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Date : 20060501

Dossier : IMM‑2742‑05

Référence : 2006 CF 548

Ottawa (Ontario), le 1er mai 2006

EN PRÉSENCE DE MONSIEUR LE JUGE RUSSELL

 

ENTRE :

ARTAN AGASTRA

demandeur

et

 

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

 

MOTIFS DE L'ORDONNANCE ET ORDONNANCE

 

DEMANDE

 

[1]               Le demandeur sollicite le contrôle judiciaire de la décision de la Section de la protection des réfugiés de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié (la Commission), en date du 29 mars 2005, qui lui a refusé la qualité de réfugié au sens de la Convention et la qualité de personne à protéger.

 

 

FAITS

 

[2]               Le demandeur, de citoyenneté albanaise, est né le 9 octobre 1960. Il dit craindre la persécution politique à cause de son soutien au Parti démocratique (PD), un parti municipal, et de son opposition au Parti socialiste (PS) en Albanie.

 

[3]               Les indications qui suivent sont tirées du Formulaire de renseignements personnels (FRP) du demandeur et de la transcription de l’audience concernant le statut de réfugié tenue le 22 février 2005.

 

[4]               Le demandeur dit qu’il appartient à une famille et à un parti qui sont les cibles d’une persécution politique. Le régime communiste a fait arrêter et assassiner des membres de sa famille, qui sont des partisans notoires du PD. Le demandeur craint la police secrète albanaise (appelée la SHISH), et en particulier un membre de la SHISH dont le nom est Xhemil Mata.

 

[5]               Le demandeur est membre du PD depuis janvier 1991, et il a même aidé à la fondation du parti. Il a été le président du PD à Baban, et l’un des membres du comité directeur du PD à Korce.

 

[6]               En janvier 1991, il vivait à Tirana et il s’est rendu à Korce pour aider à établir le PD. Il dit que la police secrète communiste de Korce l’a convoqué et l’a battu pour le dissuader d’instituer le PD. Le demandeur dit que, en mars 1991, il a été de nouveau tabassé en raison de son rôle dans la campagne politique de son frère en faveur du PD.

 

[7]               Le PD accéda au pouvoir à Korce. En octobre 1992, le demandeur travaillait au sein de la police financière et il fut ensuite affecté à la police des douanes. Il a été licencié en 1995. Quelques années plus tard, en avril 1997, des membres du PS ont tiré des coups de feu à l’extérieur de chez lui. Une semaine plus tard, le PS a tenté de faire sauter sa maison, mais la bombe n’a pas éclaté. Après ces incidents, le demandeur est parti vivre temporairement avec sa famille dans le village de son épouse.

 

[8]               En juin 2001, le demandeur fut affecté à la campagne menée par M. Ridivan Bode, secrétaire général du PD. La police d’État albanaise, agissant sur les instructions du PS, fit stopper le véhicule du demandeur. Il fut prié de cesser ses activités politiques, puis passé à tabac. En octobre 2003, le PD l’emportait sur le PS aux élections tenues à Korce. Le domicile du chef du PD fut plus tard incendié.

 

[9]               Le demandeur a fondé une grande partie de sa demande d’asile sur deux incidents distincts.

 

[10]           Le premier incident s’est produit le 7 février 2004, quand le demandeur participait à une manifestation du PD à Tirana. Des agents du gouvernement se faisant passer pour des manifestants ont entrepris de semer le désordre. La police a arrêté plusieurs personnes, dont le demandeur, pour fausse provocation. Le demandeur fut tabassé par des policiers masqués, et il fut menacé de mort s’il continuait de soutenir le PD. Aucun rapport médical n’a été produit pour étayer cet incident, mais le demandeur affirme qu’il a été examiné par une infirmière dans une clinique. Le demandeur n’a pas mentionné dans son FRP qu’il s’était fait soigner.

 

[11]           Le deuxième incident digne de mention a eu lieu le 22 avril 2004, date à laquelle le demandeur dit avoir participé à une autre manifestation à Tirana. La foule, qui tentait d’entrer au Parlement, fut dispersée par la police. Le demandeur fut arrêté et détenu durant quatre ou cinq heures. Il dit qu’il a été [traduction] « violenté » et menacé de mort. Aucun rapport médical n’a été produit.

