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Date : 20050629

Dossier : IMM-6256-04

Référence : 2005 CF 914

Toronto (Ontario), le 29 juin 2005

EN PRÉSENCE DE MONSIEUR LE JUGE BLAIS

ENTRE :

                                        JEAN-CLAUDE LUSAKWENO MATHEWA

                                                                                                                                          demandeur

                                                                             et

                                            LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

                                                       ET DE L'IMMIGRATION

                                                                                                                                           défendeur

                                MOTIFS DE L'ORDONNANCE ET ORDONNANCE

[1]                Il s'agit d'une demande de contrôle judiciaire visée à l'article 72 de la Loi sur l'immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27 (la Loi), concernant la décision rendue par une agente d'immigration (l'agente), en date du 25 juin 2004, de refuser de dispenser le demandeur, Jean-Claude Lusakweno Mathewa (le demandeur), de l'obligation d'obtenir un visa pour des motifs d'ordre humanitaire.


FAITS

[2]                Le demandeur est un citoyen de la République démocratique du Congo (le Congo). Il a demandé l'asile à son arrivée au Canada le 1er septembre 2000. Sa demande a été rejetée le 22 août 2002. Une mesure de renvoi a été prise peu de temps après, mais elle n'a jamais été exécutée en raison d'un moratoire sur les renvois au Congo (ce moratoire est toujours en vigueur). En janvier 2003, le demandeur a demandé à être dispensé de l'obligation d'obtenir un visa pour des motifs d'ordre humanitaire.

[3]                Le demandeur prétendait qu'il craignait de retourner au Congo, qu'il était maintenant établi au Canada et qu'il ne voulait pas perdre les bénéfices de cet établissement. Il faisait valoir qu'il travaillait pour Purolator, qu'il faisait du bénévolat pour un service de repas à domicile et qu'il suivait des cours pour améliorer son anglais.

[4]                L'agente a cependant décidé, le 25 juin 2004, qu'il n'existait pas de motifs suffisants pour dispenser le demandeur de l'obligation d'obtenir un visa de l'extérieur du Canada.

QUESTIONS EN LITIGE

1.          L'agente a-t-elle manqué aux principes de justice naturelle en ne demandant pas au demandeur de produire des éléments de preuve additionnels démontrant que sa crainte était personnalisée?

2.          L'agente a-t-elle commis une erreur en n'appliquant pas le critère approprié pour déterminer si le demandeur était suffisamment établi au Canada?


ANALYSE

1.          L'agente a-t-elle manqué aux principes de justice naturelle en ne demandant pas au demandeur de produire des éléments de preuve additionnels démontrant que sa crainte était personnalisée?

[5]                Le demandeur a demandé à être dispensé de l'obligation d'obtenir un visa de l'extérieur du Canada pour des motifs d'ordre humanitaire. Cette demande est régie par l'article 25 de la Loi :

25. (1) Le ministre doit, sur demande d'un étranger interdit de territoire ou qui ne se conforme pas à la présente loi, et peut, de sa propre initiative, étudier le cas de cet étranger et peut lui octroyer le statut de résident permanent ou lever tout ou partie des critères et obligations applicables, s'il estime que des circonstances d'ordre humanitaire relatives à l'étranger -- compte tenu de l'intérêt supérieur de l'enfant directement touché -- ou l'intérêt public le justifient.

25. (1) The Minister shall, upon request of a foreign national who is inadmissible or who does not meet the requirements of this Act, and may, on the Minister's own initiative, examine the circumstances concerning the foreign national and may grant the foreign national permanent resident status or an exemption from any applicable criteria or obligation of this Act if the Minister is of the opinion that it is justified by humanitarian and compassionate considerations relating to them, taking into account the best interests of a child directly affected, or by public policy considerations.

[6]                C'est la norme établie dans l'arrêt Baker c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [1999] 2 R.C.S. 817, aux paragraphes 61 et 62, que je dois appliquer au contrôle judiciaire d'une décision fondée sur des motifs d'ordre humanitaire :

Le quatrième facteur mis en relief dans l'arrêt Pushpanathan [[1998] 1 R.C.S. 982] vise la nature du problème en question, particulièrement s'il s'agit de droit ou de faits. La décision d'accorder une dispense fondée sur des raisons d'ordre humanitaire demande principalement l'appréciation de faits relatifs au cas d'une personne, et ne porte pas sur l'application ni sur l'interprétation de règles de droit précises. Le fait que cette décision soit de nature hautement discrétionnaire et factuelle est un facteur qui milite en faveur de la retenue.


Tous ces facteurs doivent être soupesés afin d'en arriver à la norme d'examen appropriée. Je conclus qu'on devrait faire preuve d'une retenue considérable envers les décisions d'agents d'immigration exerçant les pouvoirs conférés par la loi, compte tenu de la nature factuelle de l'analyse, de son rôle d'exception au sein du régime législatif, du fait que le décideur est le ministre, et de la large discrétion accordée par le libellé de la loi. Toutefois, l'absence de clause privative, la possibilité expressément prévue d'un contrôle judiciaire par la Cour fédérale, Section de première instance, et la Cour d'appel fédérale dans certaines circonstances, ainsi que la nature individuelle plutôt que polycentrique de la décision, tendent aussi à indiquer que la norme applicable ne devrait pas en être une d'aussi grande retenue que celle du caractère « manifestement déraisonnable » . Je conclus, après avoir évalué tous ces facteurs, que la norme de contrôle appropriée est celle de la décision raisonnable simpliciter.

