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                                                                                                                                           Date : 20040130

Dossiers : IMM-10112-03 et

IMM-10521-03

Référence : 2004 CF 142

EN PRÉSENCE DE MONSIEUR LE JUGE GIBSON

ENTRE :

                                                                           HOK MAI

                                                                                                                                                      demandeur

                                                                                   et

                          LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

                                                                                                                                                        défendeur

                                                    MOTIFS DE L'ORDONNANCE

LE JUGE GIBSON

INTRODUCTION


[1]                 Au moyen d'un avis de requête déposé le 2 janvier 2002, le demandeur demande que la Cour sursoie à l'exécution de la mesure de renvoi dont il fait l'objet depuis 1994, premièrement jusqu'à ce qu'il soit statué sur sa demande d'autorisation et de contrôle judiciaire de la décision défavorable qui a été rendue à l'issue de l'examen des risques avant renvoi; deuxièmement jusqu'à ce qu'il soit statué sur une autre demande d'autorisation et de contrôle judiciaire visant une « décision » établissant les dispositions devant être prises en vue du renvoi du demandeur et troisièmement, jusqu'à ce qu'il soit statué sur la demande fondée sur des raisons d'ordre humanitaire. Jusqu'au dernier jour de l'audition de la requête du demandeur, aucun élément de preuve démontrant qu'une demande fondée sur des raisons d'ordre humanitaire avait été déposée n'a été présenté à la Cour.

[2]                 Après une audience initiale par téléconférence qui a eu lieu le 7 janvier 2004 et au cours de laquelle un sursis provisoire au renvoi avait été ordonné et après la reprise de l'audience par téléconférence le 27 janvier 2004, la Cour a sursis au prononcé de sa décision et a informé les avocats qu'elle allait rendre une ordonnance avant la nouvelle date de renvoi du demandeur, soit le 1er février 2004. La Cour a également mentionné que les motifs allaient accompagner l'ordonnance en question ou, si cela s'avérait impossible, être prononcés ultérieurement. C'est ce que la Cour fait ici.


[3]                 À l'exception du présent paragraphe, les présents motifs ne visent que la demande dont il est question dans le dossier IMM-10112-03, soit la demande de sursis au renvoi jusqu'à ce qu'il soit statué sur la demande d'autorisation et de contrôle judiciaire de la décision défavorable rendue à l'issue de l'examen des risques avant renvoi. Je suis convaincu que la demande présentée par le demandeur dans le dossier IMM-10521-03, qui ne fait état d'aucune demande de sursis au renvoi mais qui est « rattaché » au dossier IMM-10112-03, ne soulève aucune question sérieuse à trancher militant en faveur de l'octroi d'un sursis à l'exécution des mesures de renvoi. Le fait qu'un agent du ministère du défendeur ait omis de tenir compte de « l'intérêt supérieur » des enfants du demandeur nés au Canada n'a tout simplement aucune incidence sur la notification au demandeur des dispositions concernant son renvoi, surtout en l'absence de tout élément de preuve démontrant qu'une demande de réexamen des dispositions en question à la lumière de l'intérêt supérieur des enfants du demandeur ait été formulée auprès de l'agent. La Cour ne disposait d'aucun élément de preuve permettant de croire qu'une telle demande ait été faite. En dernier lieu, comme je l'ai déjà mentionné, la Cour ne disposait d'aucun élément de preuve permettant de croire qu'une demande fondée sur des considérations humainitaires avait été présentée pour le compte du demandeur. En l'absence de tels éléments de preuve, la Cour, telle qu'elle est actuellement constituée, estime n'avoir aucune raison de surseoir à l'exécution de la mesure de renvoi jusqu'à ce qu'il soit statué sur une demande qui ne sera peut-être jamais déposée.

LES FAITS

[4]                 Le demandeur est né au Cambodge le 1er juillet 1971. Il n'a jamais connu son père biologique. Il vient d'une famille de sept (7) enfants. Sa mère s'est remariée quand il était âgé de cinq ans.


[5]                 Un (1) an après le remariage de la mère du demandeur, la guerre civile a éclaté au Cambodge. En 1977, alors que le demandeur avait six ans, lui et son beau-père ainsi que d'autres personnes sont tombés dans une embuscade tendue par les Khmers rouges à la rizière où ils travaillaient. Le beau-père du demandeur a été tué d'un coup de fusil. Le demandeur a été enrôlé par les Khmers rouges, qui l'ont entraîné à la lutte contre les Vietnamiens et les Thaïlandais. À l'âge de neuf (9) ans, le demandeur s'est échappé d'un camp de l'armée. Il affirme que sa fuite à travers la jungle a duré [traduction] « environ un mois » , jour et nuit. Il a fini par rencontrer d'autres réfugiés et les a accompagnés jusqu'à la frontière thaïlandaise.

