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Date : 19990428


T-2869-96

OTTAWA (ONTARIO), LE 28 AVRIL 1999

EN PRÉSENCE DE MONSIEUR LE JUGE MULDOON

E n t r e :

     APOTEX INC. et

     SIGNA S.A. de C.V.,

     demanderesses,

     - et -

     MERCK & CO., INC.,

     défenderesse.

     ORDONNANCE     

     LA COUR, STATUANT SUR la demande présentée sous forme de requête par la défenderesse Merck & Co. Inc. en vue d'obtenir, en vertu de l'article 221 des Règles de la Cour fédérale (1998), la radiation de la déclaration des demanderesses ;

     VU la demande présentée sous forme de requête incidente par les demanderesses Apotex Inc. et Signa de C.V. (Apotex) en vue d'obtenir la radiation de certains affidavits présentés par Merck à l'appui de sa requête ;

     APRÈS AUDITION de l'affaire à Ottawa le 10 novembre 1998 ;

     ET LECTURE FAITE des observations écrites déposées par les demanderesses le 17 mars 1999 et de la réponse produite par la défenderesse le 9 avril 1999 :

     RADIE la déclaration de la défenderesse au motif qu'elle constitue un abus de procédure ; AUTORISE Signa, pour le cas où elle voudrait donner suite à la présente action, à signifier et à déposer une nouvelle déclaration dans laquelle elle expliquera en détail sa qualité d'intéressé au sens de la Loi sur les brevets, le tout en conformité avec le jugement Wakefield Properties Corp. c. Teknion Furniture Systems Inc., [1992] 44 C.P.R. (3d) 474 (C.F. 1re inst.) ;

     CONDAMNE la défenderesse aux dépens.

                                         F.C. Muldoon
                                         Juge

Traduction certifiée conforme

Martine Guay, LL.L.


Date : 19990428


T-2869-96

E n t r e :

     APOTEX INC. et

     SIGNA S.A. de C.V.,

     demanderesses,

     - et -

     MERCK & CO., INC.,

     défenderesse.

     MOTIFS DE L'ORDONNANCE

LE JUGE MULDOON

[1]      La défenderesse, Merck & Co. Inc. (Merck), a présenté une requête en vue d'obtenir, en vertu de l'article 221 des Règles de la Cour fédérale (1998), la radiation de la déclaration des demanderesses. Les demanderesses Apotex Inc. et Signa de C.V. (Apotex) ont pour leur part présenté une requête incidente en vue d'obtenir la radiation de certains affidavits présentés par Merck à l'appui de sa requête. La présente action s'inscrit dans le cadre d'un procès en invalidation du brevet no 1 275 349 (le brevet 349), à l'égard duquel Merck détient les droits exclusifs de fabrication et de vente de l'invention décrite aux revendications 1 à 17.

[2]      L'audience a eu lieu à Ottawa le 10 novembre 1998. Malheureusement, les avocats ont fait preuve d'un trop grand optimisme dans leur estimation de la durée de l'audience " une journée " et à la fin de la journée, la Cour n'avait pas encore entendu le plaidoyer de l'avocat des demanderesses au sujet de la requête de Merck. En conséquence, la Cour a enjoint aux parties de terminer leur plaidoirie par voie d'observations écrites et leur a ordonné de s'entendre sur un échéancier. Malgré leur assurance qu'ils déposeraient leurs observations écrites avant la fin de 1998, les avocats ont encore une fois été trop optimistes. La Cour a en effet reçu les observations écrites des demanderesses le 17 mars 1998 et la réponse de la défenderesse le 9 avril 1999. Ainsi donc, environ cinq mois " un hiver complet " se sont écoulés depuis que la requête a été entendue et que les parties ont terminé leurs plaidoiries.

Thèse de Merck

[3]      La défenderesse sollicite, en vertu des alinéas 221(1)a), c), d) et f) des Règles, une ordonnance radiant la déclaration d'Apotex au motif que l'action ne révèle aucune cause d'action valable, qu'elle est frivole ou vexatoire et qu'elle constitue un abus de procédure. À titre subsidiaire, Merck sollicite une ordonnance radiant en tout ou en partie les paragraphes 14, 15, 18, 20, 22 et 23 de la déclaration contestée. À titre plus subsidiaire encore, Merck conclut au prononcé d'une ordonnance rejetant l'action en ce qui la concerne, ainsi qu'une ordonnance enjoignant aux demanderesses de fournir de plus amples détails au sujet de leur qualité d'intéressé, ainsi que des précisions au sujet des faits pertinents qui justifieraient la contestation de la validité des revendications 1, 8 et 11.

