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Date : 20050623

Dossier : IMM-6980-04

Référence : 2005 CF 891

Toronto (Ontario), le 23 juin 2005

EN PRÉSENCE DE MONSIEUR LE JUGE CAMPBELL

ENTRE :

NASRULLA BABUBHAI MAKANI, SALMA MAKANI

ET KINJAL NASRULLA MAKANI

demandeurs

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

défendeur

MOTIFS DE L'ORDONNANCE ET ORDONNANCE

[1]         Le principal demandeur en l'instance, Nasrullah Babubhai Makani (le demandeur), a présenté une demande d'asile sur la base de sa crainte, en qualité de musulman, à l'égard des extrémistes hindous et des gangsters en Inde.

[2]        Dans son [traduction] « Récit des faits » , le demandeur déclare ce qui suit en ce qui concerne les aspects subjectifs et objectifs de sa crainte :


[traduction] Je suis un musulman de confession ismaélienne qui vit à Bombay, en Inde. Les musulmans indiens ont toujours fait l'objet de discrimination et au cours de la dernière décennie, les sentiments anti-musulmans ont crû. Compte tenu de l'arrivée au pouvoir de partis nationalistes hindous et des frictions croissantes entre le Pakistan et l'Inde, je crois que la situation ne peut aller qu'en se détériorant. En outre, puisque je suis un commerçant aisé, je fais l'objet d'extorsion par des criminels. Ma situation est aggravée non seulement parce que la police est corrompue et susceptible de recevoir des pots-de-vin par des extorqueurs et des criminels, mais également parce que, comme je suis musulman et que la majorité des policiers sont des hindous, ils ne nous protégeront pas.

[...]

Les choses étaient relativement tranquilles jusqu'en juillet 2001, lorsqu'après notre retour d'un voyage en Europe, nous avons commencé à recevoir de nouvelles menaces. Je pense qu'ils ont recommencé à essayer de m'extorquer de l'argent parce qu'ils ont compris que je devais en avoir puisque je pouvais m'offrir des vacances en Angleterre. Nous sommes revenus le 14 juillet 2001. Les appels téléphoniques ont commencé environ 10 jours plus tard. Au début, ils ont demandé de l'argent. Ils demandaient l'équivalent de 3 500 dollars. Je leur ai dit simplement que nous ne les avions pas. Ils n'étaient pas contents.

J'avais déjà versé beaucoup d'argent à des criminels. Je ne pouvais plus payer. Toutefois, j'ai compris qu'en ne payant pas, je mettais en danger ma famille et moi-même. J'ai commencé à recevoir deux ou trois appels téléphoniques chaque mois. Ils menaçaient de faire du mal à mon fils et à ma fille. Je savais que si je ne payais pas, on finirait par nous faire du mal.

En même temps, la situation des musulmans se détériorait dans toute l'Inde et les émeutes recommençaient. Des centaines, voire des milliers, de musulmans ont été tués. J'ai commencé à me lasser de l'extorsion dont nous faisions l'objet et à penser que ma famille ne serait jamais en sécurité en Inde en tant que musulmans. Je ne voulais pas être victime d'une autre émeute. Je ne voulais pas continuer à payer des criminels pour protéger ma famille.

Ma femme et moi avons commencé à envisager de fuir le pays. J'ai profité de l'occasion que présentait une invitation de ma soeur au Canada pour fuir l'Inde. Récemment, en septembre 2002, nous avons appelé mes parents qui habitent maintenant dans notre maison. Ils reçoivent davantage d'appels d'extorqueurs.

(Dossier de la demande du demandeur, aux pages 48-51.)


Il est clair que la demande d'asile du demandeur porte sur l'extorsion par des criminels, mais dans un contexte d'une discrimination de longue date pratiquée par les partis nationalistes hindous contre les musulmans. Il est clair également que l'aspect subjectif de la crainte du demandeur porte également sur l'extorsion dans un contexte d'une discrimination de longue date.

[3]         L'audition de la demande du demandeur par la Section de la protection des réfugiés (la SPR) s'est tenue en application de la directive no 7, selon laquelle le demandeur est interrogé en premier lieu par l'APR, puis par son conseil. Les questions posées par le conseil du demandeur visaient à obtenir des éléments de preuve concernant la crainte contextuelle du demandeur. La transcription de l'audience devant la SPR établit clairement que le demandeur n'a pas eu pleinement la possibilité de présenter ces éléments de preuve, ce qui a donné lieu à une objection par son conseil :

[traduction]

CONSEIL : Madame la présidente, je crois que je n'ai pas l'habitude des nouvelles directives selon lesquelles le commissaire intervient en premier. Je trouve que mon client et moi-même sommes limités dans notre capacité de présenter l'ensemble de la preuve, parce que, si je comprends bien, selon le point de vue de la commissaire, chargée de rendre la décision finale, les seules questions sont celles qu'elle a, que vous avez retenues, et vous voulez essentiellement faire porter l'audience, la présente affaire, sur le voyage de retour du demandeur depuis l'Europe en 2001.

Mon problème vient du fait que la présente demande est fondée sur le conflit entre la majorité hindoue et les musulmans, ainsi que sur le siècle d'émeutes religieuses qui ont eu lieu en Inde. Il m'est très difficile de présenter l'ensemble de la preuve du demandeur si nous nous concentrons exclusivement sur le voyage en Europe.

