mes réponses sont fondées sur des probabilités plutôt que sur une observation clinique, puisque je n"ai jamais interrogé M. Matchee tant avant qu"après ces événements. Encore une fois, la meilleure façon d"avoir une idée de son état mental à l"époque serait de parler à des gens (même s"ils n"ont aucune connaissance en médecine) qui l"ont observé à peu près à ce moment-là. Ils pourraient notamment évoquer ses commentaires et décrire son comportement, ce qui nous aiderait considérablement à circonscrire son état d"esprit à l"époque des événements.                         
                 En examinant la preuve figurant au dossier et, plus particulièrement, la pièce ER-M3, soit le rapport d"enquête de la police militaire portant sur les circonstances entourant la tentative de suicide de l"appelant, le présent comité d"appel a remarqué que beaucoup de temps et d"efforts avaient été consacrés à l"interrogatoire et à l"enregistrement du témoignage des personnes qui connaissaient l"appelant et de celles qui l"avaient observé dans les heures qui se sont écoulées entre le moment de son arrestation et celui de sa tentative de suicide. Le comité d"appel souligne également, comme le comité de révision des pensions l"a fait, qu"il apparaît que ces témoignages n"ont pas été fournis par le représentant de l"appelant au psychiatre au moment où ce dernier se formait l"opinion susmentionnée.                 

[32]      Le comité d"appel a souligné que l"opinion du major Trudel avait été formée sans qu"il ait eu l"avantage d"interroger M. Matchee ni de prendre connaissance des témoignages de la part des gens qui connaissaient M. Matchee ou qui l"avaient observé avant sa tentative de suicide. Le major Trudel a reconnu que son opinion était fondée sur des probabilités et que, puisqu"il n"avait jamais interrogé M. Matchee, la meilleure façon d"avoir une idée de son état mental était de parler à ceux qui le connaissaient ou qui l"avaient observé avant sa tentative de suicide. Le comité d"appel a alors analysé les déclarations et les interrogatoires de ces gens et a conclu qu" [TRADUCTION] " il n"y a aucune preuve que l"appelant était incapable de former l"intention requise pour se blesser lui-même ou, même, qu"il était incapable de penser de façon rationnelle, comme l"a prétendu l"avocat-conseil ".

[33]      Il est clair qu"étant donné le fondement de l"opinion du Dr Trudel, le comité n"y a pas accordé beaucoup de poids. Ce n"est pas une question de crédibilité en soi; c"est la question de savoir si l"opinion a été fournie par le Dr Trudel par suite de son enquête professionnelle. En d"autres termes, quel est le fondement de l"opinion? Au mieux, on peut dire que les questions et les réponses sont hypothétiques. Le Dr Trudel s"est fondé sur un très bref exposé des faits et, apparemment, sur ce que tout le monde savait des événements liés à la mort du jeune Somalien. Il semble également que peu d"éléments supplémentaires aient été fournis au Dr Trudel, et il ressort clairement que ni ce dernier ni des membres du personnel n"ont procédé à un examen médical.

[34]      Il n"existe également aucune preuve médicale directe de l"état de santé mentale de M. Matchee avant l"événement. Cela revêt encore plus d"importance dans la présente affaire parce que l"une des questions litigieuses cruciales est de savoir si les actes de M. Matchee ont été commis " délibérément ". À cet égard, le tribunal doit trancher en faveur de la demanderesse toute incertitude en matière de preuve relativement au bien-fondé de la demande (art. 39). Cela s"appliquerait à une opinion d"expert pertinente et crédible relativement à l"état d"esprit ou au comportement de M. Matchee. Je dois ajouter que les observations et les conclusions relatives à la nature humaine ne relèvent pas uniquement du domaine de l"expertise psychiatrique. J"estime toutefois qu"il ressort clairement que l"essence même de l"opinion d"expert se trouvait entachée en raison du fondement de cette dernière.