[6]                 Entre l'âge de dix et douze ans, le demandeur a apparemment vécu dans un camp de réfugiés pour jeunes.

[7]                 Pendant la période qu'il a passée dans le camp de réfugiés, le demandeur a rencontré un frère aîné. En 1983, le demandeur et son frère aîné, en qualité de tuteur, ont été autorisés à venir au Canada en tant que membres de la catégorie désignée d'Indochinois, une catégorie que le représentant du défendeur décrit comme [traduction] « [...] une catégorie humanitaire qui permettait aux personnes qui n'étaient pas nécessairement visées par la définition du terme réfugié contenue dans la Convention de Genève » de venir au Canada.


[8]                 Le demandeur ne s'est jamais vu reconnaître la qualité de réfugié au sens de la Convention ou de personne à protéger au sens donné à cette expression au paragraphe 97(1) de la Loi sur l'immigration et la protection des réfugiés[1]. Cela étant dit, dans l'arrêt Nguyen c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration)[2], le juge Isaac, alors juge en chef de la Cour d'appel fédérale, a dit à la page 237 de ses motifs dissidents que les Indochinois qui cherchaient à obtenir l'asile à l'époque et dont la situation était semblable à celle du demandeur étaient « [...] des réfugiés de fait, même si nombre d'eux n'auraient peut-être pas satisfait à la définition de réfugié établie dans la Convention de Genève » [renvoi omis].

[9]                 Depuis son arrivée au Canada, le demandeur a connu des hauts et des bas. Sa relation avec son frère s'est brisée. Le demandeur allègue avoir été maltraité par son frère. Il a cessé les études à un jeune âge. Son dossier est également inégal sur le plan des antécédents professionnels. Le demandeur possède un casier judiciaire chargé. Toutefois, les peines qui lui ont été imposées laissent croire que les infractions qu'il a commises étaient relativement mineures, bien qu'il ait été déclaré coupable de voies de fait à plusieurs reprises et qu'une de ces déclarations ait visé une agression armée. Il a apparemment souvent eu recours à l'aide sociale.

[10]            Le demandeur allègue qu'il vit avec une femme, soi-disant une citoyenne canadienne, depuis 1996. Sa compagne confirme cette allégation. Ils ont trois (3) enfants, âgés respectivement de presque six (6) ans, de presque cinq (5) ans et d'un an et demi. Le demandeur affirme qu'il s'occupe de ses enfants pendant que sa compagne fait ses études.

[11]            En ce qui concerne le Cambodge, le demandeur affirme :

[traduction]    Je suis extrêmement contrarié à l'idée d'être renvoyé au Cambodge. Je ne veux pas me séparer de mes enfants, pour le bien de mes enfants et pour mon propre bien. J'ai traversé de terribles épreuves au Cambodge avant de fuir ce pays. [...] L'idée de devoir y retourner m'empêche de dormir et me fait pleurer.

[12]            Un rapport psychologique établi récemment révèle que le demandeur présente les symptômes du syndrome de stress post-traumatique, qu'il souffre de certains troubles du sommeil et qu'il se sent débordé, stressé et déprimé.

ANALYSE

a)         Le critère applicable à l'octroi d'un sursis

[13]            Dans l'arrêt Toth c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration)[3], la Cour d'appel fédérale a établi un critère conjonctif à trois volets qui doit être rempli pour qu'un sursis à l'exécution puisse être accordé. Les trois volets du critère soit les suivants : premièrement, il doit exister une question sérieuse à trancher; deuxièmement, l'omission d'accorder le sursis doit donner lieu à un préjudice irréparable, et troisièmement, la prépondérance des inconvénients doit jouer en faveur du demandeur. Les décisions ultérieures sont venues préciser que le critère de la question sérieuse à trancher n'était pas très exigeant. La notion de « préjudice irréparable » a fait l'objet de commentaires dans de nombreuses décisions, qui ont parfois débouché sur des conclusions divergentes. L'intérêt public est un élément dont il faut tenir compte lorsqu'il s'agit de déterminer laquelle des parties subira le préjudice le plus grave. Selon une partie de la jurisprudence, dans bon nombre de cas la conclusion relative à la question de la prépondérance des inconvénients dérive des conclusions tirées au sujet de l'existence d'une question sérieuse à trancher et d'un préjudice irréparable.