 

[12]           À la fin d’avril 2004, deux lettres de menace ont été livrées au domicile du demandeur. Deux hommes étaient également présents à l’extérieur de la maison du demandeur, et il a pensé qu’ils voulaient le tuer. Après cet incident, il s’est caché. Il a obtenu un visa canadien puis est arrivé à Toronto le 28 mai 2004. Il a demandé l’asile le 12 juillet 2004. Le demandeur dit que le PS est encore à ses trousses.

 

[13]           Le demandeur dit qu’il a été agressé de nombreuses fois et qu’il a obtenu des soins dans une clinique au moins deux fois. Il n’a produit aucune preuve médicale à l’appui de ses dires, alors que des rapports médicaux avaient été demandés par la Commission.

 

[14]           Je relève que le demandeur avait déjà présenté deux demandes de visa au Canada, qui avaient toutes deux été refusées. Lors de ces demandes de visa, le demandeur avait dit qu’il voulait visiter le Canada durant un mois et qu’il ne craignait pas de revenir en Albanie.

 

DÉCISION CONTESTÉE

 

[15]           La Commission a jugé que le demandeur n’était pas un réfugié au sens de la Convention parce qu’il n’avait pas une crainte fondée de persécution. Elle a aussi jugé qu’il n’était pas une personne à protéger parce que son renvoi vers l’Albanie ne l’exposerait pas personnellement à une menace pour sa vie ni au risque de peines ou traitements cruels et inusités, et qu’il n’y avait pas de motifs sérieux de croire que son renvoi vers l’Albanie l’exposerait personnellement au risque d’être soumis à la torture.

 

[16]           La Commission a trouvé de nombreuses contradictions, invraisemblances et omissions dans le témoignage du demandeur.

 

[17]           Le demandeur a dit qu’il était membre du bureau de la section du PD à Devoll, et, pour le prouver, il a présenté une attestation de ladite section, portant la date du 12 août 2003. Prié de dire pourquoi il avait eu besoin de cette lettre au cours de 2003, il a répondu qu’il avait rempli un nouveau formulaire d’adhésion au parti et que la lettre lui avait été remise quand il avait été transféré de Devoll à Korce. Étant donné que Devoll se trouve dans la région de Korce, la Commission a estimé que le demandeur n’était pas en mesure d’expliquer pourquoi il avait eu besoin de l’attestation d’une section du parti se trouvant dans la même région. Tout ce qu’il a pu dire, c’est que les autres membres se voyaient remettre la même lettre dans les mêmes circonstances. La Commission a estimé que l’explication du demandeur n’était pas crédible et que la lettre avait été délivrée à une fin autre que celle avancée par le demandeur et qu’elle n’était pas requise par l’organisation du PD. La Commission a aussi relevé que le demandeur avait sollicité un visa canadien en novembre 2003.

 

[18]           Le demandeur a dit qu’il avait signalé à la section du PD à Korce les violences qu’il avait subies. La Commission a tiré argument de ce que le demandeur n’avait pas obtenu une lettre d’attestation de la section du PD à Korce alors qu’il avait déclaré n’avoir signalé les violences qu’à cette section du parti. Se fondant sur la prépondérance des probabilités, la Commission a estimé que le demandeur n’observait pas l’article 7 des Règles de la Section de la protection des réfugiés (Règles de la SPR) et les articles 106 et 100(4) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27 (la LIPR) (dispositions qui font reposer sur un demandeur d’asile l’obligation de produire des documents à l’appui de sa demande ou d’expliquer d’une manière acceptable la raison pour laquelle il n’en a pas).

 

[19]           Le demandeur a dit qu’il avait reçu des soins médicaux à la clinique hospitalière de Korce après la manifestation du PD en 2004. Prié de dire s’il avait obtenu un rapport médical, le demandeur a dit que non, et qu’il n’avait pas non plus tenté d’en obtenir un. La Commission a considéré que le demandeur n’observait pas l’article 7 des Règles de la SPR et l’article 106 de la LIPR.