[35]      D"ailleurs, le Dr Trudel en était pleinement conscient lorsqu"il a fait valoir que la meilleure façon d"avoir une idée de l"état mental de M. Matchee à l"époque était de parler à des gens (incluant même des personnes n"ayant aucune connaissance en médecine) qui l"ont observé à peu près à ce moment-là. En conséquence, le comité a abordé cette partie de la preuve. Il est évident que l"opinion d"expert porte sur une question pertinente dont était saisi le comité. Cependant, bien que les faits de l"espèce soient quelque peu particuliers, la décision du comité n"a pas été rendue à partir de rien. Celle-ci a été rendue après examen de l"opinion d"expert et des déclarations des personnes qui connaissaient M. Matchee et qui l"ont observé à l"époque pertinente. Le comité a conclu qu"il n"y avait [TRADUCTION] " aucune preuve " que le demandeur était incapable de former l"intention de s"infliger des blessures ou, même, qu"il était incapable de penser de façon rationnelle. Je suis d"avis que le comité n"a commis aucune erreur en concluant que la tentative de suicide était délibérée. Le comité a le droit d"accepter la preuve qu"il juge la plus convaincante et la plus fiable. Il est probable que les actes de M. Matchee étaient désespérés et qu"ils ont été commis sur le coup du moment, mais cela ne signifie pas que son comportement n"était pas délibéré.

L"intention d"atteindre le résultat

[36]      J"aborde maintenant la question de son intention de se blesser. La demanderesse a invoqué l"extrait suivant de Billard, précitée, à la page 3 :

                 [TRADUCTION] [...] il faut conclure que la personne s"est infligé des blessures délibérément, ce qui signifie donc qu"il faut conclure que l"appelant s"est blessé lui-même volontairement, qu"il avait l"intention d"atteindre le résultat et qu"il ne s"est pas coupé le bras accidentellement. Le tribunal doit déterminer si l"appelant, alors qu"il se trouvait en état d"ébriété, avait la capacité de former l"intention requise relativement au fait de s"infliger des blessures. (Non souligné dans l"original.)                 

[37]      La demanderesse avance que le fait de se blesser délibérément soi-même ne comporte pas uniquement l"intention de commettre l"acte mais aussi celle d"atteindre le résultat. Elle soutient que M. Matchee n"a pas obtenu le résultat visé. Elle demande à la Cour de déterminer s"il y a une différence entre le fait d"avoir l"intention de se suicider et celui d"avoir l"intention de s"infliger des blessures, au sens de l"article 3 de la Loi . M. Matchee n"ayant pas eu l"intention de s"infliger des blessures, mais bien de se suicider, ses actes ne peuvent constituer une mauvaise conduite. La demanderesse avance que la mort provoquée par suicide n"équivaut pas au fait de se blesser soi-même, parce que l"ancien combattant, en ne survivant pas, n"a pas perçu sa pension. Si on exprime quelque peu différemment la prétention de la demanderesse, la famille de M. Matchee devrait-elle être pénalisée en raison de la tentative de suicide du demandeur alors que rien dans la preuve n"indique qu"il se soit infligé des blessures pour éviter le service militaire et pour obtenir un avantage financier?

[38]      Dans Billard, précitée, il est clair que le demandeur était en état d"ébriété. Le tribunal a conclu que le demandeur avait fracassé la fenêtre non pas pour s"infliger des blessures mais pour le plaisir de la chose. En d"autres termes, la blessure elle-même était accidentelle. Dans la présente affaire, l"intimé fait valoir qu"aucune preuve n"indique que M. Matchee n"avait pas l"intention de " se blesser lui-même ". Il ne s"agissait pas d"un accident. Avec égards pour l"avocat de l"intimé, je ne peux accepter son argumentation sur ce point. Au sens littéral du terme, le fait de tenter de se suicider par pendaison comporte nécessairement le fait de s"infliger des blessures susceptibles de causer la mort. Par ses actes, il visait manifestement à s"infliger des blessures suffisantes pour provoquer la mort. Il est probable qu"il y aurait eu décès n"eût été l"intervention des gardes. Mais, cela constitue-t-il une mauvaise conduite au sens du paragraphe 3(1) de la Loi ?

[39]      J"estime que les faits de la présente affaire ne justifient pas une conclusion de mauvaise conduite pour au moins trois raisons. Premièrement, quelle est la façon appropriée d"aborder l"interprétation de la loi en l"espèce? Je m"inspire de la façon suivante d"interpréter les lois: E.A. Dreidger, Construction of Statutes (2e éd., 1983), à la page 87.