[4]      En ce qui concerne la question de la qualité d'intéressé, Merck soutient que les demanderesses n'ont pas la qualité nécessaire pour intenter l'action en invalidation parce qu'elles n'ont plaidé aucun fait pertinent en ce qui concerne la question de savoir si elles sont des intéressées au sens du paragraphe 60(1) de la Loi sur les brevets, L.R.C. (1985), ch. P-4. Merck affirme que, parce qu'Apotex fait l'objet d'une injonction permanente qui a été prononcée par le juge MacKay le 14 décembre 1994 dans l'action no T-2408-91, laquelle injonction interdit de façon permanente à Apotex de contrefaire les revendications 1 à 5 et 8 à 15 du brevet 349, l'existence du brevet 349 ne nuit à aucune des activités actuelles des demanderesses et que les demanderesses ne sont donc pas des intéressées. Merck soutient également qu'en raison de la nature de ses relations d'affaires avec Apotex, Signa est liée par l'injonction permanente prononcée dans le dossier no T-2408-91.

[5]      Merck affirme qu'Apotex cherche à contourner l'injonction permanente et à faire irrégulièrement rejouer des questions qui ont déjà été tranchées aux termes d'une décision définitive de la Cour. La défenderesse soutient que le principe de l'autorité de la chose jugée a pour effet de priver notre Cour de la compétence pour examiner des questions qui ont déjà été tranchées. Merck affirme que celui qui introduit une instance en violation du principe de l'autorité de la chose jugée commet un abus de procédure tout comme celui qui plaide une cause d'action qui échappe à la compétence de la Cour. La défenderesse soutient que le principe de l'autorité de la chose jugée a pour effet de rendre futile la contestation par les défenderesses de la validité des revendications 1, 8 et 11 du brevet 349. La requérante (Merck) affirme que, dans la mesure où la chose jugée concerne l'abus de procédure, des éléments de preuve peuvent être rapportés à l'appui de cette prétention. Elle ajoute que notre Cour peut examiner le jugement rendu dans l'action T-2408-91 et en prendre connaissance d'office, étant donné qu'il s'agit d'un acte officiel.     

Thèse d'Apotex

[6]      En ce qui concerne leur requête incidente, les demanderesses intimées soutiennent qu'aux termes du paragraphe 221(2) des Règles, aucune preuve n'est admissible dans le cadre d'une requête en radiation totale ou partielle d'un acte de procédure au motif qu'il ne révèle aucune cause d'action valable. Le requérant doit se fonder exclusivement sur les actes de procédure eux-mêmes, dont les faits allégués sont tenus pour véridiques.

[7]      Pour ce qui est du fond de la requête de Merck, les intimée (Apotex) soulèvent trois questions : la validité de la cause d'action eu égard à la qualité d'intéressées d'Apotex et de Signa au sens du paragraphe 60(1) de la Loi sur les brevets ; l'autorité de la chose jugée et l'abus de procédure, eu égard à la décision rendue par le juge MacKay dans l'affaire T-2408-91 et l'autorité de la chose jugée et l'abus de procédure, eu égard aux présumés liens de droit existant entre Apotex et Signa.

[8]      En ce qui a trait à la question de la validité de la cause d'action, les intimées (Apotex) soutiennent qu'il résulte du rapprochement du paragraphe 19, d'une part, et des paragraphes 1, 2, 20 et 22, d'autre part, de la déclaration que le paragraphe 19 révèle suffisamment de faits pertinents pour établir qu'Apotex et Signa sont des intéressées. Voici les motifs que les demanderesses invoquent pour soutenir qu'elles sont des intéressées :