[7]                Pour déterminer si une dispense de l'obligation d'obtenir un visa suivant la procédure habituelle était justifiée, l'agente a consulté la section 5.20 du Guide de l'immigration IP 5 :

Si la période d'incapacité à partir en raison de circonstances échappant au contrôle du demandeur est de longue durée et lorsqu'il y a preuve d'un degré appréciable d'établissement au Canada, ces facteurs peuvent se conjuguer pour justifier une décision CH favorable.

                                                                                                  [non souligné dans l'original]

[8]                Le critère à appliquer comporte donc deux volets. En ce qui concerne le premier volet, l'agente a conclu que le demandeur satisfaisait au critère, le moratoire sur les renvois au Congo échappant à son contrôle et pouvant finalement être de longue durée. Par contre, l'agente était d'avis que le demandeur ne satisfaisait pas au deuxième volet du critère.

[9]                Je tiens à mentionner d'abord qu'un moratoire sur les renvois au Congo n'empêche pas en soi qu'une demande fondée sur des motifs d'ordre humanitaire soit rejetée. La décision rendue par l'agente relativement à la demande fondée sur des motifs d'ordre humanitaire et l'exécution de la mesure de renvoi dont le demandeur est actuellement frappé sont deux choses différentes, comme la Cour l'a dit dans la décision Argueles c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2004 CF 1477, [2004] A.C.F. no 1777, au paragraphe 23 :


En l'espèce, il est important de souligner ici que la Loi ne subordonne par la validité de la mesure de renvoi à son exécution ou à son caractère exécutoire. La Loi sépare nettement les deux processus (Kalombo c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [2003] A.C.F. no 615 (C.F. 1re inst.) (QL); Nguyen c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration), [1993] 1 C.F. 696 (C.A.), aux pp. 708-9). Lorsque le tribunal a pris une mesure de renvoi, la question de savoir quand et où la personne visée sera renvoyée relève entièrement du ministre (Chieu c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [2002] 1 R.C.S. 84, au paragraphe 74). On ne peut donc présumer, à ce stade, que la mesure d'expulsion sera exécutée par le Ministre.

[10]            Quant à la prétention selon laquelle l'agente a commis une erreur en imposant au demandeur l'obligation légale de faire la preuve d'un risque particulier afin de démontrer des difficultés inhabituelles et injustifiées, j'estime qu'elle n'est pas fondée à la lumière des faits dont je dispose. L'agente a simplement indiqué dans la première partie de sa décision que le demandeur ne l'avait pas convaincue de l'existence d'un risque personnalisé. Dans la deuxième partie de sa décision, elle analyse les difficultés auxquelles le demandeur serait confronté si sa demande fondée sur des motifs d'ordre humanitaire était rejetée. L'agente n'a commis aucune erreur. Comme il a été mentionné précédemment, des motifs d'ordre humanitaire peuvent exister dans des cas qui ne satisfont pas au critère des difficultés « inhabituelles et injustifiées » , mais où l'obligation de demander un visa d'immigrant de l'extérieur du Canada causerait des difficultés excessives au demandeur en raison de sa situation personnelle (Irmie c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [2000] A.C.F. no 1906, au paragraphe 10).


[11]            En outre, en ce qui concerne la prétention du demandeur selon laquelle des questions additionnelles auraient dû lui être posées afin qu'il puisse établir la nature de sa crainte, je renvoie à l'arrêt rendu par la Cour d'appel dans Owusu c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [2004] 2 R.C.F. 635, au paragraphe 8 :

Le demandeur qui invoque des raisons d'ordre humanitaire n'a pas un droit d'être interviewé ni même une attente légitime à cet égard. Et, puisque le demandeur a le fardeau de présenter les faits sur lesquels sa demande repose, c'est à ses risques et périls qu'il omet des renseignements pertinents dans ses observations écrites.

2.          L'agente a-t-elle commis une erreur en n'appliquant pas le critère approprié pour déterminer si le demandeur était suffisamment établi au Canada?

[12]            Le demandeur soutient que l'agente n'a pas appliqué le bon critère lorsqu'elle a conclu qu'il pouvait se trouver un emploi similaire dans son pays d'origine. J'avance avec respect que l'avocate du demandeur fait une lecture erronée de ce que l'agente a dit. Le paragraphe pertinent de sa décision indique ce qui suit :

M. Lusakweno Mathewa travaille à Purolator comme trieur depuis juin 2002. Il indique que cet emploi lui permet d'économiser pour sa formation à l'avenir. Je ne suis pas satisfaite que M. Lusakweno Mathewa ne pourrait pas trouver un emploi semblable s'il devait présenter sa demande de résidence permanente hors du Canada. Quant à la preuve d'épargnes, elle est insuffisante parce qu'il n'a pas soumis une confirmation quelconque d'une institution financière. (Page 2 de la décision de l'agente datée du 25 juin 2004)

[13]            À mon avis, l'agente indique, dans ce paragraphe, que le demandeur n'est pas suffisamment intégré dans un type d'emploi pour ne pas être en mesure de trouver un emploi similaire s'il devait revenir au Canada. L'agente mentionne même que le demandeur voulait trouver un emploi dans le domaine de la technologie de l'information (TI), mais qu'il travaillait comme trieur jusqu'à ce qu'il ait économisé suffisamment d'argent pour suivre une formation dans ce domaine.