                 [TRADUCTION] Il n"existe aujourd"hui qu"un principe ou qu"une façon de faire, soit qu"il faut interpréter les termes d"une loi dans leur contexte intégral, dans leur sens grammatical et ordinaire, et en harmonie avec le régime de la loi, son objet et l"intention du législateur.                 

[40]      S"il n"existe aucun doute à l"égard de la signification de la disposition législative en cause ni ambiguïté à l"égard de son application aux faits, il faut alors l"appliquer indépendamment de son objet; R. c. Alberta Treasury Branches et autre, [1996] 1 R.C.S. 963, aux pages 975 et 976. Bien qu"il s"agisse d"une décision rendue en matière fiscale, je ne vois pas pourquoi elle ne serait pas applicable en l"espèce. À la page 977 de cet arrêt, le juge Cory a dit que :

                 Même si l"ambiguïté n"était pas apparente, il importe de signaler qu"il convient toujours d"examiner " l"esprit de la loi, l"objet de la loi et l"intention du législateur " pour déterminer le sens manifeste et ordinaire de la loi en cause.                 

[41]      La question se pose alors ainsi :

         Une tentative de suicide par pendaison qui est interrompue par des gardes et qui cause des lésions au cerveau constitue-t-elle une " mauvaise conduite " au sens du paragraphe 3(1) de la Loi en l"absence de trucage, d"artifice ou d"une preuve donnant à penser que la personne ne désirait pas se tuer?         

[42]      J"estime qu"il serait erroné d"interpréter de façon littérale la signification de " mauvaise conduite " et d"appliquer cette interprétation aux faits de la présente affaire.

[43]      L"examen des motifs et du dossier m"amène aux conclusions suivantes :

     - Je ne doute pas que M. Matchee avait bel et bien l"intention de se suicider. C"est la seule inférence raisonnable qui ressort de la preuve dont était saisi le comité d"appel.

     - De même, j"ai la certitude que M. Matchee n"avait pas l"intention de s"infliger des blessures pour obtenir une pension frauduleusement. Il ne peut y avoir aucune autre inférence raisonnable à la lumière de la preuve dont était saisi le comité d"appel.

     - Il ressort que si la tentative de suicide de M.Matchee n"avait pas été interrompue, il serait mort. Cela apparaît comme étant la seule inférence raisonnable pouvant découler de la preuve dont était saisi le comité d"appel.

     - Si on applique l"interprétation la plus littérale, M. Matchee avait effectivement l"intention de s"infliger des blessures. Toutefois, la seule inférence raisonnable qui ressort de la preuve dont était saisi le comité d"appel est que M. Matchee avait l"intention de se suicider et non pas de s"infliger des blessures.

[44]      En ce qui concerne le sens ordinaire de la loi en cause, je dois examiner le régime de la Loi. Bien que cela ne soit pas déterminant, il est manifeste que l"article 2 de la Loi exige une interprétation large en vue de fournir des prestations aux anciens combattants invalides et à leur famille. À cet égard, il est important que la Cour rappelle que la présente affaire ne porte pas sur le crime commis par M. Matchee en Somalie, mais plutôt sur la question de savoir si une mauvaise conduite au sens du paragraphe 22(1) écarte le droit à une pension.

[45]      Cela m"amène à l"argument selon lequel les modifications de 1980 visant à retirer le terme " décès " du paragraphe 22(1) de la Loi , qui porte sur la mauvaise conduite, indiquent qu"une blessure infligée délibérément à soi-même dans le cadre d"une tentative de suicide ne constitue pas une mauvaise conduite tandis que la même blessure infligée à soi-même dans un autre contexte peut constituer une mauvaise conduite. Avant 1980, le terme " décès " était inclus dans l"article portant sur la " mauvaise conduite ".

                 13.(1) Sous réserve du présent article, une pension ne doit pas être accordée lorsque le décès ou l"invalidité du membre des forces est dû à la mauvaise conduite telle qu"elle est définie aux présentes. [Non souligné dans l"original.]                 