b)         La question sérieuse à trancher

[14]            La définition de l'expression « réfugié au sens de la Convention » qu'on trouve à l'article 96 de la Loi sur l'immigration et la protection des réfugiés (la Loi) reprend essentiellement le libellé de la Convention des Nations Unies relative au statut des réfugiés, signée à Genève le 28 juillet 1951, et du protocole afférent signé à New York le 31 janvier 1967. Le paragraphe 95(1) de la Loi énonce que l'asile est la protection « conférée » à une personne à qui on a reconnu la qualité de réfugié au sens de la Convention ou celle de personne à protéger. Comme je l'ai déjà mentionné, on n'a jamais « reconnu » au demandeur la qualité de réfugié au sens de la Convention et on ne lui a jamais « conféré » l'asile en bonne et due forme. Je suis toutefois convaincu que l'absence d'une telle reconnaissance et d'un tel octroi n'est pas du tout un facteur déterminant lorsqu'il s'agit de décider si le demandeur est ou s'il a un jour été un réfugié au sens de la Convention.


[15]            Le paragraphe 108(1) de la Loi prévoit qu'une personne n'a pas qualité de réfugié au sens de la Convention ou de personne à protéger dans un certain nombre de circonstances, y compris lorsque les raisons qui lui ont fait demander l'asile n'existent plus. En application du paragraphe 108(4), le paragraphe 108(1) n'a pas pour effet d'empêcher une personne qui se trouve dans les circonstances décrites ci-dessus de se voir reconnaître la qualité de réfugié au sens de la Convention ou de personne à protéger, si elle prouve qu'elle a des « raisons impérieuses » , tenant à des persécutions, à la torture ou à des traitements ou peines antérieurs, de refuser de se réclamer de la protection du pays qu'elle a quitté ou hors duquel elle est demeurée.

[16]            L'agent qui a rendu la décision relative à l'examen des risques avant renvoi qui sous-tend la demande d'autorisation et de contrôle judiciaire et, par conséquent, la présente requête en sursis à l'exécution de la mesure de renvoi, a conclu que la situation en raison de laquelle le demandeur avait fui le Cambodge et s'était réclamé de la protection du Canada, en qualité de réfugié ou à un autre titre, avait cessé d'exister. L'agent ne s'est pas penché sur la question de savoir si, malgré le fait que la situation qui a amené le demandeur à demander l'asile dans un autre pays ait cessé d'exister au Cambodge, il y avait des « raisons impérieuses » tenant aux persécutions, à la torture ou aux traitements ou peines dont le demandeur avait fait l'objet dans le passé qui expliquaient son refus, ou son intention de refuser, de se réclamer de la protection du Cambodge.

[17]            L'avocat du demandeur soutient que, compte tenu des circonstances particulières de l'affaire et malgré qu'aucune demande en ce sens n'ait été présentée à l'agent, l'omission de l'agent de prendre en considération la disposition ayant trait aux « raisons impérieuses » du paragraphe 108(4) de la Loi soulève une question sérieuse à trancher relativement à la demande d'autorisation et de contrôle judiciaire qui sous-tend la présente requête en sursis. Comme le critère ayant trait à l'existence d'une question sérieuse à trancher n'est pas très exigeant, j'accepte l'argument de l'avocat du demandeur.

[18]            Les faits qui ont été portés à la connaissance de la Cour révèlent que le demandeur a subi des épreuves et des traitements atroces, pouvant peut-être être assimilés à la persécution, avant de fuir le Cambodge à un très jeune âge. Je suis convaincu qu'un agent pourrait raisonnablement arriver à la conclusion que les épreuves et les traitements que le demandeur a subis à un très jeune âge constituaient de la persécution, et que cette persécution avait son origine dans l'appartenance du demandeur à un groupe social. Abstraction faite de la question de savoir si les traitements subis par le demandeur constituaient de la persécution, il s'agissait sans aucun doute de traitements pouvant donner lieu à des raisons impérieuses justifiant le refus du demandeur de se réclamer de la protection du Cambodge.

[19]            À la lecture de l'arrêt Yamba c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration)[4] rendu par la Cour d'appel fédérale, il semble clair que le demandeur n'était pas tenu d'invoquer expressément la question de l'exception relative aux « raisons impérieuses » pour que cette exception doive être prise en considération.

