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Date : 20060410

Dossier : IMM-3313-05

Référence : 2006 CF 402

ENTRE :

JACQUELINE ROBINSON

demanderesse

et

 

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

 

MOTIFS DE L’ORDONNANCE

LE JUGE GIBSON

 

INTRODUCTION

[1]               La demanderesse est une citoyenne de la Jamaïque. Elle est entrée au Canada en novembre 1990 avec un visa de visiteur qu’elle n’a jamais renouvelé. En 2003, elle a présenté au Canada une demande d’établissement pour des motifs d’ordre humanitaire. Cette demande a été rejetée en février 2004. Très peu après avoir été informée de ce rejet, la demanderesse a demandé l’asile à titre de réfugié au sens de la Convention ou une protection similaire au Canada. Dans une décision datée du 10 mai 2005, la Section de la protection des réfugiés de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié (la Commission) a rejeté sa demande d’asile. La demanderesse a sollicité le contrôle judiciaire de cette décision. Les présents motifs font suite à l’audition d’une partie de cette demande de contrôle judiciaire.  

 

CONTEXTE

[2]               La demanderesse fonde sa demande d’asile à titre de réfugié au sens de la Convention ou de protection similaire au Canada sur sa crainte de retourner en Jamaïque parce qu’elle appartient à un groupe social, les victimes de violence conjugale, en raison de la violence qu’elle aurait subie en Jamaïque entre 1986 et 1990 alors qu’elle vivait en union de fait. Bien que la demanderesse ait demandé l’aide d’un voisin qui était agent de police, de la mère de son conjoint ainsi que de membres de sa famille, elle n’a jamais signalé sa situation difficile à la police, malgré le fait que son voisin et son père l’aient pressée de le faire. Dans son témoignage, elle a invoqué les menaces que lui aurait proférées son conjoint si elle faisait appel à la police.

 

DÉCISION À L’ÉTUDE

[3]               La Commission s’est dite convaincue que la demanderesse « est bien la personne qu’elle prétend être et qu’elle est citoyenne de la Jamaïque ». Elle a défini les questions devant elle comme étant celle du bien‑fondé de la crainte de la demanderesse ainsi que celle de l’existence d’une protection étatique. 

 

[4]               La Commission a jugé que la demanderesse n’éprouvait pas de crainte subjective de persécution ou de sentiment équivalent en Jamaïque en raison de tout le temps pris avant de demander l’asile. De plus, la Commission a conclu que la présumée crainte de la demanderesse était dépourvue de fondement objectif. Elle a pris acte de l’affirmation de la demanderesse, dans son témoignage devant la Commission, selon laquelle, durant toutes les années passées au Canada, elle et son ancien conjoint de fait ne sont jamais entrés en contact. Elle a jugé que la demanderesse n’avait produit aucune preuve démontrant que son ancien conjoint de fait pouvait encore avoir l’intention de la maltraiter.

 

[5]               Finalement, bien qu’elle ait pris note que la violence conjugale visant les femmes constitue un problème grave et répandu en Jamaïque qui se perpétue par les traditions sociales et culturelles, la Commission a conclu que la demanderesse n’avait pas réfuté la présomption voulant que, dans les pays démocratiques, et la Commission a jugé que la Jamaïque en était un, la protection de l’État existe. En s’appuyant sur la preuve documentaire portée à sa connaissance, et la Commission a expliqué pourquoi elle avait choisi de croire les documents sur les conditions dans le pays plutôt que le témoignage de la demanderesse, elle a indiqué qu’il existe un cadre législatif concernant la protection qui témoigne des efforts déployés par la Jamaïque « afin d’établir une structure pour lutter contre ce problème », que des groupes de défense des femmes en Jamaïque « reconnaissent que les choses commencent à s’améliorer parce que l’attitude des policiers dans les situations de violence familiale change ». C’est moi qui souligne.

 

QUESTIONS

[6]               En plus des questions de procédure touchant l’ordre inversé des interrogatoires ou les Directives no 7 du président, qui ont été entendues par un autre juge et qui feront l’objet de motifs distincts et d’une décision distincte, l’avocat de la demanderesse a soulevé les questions de fond suivantes : en premier lieu, la Commission a-t-elle mal évalué la preuve et, en deuxième lieu, la Commission a-t-elle commis une erreur susceptible de contrôle dans son analyse de la protection de l’État?  

ANALYSE

a)         Norme de contrôle

[7]               Il s’agit d’une règle de droit bien connue, j’en suis convaincu, que la norme de contrôle applicable à la conclusion de la Commission sur la crédibilité de la demanderesse, et donc à la conclusion sur le bien‑fondé de sa crainte tant subjective qu’objective, est la décision manifestement déraisonnable[1].

