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                                                                                                                                 Date : 20010119

                                                                                                                             Dossier : T-361-93

Ottawa (Ontario), le 19 janvier 2001

EN PRÉSENCE DE MONSIEUR LE JUGE DENIS PELLETIER

ENTRE :

JOYCE WILMA BEATTIE

                                                                                                                                                           

                                                                                                                                    demanderesse

                                                                          - et -

SA MAJESTÉ LA REINE

                                                                                                                                      défenderesse

- et -

SAHTU SECRETARIAT INCORPORATED

tierce partie

ENTRE :

T-2216-91

JOYCE WILMA BEATTIE

demanderesse

- et -

SA MAJESTÉ LA REINE, représentée par le

MINISTRE DES AFFAIRES INDIENNES ET DU NORD CANADIEN

défenderesse


MOTIFS DE L'ORDONNANCE ET ORDONNANCE

LE JUGE PELLETIER

[1]         Le 21 juillet 1921, le grand-père de Joyce Wilma Beattie s'est présenté devant le commissaire aux traités H.A. Conroy, à Fort Good Hope (T. N.-O.), et a apposé sa marque sur le document maintenant désigné comme le Traité no 11. Seul lui pourrait nous dire ce à quoi il pensait renoncer et ce qu'il croyait obtenir en retour. Il a cependant signé le Traité non seulement en son nom, mais au nom de tous ses descendants. Aujourd'hui, sa petite-fille s'appuie sur son adhésion au Traité pour revendiquer un droit à l'aide agricole. Ses tentatives de faire accueillir sa revendication par le ministre des Affaires indiennes et du Nord canadien (le Ministre) ayant échoué, Mme Beattie s'adresse à la Cour pour faire reconnaître ses droits. Mme Beattie n'a toutefois pas les moyens de se faire représenter par un avocat; elle a donc intenté, en plus de son action initiale, une autre action en vue d'obtenir un jugement déclaratoire portant qu'elle a le droit, en vertu du Traité no 11, d'exiger que la Couronne paie un avocat pour lui permettre de faire valoir ses droits issus d'un traité devant les tribunaux. Elle prétend que ses deux demandes devraient être accueillies en raison du texte du Traité no 11 qui contient la promesse suivante :

EN OUTRE, Sa Majesté consent à apporter l'aide jugée nécessaire aux Indiens désireux de s'adonner à l'agriculture.


[2]         Selon Mme Beattie, l'aide juridique dont elle a besoin pour faire valoir ses droits fait partie de « l'aide jugée nécessaire » pour lui permettre de s'adonner à l'agriculture. Comme les questions à trancher dans les deux demandes se chevauchent dans une certaine mesure, les présents motifs les visent toutes les deux.

[3]         La défenderesse, Sa Majesté la Reine représentée par le Ministre des Affaires indiennes et du Nord canadien (la Couronne), entend mettre un terme aux deux instances en présentant une requête en radiation des actions au motif qu'elles ne révèlent aucune cause d'action. Subsidiairement, la Couronne sollicite un jugement sommaire rejetant les demandes sur le fond.

LES FAITS

[4]         Le Traité no 11 a été conclu en 1921 par les représentants des Esclaves, des Côtes-de-Chien, des Loucheux, des Lièvres et des autres Indiens qui habitaient une étendue de pays qui chevauche le Delta du MacKenzie (la région visée par le Traité no 11), et la défenderesse, Sa Majesté la Reine en chef du Canada représentée par le Ministre. Le commissaire au Traité a voyagé pendant tout l'été 1921 pour visiter les collectivités des différentes nations indiennes qui occupaient la région visée par le Traité no 11 , y compris Fort Good Hope, et pour s'assurer qu'elles adhèrent au document qu'il leur présentait. Le gouvernement canadien l'a ratifié le 22 octobre 1921, par le décret du Conseil 3985.

[5]         Mme Beattie, qui ne réside pas dans la région visée par le Traité no 11, peut démontrer qu'elle descend en ligne directe de l'un des Indiens signataires du Traité no 11. C'est sur cette ascendance qu'elle fonde sa revendication d'un droit conféré par le Traité no 11.


[6]         Mme Beattie vit à Merritt, en Colombie-britannique. Elle a mis sur pied une ferme de culture du ginseng dans cette région. Elle a demandé une aide agricole relativement à sa ferme en se réclamant des dispositions du Traité no 11. Le Ministre a rejeté sa demande en affirmant que l'aide agricole ne peut être accordée que dans la région visée par le Traité no 11, décrite dans le Traité.

[7]         Vers le 5 mai 1992, Mme Beattie a écrit au Ministre pour l'informer que, parce qu'il contestait sa demande d'aide agricole, elle devait retenir les services d'un avocat pour faire valoir ses droits. Selon elle, il s'ensuivait que le paiement de cette aide juridique faisait partie de « l'aide jugée nécessaire » pour qu'elle s'adonne à l'agriculture; sa demande était donc couverte par les termes du Traité.

[8]         Le Ministre a informé Mme Beattie, par lettre en date du 29 mai 1992, qu'aucune aide financière ne lui serait accordée aux fins de l'instance et que le Ministre ne reconnaîtrait sa responsabilité à l'égard d'aucun montant au titre des frais juridiques engagés par la demanderesse.

LA POSITION DES PARTIES


[9]         En ce qui concerne l'aide agricole, Mme Beattie s'appuie simplement sur le texte du Traité. Elle invoque l'honneur de la Couronne dans ses transactions avec les peuples autochtones et soutient que l'interprétation du Traité qui lui est la plus favorable doit être retenue. Comme il s'agit d'un traité d'adhésion, en ce sens que ses stipulations ont été rédigées par le gouvernement et que les Indiens ont simplement été invités à y adhérer, elle prétend que la question de l'intention commune ne se pose pas. Elle affirme que le Traité est assujetti à la présomption suivante : si la Couronne avait eu l'intention de limiter l'aide agricole à la région visée par le Traité no 11, elle l'aurait précisé. L'absence de stipulation à cet effet doit être interprétée contre la Couronne.

