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Date : 20060721

Dossier : IMM‑6277‑05

Référence : 2006 CF 909

Ottawa (Ontario), le 21 juillet 2006

EN PRÉSENCE DE MADAME LA JUGE DAWSON

 

ENTRE :

 

FATJON LEKAJ

 

demandeur

 

et

 

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

défendeur

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

[1]        Fatjon Lekaj, un citoyen albanais, revendique la qualité de réfugié au sens de la Convention et la qualité de personne à protéger. Il dit que, en raison de son orientation sexuelle, il risque en Albanie d’être persécuté par son père, par les hommes musulmans et par les gens de son quartier. Sa demande a été rejetée par la Section de la protection des réfugiés de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié (la Commission), qui a estimé que le demandeur n’était pas suffisamment crédible. Le demandeur dépose la présente demande de contrôle judiciaire à l’encontre de cette décision. Il dit que les conclusions de la Commission concernant sa crédibilité étaient abusives et que la décision de la Commission atteste une partialité.

[2]        Selon moi, l’accusation de partialité est sans fondement, mais je suis d’avis que la Commission a tiré suffisamment de conclusions erronées en matière de crédibilité pour qu’on puisse conclure que sa décision devrait être annulée.

 

[3]        La décision de la Commission a été succinctement résumée comme suit dans l’exposé additionnel des arguments du ministre :

[TRADUCTION]

5.    Pour dire que la demande du demandeur n’était pas fondée, la Commission a tiré les conclusions suivantes à propos de la preuve :

 

a)    La Commission a estimé que la question de la crédibilité était déterminante.

 

b)    Elle a relevé que le demandeur avait négligé d’énumérer dans son FRP [Formulaire de renseignements personnels] ses voyages répétés en Macédoine et au Monténégro.

 

c)    La Commission a estimé que, même si cela ne permettait pas de trancher la demande, le demandeur n’avait pas sollicité l’asile alors qu’il était en transit en Italie et en France, et cela ne s’accordait pas avec le sentiment de quelqu’un qui craint véritablement pour sa sécurité.

 

d)    Le témoignage du demandeur selon lequel il avait assisté à des rencontres de l’Organisation gaie de l’Albanie n’a pas été jugé crédible car son adhésion à cette organisation n’était pas mentionnée dans son FRP. Par ailleurs, la Commission a estimé que, si la seule fois où le demandeur avait mis fin à son isolement volontaire était le jour où il avait rencontré ce groupe dans un parc, alors cela serait mentionné dans son FRP.

 

e)    La Commission n’a pas trouvé le demandeur crédible parce qu’il avait donné deux réponses différentes quand on lui avait demandé quand, et par qui, il avait été battu la première fois pour son homosexualité.

 

f)     La Commission a estimé que, puisque le demandeur n’avait pas prétendu ne pas être en mesure de comprendre l’interprète dans les bureaux de CIC à Etobicoke, les omissions des notes de l’agent d’immigration s’expliquaient par le fait que le demandeur avait négligé de dire qu’il avait été battu et hospitalisé.

 

g)    La Commission a estimé que le demandeur ne savait pas ce qu’était un bar gai, parce qu’il a témoigné qu’un tel bar est un endroit où les femmes ne sont pas admises, et qu’il a appelé bars « normaux » les bars pour hétérosexuels.

 

h)    La Commission a estimé que le demandeur n’était pas crédible parce qu’il disait qu’il fréquentait le quartier homosexuel de Toronto environ une fois par semaine, alors qu’il n’avait pas une connaissance géographique de ce quartier.

 

i)     La Commission a estimé que, si le demandeur avait eu une relation de longue durée avec Blendi, alors cette relation aurait été expressément mentionnée dans son FRP. Elle a estimé que le demandeur avait ajouté cette relation le jour de l’audience comme embellissement pour donner plus de poids à sa demande.

 

j)     La Commission a estimé que, si le père du demandeur avait révélé, sous le sceau du secret religieux, que son fils était homosexuel et si tel secret avait été violé, alors cela aurait été expressément mentionné dans son FRP.

 

k)    La Commission a estimé que le demandeur avait usé de stéréotypes pour se décrire dans l’exposé circonstancié de son FRP et dans son témoignage. Le demandeur disait avoir une certaine apparence et certains traits particuliers, mais la Commission n’a pas observé de tels attributs chez le demandeur.