 

[8]               En outre, je suis convaincu que la norme de contrôle applicable à une conclusion en matière de protection de l’État est la décision raisonnable simpliciter. Ma collègue la juge Layden‑Stevenson a noté dans Resulaj c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration)[2] : 

Dans Chaves c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration) (2005), 45 Imm. L.R. (3d) 58 (C.F.), ma collègue Madame la juge Tremblay-Lamer a procédé à une analyse pragmatique et fonctionnelle pour déterminer la norme de contrôle applicable à une conclusion en matière de protection étatique. Je souscris à son analyse et j'adopte, comme elle l'a fait, la norme de la décision raisonnable simpliciter comme la norme de contrôle applicable.

 

b)         Bien-fondé de la crainte de la demanderesse

[9]               La Commission a écrit à ce sujet :

Je conclus que la demandeure d’asile n’éprouve pas une crainte subjective. Si tel était le cas, la demandeure n’aurait pas attendu plus de 14 ans avant de présenter une demande d’asile.

 

Bien que le temps pris avant de déposer la demande d’asile, et on ne peut nier qu’il s’agissait en l’espèce d’un laps de temps extrêmement long, constitue un facteur pertinent, il faut prendre en compte que la demanderesse, en jugeant d’après la transcription de l’audience devant la

Commission, n’est pas une personne particulièrement avertie et qu’elle explique avoir choisi après son arrivée au Canada de [traduction] « ne pas se faire remarquer » à la suite de conseils reçus de personnes en qui elle avait confiance au Canada. De toute façon, le temps pris avant de déposer une demande d’asile ne constitue pas, en règle générale, un motif suffisant en lui‑même pour rejeter une demande d’asile[3].

 

[10]           Après avoir pris acte de la demande d’établissement pour motifs d’ordre humanitaire de la demanderesse, déposée près de treize (13) ans après son arrivée au Canada, le rejet de cette demande, la mesure de renvoi qui s’en est suivie et le non‑respect par la demanderesse de cette mesure de renvoi, la Commission a écrit : 

Quelques jours plus tard, elle a présenté une demande d’asile, même s’il n’existe aucune preuve démontrant que Brown [son ancien conjoint de fait] soit toujours à sa poursuite.

[Non souligné dans l’original.]

 

En toute déférence, cette affirmation est tout simplement fausse. Lors de son témoignage devant la Commission, la demanderesse, quand on lui a demandé ce qui lui arriverait d’après elle si elle retournait en Jamaïque maintenant, a répondu ceci :

[traduction]

Oh mon Dieu! Parce que je suis partie et que je ne le lui ai pas dit et que j’ai dit des choses à mes parents, n’importe qui va là‑bas, il leur dit : « Quand vous verrez Jacquie, dites-lui que ce n’est pas fini. Je vais la tuer […] parce qu’aucune femme ne me laisse tomber. »

 

Aux 154 et 155 du dossier du tribunal, une lettre sans date, mais qui serait récente d’après le tampon d’oblitération sur l’enveloppe indépendamment du fait que la copie de l’enveloppe de la Cour soit indéchiffrable, envoyée à la demanderesse par la mère de M. Brown, qui termine sa lettre avec les mots [traduction] « Ta Mère » en haut de sa signature, comporte ce passage à la page 155 : 

[traduction]

Jacqueline, je ne sais pas si je vais te revoir un jour, mais je t’en supplie, ne reviens jamais en Jamaïque. Si jamais Winston [l’ancien conjoint de fait de la demanderesse] savait où te trouver, il te traquerait et te tuerait. Je suis heureuse qu’il ne puisse pas te rejoindre où tu es maintenant.  

 

[11]           Étant donné ce qui précède, je ne peux que conclure que la Commission n’a pas tenu compte d’éléments de preuve forts portés à sa connaissance en concluant à l’absence de fondement subjectif ou objectif crédible à la crainte qu’aurait la demanderesse de retourner en Jamaïque. Cette erreur commise par la Commission, j’en suis convaincu, est susceptible de contrôle selon la norme de la décision manifestement déraisonnable. 

 

c)         Conditions dans le pays

[12]           Tel que je l’ai indiqué plus tôt, la Commission a préféré s’appuyer sur la preuve documentaire devant elle plutôt que sur le témoignage de la demanderesse pour la question des conditions dans le pays, une option que, j’en suis convaincu, elle pouvait raisonnablement choisir. En s’appuyant sur la documentation, et en acceptant que la violence conjugale visant les femmes constitue un problème grave et répandu en Jamaïque qui se perpétue par les traditions sociales et culturelles, la Commission parle de législation afin d’établir une structure, de choses qui commencent à s’améliorer et des attitudes des policiers qui commencent à changer. Les mêmes documents sur les conditions dans le pays font état de niveaux élevés de violence conjugale et d’interventions en général affreusement inadéquates quand la protection de l’État est demandée.  