[10]       Mme Beattie s'appuie en outre sur l'arrêt prononcé par la Cour suprême dans l'affaire Corbière c. Canada (Ministre des Affaires indiennes et du Nord canadien), [1999] 2 R.C.S. 203, (1999), 239 N.R.1, pour affirmer que la Couronne, en rattachant les droits issus du traité à la résidence, porte atteinte aux droits que lui garantit l'article 15 de la Charte canadienne des droits et libertés (la Charte). Dans l'arrêt Corbière, la Cour suprême du Canada a statué que le paragraphe 77(1) de la Loi sur les Indiens, L.R.C. (1985), ch. I-5 (la Loi) prévoyant que seuls les Indiens qui résident dans la réserve ont qualité pour voter à l'élection de la bande contrevient à l'article 15 de la Charte. Mme Beattie plaide que la situation dont la Cour est saisie se situe parfaitement dans la portée de l'arrêt Corbière et qu'elle est régie par celui-ci.

[11]       En ce qui a trait à l'aide juridique, Mme Beattie plaide qu'en raison de son obligation d'avoir recours aux tribunaux pour faire valoir ses droits, les frais engagés pour retenir les services d'un avocat entrent dans « l'aide jugée nécessaire » pour lui permettre de s'adonner à l'agriculture. Sa demande s'appuie donc sur les termes exprès du Traité ou découle implicitement de son libellé.


[12]       Le Ministre plaide que les stipulations du Traité no 11, qui prévoient l'aide agricole, ne peuvent raisonnablement être interprétées comme s'appliquant à l'ensemble du territoire du Canada, comme l'exigerait l'interprétation du Traité proposée par Mme Beattie. La Couronne affirme que l'arrêt Corbière, précité, ne s'applique pas en l'espèce. Quant à la demande d'aide juridique, la disposition prévoyant l'aide agricole ne confère pas expressément à Mme Beattie le droit à l'aide juridique, et son droit éventuel à l'aide agricole ne comporte pas nécessairement un droit accessoire à l'aide juridique. Le Ministre affirme que la demande présentée par Mme Beattie en vertu du Traité no 11 est totalement dénuée de fondement.

LES QUESTIONS EN LITIGE

[13]       La première question en litige consiste à déterminer si la déclaration doit être radiée par application du paragraphe 221(1) des Règles de la Cour fédérale (1998) parce qu'elle ne révèle aucune cause d'action :



221. (1) À tout moment, la Cour peut, sur requête, ordonner la radiation de tout ou partie d'un acte de procédure, avec ou sans autorisation de le modifier, au motif, selon le cas :

a) qu'il ne révèle aucune cause d'action ou de défense valable;

b) qu'il n'est pas pertinent ou qu'il est redondant;

c) qu'il est scandaleux, frivole ou vexatoire;

d) qu'il risque de nuire à l'instruction équitable de l'action ou de la retarder;

e) qu'il diverge d'un acte de procédure antérieur;

f) qu'il constitue autrement un abus de procédure.

Elle peut aussi ordonner que l'action soit rejetée ou qu'un jugement soit enregistré en conséquence.

221. (1) On motion, the Court may, at any time, order that a pleading, or anything contained therein, be struck out, with or without leave to amend, on the ground that it

(a) discloses no reasonable cause of action or defence, as the case may be,

(b) is immaterial or redundant,

(c) is scandalous, frivolous or vexatious,

(d) may prejudice or delay the fair trial of the action,

(e) constitutes a departure from a previous pleading, or

(f) is otherwise an abuse of the process of the Court,


[14]        De plus, si la demande présentée sous le régime du paragraphe 221(1) échouait, l'une ou l'autre partie aurait-elle droit à un jugement sommaire en vertu de la règle 216? Pour trancher cette question, il faut examiner la portée de cette règle, ainsi que les questions sous-jacentes :


216. (1) Lorsque, par suite d'une requête en jugement sommaire, la Cour est convaincue qu'il n'existe pas de véritable question litigieuse quant à une déclaration ou à une défense, elle rend un jugement sommaire en conséquence.

216. (1) Where on a motion for summary judgment the Court is satisfied that there is no genuine issue for trial with respect to a claim or defence, the Court shall grant summary judgment accordingly.


[15]       Enfin, si l'affaire peut être tranchée par voie de jugement sommaire, les demandes de Mme Beattie sont-elles bien fondées?

ANALYSE

A) LE PARAGRAPHE 221(1) DES RÈGLES DE LA COUR FÉDÉRALE (1998)


[16]       La Cour ne peut rejeter la demande de la demanderesse au motif qu'elle ne révèle aucune cause d'action que si elle est convaincue que les actes de procédure ne révèlent aucune cause d'action reconnue en droit. La question à trancher sur présentation d'une telle requête ne consiste pas à se demander si la demande peut être accueillie, mais si la Cour est saisie d'une demande réglable par voie judiciaire. La défenderesse doit s'acquitter d'un lourd fardeau pour que sa requête soit accueillie. En l'espèce, la question en litige est celle de la portée du droit que le Traité no 11 confère à Mme Beattie. Celle-ci a invoqué des arguments pour fonder sa revendication d'un avantage en vertu du Traité no 11. La question d'un droit issu d'un traité est une question réglable par voie judiciaire; la requête présentée en vertu de la règle 221 doit donc être rejetée. Mme Beattie invoque une cause d'action reconnue en droit.

B) LES RÈGLES 213 ET 216 DES RÈGLES DE LA COUR FÉDÉRALE (1998)

[17]       Pour trancher l'action par voie de jugement sommaire en vertu des règles 213 et 216 des Règles de la Cour fédérale, la Cour doit conclure que la preuve versée au dossier lui permet de se prononcer sur les faits et sur les points de droit en litige. Granville Shipping Co. c. Pegasus Lines Ltd. S.A., [1996] 2 C.F. 853, (1996), 111 F.T.R. 189. Les deux parties ont convenu que les deux demandes peuvent être tranchées par voie de jugement sommaire.

C) LE DROIT À L'AIDE AGRICOLE EN VERTU DE LA STIPULATION DU TRAITÉ No 11 QUI PRÉVOIT L'AIDE AGRICOLE

[18]       La Cour suprême du Canada s'est prononcée récemment sur les règles de droit régissant l'interprétation des traités dans l'arrêt R. c. Marshall, [1999] 3 R.C.S. 456, (1999), 246 N.R. 83, qui fait autorité. Au paragraphe 78 de cet arrêt, la Cour a énoncé neuf principes directeurs applicables à l'interprétation des traités :

1. Les traités conclus avec les Autochtones constituent un type d'accord unique, qui demandent l'application de principes d'interprétation spéciaux (...).