       a) Apotex et Signa possèdent toutes les deux un intérêt commercial dans le domaine général visé par le brevet de Merck en raison du fait qu'Apotex et Signa désirent utiliser des composés chimiques qui, selon ce qu'on pourrait affirmer, tombent sous le coup de la revendication no 1 du brevet de Merck ;       
       b) la revendication no 1 du brevet de Merck porte atteinte aux droits et aux intérêts commerciaux d'Apotex et de Signa, qui estiment que cette revendication est nulle ;       
       c) le brevet de Merck porte atteinte au droit des demanderesses d'exploiter leur entreprise dans la mesure où il se rapporte à des composés chimiques qui tombent sous le coup du brevet de Merck ;       
       d) indépendamment de l'emplacement de ses bureaux, Signa risque de se rendre coupable de contrefaçon par les activités qu'elle se propose d'exercer, à savoir de fournir à Apotex et à d'autres compagnies canadiennes des composés chimiques pour le brevet de Merck.       

     (réponse des demanderesses, aux pages 7 et 8)

[9]      En ce qui concerne encore la question de la validité de la cause d'action, les intimées soutiennent que la requérante n'a fait la preuve d'aucun vice foncier. Les intimées affirment que leur contestation de la validité est fondée sur des principes établis du droit des brevets ayant trait à la portée trop vaste des revendications et à l'inutilité.

[10]      Sur la question de la chose jugée et des procédures antérieures dans l'action T-2408-91, les intimées affirment que la chose jugée est un moyen de défense au fond qui ne peut être invoqué dans le cadre d'une requête comme celle-ci, mais seulement dans le cadre d'une requête en jugement sommaire ou lors de l'instruction de l'action. Les intimées affirment qu'en fin de compte, Apotex n'a pas contesté la validité des revendications 1 à 5 dans le dossier T-2408-91, malgré quelques projets de défense modifiée dans lesquels la revendication 1 est contestée. Il y a plutôt lieu de supposer que la question de leur validité a été reportée à un procès futur. En tout état de cause, les intimées (Apotex) soutiennent qu'un jugement déclaratoire de contrefaçon n'équivaut pas à un jugement déclaratoire de validité et qu'il s'agit d'une question non résolue qui doit être tranchée par le tribunal. Les intimées affirment qu'il n'y a pas lieu d'appliquer le principe de l'autorité de la chose jugée, étant donné que la question qu'elles soulèvent maintenant n'était pas essentielle à l'instance antérieure. Les intimées affirment que tout aveu quant à la validité des revendications 1 à 5 ne vaut que pour l'instance en question.

[11]      Finalement, les intimées (Apotex) affirment que la question des rapports entre Apotex et Signa ne peut être tranchée sur le fondement des éléments de preuve spéculatifs présentés par Merck dans le cadre de la présente requête préliminaire. Les allégations par lesquelles la requérante affirme qu'il existe un lien de droit entre Signa et Apotex ne sont appuyées par aucun élément de preuve quant à la personne qui contrôle ou possède directement ou indirectement Signa. Or, l'avocat de Signa a admis ce point à l'audience (transcription de l'audience, à la page 211).

    

Analyse

Cadre législatif

[12]      La règle 221 est la règle applicable en matière de radiation d'actes de procédure. Elle remplace l'ancienne règle 419, mais ces deux dispositions sont pratiquement identiques. La règle 221 est ainsi libellée :

       221(1) À tout moment, la Cour peut, sur requête, ordonner la radiation de tout ou partie d'un acte de procédure, avec ou sans autorisation de la modifier, selon le cas :       
          a) qu'il ne révèle aucune cause d'action ou de défense valable, selon le cas ;          
          b) qu'il n'est pas pertinent ou qu'il est redondant ;          
          c) qu'il est scandaleux, frivole ou vexatoire ;          
          d) qu'il risque de nuire à l'instruction équitable de l'action ou de la retarder ;          
          e) qu'il diverge d'un acte de procédure antérieur ;          
          f) qu'il constitue autrement un abus de procédure.          
       Elle peut aussi ordonner que l'action soit rejetée ou qu'un jugement soit enregistré en conséquence.       
       (2) Aucune preuve n'est admissible dans le cadre d'une requête invoquant le motif visé à l'alinéa 1a).       

