Décisions de la Cour fédérale

Informations sur la décision

Contenu de la décision


Date : 19990219


Dossier : T-1817-98

ENTRE :

     LES ALIMENTS PRINCE FOODS INC.

     Partie demanderesse

     - et -

     MINISTÈRE DE L'AGRICULTURE ET

     AGROALIMENTAIRE CANADA

     Partie défenderesse

     MOTIFS D'ORDONNANCE

LE JUGE DUBÉ :

[1]      La présente requête de la part de la demanderesse vise à déclarer la comparution de la défenderesse ("le Ministère") irrecevable dans la présente instance en ce qu'elle n'a pas un intérêt suffisant pour agir.

[2]      Cette requête en irrecevabilité repose sur l'article 55 du Code de procédure civile du Québec ("le Code") concernant l'intérêt pour ester en justice. Cet article est invoqué en vertu de l'article 4 des Règles de la Cour fédérale, 1998 ("les Règles") permettant en cas de silence des Règles un renvoi à la pratique de la Cour supérieure de la province appropriée, en l'occurrence, la province de Québec.

1. Les faits

[3]      Le 11 mai 1998, monsieur Bernard Drainville de la Société Radio-Canada formula une demande d'accès à l'information auprès du Ministère. Le 27 juillet 1998, la gestionnaire du Service de l'accès à l'information et de la protection des renseignements personnels du Ministère, madame Denise Brennan, informait la demanderesse qu'elle avait reçu une demande en vertu de la Loi sur l'accès à l'information ("la Loi")1 relativement à des documents comportant des renseignements au sujet de la demanderesse. Le 28 juillet 1998, madame Brennan accordait l'accès à l'information à l'égard desdits documents. Le 17 septembre 1998, la demanderesse déposait au greffe de cette Cour une demande en contrôle judiciaire de la décision précitée présentée en vertu du paragraphe 18.1 de la Loi sur la Cour fédérale et de l'article 44 de la Loi. Tel qu'il appert au dossier, la demanderesse désignait le Ministère à titre de défenderesse. Le 25 septembre 1998, le sous-procureur général du Canada déposait un avis de comparution conformément à la règle 305 des Règles.

2. Les prétentions de la demanderesse

[4]      La demanderesse allègue que la Loi ne prévoit pas qu'une institution fédérale ayant rendu la décision soit considérée comme partie et n'accorde pas une telle qualité pour défendre sa décision, ni intérêt pour ester. La demanderesse repose sa requête sur six moyens de droit: 1) l'absence d'intérêt; 2) l'absence de locus standi; 3) le statut du Ministère; 4) le droit comparé; 5) le dossier et 6) les textes. Pour les fins de cette requête les moyens sont ainsi résumés.

(i) L'absence d'intérêt

[5]      La principale personne intéressée est Bernard Drainville de Radio-Canada qui a intérêt à obtenir l'information en question. Par ailleurs, le Ministère n'a aucun intérêt à retenir ou divulguer cette information. L'article 55 du Code se lit comme suit:

                 55. Celui qui forme une demande en justice, soit pour obtenir la sanction d'un droit méconnu, menacé ou dénié, soit pour faire autrement prononcer sur l'existence d'une situation juridique, doit y avoir un intérêt suffisant.                 

[6]      Le Ministère n'a pas un intérêt suffisant puisqu'il a déjà rendu sa décision et n'a pas à la défendre, sauf si sa juridiction est attaquée. Tel n'est pas le cas ici. Seuls Bernard Drainville de Radio-Canada et la demanderesse ont un intérêt suffisant pour agir.

(ii) L'absence de locus standi

[7]      Le Ministère n'a pas de locus standi. La Cour suprême du Canada dans l'affaire Joseph Borowski c. Canada (Attorney General)2 a déterminé que l'appelant Borowski n'avait pas la qualité pour agir. La Cour base cette décision sur trois arrêts (Thorson c. Procureur général du Canada3, Nova Scotia Board of Censors c. McNeil4 et Borowski5) portant sur la contestation d'une loi. Le paragraphe 52(1) de la Loi constitutionnelle de 1982 doit se limiter à la contestation d'une loi ou d'un acte gouvernemental pris en vertu d'un pouvoir conféré par la Loi. Borowski ne conteste ni une loi ni un acte gouvernemental. Donc, tout comme pour Borowski, le fondement initial de la qualité pour agir du Ministère a disparu.

(iii) Le statut du Ministère

[8]      Vu que madame Brennan a déjà rendu les motifs de sa décision, elle n'a plus à défendre ladite décision, même si le Ministère a été désigné comme défenderesse. La demanderesse à ce chapitre se réfère à quatre décisions et deux textes de doctrine portant surtout sur des tribunaux administratifs6.