2. Les traités doivent recevoir une interprétation libérale, et toute ambiguïté doit profiter aux signataires autochtones (...).

3. L'interprétation des traités a pour objet de choisir, parmi les interprétations possibles de l'intention commune, celle qui concilie le mieux les intérêts des deux parties à l'époque de la signature (...).


4. Dans la recherche de l'intention commune des parties, l'intégrité et l'honneur de la Couronne sont présumées (...).

5. Dans l'appréciation de la compréhension et de l'intention respectives des signataires, le tribunal doit être attentif aux différences particulières d'ordre culturel et linguistique qui existaient entre les parties (...).

6. Il faut donner au texte du traité le sens que lui auraient naturellement donné les parties à l'époque (...).

7. Il faut éviter de donner aux traités une interprétation formaliste ou inspirée du droit contractuel (...).

8. Tout en donnant une interprétation généreuse du texte du traité, les tribunaux ne peuvent en modifier les conditions en allant au-delà de ce qui est réaliste ou de ce que « le langage utilisé [. . .] permet » (...).

9. Les droits issus de traités des peuples autochtones ne doivent pas être interprétés de façon statique ou rigide. Ils ne sont pas figés à la date de la signature. Les tribunaux doivent les interpréter de manière à permettre leur exercice dans le monde moderne. Il faut pour cela déterminer quelles sont les pratiques modernes qui sont raisonnablement accessoires à l'exercice du droit fondamental issu de traité dans son contexte moderne (...)


[19]       En gardant ces faits à l'esprit, reportons-nous au Traité no 11, qui est structuré de la façon suivante. Les dispositions introductives précisent que c'est le désir de Sa Majesté d'ouvrir une étendue de pays « à la colonisation, à l'immigration, au commerce, aux opérations minières et forestières et à telles autres fins que Sa Majesté pourra trouver convenables » et d'obtenir à cet égard le consentement de ses sujets indiens. L'étendue de pays visée est décrite et les signataires du Traité « cèdent, abandonnent, remettent et rendent [...] tous droits, titres et privilèges quelconques qu'ils peuvent avoir aux terres » décrites. La clause suivante garantit que les Indiens auront « le droit de se livrer à leurs occupations ordinaires de la chasse au fusil, de la chasse au piège et de la pêche dans l'étendue de pays cédée » sauf sur les terrains pris aux fins décrites dans les dispositions introductives du Traité. Sa Majesté s'engage ensuite à créer des réserves pour les Indiens, que Sa Majesté seulement, et non les Indiens, pourra vendre ou autrement aliéner. Sa Majesté promet ensuite de verser certaines sommes d'argent et de fournir du matériel de chasse, de pêche et de piégeage « à chacun des Indiens continuant de s'adonner à ces activités » . Sa Majesté promet en outre de payer le salaire des maîtres dcole « que son gouvernement du Canada jugera nécessaires pour instruire les enfants des Indiens » . La dernière promesse faite est celle en cause en l'espèce. Sa Majesté consent « à apporter l'aide jugée nécessaire aux Indiens désireux de s'adonner à l'agriculture » . Finalement, les Indiens s'engagent à se conformer à la loi, à observer le Traitéet à maintenir la paix.

[20]       Les clauses en cause en l'espèce sont reproduites ci-dessous :

ET Sa Majesté le Roi convient par les présentes avec les dits Indiens qu'ils auront le droit de se livrer à leurs occupations ordinaires de la chasse au fusil, de la chasse au piège et de la pêche dans l'étendue de pays cédée telle que ci-dessus décrite, subordonnées à tels règlements qui pourront être faits de temps à autre par le gouvernement du pays agissant au nom de Sa Majesté et sauf et excepté tels terrains qui de temps à autre pourront être requis ou pris pour des fins d'établissements, de mine, de commerce de bois, ou autres objets.

...

ET Sa Majesté le Roi par les présentes convient et s'oblige de mettre à part des réserves pour chaque bandes, pourvu que ces réserves n'excèdent pas en tout un mille carré pour chaque famille de cinq personnes, ou dans la même proportion pour des familles plus ou moins nombreuses ou petites;

...

EN OUTRE, Sa Majesté s'engage à fournir, en une seule occasion, à chaque chef qui choisira une réserve, pour l'usage de sa bande, dix haches, cinq scies, cinq tarières, une meule ainsi que les limes et les pierres à aiguiser nécessaires.

DE PLUS, Sa Majesté consent à ce qu'on accorde à chaque bande, en une seule occasion, un matériel de chasse, de pêche et de piégeage d'une valeur de cinquante dollars par famille et à ce qu'on distribue annuellement du matériel, tels de la ficelle à rets, des munitions et des accessoires de piégeage, d'une valeur de trois dollars, à chacun des Indiens continuant de s'adonner à ces activités.

EN OUTRE, Sa Majesté consent à apporter l'aide jugée nécessaire aux Indiens désireux de s'adonner à l'agriculture.

[21]       Qu'avaient en tête les rédacteurs du traité au début des années 1920, en parlant d'aide agricole? Il est clair que les Indiens signataires se souciaient avant tout de préserver leur droit de continuer à utiliser les terres qu'ils possédaient. Le rapport du commissaire au Traitéexpose ainsi les préoccupations des Indiens :


Nous avons rencontré les Indiens à plusieurs reprises et leur avons expliqué les conditions du traité. Ils étaient impatients de poser des questions et, comme dans tous les autres postes où nous avons eu à faire signer le traité, ces questions et les difficultés rencontrées se sont révélées être à peu près les mêmes. Les Indiens semblaient entre autres craindre qu'on leur enlève ou qu'on réduise leur liberté de chasse, de piégeage et de pêche, mais nous les avons assurés qu'il n'en serait rien, le gouvernement s'attendant à ce qu'ils continuent d'assurer eux-mêmes leur subsistance et prévoyant leur donner, aux termes du traité, plus de ficelle à rets et de munitions qu'il n'avait été prévu dans aucun traité antérieur. Ces renseignements ont contribué pour beaucoup à apaiser leurs craintes. Nous leur avons en outre signalé que les lois sur le gibier étaient à leur avantage et que, indépendamment de leur adhésion au traité, ils demeuraient assujettis aux lois du Dominion. Ils semblaient également craindre que la signature du traité les contraigne au service militaire ou les confine dans leurs réserves. Mais, lorsque nous leur avons appris qu'ils seraient exemptés du service militaire, qu'ils choisiraient eux-mêmes, pour leur usage et non celui des blancs, les réserves mentionnées dans le traité et qu'ils seraient libres d'aller et venir comme bon leur semblerait, ils ont semblé satisfaits.