 

[20]           La Commission n’a pas trouvé crédibles les explications données par le demandeur quant aux raisons pour lesquelles il n’avait pas indiqué dans son FRP qu’il avait réclamé et obtenu des soins médicaux après son prétendu passage à tabac durant la campagne. La Commission a estimé que le demandeur avait, le jour de l’audience, ajouté l’aspect des soins médicaux et celui des divers passages à tabac, et cela pour rendre son récit plus prenant. La Commission a trouvé en général que le demandeur n’était pas un témoin crédible ou digne de foi et qu’il n’avait pas subi les violences prétendues.

 

[21]           Le demandeur a dit qu’il avait été détenu et tabassé au cours d’une manifestation du PD le 7 février 2004. Constatant que la preuve documentaire n’indiquait nulle part que des manifestants avaient été détenus et tabassés par la police durant la manifestation ou immédiatement après, la Commission a estimé que le demandeur s’était servi d’une manifestation bien médiatisée pour embellir son récit et qu’il n’avait pas subi les violences prétendues. La Commission a aussi rejeté les éléments de la preuve documentaire du demandeur se rapportant à la manifestation du 7 février 2004, tout en accordant davantage de poids à d’autres preuves qui donnaient le détail de leurs sources. Comme ces derniers documents ne précisaient pas qu’il y avait eu des centaines d’arrestations à la suite de la manifestation du 7 février 2004, la Commission a estimé, selon la prépondérance des probabilités, qu’il n’y avait pas eu des centaines d’arrestations.

 

[22]           Le demandeur a produit plusieurs articles pour appuyer ses dires. Dans l’un d’eux, son nom figure « de façon incongrue », selon la Commission. La preuve documentaire faisait état des sérieuses réserves que suscitait l’utilisation des médias à des fins politiques en Albanie. Les éditeurs et les propriétaires de journaux travestissent souvent leurs articles pour qu’ils servent leurs orientations politiques. L’ambassade du Royaume‑Uni à Tirana a indiqué qu’il est possible de faire paraître un article dans un journal moyennant récompense, encore qu’il soit plus difficile de le faire dans les journaux nationaux. Selon d’autres sources, le sensationnalisme était la norme dans les journaux, et les journaux affichant telle ou telle tendance politique imprimaient des potins, des accusations infondées et des nouvelles purement mensongères. S’appuyant sur ces documents, la Commission n’a accordé aucun poids aux articles de presse produits par le demandeur.

 

POINTS LITIGIEUX

 

[23]           Le demandeur soulève les points suivants :

 

1.      La Commission a‑t‑elle commis une erreur dans la manière dont elle a évalué l’attestation obtenue par le demandeur auprès de la section du PD à Devoll?

 

2.      La Commission a‑t‑elle commis une erreur en obligeant le demandeur à produire d’autres attestations alors qu’il avait déjà des attestations officielles du PD?

 

3.      La Commission a‑t‑elle commis une erreur en obligeant le demandeur à produire un rapport médical alors même qu’il avait déclaré n’avoir reçu que des soins d’urgence et qu’il n’existait aucun rapport du genre?

 

4.      La Commission a‑t‑elle commis une erreur en reprochant au demandeur les omissions de son FRP alors même que le demandeur n’invoquait pas les faits ainsi omis au soutien de sa demande d’asile?

 

5.      La Commission s’est‑elle livrée à une analyse sélective de la preuve documentaire?

 

CONCLUSIONS DU DEMANDEUR

 

[24]           Le demandeur avait produit une attestation de la section du PD à Devoll, portant la date du 12 août 2003, pour prouver qu’il avait été membre du bureau du parti. Prié de dire pourquoi il avait eu besoin de cette attestation en 2003, le demandeur a répondu qu’il avait rempli un nouveau formulaire d’adhésion au parti et que la lettre lui avait été remise quand sa qualité de membre du parti avait été transférée de Devoll à Korce. Le demandeur dit que la Commission a commis une erreur en refusant de croire l’explication qu’il avait donnée pour justifier la délivrance de l’attestation. L’analyse de la Commission est avare d’éclaircissements et semble arbitraire. Le demandeur dit aussi que la Commission a commis une erreur quand elle a conclu que l’attestation avait été délivrée pour des raisons autres que celles qu’il avançait. La conclusion de la Commission n’est qu’une présomption et se fonde sur des conjectures plutôt que sur des faits.