Critère à appliquer

[13]      Il est de jurisprudence constante que le pouvoir de déclarer irrecevable une action au moyen de la radiation d'un acte de procédure doit être exercé avec parcimonie et prudence et uniquement dans les cas où l'action constitue un abus de procédure évident. Ainsi, dans l'arrêt Procureur général du Canada c. Inuit Tapirisat du Canada, [1980] 2 R.C.S. 735, la Cour suprême du Canada a déclaré, sous la plume du juge Estey :

       Comme je l'ai dit, il faut tenir tous les faits allégués dans la déclaration pour avérés. Sur une requête comme celle-ci, un tribunal doit rejeter l'action ou radier une déclaration du demandeur seulement dans les cas évidents et lorsqu'il est convaincu qu'il s'agit d'un cas " au-delà de tout doute " : Ross v. Scottish Union and National Insurance Co. [(1920), 47 O.L.R. 308 (C.A.)].       

Le critère à appliquer est devenu celui du caractère " évident et manifeste " : il faut qu'il soit évident et manifeste que la déclaration du demandeur ne révèle aucune demande ou cause d'action valable pour qu'on puisse la radier.

[14]      Cette formule a été retenue par Mme le juge Wilson dans l'arrêt Operation Dismantle Inc. c. La Reine, [1985] 1 R.C.S. 441. Dans l'arrêt Hunt c. Carey Canada Inc., [1990] 2 R.C.S. 959, Mme le juge Wilson, qui s'exprimait au nom de la majorité des juges de la Cour suprême du Canada, a examiné l'origine et l'évolution du principe qui permet aux tribunaux de radier des actes de procédure. Dans d'anciennes décisions, les tribunaux anglais insistaient sur le fait que le principe découlait du pouvoir des cours de justice de veiller à ce qu'elles demeurent une tribune où de véritables questions de droit sont abordées et qu'on ne s'en serve pas pour présenter des actions vexatoires destinées seulement à harceler une autre partie.

Genèse de l'instance

[15]      Dans le jugement Weber c. Canada (Commission de la fonction publique), (T-2526-87 et T-2530-87, 8 mars 1989), le juge Strayer, qui siégeait à l'époque à la Section de première instance, a statué que la décision que la Cour d'appel fédérale avait précédemment rendue tranchait définitivement la requête en radiation que les défendeurs avaient présentée au motif qu'il n'y avait aucune cause d'action valable en raison du principe de l'autorité de la chose jugée. La décision était un acte officiel dont la Cour pouvait légitimement prendre connaissance d'office. En l'espèce, la décision rendue dans l'affaire T-2408-91 est également un acte officiel dont la Cour peut tenir compte dans la présente instance parce qu'elle tranche définitivement la question de la validité du brevet 349.

[16]      Dans sa décision du 14 décembre 1994, le juge MacKay a conclu qu'Apotex avait contrefait les revendications nos 1 à 5 et 8 à 15 du brevet 349 de Merck. Il a également conclu que les revendications nos 1 à 5 et 8 à 15 étaient valides, même si, comme Merck ne réclamait pas de déclaration de validité, aucune n'a été prononcée. Pourtant, dans l'arrêt Computalog Ltd. c. Comtech Logging Ltd., (1990), 44 C.P.R. (3d) 77 (C.A.F.), la Cour a qualifié une telle déclaration de " superflue ", en précisant qu'elle n'ajouterait rien aux droits du breveté, compte tenu de la présomption de validité contenue à l'article 43 de la Loi sur les brevets .

[17]      En appel, la décision du juge MacKay a été infirmée sur la question du moyen de défense qu'Apotex tirait de l'article 56. La Cour d'appel a toutefois confirmé le jugement de première instance sur la conclusion de contrefaçon des revendications 1 à 5, la validité des revendications du brevet et l'octroi de l'injonction permanente.

[18]      Apotex a cherché sans succès à faire modifier l'arrêt de la Cour d'appel en présentant une requête fondée sur l'ancienne règle 337 (maintenant la règle 397). Le jugement a effectivement été modifié, mais uniquement à l'égard d'une erreur de rédaction, et un jugement modifié a été prononcé.