[22]       Le Traité reconnaît expressément aux Indiens le droit de continuer à utiliser les terres comme ils les utilisaient ordinairement :

ET Sa Majesté le Roi convient par les présentes avec les dits Indiens qu'ils auront le droit de se livrer à leurs occupations ordinaires de la chasse au fusil, de la chasse au piège et de la pêche dans l'étendue de pays cédée telle que ci-dessus décrite, subordonnées à tels règlements qui pourront être faits de temps à autre par le gouvernement du pays agissant au nom de Sa Majesté et sauf et excepté tels terrains qui de temps à autre pourront être requis ou pris pour des fins d'établissements, de mine, de commerce de bois, ou autres objets.


[23]       Pour appuyer cet engagement, la Couronne promet de fournir certains outils et du matériel utiles pour la chasse, la pêche et le piégeage. Toutefois, elle reconnaît la possibilité que des Indiens désirent abandonner leur mode de vie traditionnel en consentant à aider ceux qui désirent s'adonner à l'agriculture. La teneur de l'obligation de fournir une aide agricole doit être déduite des faits, soit de la transition d'un mode de vie nomade, fondé sur la chasse et la pêche, à un mode de vie plus sédentaire, décrit comme consistant notamment à « s'adonner à l'agriculture » . Le type d'aide agricole qui sera fourni n'est pas défini, mais si l'aide agricole était cohérente avec les autres types d'aide fournie, elle devrait être de nature instrumentale, c'est-à -dire qu'elle fournirait à ceux qui le désirent les moyens de subvenir à leurs besoins en s'adonnant à l'agriculture. En d'autres termes, compte tenu du type d'aide fournie à ceux qui conservent leur mode de vie traditionnel, on peut imaginer que l'aide devrait être de même nature, c'est-à -dire être accordée sous forme d'outils, de matériel, de fournitures et peut-être de semences.

[24]       On peut avoir une idée de la façon dont l'aide agricole a été traitée dans d'autres contextes en examinant le libellé de traités similaires dont le contenu peut fournir une indication sur la façon dont on concevait l'aide agricole dans les cas où elle constituait un élément plus important du traité. Le Traité no8, qui a été conclu en 1889, couvre une région qui se prête davantage à l'agriculture. Il inclut la clause suivante, qui traite de l'aide promise aux Indiens qui acceptent de stablir dans les réserves et de s'adonner à l'agriculture :

EN OUTRE, Sa Majesté convient que chaque bande qui choisira une réserve et cultivera le sol recevra, aussitôt que convenable après que telle réserve aura été mise à part, et sera habitée, et que la bande aura fait connaître son choix et qu'elle est prête à retourner le sol, deux houes, une bêche, une faulx et deux fourches à foin pour chaque famille ainsi établie, et pour chaque trois familles une charrue et une herse, et au chef pour l'usage de sa bande, deux chevaux ou une paire de boeufs, et pour chaque bande des pommes de terre, de l'orge, de l'avoine et du blé (si de telles semences conviennent au sol de telles réserves) pour ensemencer la terre labourée, et des provisions pour un mois au printemps pendant plusieurs années pendant qu'ils font ces semences; et à chaque famille une vache, et chaque chef un taureau et une faucheuse et une moissonneuse pour l'usage de sa bande lorsqu'elle sera prête à s'en servir; et pour les familles qui préféreront se livrer à l'élevage plutôt qu'à la culture du sol, chaque famille de cinq personnes, deux vaches, et à chaque chef deux taureaux et deux faucheuses lorsqu'elles seront prêtes à s'en servir, et une proportion semblable pour les familles plus nombreuses ou plus petites. Les articles ci-dessus, machines et bestiaux seront donnés une fois pour toutes afin d'encourager la pratique de l'agriculture et de l'élevage (...).

[25]       Le Traité no 6, conclu en 1876, couvre aussi une région où il est possible de s'adonner à l'agriculture. Il contient la clause suivante touchant l'agriculture :


Il est, en outre, convenu entre Sa Majesté et les dits [Traduction de la Cour] «    Indiens » que les effets suivants devront être fournis à toute bande des dits [Traduction de la Cour] «    Indiens » , qui s'adonnent maintenant à la culture du sol, ou qui commenceront par la suite à se livrer à la culture de la terre, savoir: Quatre houes pour chaque famille cultivant actuellement, aussi deux bêches par famille comme ci-dessus; une charrue pour chaque trois familles comme ci-dessus, une herse pour chaque trois familles comme ci-dessus; deux faulx et une pierre à aiguiser, et deux fourches à foin et deux faucilles pour chaque famille comme susdit; et aussi deux haches, et aussi une scie à scier de travers, une scie à main, une scie à scier de long, les limes nécessaires, une meule et une tarière pour chaque bande; et aussi pour chaque chef, pour l'usage de sa bande, un coffre contenant les outils ordinaires d'un charpentier; aussi pour chaque bande, assez de blé, d'orge, de pommes de terre et d'avoine pour ensemencer la terre que chaque bande a actuellement préparée à recevoir la semence; aussi pour chaque bande, quatre boeufs, un taureau et six vaches; aussi un verrat et deux truies, et un moulin à bras quand une bande récoltera assez de grain pour en avoir un. Tous les effets ci-dessus seront donnés un fois pour tout [es] pour l'encouragement des travaux agricoles parmi les [Traduction de la Cour] «    Indiens » . ...