 

[25]           Le demandeur dit aussi que la Commission a commis une erreur quand elle a conclu qu’il n’avait pas produit d’attestations suffisantes au soutien de sa demande d’asile. Il était déraisonnable pour la Commission de lui demander une autre attestation. Le demandeur croit aussi que la Commission a commis une erreur quand elle a conclu que les attestations n’étaient pas dignes de foi parce qu’elles ne comportaient pas certains éléments de sécurité, par exemple une adresse et un numéro de téléphone. Une adresse et un numéro de téléphone ne sont pas des éléments de sécurité. La Commission aurait pu communiquer avec le PD pour voir si les documents étaient authentiques ou non.

 

[26]           Le demandeur a dit qu’il avait reçu des soins médicaux après la manifestation du PD de 2004, au cours de laquelle il avait été arrêté et tabassé durant sa garde à vue. De l’avis du demandeur, la Commission n’avait aucune raison de rejeter son explication et d’exiger de lui qu’il produise un rapport médical, lequel n’existait tout simplement pas parce qu’il n’y avait aucun relevé de sa visite à la clinique.

 

[27]           La Commission a aussi estimé que le demandeur n’était pas crédible parce qu’il n’avait pas précisé dans son FRP qu’il avait requis des soins médicaux. Le demandeur dit qu’il lui est impossible de prédire quels peuvent être les détails qu’un commissaire jugera importants. Il dit qu’il n’avait pas jugé importants les faits en question et qu’il ne les a donc pas mentionnés dans son FRP. Comme il n’a pas invoqué ces faits au soutien de sa demande d’asile, il n’avait aucune raison au départ d’en faire état dans son FRP.

 

[28]           Le demandeur prétend que la Commission a fait une analyse sélective de la preuve documentaire. La preuve documentaire confirmait que le gouvernement avait fait arrêter des manifestants et des opposants au régime, mais la Commission a préféré s’en rapporter uniquement aux comptes rendus qui appuyaient sa position à elle.

 

CONCLUSIONS DU DÉFENDEUR

 

[29]           Le défendeur dit que la Commission a fondé sa décision sur le niveau de crédibilité du demandeur. Selon elle, le témoignage du demandeur renfermait des contradictions et des invraisemblances. La norme de contrôle applicable aux conclusions défavorables en matière de crédibilité est la décision manifestement déraisonnable. En l’espèce, la Commission a tiré des conclusions qu’elle pouvait parfaitement tirer, et elle n’a commis aucune erreur susceptible de contrôle.

 

[30]           Le défendeur dit que la Commission n’a pas commis d’erreur quand elle a conclu que l’attestation produite n’était pas crédible. Elle a invité le demandeur à expliquer pourquoi il lui avait fallu une attestation en 2003, bien avant son départ pour le Canada. Il était loisible à la Commission de dire que l’explication donnée par le demandeur était invraisemblable.

 

[31]           Le demandeur fait valoir que la Commission a commis une erreur en exigeant de lui une troisième attestation. De l’avis du défendeur, l’examen des motifs exposés par la Commission montre que l’absence d’une attestation faisant état des blessures subies par le demandeur lui faisait concevoir de sérieux doutes. Il était loisible à la Commission de se demander pourquoi cette attestation n’existait pas.

 

[32]           Le défendeur affirme aussi qu’il n’était pas déraisonnable pour la Commission de relever que les attestations n’étaient pas dignes de foi parce qu’elles ne comportaient pas les éléments de base en matière de sécurité. C’est au demandeur qu’il appartient d’établir ses prétentions.

 

[33]           Le demandeur dit que la Commission a commis une erreur parce qu’elle a exigé de lui qu’il produise un rapport médical. Toutefois, selon le défendeur, lorsqu’on lit les motifs de la Commission dans leur contexte, il est évident que la Commission s’est demandé pourquoi les prétendus passages à tabac n’étaient pas mentionnés dans le FRP alors que, paraît‑il, ils étaient motivés par des considérations politiques. Il était loisible à la Commission de tirer une conclusion défavorable de l’absence d’un rapport médical, compte tenu de la prétendue motivation politique des passages à tabac.

