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Date : 20060628

Dossier : T‑897‑05

Référence : 2006 CF 815

Ottawa (Ontario), le 28 juin 2006

EN PRÉSENCE DE MONSIEUR LE JUGE SHORE

ENTRE :

JODY KATHRYN LEIGH KUNTZ

demanderesse

et

 

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

défendeur

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

VUE D'ENSEMBLE

[1]               La Cour suprême du Canada a posé en principe que, même lorsqu'il y a eu manquement à l'équité procédurale (ce n’est pas le cas dans la présente espèce), mais que le résultat de l'instance, s'il était renvoyé pour réexamen, resterait le même sur le fondement de certains faits convenus, le recours ne devrait pas être accueilli :

[TRADUCTION] « On pourrait peut-être faire une distinction fondée sur la nature de la décision. Dans le cas d'un tribunal qui doit trancher selon le droit, il peut être justifiable d'ignorer un manquement à la justice naturelle lorsque le fondement de la demande est à ce point faible que la cause est de toute façon sans espoir ».

Dans ce pourvoi, la distinction que propose le professeur Wade est pertinente.

Mobil Oil Canada Ltd. c. Office Canada-Terre-Neuve des hydrocarbures extracôtiers, [1994] 1 R.C.S. 202.

 

 

INTRODUCTION

 

[2]               La demanderesse, Mme Jody Kathryn Leigh Kuntz, s'est livrée à une conduite inconvenante, incompatible avec le comportement et le jugement exigés d'un élève agent (cadet) ou d'un agent de la Gendarmerie royale du Canada (la GRC). Par suite de cette conduite, l'Entente sur la formation des cadets conclue avec Mme Kuntz a été résiliée. Mme Kuntz conteste la décision en date du 25 avril 2005 par laquelle l'inspecteur R.T. Smart, directeur de la formation des cadets, École de la GRC à la Division Dépôt, a résilié l'Entente sur la formation des cadets conclue avec Mme Kuntz, ainsi que la décision, aussi en date du 25 avril 2005, par laquelle le surintendant Wayne E. Martin, officier responsable de la formation, École de la GRC à la Division Dépôt, a confirmé cette résiliation.

 

 

LA PROCÉDURE JUDICIAIRE

[3]               Il s'agit d'une demande de contrôle judiciaire, formée sous le régime de l'article 18.1 de la Loi sur les Cours fédérales, L.R.C. 1985, ch. F‑7 (la Loi), ayant pour objets la décision par laquelle le directeur de la formation des cadets, École de la GRC à la Division Dépôt, a résilié l'Entente sur la formation des cadets conclue avec la demanderesse, ainsi que la décision par laquelle l'officier responsable de la formation, École de la GRC à la Division Dépôt, a confirmé cette résiliation, les deux décisions étant en date du 25 avril 2005.

 

[4]               Mme  Kuntz demande un jugement déclaratoire concluant au caractère injustifié de la résiliation de son Entente sur la formation des cadets. Elle demande en outre un jugement déclaratoire comme quoi l'officier responsable de la formation et le directeur de la formation des cadets ont manqué à leur obligation d'équité en décidant de résilier son Entente sur la formation des cadets, ainsi qu'une ordonnance annulant la décision de mettre fin à sa formation. Subsidiairement, la demanderesse sollicite une ordonnance annulant les deux décisions susdites et enjoignant au directeur de la formation des cadets et à l'officier responsable de la formation de décider en toute conformité avec leur obligation d'équité s'il y a lieu ou non de résilier son Entente de formation sur les cadets, notamment après lui avoir accordé une possibilité supplémentaire et suffisante de se faire entendre.

 

LE CONTEXTE

[5]               Mme Kuntz, âgée de 31 ans, a deux enfants et réside à Prince Rupert, en Colombie‑Britannique. Après avoir obtenu son diplôme d'études secondaires, elle s'est inscrite au programme d'application de la loi et d'administration de la sécurité offert par le Collège Algonquin d'arts appliqués et de technologie. Elle a achevé ce programme de deux ans en tête de sa classe et a obtenu en 1994 le diplôme sanctionnant ces études. Elle s'est ensuite inscrite au programme de formation de shérif adjoint de la Colombie-Britannique au Justice Institute of Brisith Columbia, où elle a obtenu le diplôme correspondant en 1995, se classant une fois encore parmi les premiers. Après avoir achevé ce programme de formation de shérif adjoint, Mme Kuntz a résidé à Prince Rupert, où elle a travaillé pendant presque dix ans à la fois comme shérif adjoint et comme employée de banque.