[20]            Il s'ensuit que le demandeur a satisfait à ce volet du critère de l'arrêt Toth.


c)         Le préjudice irréparable

[21]            La Cour est convaincue que les éléments de preuve dont elle dispose concernant les épreuves et les traitements que le demandeur a subis au Cambodge, les difficultés auxquelles il s'est heurté depuis son arrivée au Canada, le fait qu'il n'ait pu bénéficier d'aucun soutien social ou financier après la rupture de sa relation initiale avec son frère aîné, son état psychologique actuel ainsi que les quelques rares éléments de preuve au sujet de l'intérêt des jeunes enfants du demandeur sont suffisants pour lui permettre de conclure qu'il est probable que le demandeur et les personnes à sa charge subiront un préjudice irréparable s'il est renvoyé au Cambodge en ce moment.

d)         La prépondérance des inconvénients


[22]            La Cour est consciente du fait que la Loi sur l'immigration et la protection des réfugiés impose au défendeur l'obligation d'appliquer les mesures de renvoi « dès que les circonstances le permettent » . La mesure de renvoi visant le demandeur a été prise il y a très longtemps. La Cour est également consciente du fait que les efforts du demandeur en vue de s'intégrer dans la société canadienne et de contribuer à l'amélioration de sa situation et de celle du Canada sont loin d'avoir donné les résultats que demandeur lui-même ou les Canadiens en général souhaitaient. Ceci dit, je dois malheureusement constater que la preuve qui a été présentée à la Cour révèle que les mesures prises par le Canada pour aider le demandeur à s'intégrer dans la société canadienne n'ont pas été à la hauteur des normes qui, de l'avis de bon nombre de Canadiens, reflètent ce qu'un déposant pour le compte du demandeur a qualifié de deux objectifs de politique fondamentaux auxquels le Canada a adhéré au moins pendant la période allant de la fin des années 70 jusqu'au début des années 80, soit [traduction] « premièrement, de promouvoir le respect du principe de non-refoulement en assumant notre part du fardeau international et, deuxièmement, de répondre aux besoins humanitaires des personnes qui ont dû quitter le Vietnam et le Cambodge » . Je suis persuadé que ces deux objectifs sont étroitement liés.

[23]            Compte tenu des considérations que j'ai énoncées ci-dessus et des conclusions auxquelles je suis parvenu au sujet de l'existence d'une question sérieuse à trancher et d'un préjudice irréparable, je conclus que la prépondérance des inconvénients joue en faveur du demandeur.

CONCLUSION

[24]            En définitive, l'analyse des trois volets du critère de l'arrêt Toth ayant débouché sur une conclusion favorable au demandeur, la présente requête en sursis à l'exécution de la mesure de renvoi visant le demandeur sera accordée. La Cour décernera une ordonnance suspendant l'exécution de la mesure de renvoi jusqu'à ce qu'il soit statué sur la demande d'autorisation de contrôle judiciaire de la décision défavorable en date du 3 décembre 2003 qui a été rendue à l'issue de l'examen des risques avant renvoi et communiquée à l'avocat du demandeur le 8 décembre 2003 et, si l'autorisation en question est accordée, jusqu'à ce qu'il soit statué de façon définitive sur la demande de contrôle judiciaire de cette décision.


[25]            La requête du demandeur sera rejetée à tous les autres égards.

    « Frederick E. Gibson »    

Juge

Ottawa (Ontario)

Le 30 janvier 2004

Traduction certifiée conforme

Aleksandra Koziorowska, LL.B.


                                       COUR FÉDÉRALE

                      AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

DOSSIERS :                                        IMM-10112-03 et IMM-10521-03

INTITULÉ :                                           HOK MAI

c.

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

LIEU DE L'AUDIENCE :                   OTTAWA (ONTARIO), REQUÊTE EN SURSIS

ENTENDUE PAR TÉLÉCONFÉRENCE

DATES DE L'AUDIENCE :              LES 7 ET 27 JANVIER 2004

MOTIFS DE L'ORDONNANCE : LE JUGE GIBSON

DATE DES MOTIFS :                        LE 30 JANVIER 2004

COMPARUTIONS :

David Matas                   POUR LE DEMANDEUR

Sharlene Telles-Langdon                      POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

David Matas                   POUR LE DEMANDEUR

Avocat

225, rue Vaughan, bureau 602

Winnipeg (Manitoba)

R3C 1T7

Morris Rosenberg          POUR LE DÉFENDEUR

Sous-procureur général du Canada

Ministère de la Justice

310, avenue Broadway, bureau 301

Winnipeg (Manitoba)    



[1]         L.C. 2001, ch. 27.

[2]         [1994] 1 C.F. 232 (C.A.F.).

[3]         (1988), 6 Imm. L.R. (2d) 249 (C.A.F.).

[4]         (2000), 255 N.R. 388.

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