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Date : 20050425

Dossier : IMM-2187-05

Référence : 2005 CF 555

Montréal (Québec), le 25 avril 2005

EN PRÉSENCE DE MONSIEUR LE JUGE BLANCHARD

ENTRE :

                                       LE SOLLICITEUR GÉNÉRAL DU CANADA

demandeur

                                                                            et

                                                              ALI REZA ORAKI

défendeur

                                MOTIFS DE L'ORDONNANCE ET ORDONNANCE

Introduction

[1]                Le demandeur sollicite une ordonnance suspendant l'ordonnance par laquelle Mme Dianne Tordorf, commissaire de la Section de l'immigration de la Commission de l'immigration et du statut de réfugié (la Commission), a ordonné le 5 avril 2005 que le défendeur devait être mis en liberté sous certaines conditions jusqu'à ce que la Cour ait eu la possibilité d'examiner la demande de contrôle judiciaire du demandeur.


Le contexte factuel                                            

[2]                Le défendeur, Ali Reza Oraki, est un citoyen iranien qui est arrivé au Canada le 12 décembre 1986 et qui a revendiqué le statut de réfugié le 14 décembre 1986. Le 24 novembre 1988, il a été déclaré coupable de six accusations de trafic d'héroïne.

[3]                Le 2 août 1991, une mesure de renvoi du Canada a été prise contre le défendeur. Le 16 août 1993, le défendeur a fait l'objet d'une mesure d'exclusion en vertu de l'alinéa 1Fc) de la Convention. La demande de contrôle judiciaire de cette décision a été rejetée par la Cour le 22 décembre 1993. Le 23 mars 1994, la mesure d'expulsion prise contre le défendeur est devenue exécutoire.

[4]                Le défendeur ne s'est pas présenté aux bureaux du ministère d'Immigration Canada le 16 novembre 1994, comme il devait le faire pour que des dispositions soient prises pour son départ. Il aurait apparemment quitté le pays, pour y revenir illégalement en 1995. Il est resté illégalement au Canada jusqu'à ce qu'un mandat d'arrestation soit délivré le 13 septembre 2004. Il a été arrêté le lendemain et il est en détention depuis cette date.


[5]                Le dossier montre qu'il y a eu un total de neuf contrôles de détention devant différents commissaires, au cours desquels la mise en liberté du défendeur a été examinée. Lors des huit premiers contrôles, qui ont eu lieu entre le 16 septembre 2004 et le 7 mars 2005 et au terme desquels la mise en liberté a été refusée, on a jugé que le défendeur risquait grandement de s'enfuir et son maintien en détention a donc été ordonné.

[6]                Le 5 avril 2005, la commissaire Tordorf a autorisé la mise en liberté du défendeur aux conditions suivantes : 1) que le cautionnement en espèces, ou toute autre forme de garantie, s'élève à 20 000 $; 2) que le défendeur se présente à un agent d'immigration dans les 72 heures suivant sa mise en liberté et, par la suite, une fois par semaine; 3) qu'il coopère avec les autorités afin d'obtenir ses titres de voyage; et 4) une fois ces documents obtenus, qu'il continue de se présenter sur une base hebdomadaire devant un agent d'immigration, jusqu'à son renvoi.

[7]                Le 6 avril 2005, M. Dastjerdi, un ami du défendeur, s'est présenté aux bureaux d'Immigration Canada à Montréal avec un chèque de 20 000 $. Il est allégué que M. Dastjerdi a indiqué aux agents que 18 000 $ de cette somme provenaient d'Iran, le défendeur ayant communiqué avec son frère en Iran. Étant donné que le défendeur leur avait dit qu'il n'avait aucun contact avec sa famille en Iran, les agents ont conclu, à partir de cette information, que le défendeur avait violé la condition en vertu de laquelle il devait coopérer avec les autorités pour obtenir ses titres de voyage. Par conséquent, ils ont informé M. Dastjerdi qu'ils devaient consulter leurs supérieurs avant d'accepter le dépôt d'argent.