 

[6]               Mme Kuntz a été admise au programme de formation de la Division Dépôt en janvier 2005. Comme tous les élèves agents de la GRC (que celle‑ci désigne « cadets »), Mme Kuntz a dû signer le document type de la GRC intitulé « Entente sur la formation des cadets » (l'Entente; dossier du tribunal, page 19) à son entrée à l'École de la GRC. L'Entente énonce les conditions de l'engagement réciproque liant les cadets et la GRC. Il y est stipulé que les cadets ne sont pas des employés de cette dernière et peuvent être renvoyés avant l'achèvement de leur période de formation.

 

[7]               Mme Kuntz a signé l'Entente sur la formation des cadets avec la GRC le 27 janvier 2005.

 

[8]               Selon l'Entente, Mme Kuntz n'était pas une employée de la GRC et celle‑ci se réservait le droit de mettre fin à sa formation :

La réussite du Programme de formation des cadets est une condition préalable à l'engagement au sein de la Gendarmerie royale du Canada. Il doit être également entendu que la présente ne constitue pas une offre d'engagement ou d'emploi à la Gendarmerie royale du Canada ou au sein du gouvernement du Canada.

 

La Gendarmerie royale du Canada se réserve le droit, en tout temps, de retirer la présente offre ou de mettre fin à votre formation à sa discrétion et en particulier dans les cas suivants (sans toutefois y être limité) :

 

[…]

 

-           si vous vous livrez à une activité qui peut nuire à la réputation du Programme de formation des cadets ou de la Gendarmerie royale du Canada, y compris sans toutefois y être limité, d'être accusé d'avoir commis une infraction criminelle ou quasi criminelle ou d'être associé à toutes formes d'inconduites, y compris sans toutefois y être limité : menaces, harcèlement, violence physique ou violence psychologique, tricherie, consommation de drogues ou consommation abusive d'alcool […] (Non souligné dans l'original).

 

(Dossier de la demanderesse, onglet 3 F, page 66; et mémoire de la demanderesse, onglet 5, page 157, paragraphe 7).

 

 

[9]               En outre, conformément à l'Entente, il a été remis à Mme Kuntz un exemplaire du Guide de formation des cadets, dont elle s'est engagée à suivre les instructions (accusé de réception du Guide de formation des cadets, en date du 27 janvier 2005 : dossier du défendeur, onglet 4, page 10).

[10]           Mme Kuntz a été pour la première fois informée des allégations dont elle faisait l'objet le 8 avril 2005 (dossier de la demanderesse, onglet 3, paragraphe 7, page 20).

 

[11]           Le 12 avril 2005, la GRC a communiqué à Mme Kuntz un récapitulatif écrit desdites allégations et lui a donné la possibilité d'y répondre. Ces allégations étaient les suivantes :

1)         elle avait touché un condisciple de manière inconvenante au bar du restaurant Earl's;

 

2)         elle s'était frotté la poitrine contre un condisciple;

 

3)         elle avait montré un tatouage sur ses fesses à des camarades de troupe au bar du restaurant Earl's;

 

4)         elle avait relevé son chemisier, exhibant son soutien-gorge et sa poitrine;

 

5)         elle avait tenu des propos de nature sexuelle à un condisciple;

 

6)         des camarades de troupe lui avaient demandé de boutonner son chemisier au mess de la Division Dépôt;

 

7)         elle avait tenu des propos de nature sexuelle lors d'exercices de tir.

 

(Réfutation de la recommandation de résiliation, en date du 13 avril 2005 : dossier de la demanderesse, onglet 3 F, pages 64 à 68; lettre de Balfour Moss, datée du 26 avril 2005 : dossier de la demanderesse, onglet 3 K, pages 80 et 81; demande de résiliation de contrat en date du 12 avril 2005 : dossier de la demanderesse, onglet 3, pages 60 à 62; et Feuille d'évaluation de la performance du cadet (Programme de formation des cadets) : dossier de la demanderesse, onglet 3 D, pages 56 à 58).

 

 

[12]           Dans sa réfutation de la recommandation de résiliation, en date du 13 avril 2005, Mme Kuntz a reconnu avoir commis des actes susceptibles d'être perçus comme inconvenants :

 

a)         [TRADUCTION] « J'ai sorti un billet portant le nom d'un condisciple et, au lieu de dire son nom, j'ai dit quelque chose comme : "Quoi? Tu veux coucher?" Cette remarque faisait suite à une conversation que j'avais eue avec lui et se voulait une plaisanterie. Cependant, je reconnais que ce sont là des propos tout à fait inadmissibles, en particulier s'ils ont mis mon interlocuteur mal à l'aise ou pouvaient être entendus par des tiers. Je reconnais que mes paroles étaient inconvenantes, même si mon intention était humoristique ». (Dossier de la demanderesse, onglet 3 F, page 66).