[19]      Le 23 janvier 1998, le juge MacKay a rejeté la requête présentée par Apotex en vue d'obtenir une ordonnance modifiant l'injonction permanente ou suspendant son exécution. Qualifiant l'action d'Apotex de procédure visant à obtenir une " réparation inusité ", la Cour a rejeté la requête dans les termes suivants au paragraphe 39 :

       À mon avis, les questions qui ont été examinées au procès et qui ont été tranchées par notre Cour dans son jugement, lequel a été modifié par la Cour d'appel, font en sorte que notre Cour est dessaisie de ces questions telles qu'elles ont été définies dans les actes de procédure des deux parties. Aucun motif n'a été invoqué pour justifier la réouverture des débats en vue de trancher dans le cadre de la présente instance les questions qu'Apotex cherche en l'espèce à soulever, et il n'existe aucun motif qui permettrait à la Cour, même si elle avait le pouvoir discrétionnaire de la faire, d'ordonner maintenant l'instruction de ces questions ou de modifier le dispositif du jugement dans lequel l'injonction modifiée par la Cour d'appel a été prononcée, ou de suspendre l'application de cette injonction dans la mesure où elle concerne l'utilisation par Apotex d'autres composés que le maléate d'énalapril ou de composés visés par les revendications 2 à 5 du brevet de Merck.       

[20]      La Cour a accepté le fait qu'Apotex avait découvert après le procès des composés autres que le maléate d'énalapril que l'on croyait englobés par la portée de la revendication 1. La Cour n'a toutefois pas reconnu qu'il existait une sorte d'entente entre Merck et Apotex en vue de reporter à plus tard la contestation de la validité de la revendication 1. En outre, Apotex avait reconnu, lors de l'audition de la requête, qu'elle avait envisagé la possibilité de contester la revendication 1 lors de ses préparatifs en vue du procès, mais qu'elle avait finalement décidé de ne pas le faire. Qui plus est, l'avocat d'Apotex a reconnu au procès la validité des revendications 1 à 5. Le juge McKay a ensuite déclaré aux paragraphes 21 à 23 :

       Implicitement, la validité de la revendication 1, qui est appuyée par la [Loi sur les brevets] et qu'Apotex ne conteste pas, est la base de la conclusion de contrefaçon et de l'injonction dans la mesure où celles-ci se rapportent à la revendication 1 [...]       
       À mon avis, peu importe les pouvoirs que la Cour possède en matière de modification de jugements, ces pouvoirs ne vont pas jusqu'à lui permettre de rouvrir les débats sur des questions qui ont été tranchées expressément ou implicitement dans le jugement dont la modification est par la suite demandée. Ainsi, la Cour n'a tout simplement pas compétence pour accorder la réparation sollicitée par Apotex en vue d'obtenir la modification du dispositif de l'injonction et l'instruction des questions litigieuses soulevées en l'espèce. Il n'y aurait pas de fin aux procès s'il était loisible à une partie d'obtenir la réouverture des débats sur une question en litige après que celle-ci a été tranchée, en faisant valoir qu'un élément qui n'avait pas été envisagé au moment du procès a depuis été porté à son attention. Le principe général est que les procès doivent avoir une fin. Sauf dans des cas exceptionnels, un procès a lieu une fois pour toutes et tranche de façon définitive les questions litigieuses qui sont soulevées par les parties, sous réserve uniquement de la modification de la décision en appel ou dans les circonstances bien précises dans lesquelles les règles de la Cour permettent au juge du procès de modifier son jugement.       
       Ce principe empêche la Cour de rouvrir les débats pour examiner des questions qui auraient ou être soulevées mais qui, pour une raison ou pour une autre, ne l'ont pas été et qui ont depuis été tranchées implicitement par le jugement qui a été prononcé à l'issue du procès. Ce jugement a été modifié en appel et la Cour suprême du Canada a refusé le pourvoi. Ainsi, à mon avis, ce principe empêche la Cour d'exercer tout pouvoir discrétionnaire qui pourrait lui permettre de rouvrir les débats, d'ordonner l'instruction de nouvelles questions litigieuses ou de modifier à cette fin le dispositif de l'injonction modifiée.       

[21]      L'injonction permanente demeure exécutoire malgré le fait que le procès entourant le brevet 349 continue à suivre son cours devant la Cour fédérale sans qu'on puisse en voir la fin.