(iv) Le droit comparé

[9]      Relativement au droit comparé, la Loi sur la justice administrative7 prévoit à l'article 101 que:

                 101. Sont parties à l'instance, outre la personne et l'autorité administrative ou l'autorité décentralisée directement intéressées, toute personne ainsi désignée par la loi.                 

[10]      Par ailleurs, la Loi fédérale sur l'accès à l'information ne prévoit pas la participation de l'institution fédérale lorsque la communication a été refusée.

(v) Le dossier

[11]      Quant à l'argument basé sur le dossier, la demanderesse prétend que vu que monsieur Drainville a déjà comparu, il peut intervenir sans la participation du Ministre.

(vi) Les textes

[12]      Toujours selon la demanderesse, la Cour doit déterminer au départ si la décision en question est judiciaire, quasi-judiciaire ou administrative. En vertu de l'article 18.1 de la Loi sur la Cour fédérale touchant la demande de contrôle judiciaire l'office fédéral dont la décision est attaquée n'a pas à justifier sa décision devant la Cour fédérale.

[13]      Dans l'affaire Coopers and Lybrand, la Cour suprême du Canada a déterminé qu'une décision est légalement soumise à un processus judiciaire ou quasi-judiciaire quand elle envisage la tenue d'une audience, elle porte atteinte aux droits de quelqu'un, il s'agit d'une procédure contradictoire, ou d'une obligation d'appliquer des règles de fond8.

[14]      Dans leur Traité de droit administratif, les auteurs René Dussault et Louis Borgeat traitent (à la p. 316) de la décision judiciaire qui "se caractérise par l'exercice d'une certaine discrétion dans l'appréciation du droit et des faits et entraîne toujours des conséquences juridiques pour la personne visée". Les auteurs citent également Le contrôle judiciaire de l'action gouvernementale de D. Lemieux qui définit (à la p. 320) ce terme comme étant "tout processus décisionnel où une autorité administrative exerce un pouvoir discrétionnaire en respectant certains éléments d'une procédure contradictoire, que ces garanties soient exigées par la loi ou par les principes généraux du droit".

[15]      La demanderesse en conclut que la décision de madame Brennan était une décision quasi-judiciaire et que donc le Ministère n'a pas le droit de la défendre, sauf si sa juridiction est mise en doute.

3. Les prétentions de la défenderesse

[16]      La défenderesse allègue que la règle invoquée par la demanderesse en vue de limiter l'intervention du Ministère à de pures questions juridictionnelles est propre au contrôle judiciaire et à l'appel statutaire des décisions de tribunaux administratifs en vertu de l'article 18.1 de la Loi sur la Cour fédérale. Par ailleurs, il s'agit ici d'un recours judiciaire en vertu de la Loi qui est de la nature d'un recours de novo9.

[17]      Dans l'affaire Air Atonabee10, le juge McKay de cette Cour dit essentiellement que le contrôle judiciaire en vertu de l'article 44 de la Loi n'est pas un appel ou un contrôle judiciaire dans le sens traditionnel du mot. Au contraire, la Cour doit entreprendre une révision nouvelle et indépendante de toute l'affaire, comparable à un procès de novo et le tiers est libre de soumettre une preuve additionnelle. Trois articles de la Loi entrent en jeu. La personne qui s'est vu refuser la communication d'un document peut demander la révision en vertu de l'article 41. En vertu de l'article 44, le tiers qui s'objecte à la communication de l'information a droit à un recours en révision. L'article 42 permet au Commissaire à l'information d'exercer un recours en révision pour refus.

[18]      Suite à la jurisprudence en la matière, il ne fait aucun doute maintenant que le rôle de la Cour est de réviser l'affaire de novo, y compris une revue détaillée du dossier, document par document si nécessaire.

[19]      Il en va donc de l'essence même et de l'économie de la Loi que l'institution fédérale en possession des documents, dont la divulgation est requise, soit partie à part entière au processus de révision judiciaire prévu à cette Loi et qu'elle puisse faire connaître à la Cour sa position quant à la "divulgabilité" des documents en cause. Il en est ainsi, que l'opposition provienne d'un tiers, comme en l'espèce, ou de l'institution elle-même auquel cas la Loi impose à cette dernière le fardeau explicite d'établir le bien-fondé de sa position.

[20]      Il n'a jamais été contesté que l'institution fédérale visée puisse comparaître, déposer sa preuve, tenir des contre-interrogatoires sur affidavits, produire des mémoires de faits et de loi et plaider oralement sur l'ensemble des questions soumises à la Cour, tel qu'exposé par le juge McKay dans l'affaire précitée. Cette situation est tellement évidente que personne ne l'a contestée auparavant.

[21]      Quant aux autorités soumises par la demanderesse, tel que souligné précédemment, elles ne s'appliquent qu'aux tribunaux administratifs qui exercent des fonctions judiciaires ou quasi-judiciaires. Ces tribunaux décident des droits des parties comparaissant devant eux aux termes d'un processus contradictoire, ce qui n'est manifestement pas le cas en ce qui a trait à l'institution fédérale. Il ne s'agit pas ici d'un tribunal dont la décision est contestée entre les parties aux termes d'un processus contradictoire et quasi-judiciaire. Dans ce dernier cas, bien sûr, le tribunal ne pourrait intervenir que si sa juridiction était attaquée.