 

b)         Concernant le fait de s'être assise sur les genoux d'un condisciple au bar : [TRADUCTION] « Il s'agissait là d'un geste innocent dans mon esprit, d'une manière d'être entre amis, dont je n'avais pas l'intention qu'elle soit perçue comme elle l'a été ». (Dossier de la demanderesse, onglet 3 F, page 64).

 

c)         [TRADUCTION] « Je ne me rappelle tout simplement pas avoir montré mon tatouage. J'admets cependant que c'est possible et que ce serait là un acte stupide si je l'ai effectivement fait ». (Dossier de la demanderesse, onglet 3 F, page 65).

 

d)         Concernant l'incident où elle a dit devant la classe : [TRADUCTION] « Il fait si chaud ici que je me sentirais probablement moins mal à l'aise si j'étais [nue] » : [TRADUCTION] « Cela me rendait extrêmement nerveuse de me tenir devant toute la classe qui me regardait et j'ai parlé avant de réfléchir. Je me rappelle à propos de cet incident que le cadet Johnson, en me dépassant dans le couloir, m'a dit d'un ton blagueur : "Je n'arrive pas à croire que tu aies dit ça." » (Dossier de la demanderesse, onglet 3 F, page 66).

 

e)         [TRADUCTION] « Doane se tenait debout adossé à la barre de métal argent qui entoure la piste de danse. J'étais moi-même adossée contre lui, mes mains derrière moi reposant sur ses jambes […] J'ai tendance à me montrer familière avec mes amis, étant de tempérament très affectueux : c'est ainsi que s'explique mon comportement d'alors. Je ne me rendais pas compte que cela pouvait sembler inconvenant. Cependant, après ce week-end, la cadette Skelton a entendu dire par un autre membre de la troupe 29 qu'une cadette de la troupe 28 (qui a quitté depuis la Division Dépôt) avait dit que, apparemment, des membres de notre troupe se faisaient des mamours le week-end ou qu'une des femmes semblait avoir touché un des hommes ». (Dossier de la demanderesse, onglet 3 F, page 67).

 

f)          [TRADUCTION] « J'admets qu'il peut m'arriver à l'occasion de faire des remarques qui provoquent le rire et des réactions du genre "ah Jody, quand même!", mais jamais personne ne m'a dit explicitement que mes remarques étaient choquantes. Ce sont là des propos innocents entre amis. Je reconnais qu'il me faut faire preuve de prudence dans mon expression en tout temps, en particulier quand mes conversations risquent d'être entendues par des tiers ». (Dossier de la demanderesse, onglet 3 F, page 66).

 

g)         [TRADUCTION] « Pour conclure, j'aimerais qu'il soit bien clair que je n'essaie pas de minimiser les effets de ma conduite; j'assume l'entière responsabilité de ces actes et des conséquences qu'ils entraîneront ». (Dossier de la demanderesse, onglet 3 F, page 68).

 

[13]           Une demande de résiliation de l'Entente de Mme Kuntz a été présentée le 14 avril 2005 (demande de résiliation du contrat, signée par le caporal Alin Leblanc, le caporal Claude Rochon et l'adjudant Scott Mellett : dossier de la demanderesse, onglet 3 E, pages 60 à 62).

 

[14]           Le sergent Joanne White, coordonnatrice de la formation en sciences policières appliquées, a procédé à un examen du dossier le 20 avril 2005. La note établie à la suite de cet examen traite séparément chaque incident et/ou allégation, [TRADUCTION] « étant donné que les circonstances de la résiliation sont complexes et mettent en jeu des modes de comportement qui ont commencé à se manifester dès le début de la formation de la cadette Kuntz le 31 janvier 2005 » (demande de résiliation signée par le sergent Joanne White : dossier du défendeur, onglet 2, page 2).

 

[15]           On peut lire aussi ce qui suit dans la note du sergent White : [TRADUCTION] « Comme je le faisais observer au paragraphe 2 de la présente page, la conduite en cause est passée de la sphère des loisirs au cadre professionnel, ce qui est troublant. Étant donné la fréquence, la nature et les caractéristiques des comportements en question, je ne pense pas que le counseling serait une intervention suffisante dans un contexte de formation ». (Demande de résiliation signée par le sergent Joanne White : dossier du défendeur, onglet 2, page 2).