Que pendant les trois années à venir, après que deux ou un plus grand nombre de réserves qu'il est convenu par le présent traité d'assigner aux [Traduction de la Cour] «    Indiens » , auront été choisies et arpentées, on accordera aux [Traduction de la Cour] «    Indiens » obéissant aux chefs qui ont donné leur adhésion au traité conclu à Carlton, chaque printemps, une somme de mille piastres qui sera employée pour eux par les agents de Sa Majesté, préposés aux affaires des [Traduction de la Cour] «    Indiens » , dans l'achat de provisions destinées à l'usage de ceux de la bande qui se seront réellement établis sur les réserves et qui s'adonneront à la culture du sol, et cela pour les aider dans leurs travaux de culture.

[26]       On constate, au vu de ces deux exemples, que la Couronne, lorsqu'elle accordait une aide agricole, fournissait des outils, du matériel, du bétail et des semences pour permettre aux Indiens de commencer à s'adonner à l'agriculture pour assurer leur subsistance. Elle pouvait aussi accorder des biens ou une somme d'argent à dépenser pour l'achat de « provisions » utilisées par les personnes s'adonnant à l'agriculture. L'élément commun est celui du caractère instrumental, c'est-à-dire que les éléments que la Couronne s'est engagée à fournir sont les instruments nécessaires pour s'adonner à l'agriculture, savoir les outils agricoles et les animaux d'élevage ou les semences. Ce sont des éléments très concrets qui laissent très peu de place au débat quant à l'usage auquel ils sont destinés. Bien que l'obligation de fournir ces biens ne soit pas qualifiée d' « aide agricole » dans les traités, il est clair qu'il s'agit d'une aide accordée aux Indiens pour leur permettre de s'adonner à l'agriculture. Il n'est pas inopportun de traiter le type de matériel fourni comme de l' « aide agricole » et de conclure que l'aide agricole qui doit être fournie en vertu du Traité no 11 devrait être de même nature.


[27]       Cette conclusion ne règle toutefois pas la question de savoir où cette aide sera fournie. La Couronne plaide que l'aide agricole doit être fournie dans la région visée par le Traité no 11, soit dans les limites des terres cédées dans le Traité. Comme le libellé du Traité ne le prévoit pas, la Couronne affirme que cette interprétation est implicite dans l'ensemble du Traité.

[28]       Mme Beattie soutient que, comme le Traité a été rédigé par les représentants de la Couronne, il doit être interprété en leur défaveur. Si la Couronne avait voulu limiter la région dans laquelle le paiement est effectué, elle aurait pu le faire expressément. Son défaut de le préciser doit être interprété en sa défaveur. Ce recours au principe contra proferentem se heurte, selon moi, à la directive de la Cour suprême selon laquelle il faut éviter de donner aux traités une interprétation formaliste ou inspirée du droit contractuel. Cette mise en garde n'a de sens que si elle s'applique aux deux parties.

[29]       La question à trancher consiste donc à déterminer le mieux possible l'intention des rédacteurs du traité. On constate d'abord que la région visée par le Traité no 11 n'est pas reconnue comme particulièrement adaptée à l'agriculture. Elle s'étend à peu près du 60e parallèle à l'océan Arctique, en suivant approximativement le fleuve MacKenzie et son Delta. C'est une région dans laquelle la saison de croissance est courte et les hivers sont rigoureux. Par contre, l'agriculture, comme la chasse et la pêche, constitue une façon de vivre de la terre. Bien que ses perspectives soient peut-être limitées, c'est une possibilité qui a été explorée dans d'autres traités. L'incertitude quant aux possibilités peut très bien expliquer l'absence de précisions dans le Traité.


[30]       Dans le Traité no 8, la promesse d'aide agricole est liée aux Indiens qui choisissent de s'établir dans les réserves qui leur seront attribuées. Dans le Traité no 11, la seule promesse rattachée expressément à la question de l'établissement dans les réserves est la suivante :

EN OUTRE, Sa Majesté s'engage à fournir, en une seule occasion, à chaque chef qui choisira une réserve, pour l'usage de sa bande, dix haches, cinq scies, cinq tarières, une meule ainsi que les limes et les pierres à aiguiser nécessaires.

[31]       Aucune réserve n'a jamais été créée dans la région visée par le Traité no 11; par conséquent, le droit à l'aide agricole serait illusoire s'il était lié aux réserves. De plus, la Couronne ne peut s'appuyer et ne s'appuie pas sur son défaut de créer des réserves pour nier l'accès à l'aide agricole.

[32]       La Cour suprême du Canada a exprimé des commentaires sur la question de l'attachement des Indiens signataires des traités à leur terre. Dans l'arrêt Delgamuukw c. Colombie-Britannique, [1997] 3 R.C.S. 1010, (1997), 220 N. R. 161, l'un des arrêts clés de l'élaboration du droit par la Cour dans ce domaine, la Cour a dit ce qui suit sur les liens entre les peuples autochtones et la terre qu'ils occupaient :

L'inaliénabilité des terres détenues en vertu d'un titre aborigène indique que ces terres sont quelque chose de plus qu'un simple bien fongible. Le rapport qu'entretient une collectivité autochtone avec les terres sur lesquelles elle possède un titre aborigène comporte un aspect important de nature non économique. Les terres en elles-mêmes ont une valeur intrinsèque et unique dont jouit la collectivité qui possède le titre aborigène sur celles-ci. La collectivité ne peut pas faire de ces terres des utilisations qui détruiraient cette valeur.


[33]       Il est irrégulier de traiter une conclusion tirée dans une affaire comme un élément de preuve dans une autre instance; l'extrait qui précède ne peut donc être considéré comme une preuve de l'état d'esprit des Indiens signataires du Traité no 11. Par contre, il situe dans leur contexte les préoccupations des Indiens quant à leur droit permanent de chasser et de pêcher sur les terres cédées. Compte tenu de ces préoccupations, est-il probable que soit les Indiens, soit les autorités fédérales, aient envisagé l'aide agricole non seulement comme un moyen facilitant un changement de mode de vie, mais encore comme un moyen facilitant la réinstallation à l'extérieur de la région visée par le Traité? Les signataires du Traité étaient rattachés à leur terre, et non au territoire traditionnel occupé par d'autres tribus. J'estime qu'il ne leur serait pas venu à l'esprit de négocier un moyen de quitter cette terre. Je conclus que la promesse d'aide agricole visait à donner à ceux qui le désiraient un moyen de changer de mode de vie tout en conservant un moyen de subsistance. Il n'était pas de l'intention des parties au Traité que ce changement de mode de vie survienne à l'extérieur du territoire visé par le Traité.


