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Date : 20020516

Dossier : IMM-1739-01

Référence neutre : 2002 CFPI 567

ENTRE :

                                                             KIRPAL SINGH MANN

                                                                                                                                                     demandeur

                                                                                   et

                         MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

                                                                                                                                                      défendeur

                                                    MOTIFS DE L'ORDONNANCE

LE JUGE GIBSON

[1]         Les présents motifs font suite à une demande de contrôle judiciaire d'une décision par laquelle une fonctionnaire de l'Immigration a rejeté la demande présentée par le demandeur en vertu du paragraphe 114(2) de la Loi sur l'immigration[1] en vue d'obtenir le droit d'établissement à partir du Canada pour des raisons d'ordre humanitaire. La décision de la fonctionnaire de l'Immigration a été communiquée au demandeur par lettre datée du 22 mars 2001.


[2]         Le demandeur est un citoyen de l'Inde âgé de 43 ans qui est arrivé au Canada le 10 juillet 1993. Il a revendiqué sans succès le statut de réfugié au sens de la Convention. Il a demandé à notre Cour l'autorisation d'introduire une demande de contrôle judiciaire du refus de sa revendication du statut de réfugié au sens de la Convention, mais cette autorisation lui a été refusée.

[3]         Après son arrivée au Canada, le demandeur a obtenu un permis de travail. Il avait obtenu un emploi en juin 1994, mais a malheureusement subi plusieurs blessures lors d'un accident d'automobile quelques semaines plus tard. Le demandeur n'a pas pu travailler pendant une longue période de temps et il avait besoin de nombreux traitements de physiothérapie. Bien que son état se soit depuis beaucoup amélioré, il souffre encore d'une certaine incapacité. Le demandeur n'a plus de permis de travail, mais il a accumulé une expérience considérable dans le domaine de la construction en Inde et a fourni des éléments de preuve démontrant qu'il avait des possibilités d'emploi au Canada.

[4]         En raison de ses blessures, le demandeur a reçu une importante indemnité d'assurance en règlement de sa réclamation. En conséquence, au moment où il a présenté sa demande d'établissement à partir du Canada le 15 juillet 1999, il était propriétaire d'un appartement en copropriété au Canada, possédait un solde bancaire appréciable au Canada et était également propriétaire de son propre véhicule.


[5]         Le demandeur s'est marié en Inde, où lui et sa femme ont eu cinq (5) enfants, mais plusieurs années se sont évidemment écoulées depuis qu'il a vu sa femme et ses enfants. En octobre 1998, il a rencontré ici au Canada une femme avec laquelle il est entré en relations. Tout comme le demandeur, cette femme est originaire de l'Inde et se trouve sans statut au Canada. Le demandeur et sa compagne ont, le 5 février 2000, donné naissance à un enfant qui est citoyen canadien. Avant de présenter sa demande d'établissement à partir du Canada, le demandeur avait entamé une procédure de divorce contre sa femme en Inde.

[6]         Le demandeur ne travaille pas à l'extérieur de chez lui. C'est surtout lui qui s'occupe de son jeune enfant canadien. Sa compagne travaille à l'extérieur. Outre son rôle d'homme au foyer, le demandeur s'occupe activement de son temple. Il a acquis une connaissance pratique de l'anglais et n'a jamais eu de démêlés avec la police depuis son arrivée au Canada.

[7]         Voici les notes que la fonctionnaire de l'Immigration a rédigées pour justifier sa décision de refuser au demandeur la possibilité de demander le droit d'établissement à partir du Canada pour des raisons d'ordre humanitaire :

[TRADUCTION]