 

l)     La Commission a relevé que les propres documents justificatifs du demandeur montrent que les jeunes hommes en Albanie prétendent faussement être homosexuels afin de pouvoir émigrer vers d’autres pays.

 

m)   La Commission a estimé que les documents médicaux présentés par le demandeur à l’appui de sa demande ne contenaient pas les adresses, numéros de téléphone ou numéros de télécopieur qui apparaissent en général sur les documents albanais. Elle a aussi relevé qu’il était facile d’obtenir des faux en Albanie. La Commission n’a accordé aucun poids à ces documents.

 

n)    Compte tenu de l’ensemble de la preuve, la Commission a estimé que le demandeur n’était pas un réfugié au sens de la Convention ni une personne à protéger.

 

[4]        Les conclusions de la Commission en matière de crédibilité sont des conclusions de fait. Elles ne peuvent donc être modifiées par la Cour dans une procédure de contrôle judiciaire que si elles sont manifestement déraisonnables ou entachées d’une erreur susceptible de contrôle.

 

[5]        Mes doutes à propos des conclusions de la Commission sont les suivants.

 

Les faits omis des déclarations de M. Lekaj dans les bureaux de Citoyenneté et Immigration Canada à Etobicoke

[6]        La Commission a tiré une conclusion défavorable de ce que le demandeur n’avait pas dit à l’agent d’immigration qui l’interrogeait qu’il avait été battu et hospitalisé en Albanie. Le demandeur a témoigné qu’il avait bel et bien donné cette information à l’agent.

 

[7]        Examinant ce témoignage, la Commission a reconnu que le demandeur avait fait sa déclaration à l’agent par l’entremise d’un interprète et a reconnu avoir constaté, après un test, que l’interprète avait eu du mal à faire son travail. On s’est demandé si l’interprète avait eu de la difficulté à comprendre l’anglais ou l’albanais. En conséquence, il était manifestement déraisonnable pour la Commission de considérer que le demandeur pouvait comprendre l’interprète, et de conclure ensuite que la manière dont l’interprète avait rendu en anglais sa déclaration était assez complète et assez exacte pour que toute omission constatée dans les notes de l’agent fût attribuable au demandeur plutôt qu’à une traduction incomplète ou inexacte des déclarations du demandeur.

 

La conclusion selon laquelle le demandeur ne savait pas ce qu’était un bar gai

[8]        Cette conclusion était fondée sur le fait que, dans son témoignage, le demandeur avait évoqué certains bars en disant que c’étaient des bars [traduction] « normaux », et que les femmes n’étaient [traduction] « pas admises » dans certains bars à Toronto. La Commission a estimé que « [t]out le monde sait que les endroits publics, comme les restaurants ou les bars, ne sont pas autorisés à faire de la discrimination en fonction du sexe ou de l’orientation sexuelle au Canada ».

 

[9]        La Commission aurait dû considérer l’emploi, par le demandeur, du mot [traduction] « normal » en se rendant compte qu’il témoignait en albanais par l’entremise d’un interprète. La Commission devait donc se demander si, en albanais, il existe, pour les mots « gai » ou « homosexuel », un mot qui n’est pas péjoratif, et voir de quelles autres manières un locuteur d’origine albanaise pourrait désigner les hétérosexuels. Ne s’étant pas posé ces questions, la Commission a commis une erreur parce qu’elle a appliqué une logique nord‑américaine à l’emploi du mot [traduction] « normal » par le demandeur.

 

[10]      Pareillement, quant à savoir qui peut être [traduction] « admis » dans un bar, l’idée qu’en avait le demandeur pouvait fort bien reposer sur des normes sociales ou culturelles autres que la manière dont le commissaire voyait l’incidence juridique de la Charte. La Commission n’est pas allée plus loin sur ce terrain avec le demandeur, se contentant de sauter sur son observation selon laquelle, à Toronto, certains bars (dont celui qu’il a nommé) sont réservés aux hommes, et que les femmes n’y sont pas admises.

 

[11]      Pour ces motifs, la conclusion selon laquelle le demandeur ne savait pas ce qu’était un bar gai était manifestement déraisonnable.