 

ANALYSE

 

            Norme de contrôle

 

[34]           Le demandeur conteste les conclusions de fait tirées par la Commission. La Cour doit montrer une grande retenue envers les conclusions de fait de la Commission et doit songer que les conclusions en matière de crédibilité ressortissent tout à fait à la fonction spécialisée de la Commission. Les conclusions de la Commission doivent être contrôlées selon la norme de la décision manifestement déraisonnable (Aguebor c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) (1993), 160 N.R. 315, [1993] A.C.F. no 732 (QL) (C.A.); Pissareva c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2000] A.C.F. no 2001 (QL) (1re inst.); Umba c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2004] A.C.F. no 17 (QL) (1re inst.)).

 

            Indications générales

 

[35]           Le demandeur soumet à l’examen de la Cour de nombreux points valides qui seraient tout à fait convaincants si la Cour était en état d’examiner depuis le début sa demande en se fondant sur la preuve produite. Il se trouve que, comme c’est le cas pour maintes demandes de contrôle judiciaire, les appréciations de la preuve qui vont à rebours des conclusions tirées par la Commission pourraient fort bien être raisonnables, mais cela ne signifie pas que ce qu’a fait la Commission était manifestement déraisonnable.

 

[36]           Dans la décision Conkova c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2000] A.C.F. no 300 (QL) (1re inst.), au paragraphe 5, le juge Pelletier décrivait ainsi la situation dont est saisie la Cour dans la présente demande :

 

La norme de contrôle qu’il convient d’appliquer aux décisions de la SSR est, de façon générale, celle de la décision manifestement déraisonnable, sauf pour ce qui est des questions portant sur l’interprétation d’une loi, auquel cas la norme qu’il convient d’appliquer est celle de la décision correcte. Sivasamboo c. Canada [1995] 1 C.F. 741 (1re inst.), (1994) 87 F.T.R. 46, Pushpanathan c. Canada, [1998] 1 R.C.S. 982, (1998) 160 D.L.R. (4th) 193. La question litigieuse en l’espèce porte sur l’appréciation que la SSR a faite de la preuve, un aspect de l’affaire qui relevait clairement de son mandat et son champ d’expertise. Le point de vue que la SSR a adopté à l’égard de la preuve était raisonnable, tout comme l’aurait été le point de vue opposé. La preuve, comme c’est si souvent le cas, est ambiguë et équivoque. Certains éléments de preuve étayent le point de vue des demandeurs, alors que d’autres le minent. Il incombe à la SSR de tenir compte de tous les éléments de preuve (ce qui ne l’oblige toutefois pas à mentionner expressément chaque élément de preuve qu’elle examine), de les soupeser, et de parvenir à une conclusion. Toute conclusion qu’elle tire qui n’est pas erronée à première vue n’est pas manifestement déraisonnable. Canada (Directeur des enquêtes et recherches, Loi sur la concurrence) c. Southam Inc., [1997] 1 R.C.S. 748, (1996) 144 D.L.R. (4th) 1. En l’espèce, la conclusion que la SSR a tirée n’est pas erronée à première vue, même si d’autres personnes seraient peut‑être parvenues à une autre conclusion. Aucun motif n’appelle l’intervention de notre Cour.

 

[37]           La Cour doit garder à l’esprit que, si le demandeur peut à juste titre trouver à redire aux conclusions de la Commission relatives à la preuve et proposer d’autres conclusions qui ne sont pas déraisonnables, cela ne veut pas dire que la Commission a commis une erreur susceptible de contrôle. Il faut plus que cela.

 

            Points soulevés

 

[38]           S’agissant de la conclusion de la Commission selon laquelle l’attestation du PD portant la date du 12 août 2003 n’était pas digne de foi, il m’est impossible de dire, avec le demandeur, que c’était là une conclusion arbitraire ou injustifiée. Si l’on considère l’intégralité de la décision de la Commission, on voit que la Commission a exposé nombre des raisons qu’elle avait de ne pas croire le demandeur quand il disait qu’il était un membre de haut rang du PD, ce qui par le fait même jetait le doute sur la véracité de ladite attestation. Ce qui n’a pas échappé non plus à la Commission, c’est la date fort prématurée de cette attestation, ce qui donnait à penser qu’elle avait été délivrée pour d’autres raisons. Le contexte dans lequel cette conclusion est tirée me convainc que la Commission n’a pas tiré une conclusion arbitraire ou purement hypothétique. Les conclusions de la Commission n’étaient pas inéluctables, mais elles n’étaient pas non plus manifestement déraisonnables.