Compte tenu des éléments d'information, des observations et des circonstances de la présente espèce, je ne suis pas convaincue qu'il existe des raisons d'ordre humanitaire suffisantes pour justifier de dispenser le demandeur des exigences législatives habituelles. La revendication du statut de réfugié du demandeur a été refusée, et l'appel interjeté de cette décision défavorable a été rejeté en 1994. Il est présentement sous le coup d'une mesure d'expulsion en cours de validité. Le demandeur souhaite demander sa résidence permanente à partir du Canada car il affirme vivre présentement en union libre avec Mme Kuldip Kaur, avec laquelle il a eu un enfant canadien maintenant âgé d'un an. Je constate que Mme Kaur n'a aucun statut au Canada. Elle est elle aussi une revendicatrice éconduite qui fait l'objet d'une mesure d'expulsion en cours de validité. Je ne vois aucune raison atténuante pour laquelle le demandeur et sa conjointe de fait ne pourraient pas retourner en Inde avec leur fille pour y vivre. Leur fille est encore assez jeune pour pouvoir s'adapter à tout pays où ses parents décideront de vivre et elle ne subira aucun préjudice si elle retourne en Inde avec ses parents pour y habiter. Le demandeur explique qu'il a noué des liens familiaux étroits au Canada, étant donné que son frère, sa soeur et d'autres parents plus éloignés résident au Canada. Le demandeur possède toutefois des liens familiaux plus étroits avec son pays d'origine puisqu'il a cinq enfants à charge issus de son mariage et que ses parents et cinq autres frères et soeurs vivent en Inde. Le demandeur n'exerce présentement aucun emploi au Canada; il ne s'est pas suffisamment établi au Canada et il ne subirait aucun préjudice excessif ou disproportionné s'il devait être forcé de retourner en Inde pour y présenter sa demande de résidence permanente selon la procédure habituellement prévue par la Loi sur l'immigration. La conjointe de fait du demandeur pourrait retourner en Inde avec lui compte tenu du fait qu'elle fait elle aussi l'objet d'une mesure de renvoi. En conséquence, compte tenu de tous ces éléments, je ne suis pas convaincue qu'il existe des raisons d'ordre humanitaire suffisantes pour justifier une dispense d'application du paragraphe 9(1) de la Loi[2].                                        [Les erreurs figurant dans cette citation sont reprises de l'original.]

[8]         L'avocate du demandeur soutient que la fonctionnaire de l'Immigration a commis une erreur justifiant la révision de sa décision à quatre égards : premièrement, en commettant une erreur de droit et en ignorant ou en interprétant mal la preuve qui lui était soumise; deuxièmement, en tenant compte d'éléments non pertinents pour décider de refuser la demande du demandeur; troisièmement, en parvenant à une décision déraisonnable en ne tenant effectivement pas compte de l'intérêt de l'enfant né au Canada du demandeur; et, finalement, en commettant une erreur de droit en manquant à son obligation d'agir avec équité en n'accordant pas au demandeur l'occasion de répondre aux réserves qu'elle avait formulées, à la suite des observations faites par le demandeur et en son nom.

[9]         Il est de jurisprudence constante que la norme de contrôle applicable dans le cas des décisions comme celle qui nous intéresse est celle de la décision raisonnable simpliciter[3]. Dans l'arrêt Canada (Directeur des enquêtes et recherches) c. Southam Inc.[4], le juge Iacobucci écrit ce qui suit, au paragraphe 56 :


Je conclus que cette troisième norme devrait être fondée sur la question de savoir si la décision du Tribunal est déraisonnable. Ce critère doit être distingué de la norme de contrôle qui appelle le plus haut degré de retenue, et en vertu de laquelle les tribunaux doivent dire si la décision du tribunal administratif est manifestement déraisonnable. Est déraisonnable la décision qui, dans l'ensemble, n'est étayée par aucun motif capable de résister à un examen assez poussé. En conséquence, la cour qui contrôle une conclusion en regard de la norme de la décision raisonnable doit se demander s'il existe quelque motif étayant cette conclusion. Le défaut, s'il en est, pourrait découler de la preuve elle-même ou du raisonnement qui a été appliqué pour tirer les conclusions de cette preuve. Un exemple du premier type de défaut serait une hypothèse qui n'avait aucune assise dans la preuve ou qui allait à l'encontre de l'essentiel de la preuve. Un exemple du deuxième type de défaut serait une contradiction dans les prémisses ou encore une inférence non valable.

La norme que le juge Iacobucci appelle norme de la décision déraisonnable ou, inversement, norme de la décision raisonnable, est, j'en suis persuadé, la même norme que celle qui est désignée dans l'arrêt Baker sous le nom de norme de la décision raisonnable simpliciter.

[10]       Dans l'arrêt Legault c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration)[5], le juge Décary écrit ce qui suit au nom de la Cour, au paragraphe [11] :

La Cour suprême, dans Suresh, nous indique donc clairement que Baker n'a pas dérogé à la tradition qui veut que la pondération des facteurs pertinents demeure l'apanage du ministre ou de son délégué. Il est certain, avec Baker, que l'intérêt des enfants est un facteur que l'agent d'immigration doit examiner avec beaucoup d'attention. Il est tout aussi certain, avec Suresh, qu'il appartient à cet agent d'attribuer à ce facteur le poids approprié dans les circonstances de l'espèce. Ce n'est pas le rôle des tribunaux de procéder à un nouvel examen du poids accordé aux différents facteurs par les agents. [Non souligné dans l'original.]