 

La connaissance qu’avait le demandeur du « quartier gai » de Toronto

[12]      La conclusion de la Commission selon laquelle le demandeur n’avait pas une connaissance géographique du quartier gai de Toronto s’appuyait uniquement sur le fait que le demandeur utilisait la station de métro College plutôt que la station Wellesley (plus proche) pour se rendre au Black Eagle. Cela ne suffit pas pour conclure que le demandeur ne connaissait pas bien le quartier gai.

 

L’absence de mention d’une relation de longue durée avec Blendi dans le FRP du demandeur

[13]      Le demandeur a témoigné que, du printemps 1998 jusqu’à octobre 1999, il s’était lié à un certain Blendi. La Commission a tiré une conclusion défavorable du fait que le demandeur n’en ait pas fait mention dans son FRP.

 

[14]      Le demandeur écrivait dans son FRP que, en 1998, il s’était lié à un camarade de classe et que, durant l’hiver de 2000, [traduction] « [m]on ami Blendi avait été battu et maltraité et avait fui l’Albanie ». À mon avis, l’omission qu’a invoquée la Commission était d’une importance discutable compte tenu de l’information que le demandeur avait donnée dans son FRP à propos de Blendi. L’omission ne constitue pas une preuve suffisante qui autorisait la Commission à conclure que la liaison avec Blendi avait été ajoutée par le demandeur comme moyen d’enjoliver sa demande.

 

L’absence, dans le FRP du demandeur, de toute mention de la violation de la confidence religieuse de son père

[15]      Le ministre a admis que le demandeur n’avait pas témoigné que son père avait révélé à des gens, sous le sceau du secret religieux, que le demandeur était homosexuel. Il s’ensuit qu’aucune conclusion défavorable n’aurait dû être tirée de l’absence de mention, dans le FRP du demandeur, de cet événement inexistant.

 

La Commission a dit ne pas avoir remarqué de traits particuliers chez le demandeur

[16]      La Commission s’est exprimée ainsi :

                Le tribunal observe que le demandeur d’asile a utilisé des stéréotypes pour se décrire lui‑même dans son exposé circonstancié et son témoignage oral. Par exemple, le demandeur d’asile a fait remarquer quand il est allé se plaindre à la police : [TRADUCTION] « Ils m’ont regardé et ont décidé d’après mon maniérisme que les noms étaient corrects. » Au bureau du gouvernement local : [TRADUCTION] « L’homme à qui je parlais m’a regardé et a conclu pourquoi j’avais été attaqué. » et « Je suis resté à l’intérieur pour que les gens ne puissent pas voir mon maniérisme et s’en prendre à moi. » Le tribunal ne fait habituellement pas d’observations sur le comportement du témoin, car les différences culturelles peuvent influer sur la manière dont les gens se présentent. Cependant, parce que le demandeur d’asile a inclus son apparence et son maniérisme dans son exposé circonstancié, le tribunal a observé que le demandeur n’avait aucun maniérisme distinctif de quelque sorte que ce soit dans la salle d’audience et qu’il s’est présenté lui‑même comme n’importe quel jeune homme type.

                                                                                    [Note de bas de page omise.]

 

[17]      À mon avis, aucun poids ne peut être accordé à l’observation de la Commission. Comme l’écrivait mon collègue le juge Teitelbaum dans la décision Herrera c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 1233, l’application de stéréotypes fondés sur l’apparence et sur la manière de se tenir ne constitue pas un moyen valable de mettre en doute la crédibilité du demandeur.

 

La mention, par la Commission, d’autres allégations fausses

[18]      En évoquant le fait que les propres documents justificatifs produits par le demandeur mentionnaient que certains hommes albanais prétendaient faussement être homosexuels, la Commission a pris en compte un facteur hors de propos. Elle devait considérer la demande du demandeur selon son propre bien‑fondé.

 

Dispositif

[19]      Ces erreurs sont au cœur des conclusions de la Commission sur la crédibilité du demandeur. L’examen des conclusions qui ne sont pas entachées d’une erreur susceptible de contrôle me conduit à conclure qu’il serait imprudent de rejeter la présente demande de contrôle judiciaire. Je relève ici qu’une certaine confusion a entouré le témoignage du demandeur sur la date à laquelle il avait été battu la première fois (une contradiction qu’a invoquée la Commission). L’extrait pertinent de la transcription se présente ainsi :

[TRADUCTION]

Et la première fois que vous avez été battu par quelqu’un en Albanie parce que vous étiez homosexuel, c’était quelle année et à quel moment de l’année approximativement?