PRÉSIDENTE DE L'AUDIENCE : Vous pouviez parler des problèmes entre hindous et musulmans dans vos observations en indiquant les références aux documents. Nous avons parlé du voyage en Europe en raison de la possibilité qu'avait le demandeur de se réclamer à nouveau de la protection. Je n'ai pas continué dans cette voie à cause de la réponse que j'ai obtenue. J'ai posé les questions que j'avais besoin de poser. Vous avez eu l'occasion de poser des questions.


M. VITOROVICH [le consultant en immigration du demandeur] : Je sais, mais...

PRÉSIDENTE DE L'AUDIENCE : Monsieur, Monsieur, je veux un seul conseil ici. J'ai noté votre objection. Vous avez demandé une conférence à mi-chemin au cours de l'audience en l'absence des clients. Je ne comprends pas pourquoi nous faisons cela en l'absence des demandeurs.

CONSEIL : Eh bien, la raison est que je voudrais (inaudible) l'occasion de vous parler tout d'abord pour voir si nous pouvons poursuivre l'audience ainsi, parce que j'ai de la difficulté à présenter mes observations verbales afin d'expliquer le dossier et je ne crois pas que le client ait eu droit à une audience complète aujourd'hui, parce que chaque fois que j'ai essayé de retourner en arrière dans mes questions, la commissaire - vous avez dit que vous n'étiez intéressée que par une certaine période. Il est toutefois difficile de présenter l'ensemble de la preuve du demandeur sans retourner un peu dans le passé.

PRÉSIDENTE DE L'AUDIENCE : Je comprends cela Madame. J'ai limité les questions en litige de la manière que je jugeais convenable et j'ai pris note de votre objection. D'accord?

(Dossier du tribunal, aux pages 493 et 494.)

[4]         En ce qui concerne l'allégation suivant laquelle la présidente de l'audience a « circonscrit les questions en litige » , le demandeur déclare ce qui suit dans l'affidavit qu'il a produit au soutien de la présente demande :

[traduction] C'était le moment pour mon avocate de me poser des questions. Nous avions l'intention de témoigner en ce qui concerne de nombreuses questions, y compris l'extorsion subie par le passé, la crainte générale que nous avions en tant que musulmans en Inde, la nature et le caractère répandu de l'extorsion et du gangstérisme en Inde, les raisons pour lesquelles nous faisions l'objet d'extorsion, l'ampleur de la corruption en Inde, le contrôle exercé par le parti Shiv Sena sur le Gujerat, les relations entre l'appareil de l'État et les gangsters, la haine profonde des musulmans par la majorité à prédominance hindoue, l'utilisation politique de cette haine par le BJP et le Shiv Sena pour prendre le pouvoir. Cependant, à chaque fois que mon avocate a essayé de poser une de ces questions, elle a été interrompue par la commissaire qui déclarait qu'elle avait déjà entendu cela, qu'elle avait lu le FRP ou qu'elle n'était pas intéressée. Cela était très frustrant pour nous. J'ai commencé à penser qu'elle avait jugé la demande avant l'audience. Après avoir essayé de m'interroger pendant 15 à 20 minutes, mon avocate a demandé une suspension d'audience. Sa demande a été accueillie. [Non souligné dans l'original.]

(Dossier de la demande du demandeur, à la page 23.)


Le conseil du défendeur n'a pas contre-interrogé le demandeur sur son affidavit et rien dans le dossier dont je suis saisi ne réfute cette déclaration. Une lecture attentive de la transcription de l'audience devant la SPR révèle que celle-ci est sérieusement incomplète. Par conséquent, même si la transcription incomplète ne révèle pas la déclaration attribuée à la présidente de l'audience selon laquelle celle-ci n'était [traduction] « pas intéressée » par sa preuve, je n'ai aucune raison de douter de la véracité de la déclaration sous serment du demandeur.

[5]         En l'instance, l'avocate du demandeur prétend que l'audience devant la SPR contrevient à l'alinéa 170e) de la LIPR, selon lequel le demandeur doit avoir « la possibilité de produire des éléments de preuve, d'interroger des témoins et de présenter des observations » . Compte tenu de la preuve que je viens de décrire, je suis d'accord avec elle.

[6]         L'avocate du demandeur a établi, à mon avis, que la présidente de l'audience a injustement limité la capacité de son client de présenter un élément essentiel de sa demande d'asile, c'est-à-dire tous les aspects de sa crainte subjective. En conséquence, je conclus que la SPR a commis une erreur susceptible de contrôle dans sa décision.


ORDONNANCE

            En conséquence, j'annule la décision de la SPR et je renvoie l'affaire à un tribunal différemment constitué pour qu'il rende une nouvelle décision.

« Douglas R. Campbell »

Juge

Traduction certifiée conforme

Julie Boulanger, LL.M.


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

DOSSIER :                                        IMM-6980-04

INTITULÉ :                                       NASRULLA BABUBHAI MAKANI, SALMA MAKANI

ET KINJAL NASRULLA MAKANI

c.

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

LIEU DE L'AUDIENCE :                 TORONTO (ONTARIO)

DATE DE L'AUDIENCE : LE 22 JUIN 2005

MOTIFS DE L'ORDONNANCE

ET ORDONNANCE :                        LE JUGE CAMPBELL

DATE DES MOTIFS :                       LE 23 JUIN 2005

COMPARUTIONS:

Wennie Lee                                           POUR LES DEMANDEURS

Marcel Larouche                                   POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER:

Wennie Lee                                           POUR LES DEMANDEURS

Lee & Company

Toronto (Ontario)

John H. Sims, c.r.                                  POUR LE DÉFENDEUR

Sous-procureur général du Canada

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