[34]       Si telle était l'intention des parties au Traité, l'interprétation contemporaine de l'avantage conféré ne devrait-elle pas s'étendre au-delà de la région visée par le Traité no 11, compte tenu de la mobilité qui caractérise la vie moderne? Les principes d'interprétation des traités énoncés dans l'arrêt Marshall, précité, laissent croire que, pour déterminer ce qu'englobe l'exercice moderne des droits issus de traités, il faut déterminer quelles pratiques sont raisonnablement accessoires au droit fondamental issu d'un traité dans son contexte moderne. Il ne s'agit pas de déterminer quels sont les droits accessoires au droit issu d'un traité, mais de distiller le droit fondamental issu d'un traité pour voir comment il peut évoluer dans un contexte moderne. Je crois que le droit fondamental à l'aide agricole issu d'un traité correspond au développement d'une capacité d'autosuffisance fondée sur l'utilisation du territoire. Il peut englober l'aide relative à différentes façons de produire des aliments ou l'élargissement de la définition de l'agriculture pour inclure d'autres ressources renouvelables dont la culture peut servir de base à l'autosuffisance. Pour cela, il faut un territoire, qui était accessible à l'intérieur de la région visée par le Traité. Il n'existe aucune raison de croire que l'une ou l'autre des parties au Traité aurait porté son attention au-delà des limites de ce territoire. Il semblerait contraire à l'attachement au territoire traditionnel qui sous-tend le Traité original de prétendre que l'exercice moderne du droit à l'aide agricole englobe le fait de faciliter le départ des bénéficiaires du Traité du territoire visé par le Traité. Il n'est pas nécessaire ici de définir de façon plus précise ce qu'englobe l'exercice moderne du droit à l'aide agricole, si ce n'est en disant qu'il demeure lié au territoire original.

[35]       Mme Beattie s'appuie sur la décision rendue par la Cour suprême du Canada dans l'affaire Corbière, précitée, portant sur le paragraphe 77(1) de la Loi sur les Indiens qui niait aux personnes qui ne résidaient pas dans la réserve la qualité requise pour voter à l'élection de la bande. Cette contestation s'appuyait sur l'article 15 de la Charte canadienne des droits et libertés, qui garantit le droit à l'égalité. La Cour suprême a décidé que la négation du droit de vote aux membres de la bande hors réserve constituait de la discrimination fondée sur l'autochtonicité-lieu de résidence.


[36]       La Cour suprême a appliqué l'analyse élaborée dans l'affaire Law c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration), [1999] 1 R.C.S. 497, (1999), 236 N.R. 1. Elle a d'abord souligné que la disposition en cause déniait l'égalité de bénéfice de la loi ou imposait un fardeau inégal à certains membres du groupe. La deuxième étape de l'analyse consistait à déterminer si le paragraphe 77(1) de la Loi établissait une distinction fondée sur un motif énuméré à l'article 15 ou sur un motif analogue. La Cour suprême a conclu que l'autochtonicité-lieu de résidence constituait un motif analogue pour l'application de l'article 15 de la Charte. Le juge en chef McLachlin et le juge Bastarache ont traité, dans leurs motifs, du processus à suivre pour identifier les motifs analogues :

Il nous semble que le point commun entre ces motifs est le fait qu'ils sont souvent à la base de décisions stéréotypées, fondées non pas sur le mérite de l'individu mais plutôt sur une caractéristique personnelle qui est soit immuable, soit modifiable uniquement à un prix inacceptable du point de vue de l'identité personnelle. Ce fait tend à indiquer que l'objet de l'identification de motifs analogues à la deuxième étape de l'analyse établie dans Law est de découvrir des motifs fondés sur des caractéristiques qu'il nous est impossible de changer ou que le gouvernement ne peut légitimement s'attendre que nous changions pour avoir droit à l'égalité de traitement garantie par la loi. Autrement dit, l'art. 15 vise le déni du droit à l'égalité de traitement pour des motifs qui sont immuables dans les faits, par exemple la race, ou qui sont considérés immuables, par exemple la religion. D'autres facteurs, que la jurisprudence a rattachés aux motifs énumérés et analogues, tel le fait que la décision produise des effets préjudiciables à une minorité discrète et isolée ou à un groupe qui a historiquement fait l'objet de discrimination, peuvent être considérés comme émanant du concept central que sont les caractéristiques personnelles immuables ou considérées immuables, caractéristiques qui ont trop souvent servi d'ersatz illégitimes et avilissants de décisions fondées sur le mérite des individus.

[37]       La dernière étape de l'analyse établie dans Law consistait à déterminer si le traitement différentiel fondé sur des motifs analogues constituait de la discrimination, c'est-à-dire, s'il minait « la présomption sur laquelle est fondée la garantie d'égalité -- savoir que tous les individus sont réputés égaux, indépendamment du groupe auquel ils appartiennent? » La Cour a conclu que le paragraphe 77(1) de la Loi était discriminatoire parce qu'il minait la valeur des membres de la bande hors réserve en leur niant le droit de participer aux affaires de la bande.


[38]       Mme Beattie affirme que cette analyse est directement applicable aux faits de l'espèce. Elle dit que l'argument de la Couronne selon lequel l'aide agricole ne peut être accordée que dans la région visée par le Traité no 11 porte atteinte à son droit à l'égalité que lui garantit l'article 15 parce qu'il établit une discrimination fondée sur la résidence entre elle et les autres membres de la bande. En fait, la Couronne établit une distinction non pas en fonction de la résidence, mais de l'endroit où l'aide agricole doit être utilisée. Le fait significatif n'est pas que Mme Beattie réside à Merritt, mais que sa ferme est située à Merritt. Si Mme Beattie disait vouloir établir une ferme de ginseng dans le territoire visé par le Traité no 11, et si la Couronne refusait de lui accorder une aide parce qu'elle ne réside pas dans la région visée par le Traité no 11, les critères fixés dans Corbière seraient remplis. Mais ce ne ce sont pas là les faits dont la Cour est saisie. Mme Beattie ne peut donc pas invoquer l'autochtonicité-lieu de résidence comme motif analogue parce que ce n'est pas le motif sur lequel est fondé le traitement différentiel.