La décision Suresh dont il est question dans cet extrait est l'arrêt Suresh c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration)[6].


[11]       Je tiens à signaler le plaidoyer éloquent qu'a fait l'avocate du demandeur et à souligner la sympathie qu'inspire, à mon avis, le cas du demandeur. Cette sympathie découle en particulier de la longue période que le demandeur a passée au Canada, des difficultés qu'il a rencontrées et qu'il a, selon toute vraisemblance, surmontées pendant qu'il se trouvait au Canada, de la nouvelle relation qu'il a nouée au Canada et de l'enfant canadien qui est issu de cette relation et du fait que le demandeur est évidemment maintenant plus près de ses parents et amis canadiens qu'il ne l'est probablement des membres de sa famille qui vivent en Inde, compte tenu surtout de sa longue absence de l'Inde et de la procédure de divorce qu'il a entamée en Inde. Ceci étant dit, je ne puis conclure que la fonctionnaire de l'Immigration a ignoré ou mal interprété les éléments de preuve portés à sa connaissance, qu'elle a tenu compte d'éléments non pertinents ou qu'elle n'a pas tenu compte de l'intérêt de l'enfant né au Canada du demandeur. Je suis convaincu qu'il ressort des notes de la fonctionnaire de l'Immigration dont j'ai déjà cité des extraits que celle-ci a tenu compte de tous les facteurs portés à sa connaissance par le demandeur et dont elle devait tenir compte. Le fait que j'aurais pu apprécier différemment ces facteurs ne constitue pas une raison qui justifierait de faire droit à la présente demande de contrôle judiciaire.

[12]       Il nous reste à résoudre la question de savoir si la fonctionnaire de l'Immigration a commis ou non une erreur qui justifie la révision de sa décision en manquant à l'obligation d'agir avec équité à laquelle elle était tenue envers le demandeur lorsqu'elle a refusé de lui accorder la possibilité de répondre aux réserves qu'elle avait exprimées.


[13]       On trouve le paragraphe suivant dans les observations que le défendeur a formulées dans une lettre du 15 juillet 1999 au sujet de la demande présentée par le demandeur en vue d'obtenir le droit d'établissement à partir du Canada pour des raisons d'ordre humanitaire :

[TRADUCTION]

Pour le cas où vous auriez des questions au sujet des observations qui précèdent, nous vous demandons de nous adresser ces questions pour que nous ayons la possibilité d'y répondre. Si vous avez besoin de plus amples informations ou de documents complémentaires, n'hésitez pas à communiquer avec le soussigné[7].

[14]       Une longue période de temps s'est écoulée à la suite de la transmission des observations du demandeur au défendeur. En conséquence, le 17 janvier 2001, la fonctionnaire de l'Immigration dont la décision est présentement à l'examen a écrit au demandeur par le truchement de son avocat pour lui offrir la possibilité de présenter des observations supplémentaires. La fonctionnaire de l'Immigration n'a fait part d'aucune réserve dans sa lettre.

[15]       Dans l'arrêt Sadeghi c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration)[8], le juge Evans, dans le contexte d'une question analogue soulevée à l'égard du rejet d'une demande de visa, a écrit ce qui suit aux paragraphes 14 et suivants :

Il est important de mettre l'accent sur le contexte particulier dans lequel cette question d'équité procédurale se pose. L'alinéa 11(3)b) [du Règlement sur l'immigration de 1978] confère un pouvoir extraordinaire s'appliquant aux cas exceptionnels et n'accorde pas aux agents des visas un pouvoir discrétionnaire général leur permettant de réviser l'appréciation qu'ils ont faite selon les critères de sélection particuliers prévus ou de justifier un point de vue selon lequel le demandeur n'est pas d'une certaine façon tout à fait [traduction] « à la hauteur » [...]


En conséquence, dans l'exercice du pouvoir que lui confère l'alinéa 11(3)b), l'agente des visas a pris une décision discrétionnaire privant l'appelant de son attente légitime selon laquelle, comme il avait rempli les critères de sélection particuliers prévus par la loi, qui, pour la plupart, sont conçus pour apprécier la capacité du demandeur de réussir son installation au Canada sur le plan économique, il obtiendrait un visa, à moins d'être jugé non admissible en application du paragraphe 19(1) [...] de la Loi sur l'immigration. Les décisions qui frustrent une personne de son attente légitime de recevoir un bénéfice attirent généralement une plus grande protection sur le plan de la procédure que celles où le pouvoir discrétionnaire est général.