[46]      La même définition (à l"article 2) était employée à l"époque, soit que le décès causé par des blessures infligées à soi-même pouvait constituer une mauvaise conduite, ce qui, bien sûr, pouvait inclure le décès résultant d"un suicide. Le défendeur prétend que la modification ne fait qu"écarter la prise en considération de la mauvaise conduite dans les réclamations faisant suite à un décès. Aucun historique législatif et aucun arrêt au soutien de cet argument n"ont été déposés devant la Cour. D"autre part, la demanderesse prétend que le législateur n"avait pas l"intention de pénaliser les personnes à charge de ceux qui avaient commis un suicide ou qui s"étaient volontairement infligés des blessures causant la mort. La demanderesse n"a pas non plus déposé à la Cour un historique législatif ou de la jurisprudence au soutien de sa prétention.

[47]      Je penche pour adopter la position de la demanderesse. Le décès et l"invalidité ne signifient pas la même chose. Bien qu"aucun décès n"ait été causé en l"espèce, je ne suis pas convaincu que la tentative de suicide à l"origine des lésions au cerveau constitue une mauvaise conduite, vu l"absence de preuve de trucage ou d"artifice. Il faut tenir pour acquis que, lorsqu"il a modifié la disposition législative en cause, le législateur a pris soin de réaliser son objectif d"éviter tout résultat extraordinaire et déraisonnable.

[48]      Enfin, quelle est l"intention du législateur relativement au paragraphe 22(1)? Encore une fois, les parties n"ont guère présenté d"arguments sur cette question. L"importance de cette disposition ne fait aucun doute. La Loi favorise l"octroi de pensions aux anciens combattants invalides chaque fois que cela est raisonnablement possible; (King v. TAC (R & A), précité). Toutefois, en ce qui a trait aux blessures infligées volontairement à soi-même, le paragraphe 22(1) est conçu en partie pour décourager les réclamations d"invalidité fallacieuses. Ainsi, y a-t-il ambiguïté à l"égard de l"application du paragraphe 3(1) à ces faits? J"estime qu"il ne peut en être autrement. La preuve n"indique pas que le demandeur a simulé sa tentative de suicide afin d"obtenir une pension pour lui ou pour sa famille.

[49]      Dans le cadre de leurs observations, les parties n"ont guère abordé la question de savoir s"il y avait une procédure uniforme en place en Somalie, notamment en ce qui concerne le fait qu"aucun certificat médical n"a été rempli avant la mise en détention de M. Matchee. J"estime que le comité n"a commis aucune erreur dans le cadre de l"examen de cette question. Sa conclusion n"a aucunement été tirée de façon abusive ou arbitraire.

[50]      Enfin, la demanderesse a soutenu que M. Matchee ne pouvait pas former l"intention requise en raison de son utilisation de la méfloquine pour la prévention et le traitement de la malaria. À la page 7 de la décision du comité d"appel du 11 juillet 1996, le comité a dit :

                 [TRADUCTION] Le tribunal a conclu qu"il n"existait aucune preuve médicale indiquant que la méfloquine avait causé à l"appelant des problèmes émotionnels de nature à affecter sa capacité de prendre des décisions. La preuve ne contient aucun élément concernant son utilisation de ce médicament, ses effets secondaires, etc. Le tribunal ne supposera donc pas que cela a constitué un facteur comportemental qui a mené à la tentative de suicide de l"appelant.                 

[51]      Je ne peux accepter l"argument de la demanderesse sur ce dernier point. J"estime que tirer les conclusions mises de l"avant par l"avocat de la demanderesse serait totalement déraisonnable puisque les faits donnaient manifestement ouverture aux conclusions auxquelles est arrivé le comité d"appel.

[52]      En conséquence, bien que les conclusions de fait du comité d"appel ne soient pas manifestement déraisonnables, je suis d"avis que le comité a commis une erreur de droit en interprétant de façon erronée la signification de la loi et, par conséquent, en appliquant de façon erronée la loi aux faits de l"espèce.