 

[16]           Le 21 avril 2005, le sergent Dwayne Bauer, sous-officier responsable par intérim des sciences policières appliquées a examiné la demande de résiliation, ainsi que l'ensemble des communications versées au dossier de la cadette Kuntz, notamment les documents d'évaluation, les déclarations de témoins et les lettres de l'équipe de facilitation des sciences policières appliquées et du sergent White. Le sergent Bauer a souscrit à la recommandation de résiliation et a déclaré : [TRADUCTION] « Je ne pense pas que le counseling soit un mode d'intervention qui convienne à la présente affaire ». (Note relative à la demande de résiliation, signée par le sergent D. Bauer : dossier du défendeur, onglet 2, page 8).

 

[17]           L'inspecteur R.T. Smart, directeur de la formation des cadets, a confirmé la résiliation du contrat de formation de la demanderesse le 25 avril 2005, conformément à la procédure que prévoit le Guide de formation des cadets. Sa décision a été transmise pour examen à l'officier responsable de la formation à la Division Dépôt. (Note de l'inspecteur R.T. Smart, directeur de la formation des cadets : dossier de la demanderesse, onglet 3 J, page 77).

 

[18]           Un avis de résiliation a été envoyé à Mme Kuntz le 25 avril 2005 (note de l'inspecteur R.T. Smart, directeur de la formation des cadets : dossier de la demanderesse, onglet 3 J, page 77).

 

[19]           C'est aussi le 25 avril 2005 que le surintendant Wayne E. Martin, officier responsable de la formation à la Division Dépôt, a confirmé la résiliation (note du surintendant Wayne E. Martin, officier responsable de la formation à la Division Dépôt : dossier de la demanderesse, onglet 3 J, page 78).

 

[20]           Mme Kuntz conteste la décision, en date du 25 avril 2005, de l'inspecteur R.T. Smart, directeur de la formation des cadets, École de la GRC à la Division Dépôt, la décision du 25 avril 2005 résiliant son Entente sur la formation des cadets, ainsi que la confirmation de cette décision par le surintendant Wayne E. Martin, officier responsable de la formation, École de la GRC à la Division Dépôt.

[21]           Mme Kuntz sollicite dans sa demande les mesures de réparation suivantes :

[TRADUCTION]

 

1)         un jugement déclaratoire, sous le régime de l'article 18 de la Loi sur les Cours fédérales, L.R.C. 1985, ch. F‑7, comme quoi la résiliation de l'Entente sur la formation des cadets conclue avec la demanderesse est injustifiée;

 

2)         un jugement déclaratoire, sous le régime de l'article 18 de la Loi sur les Cours fédérales, L.R.C. 1985, ch. F‑7, comme quoi l'officier responsable de la formation et le directeur de la formation des cadets ont manqué à leur obligation d'équité envers la demanderesse en décidant de résilier son Entente sur la formation des cadets;

 

3)         une ordonnance annulant la décision en date du 25 avril 2005 du directeur de la formation des cadets, École de la Gendarmerie royale du Canada à la Division Dépôt, tendant à résilier l'Entente sur la formation des cadets de la demanderesse, ainsi que la [décision], aussi en date du 25 avril 2005, par laquelle l'officier responsable de la formation, École de la Gendarmerie royale du Canada à la Division Dépôt, a confirmé la décision de mettre fin à la formation de la demanderesse, et réintégrant cette dernière dans les rangs des cadets de la GRC;

 

4)         subsidiairement, une ordonnance annulant la décision en date du 25 avril 2005 du directeur de la formation des cadets, École de la Gendarmerie royale du Canada à la Division Dépôt, tendant à résilier l'Entente sur la formation des cadets de la demanderesse, ainsi que la [décision], aussi en date du 25 avril 2005, par laquelle l'officier responsable de la formation, École de la Gendarmerie royale du Canada à la Division Dépôt, a confirmé la décision de mettre fin à la formation de la demanderesse, et enjoignant au directeur de la formation des cadets et à l'officier responsable de la formation de décider en toute conformité avec leur obligation d'équité s'il y a lieu ou non de mettre fin à la formation de la demanderesse, notamment après lui avoir accordé une possibilité supplémentaire et suffisante de se faire entendre;

 

5)         les dépens afférents à la présente demande.

 

(Dossier de la demanderesse, onglet 1, pages 3 et 4).

 

 

 

LES QUESTIONS EN LITIGE

 

[22]           A)        L'affidavit de la demanderesse contient‑il des renseignements dont ne disposait pas                                l'instance de décision?

B)        Quelle est la norme de contrôle applicable?

C)        La doctrine de l'expectative légitime est-elle applicable à la présente espèce?

D)        L'Entente sur la formation des cadets conclue avec la demanderesse a‑t‑elle été résiliée conformément aux principes de justice naturelle?