[22]      Tout récemment mon collègue le juge Nadon a décidé dans l'affaire Desjardins et Ministère des Finances du Canada11, qu'à son avis "les articles 44 et 48 de la Loi sur l'accès ne laissent aucun doute que l'institution fédérale peut participer pleinement aux débats relatifs à la divulgation ou la non-divulgation de l'information demandée". Pour plus de clarté, il poursuit aux pages 11 et 12:

                                 
                 L'article 48 prévoit expressément que l'institution fédérale qui refuse de divulguer a le fardeau d'établir le bien-fondé de son refus. Conséquemment, l'article 48 permet à l'institution fédérale de prendre parti dans le débat. Lorsque l'institution fédérale accepte de divulguer, c'est l'article 44 qui s'applique. Dans un tel cas, je suis aussi satisfait que l'institution fédérale peut pleinement participer au débat. Il serait illogique, à mon avis, de permettre à l'institution fédérale de participer pleinement uniquement lorsqu'elle refuse de divulguer.                 

[23]      Je prends note du fait que cette décision n'a pas été portée en appel parce que, les médias ayant révélé l'information en question au grand public, un appel aurait été purement académique selon le procureur de la demanderesse.

4. Analyse

[24]      Je suis tout à fait d'accord que la procédure stipulée à l'article 44 de la Loi est différente de celle prévue à l'article 18.1 de la Loi sur la Cour fédérale régissant la demande de contrôle judiciaire d'un office fédéral. L'article 44 de la Loi prévoit un recours de novo. À titre de défenderesse, l'institution fédérale doit comparaître à l'avis de recours du tiers pour soutenir sa décision. C'est d'ailleurs ce qu'a souligné mon collègue le juge McKeown dans l'affaire Canada Post Corp.12, à la p. 238:

                 [14] As the remedy within s. 44 of the Access Act involves a review in the nature of a trial de novo, s. 18.5 of the Federal Court Act provides an effective bar to any judicial review proceedings the applicant seeks to commence.                 

[25]      L'article 18.5 en question de la Loi sur la Cour fédérale stipule que lorsqu'une loi prévoit expressément qu'il peut être interjeté appel devant la Cour fédérale d'une décision d'un office fédéral, une telle décision ne peut faire l'objet de contrôle, de restriction, de prohibition, d'évocation et d'annulation, ni d'aucune autre intervention sauf en conformité avec cette loi. Le juge McKeown en a conclu que le recours en question devait être tenu en vertu de l'article 44 de la Loi.

[26]      En conclusion, le Ministère a pris une décision autorisant la communication de renseignements demandés et est appelé à titre de défenderesse à répondre à un avis de recours en révision de cette décision par la demanderesse en vertu du régime prévu à la Loi. Le Ministère a le droit et le devoir de participer pleinement aux débats relatifs à la communication des renseignements en question.

[27]      En conséquence, la requête en irrecevabilité est rejetée.

OTTAWA, ONTARIO

le 19 février 1999

    

     Juge

__________________

     1      L.C., ch. A-1.

     2      [1989] 1 R.C.S. 342.

     3      [1975] 1 R.C.S. 138.

     4      [1976] 2 R.C.S. 265.

     5      supra, note 2.

     6      Labour Relations Board, Sask c. Dominion Fire Brick and Clay Products Ltd., [1947] R.C.S. 336; Central Broadcasting Co. v. C.C.R.T., [1977] 2 R.C.S. 112; Northwestern Utilities Ltd. c. Edmonton, [1979] 1 R.C.S. 684; CAIMAW c. PACCAR of Canada Ltd., [1989] 2 R.C.S. 983; AQUIN F. et CHÉNARD D., "Les tribunaux administratifs devant les cours supérieures : Étude des principes juridiques applicables à leur qualité pour agir ", (1986), 16 R.D.U.S. 781 et DUSSAUL R. et BORGEAT L., Traité de droit administratif, 2ième édition, Tome 1, Les Presses de l'Université Laval, 1984, pages 316 à 325.

     7      L.Q. 1996, c. 54.

     8      voir M.R.N. c. Coopers and Lybrand , les Studios A Entreprises Ltée c. Pierre Roy, [1979] 1 R.C.S. 495, 504, J.E. 88-208 (C.S.).

     9      voir Canada Post Corp. v. Canada (Minister of Public Works) (1994), 68 F.T.R. 235 et Air Atonabee v. Min. of Transport (1989), 27 F.T.R. 194.

     10      Ibid.

     11      T-912-98, le 20 novembre 1998, non publié.

     12      supra, note no. 9.

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.