[39]       De plus, l'arrêt Corbière, précité n'est d'aucun secours pour Mme Beattie parce que l'emplacement de sa ferme ne constitue pas une caractéristique personnelle immuable. Certes, les tribunaux ont conclu que le fait de résider à l'extérieur de la réserve constituait une telle caractéristique, mais il s'agit au moins d'une caractéristique personnelle. L'emplacement de la ferme de Mme Beattie n'est pas une caractéristique rattachée à sa personne, et encore moins une caractéristique personnelle immuable. Il s'agit d'une caractéristique de sa ferme. Il ne fait aucun doute que Mme Beattie est attachée à sa ferme, mais celle-ci ne constitue qu'un bien économique aux fins de l'instance et son acquisition ou son aliénation ne constituent qu'une opération économique.

[40]       Par conséquent, je conclus que le droit à l'aide agricole conféré par le Traité no 11 ne donne pas à Mme Beattie le droit de recevoir de l'aide relativement à sa ferme, qui est située à l'extérieur de la région visée par le Traité no 11.


D) LE DROIT À L'AIDE JURIDIQUE EN VERTU DE LA STIPULATION DU TRAITÉ No 11 QUI PRÉVOIT L'AIDE AGRICOLE

[41]       Si l'on se reporte maintenant à la demande d'aide juridique, il ne suffit pas de dire que, comme il n'existe pas de droit à l'aide agricole à l'extérieur de la région visée par le Traité no 11, il ne saurait exister de droit à l'aide juridique pour faire valoir ce droit. La demande d'aide juridique a pour objet d'obtenir de l'aide dans le déroulement du processus et non d'obtenir un résultat.

[42]       Il peut être utile de situer l'affaire dans son contexte. Si Mme Beattie retenait les services d'un avocat, lui versait ses honoraires dès leur facturation pendant l'instance et avait gain de cause, elle recouvrerait presque assurément ses dépens taxables relativement à l'action. Je dis presque assurément, parce que l'adjudication des dépens relève d'un pouvoir discrétionnaire et pourrait vraisemblablement être refusée à un demandeur qui a gain de cause. Cela serait improbable en l'espèce. Les dépens taxables ne représenteraient qu'une partie des montants que Mme Beattie aurait versés à son avocat. C'est Mme Beattie qui devrait absorber la différence, comme un coût engagé pour ester en justice. Dans des circonstances exceptionnelles, Mme Beattie pourrait recouvrer les dépens sur la base avocat-client. Elle obtiendrait ainsi un remboursement plus complet, même si l'officier taxateur pourrait exclure de la taxation certains honoraires et débours payés par Mme Beattie, ce qui signifierait que la défenderesse ne serait pas tenue de les payer. Une fois encore, c'est Mme Beattie qui encaisserait cette perte. Dans son action, Mme Beattie demande que le Ministre paie ses frais juridiques immédiatement, sans avoir à attendre pour savoir si elle aura gain de cause et sans risquer de subir une perte. En d'autres termes, le Ministre paierait les factures de frais juridiques de Mme Beattie dès leur échéance, sans égard au résultat de l'instance.


[43]       La première façon d'aborder ce problème consiste à porter notre attention sur le Traité pour déterminer si cette demande est étayée par les termes utilisés dans le Traité. Sous cet angle, le droit à l'aide juridique, s'il existait, ne s'appliquerait qu'aux demandes d'aide agricole. Une deuxième façon de procéder consiste à traiter la demande d'aide juridique comme la revendication d'un droit accessoire en vertu du Traité, c'est-à -dire un droit nécessaire à la matérialisation d'un droit protégé par un traité. Dans ce cas, ce droit s'appliquerait nécessairement à la revendication de tous les droits conférés par le Traité.

[44]       La nature de l'aide agricole a déjà été examinée. Peut-on dire que le paiement des frais juridiques fait partie de l'aide jugée nécessaire pour permettre à Mme Beattie de s'adonner à l'agriculture? Il est clair qu'un recours judiciaire ne constitue pas un moyen de mettre sur pied une exploitation agricole durable. Pareil recours constitue un processus servant à revendiquer des droits et nquivaut pas aux droits revendiqués. Il n'existe aucun motif historique de croire que les parties ont pu l'envisager, ni aucune raison d'affirmer qu'il correspond à l'exercice moderne des droits envisagés par les parties.

[45]       Peut-on appuyer la revendication d'un droit à l'aide juridique en ayant recours à la théorie des droits accessoires? La Cour suprême du Canada a déjà décrit la portée des droits accessoires issus de traités à quelques reprises. Dans la décision R. c. Simon, [1985] 2 R.C.S. 387 à la p. 403, (1985), 62 N.R. 366, le juge en chef Dickson a dit :

Il faudrait préciser à ce stade que, pour être réel, le droit de chasser doit comprendre les activités qui sont raisonnablement accessoires à l'acte de chasser lui-même, par exemple, se déplacer jusqu'au terrain de chasse avec le matériel de chasse nécessaire [...] il ressort implicitement du droit accordé par l'article 4 du Traité de 1752 que l'appelant a le droit de posséder une arme et des munitions placées en sécurité pour lui permettre d'exercer son droit de chasse.


[46]       Plus récemment, le juge Cory a dit ce qui suit, dans l'affaire R. c. Sundown, [1999] 1 R.C.S. 393, au paragraphe 30 :

Afin de décider si une activité est raisonnablement accessoire à un droit de chasse issu de traité, la personne raisonnable doit examiner les modalités historiques et contemporaines de pratique de ce droit particulier par le groupe autochtone en question pour déterminer comment le droit a été exercé et continue de l'être. Est raisonnablement accessoire une activité qui permet au demandeur d'exercer son droit à la manière de ses ancêtres, compte tenu des méthodes modernes acceptables ou des modifications imprévues du droit en cause.