Le principe de l'autorité de la chose jugée

[22]      On trouve dans l'ouvrage de Sopinka et Lederman intitulé The Law of Evidence in Canada (1992, à la page 989) un énoncé du principe général de l'autorité de la chose jugée tiré du jugement Re Ontario Sugar Co. (1910), 22 O.L.R. 621 (H.C.J. Ont.), confirmé à 24 O.L.R. 332 :

       [TRADUCTION]       
       Aucun tribunal ne peut instruire un procès dans lequel la question qui fait directement et essentiellement l'objet du litige a déjà été jugée directement et définitivement par un tribunal compétent dans le cadre d'un procès opposant les mêmes parties ou leurs ayant droit et portant sur la même cause d'action.       

[23]      Dans le jugement Singh c. Canada, (1996), 123 F.T.R. 241, notre Cour a formulé les observations suivantes :

       Il existe une abondante jurisprudence à l'appui de la plainte formulée par la défenderesse en l'espèce, savoir que : lorsqu'une partie à un litige qui aurait pu soulever une question devant un tribunal compétent cherche à le faire dans un litige ultérieur mettant en cause la même partie adverse, elle s'expose au risque d'être irrecevable à le faire en vertu du principe de la chose jugée. La Cour d'appel de l'Alberta, dans l'arrêt Re Abacus Cities Ltd., [1988] 1 W.W.R. 78, à la p. 85 du recueil, a carrément réprouvé cette façon de faire en décrétant que [TRADUCTION] " [...] aucune partie ne peut plaider une question litigieuse de manière fragmentée ".       
       La Cour d'appel de l'Alberta a fait référence au jugement de la Cour suprême du Canada dans l'affaire Maynard v. Maynard, [1951] R.C.S. 346, aux pp. 358 et 359, [1951] 1 D.L.R. 241, où la Cour suprême a souscrit à un passage extrait de l'arrêt Green v. Weatherhill, [1929] 2 Ch. 213 (p. 221 et 222) :       
            [TRADUCTION]               
            [...] La Cour exige que les parties à ce litige fassent valoir la totalité de leurs arguments et elle n'autorisera pas (à moins de circonstances spéciales) ces mêmes parties à rouvrir le même sujet de litige à l'égard d'une question qui aurait pu être soulevée dans le cadre du sujet contesté, mais qui ne l'a pas été parce que, par négligence, inadvertance, voire accident, elles ont omis d'exposer une partie de leurs arguments. Le principe de la chose jugée s'applique, sauf dans des cas spéciaux, non seulement aux points sur lesquels les parties obligeaient en fait la Cour à se former une opinion et à rendre jugement, mais à tous ceux se rapportant à juste titre au sujet du litige et que les parties, en faisant preuve d'une diligence raisonnable, auraient pu soulever à ce moment.               
       Dans l'arrêt Maynard, la Cour suprême a souscrit également au passage suivant tiré de la décision Hoystead v. Commission of Taxation, [1926] A.C. 155, à la p. 170 du recueil, [1926] 1 W.W.R. 286 :       
            [TRADUCTION]               
            Les parties ne sont pas autorisées à engager un nouveau litige à cause des vues nouvelles qu'elles pourraient avoir sur le droit relatif à l'affaire, ou de versions nouvelles qu'elles présentent sur ce qui devrait être, pour la Cour, une bonne façon de comprendre le résultat légal qui découle soit de l'interprétation des documents soit de l'importance de certaines circonstances.               
            Si cela était autorisé, un litige n'aurait de fin que le jour où l'ingéniosité légale serait épuisée. Il est un principe de droit que cela ne peut être autorisé, et ce principe est réitéré dans une abondante jurisprudence.               
       Le principe qu'invoque la défenderesse, dans la présente requête en jugement sommaire, est d'un âge vénérable et, bien qu'il soit l'oeuvre d'un juge, il date d'assez longtemps pour avoir vu le jour en latin : nemo debet bis veraxi pro una et eadam causa [TRADUCTION : Nul ne doit être poursuivi deux fois pour une seule et même cause]. La partie requérante ou demanderesse qui soumet une cause ou une demande doit revendiquer la totalité du redressement qu'elle sollicite pour une telle cause ou demande, et toute seconde tentative en vue d'obtenir l'aide de la Cour dans ou pour la même cause ou demande doit être évitée. C'est ce qui est en fait soutenu dans Sopinka & Lederman, Butterworths, Toronto, 1974, à la p. 369. C'est aussi ce que voulait dire la Cour d'appel de l'Alberta (voir ci-dessus) en dénonçant les [TRADUCTION] " questions litigieuses [plaidées] de manière fragmentée ".       
       L'énoncé susmentionné du droit relatif à la chose jugée et à la préclusion est confirmé dans les arrêts jurisprudentiels suivants, au moins : Wahl v. Nugent, [1924] 2 W.W.R. 1138 (C.A. Sask.; 420093 B.C. Ltd. v. Bank of Montréal (1995), 128 D.L.R. (4th) 488 (C.A. Alb.) pp. 493 et 494; [l'emploi abusif des procédures et la fragmentation d'un litige, aussi] Sunshine Village v. Dupuy et autre, A-416-95 (5 juin 1996) (C.A.F.), [1996] F.C.J. No. 800.       