 

ANALYSE

A.        L'affidavit de la demanderesse contient‑il des renseignements dont ne disposait pas      l'instance de décision?

 

[23]           Certains renseignements que contient l'affidavit souscrit par Mme Kuntz à l'appui de sa demande n'ont pas été présentés à l'instance de décision et ne devraient pas être pris en considération par notre Cour aux fins de contrôle judiciaire; voir Chopra c. Canada (Conseil du Trésor) (1999), 168 F.T.R. 273 (C.F. 1re inst).

 

[24]           C'est une règle de droit bien connue que les seuls éléments qui doivent être pris en considération dans le cadre d'une demande de contrôle judiciaire sont ceux dont disposait l'instance qui a rendu la décision attaquée; voir Lemiecha c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration) (1994), 72 F.T.R. 49 (C.F. 1re inst).; et Moktari c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration) (2001), 200 F.T.R. 25 (C.F. 1re inst)..

 

[25]           En conséquence, la Cour admet les paragraphes 2 et 38 à 46 de l'affidavit de la demanderesse, sur le fondement de ce qui suit.

 

[26]           La plupart des renseignements que portent ces paragraphes sont en fait contenus dans le dossier du tribunal et étaient à la disposition de l'instance de décision. Le dossier du tribunal contient effectivement des éléments de preuve relatifs aux études de Mme Kuntz au Collège Algonquin d'arts appliqués et de technologie, par exemple son dossier de scolarité et son diplôme. On trouve aussi au dossier du tribunal des éléments de preuve concernant sa formation et son emploi de shérif adjoint en Colombie-Britannique. En outre, il y est fait mention de la Médaille de la bravoure décernée à Mme Kuntz par le gouverneur général. Enfin, le dossier du tribunal comprend aussi des notes d'entretien et des déclarations des camarades de troupe de Mme Kuntz, ainsi que des extraits du journal de son camarade de troupe qui ont mené à l'enquête en matière de harcèlement. Comme l'instance de décision disposait de ces éléments, la Cour peut et doit prendre en considération les déclarations des camarades de la demanderesse qui ont servi de base à l'enquête et à la décision elle‑même.

 

[27]           Cependant, certains éléments contenus dans l'affidavit de Mme Kuntz ne paraissent pas avoir été produits devant l'instance de décision. C'est le cas, entre autres, des extraits du Hansard et de la Gazette du Canada qui font état de la Médaille de la bravoure décernée à la demanderesse (dont elle parle au paragraphe 2 de son affidavit). En outre, les exemples de comportement que Mme Kuntz avait observés chez d'autres personnes pendant son séjour à l'École de la GRC (qu'elle évoque au paragraphe 40 de son affidavit) ne figurent pas au dossier du tribunal et n'ont pas été communiqués à l'instance de décision. La Cour ne prendra donc pas ces éléments en considération.

[28]           Quant aux éléments de preuve concernant l'entretien de départ de Mme Kuntz, son départ de l'École de la GRC et les conséquences de la décision de résiliation (dont il est question aux paragraphes 38, 39 et 41 à 46 de son affidavit), l'instance de décision n'en disposait pas non plus au moment de la décision, puisque les événements en question se sont produits après celle‑ci. Il est cependant important de se rappeler que les notes relatives à l'entretien de départ sont contenues dans le dossier du tribunal. La Cour ne tiendra pas compte des renseignements fournis par Mme Kuntz à leur sujet.

 

B.        Quelle est la norme de contrôle applicable?

 

[29]           L'article 18.1 de la Loi établit explicitement les motifs de contrôle et la compétence de la Cour dans le cadre d'une demande de contrôle judiciaire. Pour obtenir gain de cause, le demandeur doit établir l'un ou l'autre des moyens énumérés au paragraphe 18.1(4). Or Mme Kuntz n'a pas démontré l'existence d'une telle erreur susceptible de contrôle sous le régime de l'article 18.1 de la Loi.

 

[30]           La norme de contrôle applicable à la présente espèce est celle de la décision raisonnable simpliciter.

