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Date : 20000526


Dossier : T-1953-94

Entre :

     LOUIS-HUBERT LEDUC

     Demandeur

     - et -



     SA MAJESTÉ LA REINE

     (la défenderesse)

     et

     LE MINISTRE DES AFFAIRES ÉTRANGÈRES

     ET DU COMMERCE EXTÉRIEUR

     (le défendeur)

collectivement appelés :      Parties défenderesses

     - et -


     LE COMMISSAIRE AUX LANGUES OFFICIELLES DU CANADA

     Mis-en-cause

     MOTIFS DE L"ORDONNANCE


LE JUGE EN CHEF ADJOINT


[1]      Le demandeur invoque l"article 77 de la Loi sur les langues officielles , L.R. (1985) (4e suppl.), ch. 31, pour invalider sa cessation d"emploi avec le ministère des Affaires étrangères et du Commerce extérieur (" le Ministère "). Cette cessation d"emploi a suivi ses rencontres avec deux représentants du Ministère les 14 et 17 janvier 1992.

[2]      Au début de l"audience, les deux parties ont indiqué d"un commun accord que le présent litige soulevait essentiellement deux questions :

     a)      Les réunions des 14 et 17 janvier 1992 ont-elles été tenues en contravention de la Loi sur les langues officielles?
     b)      Dans la mesure où elles l"auraient été, la réparation recherchée par le demandeur est-elle, au sens du paragraphe 77(4) de la Loi, " convenable et juste " dans les circonstances?

[3]      De plus, les deux parties reconnaissent que le demandeur a le fardeau de la preuve concernant les deux questions en litige.

[4]      En vertu de l"alinéa 36(1)a ) de la Loi sur les langues officielles, il incombait au Ministère, dans la Région de la capitale nationale :


36.(1)a) de fournir à leur personnel, dans les deux langues officielles, tant les services qui lui sont destinés, notamment à titre individuel

ou à titre de services auxiliaires centraux, que la documentation et le matériel d"usage courant et généralisé produits par elles-mêmes ou pour leur compte;

36.(1)(a) [to] make available in both official languages to officers and employees of the institution

(i) services that are provided to officers and employees, including services that are provided to them as individuals and services

that are centrally provided by the institution to support them in the performance of their duties, and

(ii) regularly and widely used work instruments produced by or on behalf of that or any other federal institution;


Les réunions des 14 et 17 janvier 1992

[5]      La plainte du demandeur est essentiellement que ces deux réunions se sont déroulées en anglais. Voici comment il s"exprime dans son affidavit :

     2.      Le 14 janvier 1992, M. James Wright, alors directeur des opérations du personnel, filière politique, m"a convoqué à son bureau pour me congédier, sans que le ministère ait eu de raison valable de le faire. La réunion s"est déroulée en anglais, en infraction à la Loi sur les langues officielles;
     3.      Le compte-rendu de la réunion a été consigné par écrit par Mme Janet Graham sous le numéro APGP-0028, du 20 janvier 1992. Il ne donne que la version du ministère et ne peut faire autorité;

     ...

     7.      La réunion du 17 janvier 1992 s"est également déroulée en anglais, en infraction à la Loi sur les langues officielles. J"étais désavantagé puisque la réunion se tenait dans ma langue seconde, tandis que le directeur des opérations du personnel s"adressait à moi dans sa langue maternelle. J"en subis un préjudice puisque c"est au cours de cette réunion qu"on m"a forcé à rédiger et signer un document que le ministère dit être une démission volontaire;
     8.      Au cours de cette deuxième réunion, M. Wright m"a présenté une tablette de papier brouillon et exigé que je remette ma démission. Pendant que je rédigeais sous la surveillance de Mme Graham, M. Wright s"est absenté pour aller chercher au bureau de sa secrétaire la lettre dactylographiée, sur papier à en-tête du ministère, par laquelle il acceptait ma démission. Il démontrait ainsi qu"il s"attendait à ce que je démissionne du ministère;
     9.      Le manuscrit que j"ai remis à M. Wright n"était pas une démission, mais une lettre d"intention qui exigeait d"être confirmée ultérieurement par une lettre de démission en bonne et due forme, pour avaliser ma sortie du ministère et de la fonction publique. Il n"est pas adressé au sous-ministre, ni à qui que ce soit d"autre habilité à recevoir une démission et une demande de mise à la retraite;
     10.      M. Wright l"a lu rapidement et m"a remis la lettre par laquelle il acceptait ma démission;

[6]      Le demandeur admet, tant devant la Cour que dans son mémoire, qu"il n"a fait aucune demande pour que ses interlocuteurs s"adressent à lui en français. Selon le demandeur, dès le début de la première réunion, il était conscient qu"une infraction à la Loi allait être commise. Il s"exprime comme suit dans son mémoire :