 

[39]           Selon le demandeur, la Commission attendait de lui, et cela sans raison, qu’il produise d’autres attestations de l’Albanie au soutien de sa demande d’asile, en écartant injustement les attestations du PD qu’il avait produites. Je ne puis admettre cet argument. C’est au demandeur qu’il appartient de produire toutes les pièces nécessaires au soutien de sa demande d’asile. En l’espèce, la Commission a donné des motifs valides de douter de la véracité des attestations produites. Contrairement à ce qu’affirme le demandeur, les motifs en question allaient bien au‑delà de la simple absence d’« éléments de sécurité ». La Commission a exposé de solides motifs de mettre en doute les affirmations du demandeur à propos de son rang élevé et notoire au sein du PD, eu égard à son renvoi de l’effectif gouvernemental et à son remplacement par un personnel « politisé ». Il était donc loisible à la Commission de dire que les lettres produites au soutien des affirmations du demandeur n’étaient pas crédibles. Il n’était pas non plus manifestement déraisonnable pour la Commission de considérer l’absence d’« éléments de sécurité » comme un facteur additionnel autorisant sa conclusion. Le demandeur a tort du reste d’affirmer que la Commission aurait dû communiquer avec le PD directement pour s’assurer de l’authenticité des lettres. C’est au demandeur qu’il incombe d’établir ses prétentions et de les appuyer par des documents crédibles. La Commission n’est pas tenue de vérifier elle‑même la preuve produite par le demandeur. Encore une fois, il est permis de ne pas être en accord avec la conclusion de la Commission et d’arriver raisonnablement à une conclusion autre sur cette question. Mais il m’est impossible de dire que ce que la Commission a fait était manifestement déraisonnable.

 

[40]           Il n’était pas non plus déraisonnable pour la Commission de tirer argument de ce que le demandeur n’avait pas produit d’attestation. Selon la Commission, le demandeur aurait dû être en mesure de le faire, puisque ce qu’il alléguait, c’était son rapport étroit avec des membres de haut rang du PD, et les services offerts par cette organisation pour la délivrance de pièces justificatives. La Commission a expliqué que, si le demandeur était un membre notoire et de haut rang du PD, alors il devait être au fait des services que le parti avait établis pour aider ses membres. C’est là une conclusion logique, qui n’est ni hypothétique ni déraisonnable.

 

[41]           Le demandeur prétend aussi que la Commission n’avait aucune raison d’écarter son témoignage selon lequel il avait reçu des soins médicaux après la manifestation du PD de 2004, ni d’exiger de lui qu’il produise un document attestant lesdits soins médicaux. Selon moi, la Commission avait deux bonnes raisons de ne pas croire ce témoignage : a) l’omission de ce renseignement dans le FRP du demandeur, et b) l’explication déroutante donnée par le demandeur. Le demandeur a dit qu’il avait omis le renseignement dans son FRP parce qu’il avait subi de nombreux passages à tabac, mais il a dit aussi que, s’il n’avait pas fait état des passages à tabac et des soins médicaux, c’est parce qu’ils avaient été nombreux. Il était manifestement loisible à la Commission de mettre en doute de telles explications et de vouloir des pièces propres à confirmer ces faits. La Commission avait aussi d’autres raisons de douter que le demandeur eût été passé à tabac lors de la manifestation du PD de 2004, à savoir le fait que la preuve documentaire relative au pays faisait état d’une manifestation pacifique et non violente. La conclusion défavorable de la Commission était donc justifiée.