 

[31]           Les pouvoirs de la Cour dans le cadre d'une demande de contrôle judiciaire sont régis par les principes de droit administratif qu'a établis la Cour suprême du Canada dans les arrêts suivants : Dr Q. c. College of Physicians and Surgeons of British Columbia, [2003] 1 R.C.S. 226; Barreau du Nouveau-Brunswick c. Ryan, [2003] 1 R.C.S. 247; et  Syndicat canadien de la fonction publique (S.C.F.P). c. Ontario (Ministre du Travail), [2003] 1 R.C.S. 539. Pour décider laquelle des normes de contrôle judiciaire des décisions administratives doit être appliquée, il convient d'adopter une approche pragmatique et fonctionnelle. Afin d'établir si la question en litige doit être soumise à un contrôle rigoureux (norme de la décision correcte), faire l'objet d'un examen ou d'une analyse en profondeur (norme de la décision raisonnable) ou être laissée à l'appréciation quasi exclusive de l'instance de décision administrative (norme de la décision manifestement déraisonnable), la Cour doit prendre en compte les facteurs suivants :

a)         la présence ou l'absence d'une clause privative ou d'un droit d'appel,

b)         l'expertise de l'instance de décision administrative,

c)         l'objet des dispositions législatives applicables,

d)         la nature de la question en litige.

Voir Canada (Procureur général) c. Grover (2004), 252 F.T.R. 244.

 

[32]           Il n'existe pas en l'occurrence de clause privative, mais la demande de résiliation doit être étayée à tous les niveaux d'examen. Si elle ne l'est pas à l'un ou l'autre, le cadet reste dans le Programme de formation des cadets. La présence d'un mécanisme d'examen indique qu'un certain degré de retenue judiciaire est justifié. (Guide de formation des cadets).

 

[33]           Les agents de la GRC ayant participé à la procédure de résiliation sont tous membres de la Division Dépôt. Ils possèdent une expérience, donc une expertise, en matière de formation des cadets de la GRC, y compris pour ce qui est d'établir si des actes donnés sont ou non compatibles avec la qualité de cadet de leur organisme. Ce facteur milite en faveur de la retenue judiciaire.

 

[34]           Il n'y a pas de régime législatif applicable à la présente espèce. Les cadets n'étant pas membres de la GRC, la Loi sur la Gendarmerie royale du Canada, L.R.C. 1985, ch. R‑10, modifiée, n'est pas ici d'application. Le dessein du législateur était de permettre à la GRC de fixer sa propre procédure et de lui laisser une marge considérable de liberté dans la formation des cadets.

 

[35]           Comme je le notais plus haut au paragraphe 4, l'Entente sur la formation des cadets stipule que la GRC peut la résilier à son gré.

 

[36]           Ce facteur milite en faveur de la retenue judiciaire.

 

[37]           La question en litige telle qu'elle est formulée par Mme Kuntz est une question de droit (et les questions de droit n'appellent aucune retenue judiciaire), mais ce fait n'est pas déterminant. Je citerai à ce propos les observations que formulait Monsieur le juge Sean Harrington dans Canada (Procureur général) c. Grover, précitée :

Bien qu'une question d'équité procédurale soit habituellement considérée comme une question de droit donnant ouverture à réparation si la décision n'est pas correcte, il est également utile de considérer l'équité procédurale comme une question distincte. Comme le juge Binnie, qui s'exprimait pour le compte des juges majoritaires, l'a déclaré dans l'arrêt S.C.F.P. aux paragraphes 102 et 103 :

102. L'équité procédurale concerne la manière dont le ministre est parvenu à sa décision, tandis que la norme de contrôle s'applique au résultat de ses délibérations.

103.  La tentative de maintenir séparés ces différents genres de questions peut parfois engendrer une certaine confusion. Force est de constater que certains « facteurs » utilisés pour déterminer les exigences de l'équité procédurale servent également à déterminer la « norme de contrôle » applicable à la décision discrétionnaire elle-même.

[...]

Dans le jugement MacLean c. Marine Atlantic Inc., [2003] A.C.F. no 1854, 2003 CF 1459, le juge O'Keefe a appliqué la méthode pragmatique et fonctionnelle dans une affaire dans laquelle la Commission avait décidé de ne pas transmettre la plainte au Tribunal. Le juge O'Keefe a signalé qu'il n'y avait pas de clause privative, que la Commission possédait de l'expérience en tant qu'arbitre des faits en raison de son examen préalable des plaintes et qu'elle avait le pouvoir discrétionnaire de rejeter les plaintes. Tous ces éléments justifiaient la retenue judiciaire. Le juge O'Keefe s'est dit d'avis que la question était une question mixte de droit et de fait qui devait être examinée en fonction de la norme de la décision raisonnable simpliciter. Le juge Gibson en est arrivé à la même conclusion dans le jugement Gardiner c. Procureur général du Canada, [2004] A.C.F. no 616, 2004 CF 493. Je suis du même avis.

 

 

[38]           Les facteurs que nous venons d'examiner donnent à penser qu'il convient de faire preuve d'un degré appréciable de retenue à l'égard de la décision de résiliation de l'Entente sur la formation des cadets conclue avec la demanderesse. En conséquence, c'est la norme de la décision raisonnable qui s'avère applicable à la présente espèce.