[...]

L'obligation qui incombe normalement aux demandeurs de visas de « présenter leurs meilleurs arguments » en soumettant à l'agent des visas tous les renseignements nécessaires pour démontrer qu'ils satisfont aux critères de sélection réduit l'obligation des agents des visas, sur le plan de l'équité procédurale, d'informer les demandeurs de toutes les réserves qu'ils peuvent avoir en ce qui a trait au caractère approprié de la demande. [Citations et certains passages omis.]


[16]       Bien que la situation en cause dans l'affaire Sadeghi soit fort différente de celle qui nous occupe en l'espèce, je conclus que l'analyse qui précède est utile. La décision à l'examen en l'espèce est, tout comme l'affaire Sadeghi, une décision discrétionnaire. Une fois de plus, tout comme dans l'affaire Sadeghi, compte tenu de la demande formulée dans les observations du demandeur, on pourrait dire que le demandeur pouvait raisonnablement s'attendre de façon légitime à ce que les réserves de la fonctionnaire de l'Immigration soient portées à son attention. Mais, encore une fois tout comme dans l'affaire Sadeghi, je suis convaincu que l'obligation qui incombe à celui qui présente une demande en vue d'obtenir le droit d'établissement à partir du Canada pour des raisons d'ordre humanitaire consiste à « présenter ses meilleurs arguments » en soumettant au fonctionnaire de l'Immigration tous les renseignements nécessaires pour établir le bien-fondé de sa demande. Dans ces conditions, je suis convaincu que l'obligation imposée au fonctionnaire de l'Immigration, sur le plan de l'équité procédurale, d'informer un tel demandeur de toutes les réserves qu'il peut avoir au sujet du bien-fondé de sa demande est réduite d'autant. Vu les faits de la présente affaire, je suis convaincu qu'ayant pris l'initiative de fournir au demandeur l'occasion de lui soumettre de nouvelles observations, la fonctionnaire de l'Immigration s'est acquittée des obligations auxquelles elle était tenue envers le demandeur en matière d'équité procédurale.

[17]       Je conclus que la présente demande de contrôle judiciaire doit être rejetée. La Cour rendra une ordonnance en conséquence. Aucun des deux avocats n'a recommandé la certification d'une question grave de portée générale découlant des faits de la présente affaire. Aucune question ne sera donc certifiée.

                                                                           « Frederick E. Gibson »           

                                                                                                             Juge                          

Ottawa (Ontario)

Le 16 mai 2002

Traduction certifiée conforme

Martine Guay, LL. L.


                                                                                       Date : 20020516

                                                                         Dossier : IMM-1739-01

OTTAWA (ONTARIO), LE JEUDI 16 MAI 2002

EN PRÉSENCE DU JUGE GIBSON

ENTRE :

                                   KIRPAL SINGH MANN

                                                                                                 demandeur

                                                         et

MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

                                                                                                  défendeur

                                           ORDONNANCE

La demande de contrôle judiciaire est rejetée.

Aucune question n'est certifiée.

                                                                           « Frederick E. Gibson »           

                                                                                                             Juge                          

Traduction certifiée conforme

Martine Guay, LL. L.


                          COUR FÉDÉRALE DU CANADA

                     SECTION DE PREMIÈRE INSTANCE

                       AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

No DU GREFFE :                    IMM-1739-01

INTITULÉ :                              Kirpal Singh Mann

LIEU DE L'AUDIENCE :      Toronto (Ontario)

DATE DE L'AUDIENCE :    24 avril 2002

MOTIFS DE L'ORDONNANCE : MONSIEUR LE JUGE GIBSON

COMPARUTIONS :

Barbara Jackman                                                                            POUR LE DEMANDEUR

Greg G. George                                                                              POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Jackman, Waldman & Associates                                                 POUR LE DEMANDEUR

Toronto (Ontario)

Morris Rosenberg                                                                           POUR LE DÉFENDEUR

Sous-procureur général du Canada



[1]         L.R.C. (1985), ch. I-2.

[2]       Dossier du demandeur, pages 7 à 12.

[3]         Voir l'arrêt Baker c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration) [1999] 2 R.C.S. 817.

[4]         [1997] 1 R.C.S. 748.

[5]         [2002] F.C.J. No. 457 (C.A.F.), Internet : QL (FCJ).

[6]         2002 CSC 1.

[7]       Dossier du demandeur, à la page 27.

[8]         [2000] 4 C.F. 337 (C.A.F.).

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