     33.      Sachant que Mme Graham, le témoin qui allait prendre des notes, était unilingue anglaise, il me semblait très clair, dès le début de la première réunion, qu"une infraction à la Loi sur les langues officielles allait être commise. Il ne m"appartenait pas de le signaler au directeur du personnel;

[7]      Il a également admis lors de son contre-interrogatoire ne pas avoir exprimé une préférence linguistique à l"occasion de ces réunions :

     Q.      Est-ce que vous avez demandé à ce que la réunion se déroule en français?
     R.      Non.
     Q.      Est-ce que vous avez exprimé une préférence pour la langue dans laquelle la réunion devait se dérouler?
     R.      Non, je ne l"ai pas fait parce que je savais que le ministère avait déjà eu par le passé la documentation, et qu"il devait s"adresser à moi ... puis que je n"avais pas à le redemander.
     Q.      Est-ce que vous avez protesté contre le fait que la réunion se déroule en anglais?
     R.      Absolument pas, je n"ai pas protesté.

Il a formulé des réponses essentiellement identiques quant au déroulement des deux rencontres.

[8]      Les deux fonctionnaires du Ministère, qui ont participé à ces deux réunions, nous donnent des versions essentiellement différentes à celle du demandeur concernant l"utilisation de l"une ou l"autre des deux langues officielles lors de ces rencontres.

[9]      Selon l"affidavit du directeur du personnel, M. James R. Wright :

     8.      Je me rappelle clairement que cette rencontre du 14 janvier 1992 s"est déroulée dans les deux langues officielles;
     ...
     11.      Je me rappelle clairement également que la discussion, qui s"est presque exclusivement déroulée entre moi et Monsieur Leduc, passait fréquemment d"une langue officielle à l"autre;
     12.      Je me rappelle clairement que Monsieur Leduc ne s"est en aucun moment objecté à la façon dont ladite rencontre se déroulait sur le plan de l"usage des langues officielles;
     ...
     18.      Tout comme la rencontre du 14 janvier 1992, celle du 17 janvier 1992 s"est déroulée dans les deux langues officielles, toujours en présence de Madame Janet Graham;
     19.      Je me rappelle clairement avoir amorcé la discussion en français et que celle-ci se soit poursuivie en anglais et en français;
     20.      Encore là, je me rappelle clairement que Monsieur Leduc ne s"est en aucun moment objecté à la façon dont la rencontre du 17 janvier 1992 se déroulait sur le plan de l"usage des langues officielles;
     21.      Non seulement n"a-t-il émis à cet égard aucune plainte ni aucune réserve, mais il a même indiqué, lors de cette rencontre, qu"il était aussi à l"aise en anglais qu"en français et qu"il n"avait pas objection à ce que la rencontre se déroule dans l"une ou l"autre ou dans l"une et l"autre des langues officielles;

[10]      Le deuxième témoin des défendeurs, Mme Janet Graham, confirme les déclarations de M. Wright quant à l"utilisation des deux langues officielles durant ces réunions, sans objection de la part du demandeur. De plus, elle ajoute spécifiquement que M. Wright avait demandé au demandeur s"il préférait que les réunions se déroulent en anglais ou en français. Les paragraphes pertinents de l"affidavit de Mme Graham sont les suivants :

         [traduction]

     7.      Selon mes souvenirs de ces deux réunions, les discussions ont commencé en français, se sont poursuivies en anglais et ont alterné à quelques reprises entre les deux langues;
     8.      Je me rappelle en particulier du fait que les discussions ont pris fin en français, avec le résumé en français par M. Wright de ce qui avait été convenu avec M. Leduc;
     9.      Je me rappelle également du fait que la question de la préférence linguistique a été soulevée par M. Wright et que M. Leduc a clairement indiqué que l"utilisation du français ou de l"anglais lui importait peu;

Lorsqu"il a été contre-interrogé, le demandeur a déclaré que Mme Graham " ... ne parlait pas du tout français puis elle était incapable de suivre une conversation en français ".

[11]      Le demandeur a porté plainte auprès du Commissaire aux langues officielles concernant ces deux réunions. Dans son mémoire, le demandeur nous informe que cette plainte a été formulée par écrit :

     22.      Par lettre du 22 janvier 1994, j"ai demandé au Commissaire aux langues officielles d"ouvrir une enquête sur le déroulement linguistique des réunions qui se sont tenues au bureau de M. James Wright les 14 et 17 janvier 1992;

La lettre de plainte du demandeur n"a pas été produite en l"espèce.

[12]      Le rapport final concernant cette enquête a été communiqué au demandeur par lettre en date du 21 juin 1994. Voici les extraits pertinents de cette correspondance :

     Je donne suite à notre conversation téléphonique du 15 juin dernier au sujet de notre enquête portant sur une note de service et des réunions reliées à votre évaluation de rendement.
     À cet effet, j"ai reçu du Ministère une lettre acceptant sa responsabilité à fournir les services centraux et personnels de même que la supervision, dans leur langue officielle préférée. J"ai signalé aux responsables l"importance de demander à l"employé dans quelle langue il préfère recevoir ses documents afin qu"on puisse respecter ses choix linguistiques.