 

C.        La doctrine de l'expectative légitime est-elle applicable à la présente espèce?

 

[39]           Mme Kuntz fait valoir qu'elle s'attendait légitimement à ce que la politique relative au harcèlement de la GRC s'applique à son cas. S'il est vrai que l'existence d'une procédure donnée peut donner lieu à une expectative légitime, il incombe à Mme Kuntz d'établir que la pratique ou la conduite dont elle soutient que découle l'expectative légitime est claire, nette et explicite. Monsieur le juge Ian Corneil Binnie faisait observer ce qui suit dans l'arrêt S.C.F.P., précité :

Elle [la règle de l'expectative légitime] s'attache à la conduite d'un ministre ou d'une autre autorité publique dans l'exercice d'un pouvoir discrétionnaire – y compris les pratiques établies, la conduite ou les affirmations qui peuvent être qualifiées de claires, nettes et explicites – qui a fait naître chez les plaignants (en l'espèce, les syndicats) l'expectative raisonnable qu'ils conserveront un avantage ou qu'ils seront consultés avant que soit rendue une décision contraire.

 

 

[40]           Mme Kuntz n'a pas invoqué de conduite claire, nette et explicite susceptible de faire naître une expectative légitime. En fait, elle déclare ce qui suit dans son affidavit :

[TRADUCTION] Je ne crois pas que l'instructeur nous ait dit expressément que la politique était applicable aux cadets, mais c'est l'impression que nous avions, étant donné en particulier que cela s'est produit si tôt dans notre formation.

 

(Dossier de la demanderesse, onglet 3, page 19, paragraphe 5).

 

 

D.        L'Entente sur la formation des cadets conclue avec la demanderesse a‑t‑elle été résiliée conformément aux principes de justice naturelle?

 

 

[41]           S'il est vrai qu'il y a obligation d'équité envers Mme Kuntz, cette obligation est minimale : il faut qu'elle soit informée des allégations formulées contre elle et qu'on lui donne la possibilité d'y répondre. En l'espèce, cette obligation a été remplie.

 

[42]           Le contenu de l'obligation d'équité varie en fonction des facteurs suivants :

a)         la nature de la décision et la procédure suivie pour y parvenir,

b)         la nature du régime législatif,

c)         l'importance de la décision pour la personne visée,

d)         les attentes légitimes de la personne qui conteste la décision,

e)         la nature de la retenue judiciaire à observer à l'égard de l'organisme.

(Baker c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [1999] 2 R.C.S. 817, au paragraphe 23).

 

 

[43]           L'examen des faits de la présente espèce à la lumière de ces facteurs donne à penser que l'obligation d'équité est ici minimale :

a)         La nature de la décision et la procédure suivie pour y parvenir

            Dans Baker, précité, la Cour suprême pose en principe que plus la procédure administrative ressemble à la procédure judiciaire, plus il est probable que sera exigé le degré de garantie procédurale se rapprochant le plus du modèle du procès. Or la procédure de résiliation établie dans le Guide de formation des cadets et suivie dans la présente affaire ne ressemble pas de près à la procédure judiciaire. Ce facteur milite donc en faveur d'une obligation minimale d'équité.

 

b)         La nature du régime législatif

La décision de résilier le contrat de formation de Mme Kuntz a été rendue dans le cadre même de ce contrat. Aucune loi n'est d'application à cet égard. La procédure établie dans le Guide de formation des cadets prévoit que la demande de résiliation doit être soumise à plusieurs instances d'examen, qui doivent toutes approuver le renvoi du cadet. Ce facteur milite en faveur d'une obligation minimale d'équité.

 

c)         L'importance de la décision pour la personne visée

Le procureur général reconnaît que ce facteur milite en faveur d'une obligation d'équité plus rigoureuse; c'est pourquoi les motifs ont été communiqués à la demanderesse et il lui a été donné la possibilité de se faire entendre.

 

d)         Les attentes légitimes de la personne qui conteste la décision

Comme nous l'avons vu plus haut, Mme Kuntz ne pouvait légitimement s'attendre à ce que la politique relative au harcèlement de la GRC s'applique à son cas.

e)         La nature de la retenue judiciaire à observer à l'égard de l'organisme

Pour établir le contenu de l'obligation d'équité, il faut prendre en compte et respecter les choix procéduraux de l'organisme en question, en particulier lorsque l'instance de décision jouit de la faculté de fixer elle-même ses propres procédures. Ce facteur milite aussi en faveur d'une obligation minimale d'équité.