La crainte raisonnable de partialité :

L"argumentation de la demanderesse

[53]      La demanderesse soutient que le président du comité a créé dans son esprit une crainte raisonnable de partialité lorsqu"il retiré M. V.J. Murphy du comité d"appel pour le remplacer par M. Jacques Boisvert et lorsque, moins de 24 heures avant la date de l"audience, il a ajouté deux nouveaux membres au comité. La demanderesse soutient qu"il en résulte une crainte raisonnable de partialité parce que les trois membres qui ont été nommés au comité d"appel après la formation du comité original sont les mêmes qui ont rendu la décision majoritaire refusant l"octroi des prestations de pension. Ils ont été choisis par le président, ce que ce dernier n"avait pas fait auparavant malgré le fait qu"il en avait le pouvoir. La demanderesse soutient que, une fois que le président a exercé son pouvoir de nommer un comité, tout changement apporté à sa composition est assujetti au contrôle de la Cour; MacKeigan c. Hickman [1989], 2 R.C.S. 796. La demanderesse fait remarquer que le comité de révision ne comportait aucun membre supplémentaire pour la présente affaire, contrairement au comité d"appel. La demanderesse fait valoir que des membres supplémentaires ont rarement été nommés. Elle avance que la présente affaire a fait l"objet d"un traitement différent en raison du contexte social et de sa notoriété, ce qui, selon elle, donne lieu à une crainte raisonnable de partialité.

[54]      La demanderesse ajoute qu"il existe une crainte raisonnable de partialité car il s"est écoulé plus de 320 jours avant la communication de la décision alors que le délai moyen entre l"audience et le moment où une décision était rendue au cours de la période en question se situait entre 30 et 90 jours.

[55]      La demanderesse plaide que la question en litige en l"espèce est essentiellement une question d"interprétation de la loi et que, bien que cela ait été signalé au président, les membres supplémentaires nommés au comité n"étaient pas des avocats. De plus, elle affirme que le comité d"appel aurait dû utiliser le mécanisme de l"article 30 plutôt que de tenir directement une audience de la façon habituelle.

[56]      La demanderesse prétend donc que, compte tenu de l"ensemble de ces faits et de l"arrêt Newfoundland Telephone Co. c. Terre-Neuve (Board of Commissioners of Public Utilities) , [1992] 1 R.C.S. 623, il existe une crainte raisonnable de partialité vu qu"une tierce personne bien informée percevrait de la partialité de la part du décideur.

L"argumentation du défendeur et de l"intervenant

[57]      En premier lieu, l"intervenant et le défendeur font valoir que la demanderesse ne s"est pas opposée à la constitution du comité d"appel avant ou pendant l"audience. Le défendeur prétend qu"il n"est pas loisible à la demanderesse de soulever maintenant cette question devant la Cour.

[58]      L"intervenant et le défendeur soutiennent tous deux que la Loi sur le TAC (R & A) confère au président le pouvoir discrétionnaire de nommer les membres du comité d"appel, ce que la demanderesse ne conteste pas. L"intervenant prétend donc que la décision de former un comité élargi en raison de l"importance ou de la complexité de l"affaire et d"y nommer des membres particuliers relève du président et du tribunal. Par ailleurs, l"intervenant avance qu"en l"absence d"éléments de preuve selon lesquels un ou des membres devraient être récusés en raison d"une crainte raisonnable de partialité, une partie ne peut contester la composition du comité qui entend un appel.

[59]      Le défendeur fait remarquer que le président a suivi la recommandation qu"avait faite le membre du comité dénommé Tweedy de nommer des membres supplémentaires en raison de l"objet de l"appel et de la possibilité d"intérêt de la part des médias. Le défendeur prétend que rien n"indique que cette demande et la décision du président d"y donner suite aient été motivées par la partialité. De toute manière, l"intervenant avance que l"obligation de confidentialité des délibérations s"étend aux décisions que prend le président relativement à la nomination des membres du comité: MacKeigan, précité.

[60]      L"intervenant ajoute que le fait que la composition du comité ait été modifiée quelques jours avant l"audition de l"appel ne peut, à lui seul, justifier une crainte raisonnable de partialité. L"intervenant prétend que des changements d"horaire ont eu lieu en raison du grand nombre d"affaires fixées par le tribunal au mois de juillet, notamment pour être entendues par le comité en question à la date de l"audition de l"affaire Matchee. L"intervenant plaide que le tribunal n"a pas l"obligation d"informer les avocats des raisons motivant un changement de composition du comité.