 

[42]           Le demandeur fait valoir que c’est la Commission qui a embelli sa demande d’asile en l’interrogeant sur ses blessures et sur les soins médicaux qu’il avait reçus (éléments que, dit‑il, il n’avait pas invoqués), et que, s’il n’avait pas indiqué dans son FRP les renseignements médicaux requis, c’était parce qu’il ne les avait pas jugés importants, mais je ne crois pas qu’il était manifestement déraisonnable pour la Commission d’avoir examiné cet aspect avec lui et d’avoir tiré une conclusion défavorable après avoir entendu sa version des faits. L’exposé circonstancié contenu dans le FRP du demandeur faisait grand cas des divers passages à tabac qu’il avait subis, et il était naturel pour la Commission de chercher à savoir s’il avait reçu des soins et si des rapports médicaux avaient été établis. Puisque le demandeur était représenté par un conseil et puisque, comme l’indique la Commission, il est un homme instruit qui a occupé des postes de responsabilité, il n’était pas déraisonnable pour la Commission de soupçonner que le demandeur, qui prétendait avoir été battu à de nombreuses reprises, mais qui ne disait pas dans son FRP avoir reçu des soins médicaux, avait tenté d’embellir son récit durant l’audience quand cet aspect avait été évoqué.

 

[43]           L’ultime contestation du demandeur est l’argument selon lequel la Commission a fait un usage sélectif de la preuve documentaire et n’a pas tenu compte d’articles et de documents qui contredisaient ses conclusions. Après lecture de la décision de la Commission, et examen de la preuve documentaire, il ne m’apparaît pas que la Commission a laissé des preuves pertinentes de côté. Le demandeur se réfère ici à des preuves qu’il a présentées, et qui consistent en plusieurs articles évoquant surtout les abus commis par le gouvernement à l’occasion de la manifestation du PD de 2004. La Commission a examiné les articles présentés par le demandeur, pour expliquer ensuite que les articles publiés dans les journaux albanais sont très politisés et sensationnalistes et ne sont pas en général dignes de foi. La Commission s’est par ailleurs référée en détail à des preuves documentaires du Département d’État des États‑Unis et du Home Office du Royaume‑Uni, qui généralement discréditaient les affirmations du demandeur. Il est bien établi en droit que la Commission, en tant que juge des faits, est fondée à préférer une preuve documentaire à une autre et, en l’espèce, la Commission a donné les raisons qu’elle avait d’agir ainsi. D’ailleurs, après lecture de la décision, il m’apparaît que la Commission a fait porter son attention sur toutes les preuves qu’elle avait devant elle, même si elle ne s’est pas formellement exprimée sur chacun des documents du dossier. Un tribunal est présumé avoir étudié toutes les preuves qu’il avait devant lui, et il n’est pas tenu de faire état de chacune d’elles dans ses motifs (Taher c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2000] A.C.F. no 1433 (QL) (1re inst.), au paragraphe 14). Encore une fois, selon la preuve documentaire existante, la Commission aurait fort bien pu arriver à d’autres conclusions, mais elle a apprécié la preuve, et ses conclusions n’étaient pas manifestement déraisonnables eu égard à l’ensemble du dossier. Il m’est impossible de modifier sur ce chef sa décision.

 

[44]           La Commission a également tiré plusieurs conclusions défavorables sur la crédibilité du demandeur, conclusions qui n’ont pas été contestées par lui. En définitive, la Commission a expliqué validement et suffisamment ses conclusions en matière de crédibilité et ses conclusions défavorables. Sa décision est loin d’être manifestement déraisonnable, même si le demandeur a sans aucun doute montré que d’autres interprétations de la preuve étaient raisonnablement possibles.

 

 

ORDONNANCE

 

 

LA COUR ORDONNE :

 

 

1.                  La demande de contrôle judiciaire est rejetée.

 

 

2.                  Aucune question n’est certifiée.

 

 

 

« James Russell »

Juge

 

 

Traduction certifiée conforme

Julie Boulanger, LL.M.


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :                                                          IMM‑2742‑05

 

 

INTITULÉ :                                                         ARTAN AGASTRA

                                                                              c.

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                                   TORONTO (ONTARIO)

 

DATE DE L’AUDIENCE :                                 LE 16 MARS 2006

 

MOTIFS DE L’ORDONNANCE :                    LE JUGE RUSSELL

 

DATE DES MOTIFS :                                        LE 1er MAI 2006

 

 

COMPARUTIONS :

 

David Yerzy                                                           POUR LE DEMANDEUR

 

Angela Marinos                                                      POUR LE DÉFENDEUR

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

David Yerzy                                                           POUR LE DEMANDEUR

Avocat

Toronto (Ontario)

 

John H. Sims, c.r.                                                   POUR LE DÉFENDEUR

Sous‑procureur général du Canada

 

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