 

R.             En 2001.

 

Q.            D’accord.

Et vous souvenez‑vous quel mois de 2001?

 

R.             Janvier.

 

Q.            Très bien.

Et qui vous a battu alors parce que vous êtes homosexuel ou […]

 

LE COMMISSAIRE :                Excusez‑moi […] je n’ai pas saisi le mois de 2001.

 

L’AGENT DE PROTECTION DES RÉFUGIÉS :  C’est janvier, je crois.

 

LE COMMISSAIRE :                Merci.

 

L’AGENT DE PROTECTION DES RÉFUGIÉS :  Désolé. Janvier 2001 – désolé ‑‑ 2… ‑‑ je croyais que c’était en 2000.

 

            Qu’a‑t‑il dit?

 

            Non, je suis désolé. Recommençons.

 

L’AGENT DE PROTECTION DES RÉFUGIÉS AU DEMANDEUR :

 

Q.            Quand est‑ce que vous avez été battu la première fois par quelqu’un en Albanie en raison de votre homosexualité; d’abord l’année, si vous vous en souvenez?

 

R.             En 2000.

 

Q.        D’accord.

 

[20]      La Commission a tiré une conclusion défavorable de la différence entre les dates, mais il est clair que les propos qui ont été échangés étaient confus.

 

[21]      Pour terminer, s’agissant de la question de la partialité, le critère applicable, exposé par la Cour suprême dans l’arrêt Committee for Justice and Liberty c. Office national de l’énergie, [1978] 1 R.C.S. 369, et dans l’arrêt R. c. S. (R.D.), [1997] 3 R.C.S. 484, est le suivant : à quelle conclusion en arriverait une personne bien renseignée qui étudierait la question en profondeur, de façon réaliste et pratique? Cette personne bien renseignée croirait‑elle que, selon toute vraisemblance, le décideur, consciemment ou non, ne rendra pas une décision juste? Un niveau élevé de preuve est requis.

 

[22]      Le demandeur ne m’a pas convaincue que les erreurs commises par la Commission dans sa manière d’apprécier la preuve conduiraient une personne bien renseignée à croire que la Commission ne se prononcerait pas d’une manière juste.

 

[23]      L’avocate du ministre n’a proposé aucune question à certifier, et l’avocat du demandeur n’a proposé aucune question pour le cas où l’affaire serait jugée comme elle l’est ici. Je reconnais qu’aucune question de portée générale ne se pose dans ce dossier, et aucune question ne sera certifiée.

 


JUGEMENT

 

[24]      LA COUR ORDONNE :

 

1.         La demande de contrôle judiciaire est accueillie, et la décision de la Section de la protection des réfugiés en date du 26 septembre 2005 est annulée.

 

2.         L’affaire est renvoyée à un autre tribunal de la Section de la protection des réfugiés de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié, pour nouvelle décision.

 

 

 

« Eleanor R. Dawson »

Juge

 

 

 

Traduction certifiée conforme

Julie Boulanger, LL.M.

 


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

 

DOSSIER :                                                          IMM‑6277‑05

 

 

INTITULÉ :                                                         FATJON LEKAJ

                                                                              c.

                                                                              LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

                                                                              ET DE L’IMMIGRATION

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                                   TORONTO (ONTARIO)

 

DATE DE L’AUDIENCE :                                 LE 14 JUIN 2006

 

MOTIFS DU JUGEMENT

ET JUGEMENT :                                                LA JUGE DAWSON

 

DATE DES MOTIFS :                                        LE 21 JUILLET 2006

 

 

COMPARUTIONS :

 

Jeffrey Goldman                                                     POUR LE DEMANDEUR

 

Maria Burgos                                                         POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Jeffrey Goldman                                                     POUR LE DEMANDEUR

Toronto (Ontario)

 

John H. Sims, c.r.                                                   POUR LE DÉFENDEUR

Sous‑procureur général du Canada

 

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