[61]      L"intervenant et le défendeur soutiennent que la décision finale de chacun des membres, qu"il s"agisse des membres majoritaires ou dissidents, ne crée pas une crainte raisonnable de partialité. Rien dans la preuve n"indique que des membres du comité aient été, de quelque façon que ce soit, liés antérieurement à la présente affaire, ce qui appuierait l"allégation de crainte raisonnable de partialité à leur égard. L"intervenant fait valoir que l"extension du comité d"appel de trois à cinq membres a eu lieu suivant la recommandation du comité de trois membres qui avait été choisi antérieurement.

[62]      Le défendeur allègue que la question du délai ne justifie pas une crainte raisonnable de partialité. Le défendeur prétend que [TRADUCTION] " le délai moyen pour la tenue d"une audience " mentionné par la demanderesse n"est pas fondé sur des éléments de preuve régulièrement déposés devant la Cour. L"intervenant avance que le fait que le comité était divisé explique l"important délai écoulé avant que la décision ne soit rendue. L"inférence la plus raisonnable qui puisse être faite relativement au délai écoulé est qu"il s"agissait d"une décision difficile à rendre pour le comité.

Analyse

[63]      Le processus de prise de décision d"un organisme d"adjudication comme le comité d"appel est confidentiel: Canadien Pacifique Ltée c. Bande indienne de Matsqui , [1995] 1 R.C.S. 3. Les membres du comité d"appel exercent manifestement une fonction d"adjudication et sont inamovibles. Le tribunal a été expressément désigné par le législateur comme étant un " organisme indépendant " et ses membres jouissent de l"immunité pour les actes accomplis dans l"exercice des fonctions qui leur sont conférées par la loi: articles 4 et 41 de la Loi sur le TAC (R & A) .

[64]      Malgré les arguments intéressants apportés par la demanderesse, j"estime que l"existence d"une crainte raisonnable de partialité n"a pas été démontrée. Le critère classique est énoncé par la Cour suprême du Canada dans l"arrêt Committee for Justice and Liberty c. L"Office national de l"énergie, [1978] 1 R.C.S. 369, aux pages 394 et 395 :

                 [...] la crainte de partialité doit être raisonnable et le fait d"une personne sensée et raisonnable qui se poserait elle-même la question et prendrait les renseignements nécessaires à ce sujet. Selon les termes de la Cour d"appel, ce critère consiste à se demander " à quelle conclusion en arriverait une personne bien renseignée qui étudierait la question en profondeur, de façon réaliste et pratique. Croirait-elle que, selon toute vraisemblance, M. Crowe, consciemment ou non, ne rendra pas une décision juste? "                 
                 [...] Toutefois, les motifs de crainte doivent être sérieux...                 

[65]      En premier lieu, je dois dire que je ne crois pas que la demanderesse puisse s"appuyer sur l"arrêt Newfoundland Utilities Commission, précité. Dans cette affaire, il n"y a aucune preuve de l"existence de quelque prédisposition que ce soit. De plus, la notoriété et le contexte social ne peuvent, à eux seuls, fonder une allégation de crainte raisonnable de partialité.

[66]      La constitution d"un comité élargi ne peut donner naissance à une crainte raisonnable de partialité uniquement parce ce type de comité était inhabituel, que des avocats n"ont pas été nommés et que les deux membres supplémentaires faisaient partie de la majorité. Rien n"indique qu"il y avait du parti pris ou que les questions étaient décidées d"avance dans la présente affaire. D"ailleurs, c"est un des membres dissidents, soit M. Tweedy qui est avocat, qui a écrit au président pour demander la formation d"un comité élargi.

[67]      La demanderesse prétend que le fait que le comité d"appel aurait pu tenir une audition sur une question d"interprétation conformément à l"article 30 de la Loi et à l"article 6 du Règlement sur le Tribunal des anciens combattants (révision et appel) constitue un des facteurs pertinents dans le cadre de l"examen relatif à la crainte raisonnable de partialité. Je considère cet argument non fondé en ce qui concerne la crainte raisonnable de partialité. Bien qu"aucune audition sur une question d"interprétation n"ait eu lieu, la demanderesse a eu l"entière possibilité de faire des observations sur la question de l"interprétation de la loi avant que le comité d"appel ne rende sa décision. De toute manière, j"estime que la demanderesse doit présenter une demande au TAC (R & A) pour que ce dernier examine la possibilité d"ordonner la tenue d"une audition sur une question d"interprétation.