[14]            J'estime qu'il est parfaitement raisonnable que l'agente ait déterminé que le demandeur ne travaillait pas dans le domaine qu'il voulait et que son emploi actuel n'était pas suffisant pour constituer la preuve d'un degré appréciable d'établissement.

[15]            En outre, j'estime que la remarque de l'agente selon laquelle le demandeur pourrait trouver, dans d'autres pays, du travail bénévole semblable à celui qu'il fait au Canada est raisonnable puisque l'agente dit ensuite que le fait de devoir quitter les organismes pour lesquels il faisait du bénévolat ne créerait pas de difficultés excessives. Le critère qui a été appliqué ne consistait pas à se demander si le demandeur pouvait trouver des possibilités semblables dans d'autres pays, mais plutôt si le fait d'abandonner ces possibilités au Canada lui causerait des difficultés excessives. C'est là le critère qu'il fallait appliquer.

[16]            À mon avis, l'agente a étayé sa décision en concluant que le degré d'établissement du demandeur au Canada n'était tout simplement pas suffisant pour justifier que la demande fondée sur des motifs d'ordre humanitaire soit accueillie. Elle a fait ressortir ce qui suit à titre d'exemple :

·            Aucun membre de la famille du demandeur ne vivait au Canada. Ses parents et ses quatre soeurs étaient toujours au Congo. Le demandeur a mentionné que sa [traduction] « famille élargie » était composée des membres du parti libéral. Il n'a cependant produit aucune preuve de sa participation aux activités de ce parti.


·            L'allégation selon laquelle le demandeur économisait de l'argent afin de trouver un emploi dans le domaine de la TI ne pouvait pas être vérifiée, le demandeur n'ayant produit aucun document de son institution financière à cet égard. En outre, aucune preuve n'a été présentée dans le but de convaincre l'agente que le demandeur essayait réellement d'entrer dans le domaine de la TI.

·            Le demandeur a indiqué qu'il était inscrit à l'école, mais aucune preuve démontrant qu'il essayait d'améliorer son anglais n'a été produite.

[17]            Toutes ces conclusions de fait relèvent de l'expertise de l'agente. Comme la Cour l'a écrit dans Agot c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2003 CFPI 436, [2003] A.C.F. no 607, au paragraphe 8 :

La pondération des facteurs pertinents ne ressortit pas au tribunal appelé à contrôler l'exercice du pouvoir discrétionnaire ministériel (Suresh c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [2002] 1 R.C.S. 3 [...]; Legault c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [2002] 4 C.F. 358 (C.A.) [...].

[18]            Appliquant la norme de la décision raisonnable simpliciter, je ne crois pas que la décision de l'agente renferme des erreurs qui justifient l'intervention de la Cour. Pour ce motif, la présente demande de contrôle judiciaire devrait être rejetée.


[19]            L'avocat du défendeur a proposé la certification de la question suivante :

[traduction] La définition des difficultés inhabituelles et injustifiées dans le contexte d'une demande fondée sur des motifs d'ordre humanitaire exige-t-elle qu'un demandeur démontre qu'il est exposé à un risque personnalisé semblable à ceux prévus aux articles 96 et 97 de la Loi?

[20]            À mon avis, cette question n'est pas une question de portée générale et la Cour y a répondu à maintes reprises. Par conséquent, elle ne sera pas certifiée.

                                        ORDONNANCE

LA COUR ORDONNE que la demande de contrôle judiciaire soit rejetée.

          « Pierre Blais »          

       Juge

Traduction certifiée conforme

Thanh-Tram Dang, B.C.L., LL.B


                                     COUR FÉDÉRALE

                      AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

DOSSIER :                                                              IMM-6256-04

INTITULÉ :                                                             JEAN-CLAUDE LUSAKWENO MATHEWA

c.

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L'IMMIGRATION

LIEU DE L'AUDIENCE :                                      TORONTO (ONTARIO)

DATE DE L'AUDIENCE :                                     LE 28 JUIN 2005

MOTIFS DE L'ORDONNANCE

ET ORDONNANCE :                                            LE JUGE BLAIS

DATE DES MOTIFS :                                            LE 29 JUIN 2005

COMPARUTIONS :

Hilary Evans Cameron                                      POUR LE DEMANDEUR

David Tyndale                                                   POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Hilary Evans Cameron                                       POUR LE DEMANDEUR

VanderVennen Lehrer

Toronto (Ontario)

John H. Sims, c.r.                                                       POUR LE DÉFENDEUR

Sous-procureur général du Canada


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