[47]       La présente affaire est peut-être différente des affaires Simon et Sundown, car le droit fondamental est lui-même indéfini, par opposition au droit de chasser qui était en cause dans ces litiges. La chasse est une activité bien ancrée dans l'histoire des Indiens, de sorte que le droit de chasser correspond au droit de s'adonner à une activité connue. L'histoire des Indiens ne comporte pas d'aide agricole autrement que par le processus de traité proprement dit, de sorte qu'il n'existe pas de moyen historique ou culturel d'établir par déduction ce que signifie ce droit fondamental. À cet égard, l'histoire se résume à l'histoire de la conclusion des traités et aux traités mêmes.


[48]       L'examen du Traité no 11 effectué plus tôt dans les présents motifs mène à la définition d'un droit fondamental issu d'un traité, relativement à l'aide agricole, qui correspond au droit à une aide pour établir une entreprise agricole durable ancrée dans la capacité de production de la terre. On ne peut définir a priori les choses qui peuvent être accessoires au droit fondamental ainsi circonscrit. Cette décision doit être rendue à partir des revendications d'un droit précis qui peuvent alors être appréciées en regard du contenu du droit fondamental à l'aide agricole. En l'espèce, la revendication porte sur le droit au paiement des frais juridiques engagés pour faire valoir le droit à l'aide agricole. La forme de cette revendication en démontre la nature. Le paiement des frais juridiques est accessoire à l'activité qui consiste à revendiquer le droit à un avantage conféré par un traité. Il n'est pas accessoire à l'avantage conféré par le traité, soit l'aide agricole, mais au processus au moyen duquel un Indien tente d'obliger la Couronne à respecter le marché conclu. Bien qu'un lien logique relie ces éléments, il ne s'ensuit pas que ce qui est accessoire au processus d'exécution est accessoire à chacun des droits dont l'exécution est demandée. Cette conclusion créerait une sorte de méta-droit, accessoire à l'ensemble des traités, concept qui n'est jamais ressorti des nombreux litiges entre les Indiens et la Couronne. En définitive, je conclus qu'il n'existe aucun droit à l'aide juridique aux fins d'obtenir le paiement de l'aide agricole.

[49]       La création d'un droit à l'aide juridique dans les instances visant l'exécution des droits issus de traités à la demande d'un particulier n'aurait pas pour effet de réduire, mais d'accroître le nombre d'instances. Certes, il doit exister un moyen d'obliger une partie qui manque aux engagements qu'elle a contractés dans un traité de rendre des comptes, mais il y a beaucoup à dire en faveur de la démarche approuvée par le juge LaForest dans l'arrêt Delgamuukw c. Colombie-Britannique, précité, au paragraphe 207 :

            Enfin, je tiens à souligner que la meilleure approche dans ce genre d'affaires est un processus de négociation et de réconciliation qui prenne dûment en compte les intérêts complexes et opposés en jeu. Cette observation a été faite par le juge Lambert de la Cour d'appel [de la Colombie-Britannique], [1993] 5 W.W.R. 97, aux pp. 379 et 380 :

[TRADUCTION] En fin de compte, il faudra donc tenir compte des droits reconnus par la loi aux Indiens au sein de l'ensemble de la société, au moyen de compromis politiques et de mesures d'adaptation qui seront fondés, au départ, sur la négociation d'accords, et qui devront, en dernière analyse, être conformes à la volonté souveraine de la collectivité toute entière. Les droits reconnus par la loi aux Gitksan et aux Wet'suwet'en, sur lesquels la présente action porte exclusivement et qui ne laissent de place à aucune autre approche que l'application de la loi elle-même, de même que les droits reconnus par la loi à tous les peuples autochtones de la Colombie-Britannique, ne constituent qu'un seul des facteurs qui détermineront, en définitive, quel genre de collectivité nous aurons dans les années à venir, non seulement en Colombie-Britannique, mais partout au Canada.


[50]       Les tribunaux auront toujours un rôle à jouer dans le règlement des demandes fondées sur un traité, mais cela ne signifie pas que la voie judiciaire est celle qui convient le mieux au règlement des différends relatifs à un traité.

[51]       En conséquence, la demande de jugement sommaire sera donc accueillie et chacune des déclarations sera rejetée.

ORDONNANCE

La Cour accueille par les présentes la demande de jugement sommaire dans l'action no T-361-93 et rejette la déclaration. Les parties peuvent présenter des observations sur les dépens, si leur adjudication est demandée.

La Cour accueille en outre la demande de jugement sommaire dans l'action no T-2216-91 et rejette la déclaration. Les parties peuvent présenter des observations sur les dépens, si leur adjudication est demandée.

       « J.D. Denis Pelletier »       

Juge                    

Traduction certifiée conforme

Suzanne M. Gauthier, trad. a., LL.L.


COUR FÉDÉRALE DU CANADA

SECTION DE PREMIÈRE INSTANCE

AVOCATS ET AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

NUMÉRO DU GREFFE :                     T-361-93         

INTITULÉ DE LA CAUSE :    JOYCE WILMA BEATTIE

- et -

SA MAJESTÉ LA REINE DU CHEF DU CANADA

- et -

SAHTU SECRETARIAT INCORPORATED

NUMÉRO DU GREFFE :                     T-2216-91       

INTITULÉ DE LA CAUSE :    JOYCE WILMA BEATTIE

- et -

SA MAJESTÉ LA REINE, représentée par le

MINISTRE DES AFFAIRES INDIENNES ET DU NORD CANADIEN                   

LIEU DE L'AUDIENCE :                     Vancouver (C.-B.)       

DATE DE L'AUDIENCE :                   14 mars 2000   

MOTIFS DE L'ORDONNANCE PRONONCÉS PAR LE JUGE PELLETIER

EN DATE DU :                                     19 janvier 2001            

ONT COMPARU :

Mme Joyce Wilma Beattie                                Demanderesse, en son propre nom

Me Suzanne S. Williams                                     Pour la défenderesse, Sa Majesté la Reine

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Swinton & Company                                         Pour la défenderesse, Sa Majesté la Reine

Vancouver (C.-B.)

Davis & Company                                             Pour la tierce partie - Sahtu

Vancouver (C.-B.)                                            Secretariat Incorporated

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