 

[44]           Dans Knight c. Indian Head School Division No. 19, [1990] 1 R.C.S. 653, la Cour suprême s'est demandée quelle est l'obligation minimale d'équité dans le cas où le congédiement de l'employé relève du pouvoir discrétionnaire de l'employeur. Au minimum, l'employé doit être informé des motifs de son congédiement et avoir la possibilité de se faire entendre.

 

[45]           Dans Linnell c. Canada (Procureur général) et al. (1996) 119 F.T.R. 265, Monsieur le juge James Alexander Jerome a eu l'occasion d'examiner le point de savoir si l'obligation d'équité avait été remplie dans le renvoi de deux cadettes de la GRC. Le paragraphe 12 de son exposé de motifs montre qu'il a pris en considération les facteurs suivants :

1)         La cadette a‑t‑elle été informée qu'on envisageait la possibilité de son renvoi?

2)         A‑t‑on communiqué à la cadette les motifs de ce renvoi?

3)         A‑t‑on discuté de la situation avec la cadette?

4)         La cadette a‑t‑elle eu la possibilité de donner sa version des événements?

 

[46]           Mme Kuntz reconnaît que les motifs de son renvoi lui ont été communiqués aussi bien oralement que par écrit. On a discuté de la situation avec elle et on lui a donné la possibilité de répondre par écrit à l'exposé des motifs de son renvoi. Celui‑ci a été prononcé selon la procédure que prévoit le Guide de formation des cadets, annexe 5, partie XIII. La procédure de résiliation suivie par la GRC était conforme à l'obligation d'équité applicable. (Dossier de la demanderesse, onglet 4 B, page 124).

 

CONCLUSION

[47]           La décision de l'inspecteur R.T. Smart tendant à résilier l'Entente sur la formation des cadets conclue avec Mme Kuntz et la confirmation de cette décision par le surintendant Wayne E. Martin sont conformes à l'obligation d'équité. En conséquence, la Cour rejette la présente demande de contrôle judiciaire.

 


JUGEMENT

 

LA COUR ORDONNE :

1)         La demande de contrôle judiciaire est rejetée avec dépens.

 

Remarques incidentes

Nous avons ici affaire à une femme qui s'est consacrée durant plus de dix ans à la réalisation de son rêve de faire carrière dans la GRC. Elle a étudié, déménagé, occupé divers emplois, afin de satisfaire ses aspirations professionnelles tout en remplissant ses obligations personnelles.

 

Peut-être est‑ce le jugement de notre Cour qui a dissipé ce rêve, mais c'est la décision de l'instance administrative spécialisée qui a en fait tranché la question, conformément à la procédure établie et sur la base des motifs de fond exposés plus haut.

 

Abstraction faite des décisions autorisées pertinentes, dont l'examen établit que la GRC a agi dans son droit, serait‑il possible en fin de compte de donner une autre chance à la personne en question, que ce soit au moyen du counseling, solution auparavant écartée, ou d'une autre manière? Quant à savoir si l'organisme pour lequel elle souhaite travailler pourrait trouver son avantage à prendre un tel risque en toute connaissance de cause et si cela peut même être considéré comme faisable, c'est une autre affaire.

 

Est‑il envisageable que la GRC, se fondant sur les aspirations déjà démontrées de la personne en question, son travail antérieur et ses réalisations reconnues (notamment l'action récompensée par une Médaille de la bravoure du gouverneur général), fasse preuve de flexibilité et d'indulgence en lui donnant une seconde chance sous réserve d'une transformation de sa conduite? Le système peut‑il dans les faits se permettre de ménager une telle possibilité? C'est ce qu'il appartient aux autorités compétentes de la GRC de décider.

 

 

« Michel M.J. Shore »

Juge

 

 

Traduction certifiée conforme

Christiane Bélanger, LL.L.

 


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

 

DOSSIER :                                        T‑897‑05

 

INTITULÉ :                                       JODY KATHRYN LEIGH KUNTZ

                                                            c.

                                                            LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

 

LIEU DE L'AUDIENCE :                 REGINA (SASKATCHEWAN)

 

DATE DE L'AUDIENCE :               LE 14 JUIN 2006

 

MOTIFS DU JUGEMENT :            LE JUGE SHORE

 

DATE DES MOTIFS :                      LE 28 JUIN 2006

 

 

 

COMPARUTIONS :

 

Kathleen A. Peterson

Noah P. Evanchuk

 

POUR LA DEMANDERESSE

Scott Moffat

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Balfour Moss

Avocats

Regina (Saskatchewan)

 

POUR LA DEMANDERESSE

John H. Sims, c.r.                    

Procureur général du Canada

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

 

 

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