[24]      Dans l'affaire Borley c. Canada (Commission du port de Fraser) (1995), 92 F.T.R. 275, la Cour a radié la déclaration au motif que les questions en litige avaient déjà été examinées et qu'en supposant qu'elles n'avaient pas été débattues, elle auraient dû l'être.

[25]      Il en résulte que l'application du principe de l'autorité de la chose jugée ne dépend pas de la question de savoir si les parties ont effectivement soulevé ou non la ou les questions en litige dans le premier procès, mais si elles pouvaient le faire. Le plaideur qui décide de laisser tomber certaines questions pour des raisons notamment de tactique ou de stratégie règle son propre sort en ce qui concerne ces décisions. Les parties doivent invoquer tous leurs moyens et ne sont pas autorisées à plaider de manière fragmentée ou à la pièce. Le caractère définitif des décisions juridictionnelles est un principe de droit tout autant qu'un principe général (voir également l'arrêt Grandview c. Doering, [1976] 2 R.C.S. 621, aux pages 634 et 636). Les parties engagées dans un procès doivent pouvoir se fier au caractère définitif des jugements définitifs pour régler leurs actes et leurs affaires en conséquence.

[26]      Dans l'arrêt Canada c. Chung, [1993] 2 C.F. 42, à la page 57, la Cour d'appel fédérale a fait remarquer que l'autorité de la chose jugée se présente sous deux formes : l'irrecevabilité pour cause d'identité de causes d'action et l'irrecevabilité pour cause d'identité des questions en litige (action estoppel et issue estoppel). Le critère à appliquer pour déterminer s'il y a irrecevabilité pour cause d'identité de questions en litige a été posé dans l'arrêt Carl Zeiss Stiftung v. Rayner & Keeler Ltd. (No. 2), [1967] 1 A.C. 853, et cet énoncé à été approuvé par la Cour suprême du Canada dans l'arrêt Angle c. Ministre du Revenu national, [1975] 2 R.C.S. 248. Trois conditions doivent être réunies pour qu'il y ait irrecevabilité pour cause d'identité de questions en litige : la même question a déjà été tranchée, la décision judiciaire que l'on dit créer l'irrecevabilité est une décision définitive et les parties à la décision judiciaire ou leurs ayant droit sont les mêmes que celle à l'égard de laquelle l'irrecevabilité est invoquée. Dans l'arrêt Angle, le juge Dickson a exposé plus en détail la première condition :

       Il ne suffira pas que la question ait été soulevée de façon annexe ou incidente dans l'affaire antérieure ou qu'elle doive être inférée du jugement par raisonnement [...] La question qui est censée donner lieu à la fin de non-recevoir doit avoir été " fondamentale à la décision à laquelle on est arrivé " dans l'affaire antérieure [...]       

[27]      En l'espèce, à l'exception de Signa, les parties sont les mêmes. La décision antérieure sur laquelle Merck se fonde pour invoquer le principe de l'autorité de la chose jugée est une décision définitive et la Cour a, en l'espèce, refusé de rouvrir le débat ou de réexaminer la question en litige. La question en litige a par ailleurs été tranchée dans la décision antérieure lorsque la Cour a conclu que les revendications qui sont maintenant contestées étaient valides et qu'elles avaient été contrefaites. Par conséquent, le moyen d'irrecevabilité tiré de l'autorité de la chose jugée qu'invoque Merck est bien fondé.