[68]      Je ne suis pas d"avis que le délai écoulé avant que la décision n"ait été rendue et communiquée justifie, à lui seul ou en relation avec d"autres éléments, une crainte raisonnable de partialité. Il y avait deux dissidences. Je partage l"avis de M. Crane que le délai tient plus de l"indécision que de l"intervention dans le processus ou de l"étude partiale des questions. La preuve indiquait également que, dans un grand nombre d"affaires, il s"écoulait plus de six mois avant que la décision ne soit rendue. Dans l"ensemble, je ne vois rien d"inapproprié dans le délai.

[69]      En conclusion, je ne suis pas d"avis que M. Matchee a été traité d"une manière tellement différente, pour reprendre les termes employés par l"avocat de la demanderesse, qu"une personne relativement bien informée, qui étudierait la question de façon pratique et réaliste, croirait à l"existence d"une crainte raisonnable de partialité.

[70]      Enfin, la constance dans les décisions, qui a été abordée dans les mémoires mais pas à l"audience, est obligatoire selon la demanderesse pour garantir qu"il y a traitement égal en vertu de la loi. La demanderesse affirme que le comité d"appel a commis une erreur en omettant de suivre les décisions Billard et Savoie, précitées, et Savoie. Il a déjà été question de l"affaire Billard dans les présents motifs. En fait, la décision rendue dans cette affaire a été suivie, au moins en partie, par les membres majoritaires du comité d"appel en l"espèce. L"affaire Savoie consistait en un décès causé par suicide où le tribunal avait conclu qu"il y avait ouverture du droit à la pension parce que le décès avait eu lieu dans le cadre des fonctions d"agent de la G.R.C. ou qu"il y était directement lié. Toutefois, le comité ne semble pas avoir examiné la question de la mauvaise conduite.

[71]      Il est vrai que la constance est manifestement souhaitable car elle favorise l"égalité devant la loi et réduit la possibilité de décisions arbitraires. Toutefois, un organisme doit demeurer souple pour pouvoir rendre une décision fondée sur les principes de droit qu"il considère pertinents aux fins de l"affaire dont il est saisi.

[72]      En conséquence, pour les raisons susmentionnées, la demande de contrôle judiciaire est accueillie et la décision est annulée. L"affaire est renvoyée à un " comité d"appel " des pensions du TAC (R & A) différemment constitué pour que celui-ci procède à une nouvelle audition et qu"il statue de nouveau sur l"affaire conformément aux présents motifs.

                                 Howard I. Wetston

                            

                                     Juge

OTTAWA (ONTARIO)

Le 5 janvier 1999

Traduction certifiée conforme,

Pierre St-Laurent, LL.M.


COUR FÉDÉRALE DU CANADA

SECTION DE PREMIÈRE INSTANCE


AVOCATS ET AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

NO DU GREFFE :              T-1489-97

INTITULÉ De LA CAUSE :      Marjorie Matchee c. Le procureur général du Canada et

                     autre

LIEU De L"AUDITION :          Halifax (Nouvelle-Écosse)

DATE De L"AUDITION :          le 24 novembre 1998

MOTIFS De L"ORDONNANCE PRONONCÉS PAR :      Monsieur le juge Wetston

EN DATE DU :              5 janvier 1999

COMPARUTIONS

M. Rick McLeod

M. Eric Marinacci              pour la demanderesse

M. David Hanson

M. John J. Ashley              pour le défendeur

M. Brian A. Crane, c.r.          pour l"intervenant

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

Bureau de services juridiques

des pensions

Anciens combattants Canada

Charlottetown (Î.-P.-É.)          pour la demanderesse

M. Morris Rosenberg

Sous-procureur général

du Canada

Ottawa (Ontario)              pour le défendeur

Gowling, Strathy & Henderson

Ottawa (Ontario)              pour l"intervenant

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