     En conséquence, nous avons fermé ce dossier.

     Nous vous remercions d"avoir porté ce cas à notre attention et je vous invite à communiquer de nouveau avec nous si vous estimez que vos droits linguistiques n"ont pas été respectés par une institution fédérale dans d"autres circonstances. Les plaintes que nous recevons du public nous aident à assurer l"égalité des deux langues officielles dans ces institutions. [Je souligne.]

La lettre du Ministère qui est mentionnée dans ce rapport final ne se trouve pas dans le dossier dont je suis saisi.

[13]      Compte tenu du fait que je suis saisi de peu d"éléments de preuve concernant le rapport final du Commissaire, ce document n"aide aucunement le demandeur à démontrer que l"objet de sa plainte constitue une contravention à la Loi sur les langues officielles .

[14]      Selon le demandeur, les deux réunions se sont " déroulées en anglais ". Les deux affiants des défendeurs déclarent que les discussions ont alterné entre les deux langues officielles.

[15]      En évaluant les versions contraires relatives à la langue utilisée lors des réunions des 14 et 17 janvier 1992, j"ai tenu compte du fait que le demandeur n"avait contre-interrogé aucun des affiants des défendeurs.

[16]      J"accepte la version des représentants des défendeurs que les deux langues ont été utilisées au cours des deux réunions. J"accepte notamment la déclaration de M. Wright que le demandeur " a même indiqué, lors de cette rencontre, qu"il était aussi à l"aise en anglais qu"en français et qu"il n"avait pas objection à ce que la rencontre se déroule dans l"une ou l"autre ou dans l"une et l"autre des langues officielles ". Je conclus également de cette déclaration qu"on lui a demandé sa préférence linguistique pour les fins de ces réunions.

[17]      En tirant cette conclusion, je m"appuie également sur la déclaration sans équivoque figurant dans l"affidavit de Mme Graham, à savoir : [TRADUCTION] " Je me rappelle également du fait que la question de la préférence linguistique a été soulevée par M. Wright et que M. Leduc a clairement indiqué que l"utilisation du français ou de l"anglais lui importait peu ".

[18]      Je conclus, selon la prépondérance des probabilités, qu"on a offert au demandeur la possibilité de tenir les réunions dans la langue officielle de son choix et que les deux langues officielles ont été utilisées lors de ces réunions sans qu"il ne manifeste d"opposition. Je n"accepte pas la version du demandeur que chaque réunion ne s"est déroulée qu"en anglais et qu"on ne lui a pas donné la possibilité que les discussions aient lieu en français. De toute manière, la prépondérance de la preuve favorise les défendeurs. Je conclus donc que le demandeur n"a pas relevé son fardeau de prouver l"existence d"une contravention à la Loi.

[19]      Le demandeur a également prétendu à l"audience, mais pas dans son mémoire, que le résumé des deux réunions fait par Mme Graham constituait une autre contravention à la Loi parce qu"il était rédigé en langue anglaise. Rien n"indique que ce document ait été destiné au demandeur ni que ce dernier en ait demandé la traduction. Le demandeur n"a également pas relevé son fardeau de prouver que cette note de service constituait une contravention à la Loi.

[20]      Enfin, même si le demandeur avait réussi à démontrer l"existence d"une contravention à la Loi, il avait également le fardeau de prouver le lien de causalité entre la contravention de la part du Ministère et les réparations visées en l"espèce : Lavigne c. Canada (Développement des Ressources humaines), [1997] 1 C.F. 305 (1re inst.), confirmé par (1998), 228 N.R. 124 (C.A.), demande d"autorisation d"appel rejetée par [1998] A.C.S.C. no 356. La dimension linguistique des deux réunions n"a été d"aucune manière déterminante dans la décision du demandeur d"opter pour une retraite anticipée ou de quitter le Ministère dans des conditions qu"il qualifie de congédiement déguisé. Le demandeur reconnaît qu"il est bilingue et il a admis lors de son contre-interrogatoire que la proposition du Ministère quant à sa cessation d"emploi lui était très claire : " Ça, pour moi, c"était très clair. Ça ne pouvait pas être plus ... Comme aurait dit Séraphin Poudrier, c"était clair comme de l"eau de roche. " Dans ces circonstances, je conclus également que le demandeur n"a pas démontré l"existence d"un lien de causalité entre la contravention qu"il allègue et la cessation de son emploi.

[21]      Pour tous ces motifs, la demande est rejetée avec dépens. Cette instance ne soulève aucun " principe important et nouveau " au sens du paragraphe 81(2) de la Loi.





     " Allan Lutfy "

Ottawa, Ontario      J.C.A.

le 26 mai 2000

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