Intéressé

[28]      Aux termes du paragraphe 60(1) de la Loi sur les brevets, " un brevet ou une revendication se rapportant à un brevet peut être déclaré invalide ou nul par la Cour fédérale [...] à la diligence d'un intéressé ". Dans le jugement Wakefield Properties Corp. c. Teknion Furniture Systems Inc. , [1992] 44 C.P.R. (3d) 474 (C.F.1re inst.), la Cour a jugé qu'une personne est suffisamment intéressée à poursuivre une action si elle est en mesure de démontrer qu'elle fait le commerce du même genre de choses que le breveté et qu'elle lui livre présentement une concurrence active. Cette décision a été citée et approuvée par le juge Denault dans l'affaire ACIC (Canada) Inc. c. Merck & Co., (1995), 62 C.P.R. (3d) 362 (C.F. 1re inst.), dans laquelle la Cour a statué notamment que, comme la demanderesse n'avait allégué aucun fait pertinent pour démontrer sa qualité d'intéressé, l'action était frivole et vexatoire. La déclaration a été radiée en entier et la demanderesse a été autorisée a déposer et à signifier une nouvelle action.

[29]      Bien que Merck allègue que les rapports qui existent entre Signa et Apotex créent un lien de droit entre ces deux compagnies, aucun élément de preuve n'a été présenté à l'appui de cette prétention. L'intimée Signa n'a toutefois allégué aucun fait pertinent pour démontrer qu'elle livre concurrence à Merck ou qu'elle fait le commerce du même genre de choses que les brevetés.

Dispositif

[30]      Aucun élément de preuve n'a été ou ne sera examiné par la Cour en ce qui concerne la question de la validité de la cause d'action. Cet état de fait n'a aucune incidence sur le sort de la requête de Merck. Pour pouvoir prendre connaissance d'office d'une décision qu'elle a elle-même rendue, la Cour ne doit recevoir aucune " preuve ", pour respecter le paragraphe 221(2) des Règles.

[31]      Dans la décision qu'il a rendue dans le dossier T-2408-91, le juge MacKay a statué que les revendications 1 à 5 et 8 à 17 du brevet 349 étaient valides et il a expressément interdit à Apotex de les contrefaire en prononçant une injonction permanente. Apotex a envisagé la possibilité de contester les revendications 1 à 17, mais elle a finalement choisi de n'attaquer que les revendications 8 à 17. Elle a échoué dans cette tentative et elle a délibérément renoncé à faire une contestation plus large. Apotex cherche maintenant à rouvrir le débat sur des questions qui ont déjà été tranchées de façon définitive.

[32]      En raison du principe de l'autorité de la chose jugée et de l'irrecevabilité découlant de l'identité des questions en litige, la Cour exerce par la présente son pouvoir discrétionnaire en faveur de Merck et radie en conséquence la déclaration pour cause d'abus de procédure. Signa est autorisée, pour le cas où elle voudrait donner suite à la présent action, à signifier et à déposer une nouvelle déclaration dans laquelle elle expliquera en détail sa qualité d'intéressé au sens de la Loi sur les brevets, le tout en conformité avec le jugement Wakefield Properties Corp. c. Teknion Furniture Systems Inc., précité. La requérante est condamnée aux dépens.

                                         F.C. Muldoon
                                         Juge

Ottawa (Ontario)

Le 28 avril 1999.

Traduction certifiée conforme

Martine Guay, LL.L.

     COUR FÉDÉRALE DU CANADA

     SECTION DE PREMIÈRE INSTANCE

     AVOCATS ET PROCUREURS INSCRITS AU DOSSIER

No DU GREFFE :              T-2869-96
INTITULÉ DE LA CAUSE :      APOTEX INC. et SIGNA S.A. de C.V.
                     c. MERCK & CO. INC.
LIEU DE L'AUDIENCE :          Ottawa (Ontario)
DATE DE L'AUDIENCE :      10 novembre 1998

MOTIFS DU JUGEMENT prononcés par le juge Muldoon le 28 avril 1999

ONT COMPARU :

Me Harry B. Radomski              pour les demanderesses

Me Daniela Bassan

Me G. Alexander Macklin, c.r.          pour la défenderesse

Me Constance Too

PROCUREURS INSCRITS AU DOSSIER :

Goodman, Phillips & Vineberg          pour les demanderesses

Toronto (Ontario)

Gowling, Strathy & Henderson          pour la défenderesse

Ottawa (Ontario)

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