 

[13]           Dans Mitchell c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration)[4], dont les motifs du jugement ont été soulevés par la Cour lors de l’audition de la présente affaire, mon collègue le juge O’Reilly a écrit au paragraphe [10] de ses motifs :

À mon avis, la Commission, dans sa façon de traiter la question de la protection de l'État, n'a pas évalué la capacité réelle de la Jamaïque à protéger les femmes se trouvant dans la situation de Mme Mitchell. Elle a simplement relevé les bonnes intentions de la Jamaïque visant à améliorer la situation en formant les policiers, mais elle n'a pas tenu compte de la réalité à laquelle doivent faire face les femmes là-bas, où la violence conjugale est la deuxième cause d'homicide. La conclusion de la Commission voulant que la protection de l'État soit adéquate n'était pas étayée par la preuve sur laquelle s'est appuyée la Commission.

[Non souligné dans l’original.]

 

J’en viens exactement à la même conclusion sur le vu du dossier soumis à la Cour en l’espèce. En appliquant la norme de contrôle de la décision raisonnable simpliciter, je suis convaincu que la conclusion de la Commission au sujet de la protection de l’État ne peut simplement pas être confirmée. 

 

CONCLUSION

[14]           En conséquence, la présente demande de contrôle judiciaire sera accueillie. La décision à l’étude sera annulée et la demande d’asile à titre de réfugié au sens de la Convention ou de protection similaire présentée par la demanderesse sera renvoyée à un tribunal différemment constitué de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié pour qu’il statue à nouveau sur celle‑ci. Vu que certains aspects de la présente demande de contrôle judiciaire sont actuellement examinés par un autre juge et qu’il y aura deux décisions distinctes, dont l’autre risque d’aller en Cour d’appel, la Cour va ordonner que la nouvelle audience devant la Section de la protection des réfugiés soit reportée jusqu’à ce que la Cour d’appel fédérale ait jugé tout appel touchant aux autres aspects de la présente demande de contrôle judiciaire ou jusqu’à ce que le délai prescrit pour déposer un avis d’appel devant cette cour soit échu, la date la plus lointaine étant retenue. Il revient à la Cour d’appel fédérale de trancher la question de savoir si tout autre délai doit être ordonné.    

 

[15]           L’avocat du défendeur n’a pas proposé de question à certifier. L’avocat de la demanderesse a pressé la Cour de considérer la certification d’une question portant sur la norme de contrôle applicable aux conclusions en matière de protection de l’État, son avis étant que la norme de contrôle de la décision manifestement déraisonnable serait plus appropriée que celle adoptée en l’espèce par la Cour. Je choisis de ne pas certifier de question. Ayant jugé que la conclusion en matière de protection de l’État en l’espèce est susceptible de contrôle selon la norme de la décision raisonnable simpliciter, j’estime qu’une conclusion voulant que la norme de contrôle appropriée soit encore plus rigoureuse que celle que j’ai appliquée ne modifierait d’aucune façon l’issue de la présente demande de contrôle judiciaire. En conséquence, la certification de cette question relèverait plutôt du renvoi que du moyen d’appel. Je choisis de ne pas certifier de question. 

 

« Frederick E. Gibson »

Juge

 

 

Traduction certifiée conforme

Elisabeth Ross


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :                                                    IMM-3313-05

 

INTITULÉ :                                                   JACQUELINE ROBINSON

                                                                        c.

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                             TORONTO (ONTARIO)

 

DATE DE L’AUDIENCE :                           LE 15 MARS 2006

 

MOTIFS DE L’ORDONNANCE :              LE JUGE GIBSON

 

DATE DES MOTIFS :                                  LE 10 AVRIL 2006

 

 

COMPARUTIONS :

 

Benjamin Kranc                                               POUR LA DEMANDERESSE

 

Martin Anderson                                              POUR LE DÉFENDEUR

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Kranc & Associates                                         POUR LA DEMANDERESSE

Avocats

Toronto (Ontario)

 

John H. Sims, c.r.                                             POUR LE DÉFENDEUR

Sous-procureur général du Canada

Toronto (Ontario)


 



[1] Voir :  Chowdhuri c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CF 139, 7 février 2006, au paragraphe 12.

[2] 2006 CF 269, 28 février 2006, [2006] A.C.F. no 337, au paragraphe 17.

[3] Voir Huerta c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) (1993), 157 N.R. 225, à la page 227 (C.A.F.), [1993] A.C.F. no 271 (C.A.F.), (pas cité devant la Cour).

[4] 2006 CF 133, 7 février 2006.

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