[8]                Le 7 avril 2005, le demandeur a cherché à obtenir d'urgence un contrôle anticipé des motifs de détention du défendeur. La demande a été rejetée par le commissaire Michel Meunier de la Section de l'immigration.

[9]                Le demandeur sollicite le contrôle judiciaire de la décision rendue le 5 avril par la commissaire Tordorf ainsi que de celle rendue par le commissaire Meunier le 7 avril. La présente requête en suspension d'instance est déposée relativement à la décision du 5 avril de la commissaire Tordorf.

Question en litige

Il s'agit de savoir si le critère à trois volets applicable en matière de suspension des procédures a été rempli dans les circonstances.

Analyse


[10]            Le critère applicable en matière de suspension des procédures a été établi dans l'arrêt RJR-Macdonald Inc. c. Canada (Procureur général), [1994] 1 R.C.S. 311, et a été appliqué dans des affaires d'immigration comme Toth c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration) (1998), 86 N.R. 302. Le critère à trois volets exige que le demandeur démontre que : 1) la demande sous-jacente comporte une question sérieuse à juger, 2) le demandeur subira un préjudice irréparable si la suspension n'est pas accordée, et 3) la prépondérance des inconvénients favorise le demandeur.

Question sérieuse

[11]            Vu le critère peu exigeant établi par la Cour suprême en ce qui a trait à la preuve de la nature sérieuse d'une question dans le cadre des demandes de suspension de procédures, je suis convaincu que le demandeur a établi l'existence d'une question sérieuse dans sa demande sous-jacente de contrôle judiciaire.

[12]            Un examen complet du dossier fait ressortir les facteurs suivants, que j'ai jugé importants pour conclure que l'existence d'une question sérieuse avait été établie :

-           le défendeur est arrivé au Canada et a ensuite voyagé en utilisant de faux passeports;

-           le défendeur a pu se procurer quatre autres faux passeports avant son arrivée au Canada;

-           le défendeur a vécu et travaillé illégalement au Canada pendant 10 ans;

-           le défendeur n'a pas été jugé digne de foi lors de précédentes audiences de contrôle des motifs de détention;

-           la Commission a déjà rejeté une offre de cautionnement de 20 000 $ en espèces en raison du « très grave risque de fuite » que présentait le défendeur;

-           le défendeur n'a pas coopéré avec les autorités.


[13]            Il est utile de reproduire ici les extraits suivants provenant de décisions rendues par différents commissaires ayant effectué les contrôles des motifs de détention du défendeur :

1.          Le 16 septembre 2004 - contrôle des motifs de détention effectué par la commissaire Dianne Tordorf :

Par conséquent, Monsieur, je décide de vous maintenir en détention au motif du risque de fuite. Vous êtes au Canada depuis assez longtemps et vous y êtes resté, bien que vous ayez été exclu de la définition de réfugié de la Convention.

2.        Le 23 septembre 2004 - contrôle des motifs de détention effectué par le commissaire Michel Beauchamp :

Je ne veux pas prolonger inutilement le suspense; donc, comme vous l'aurez peut-être déduit par mes commentaires d'aujourd'hui, je vous maintiens en détention parce que vous risquez de prendre la fuite. Je n'entends pas par là qu'une certaine forme de mise en liberté n'est pas envisageable. Mais pour que vous soyez mis en liberté, il faudrait que vous fassiez preuve de beaucoup plus de coopération et que vous vous montriez vraiment disposé à respecter les conditions imposées, ce qui revient, de façon très générale, à aider les autorités à obtenir des documents établissant votre identité et àremplir les demandes nécessaires à l'obtention d'un titre de voyage. Si jamais le ministère de l'Immigration a de la difficulté à obtenir un titre de voyage ou une confirmation que le document sera délivré par les autorités iraniennes, et ce, sans que vous soyez mis en cause, nous pourrions envisager une autre solution que la détention.

3.        Le 18 octobre 2004 - contrôle des motifs de détention effectué par le commissaire Louis Dubé :

Monsieur, je suis certain d'une chose : vous risquez fort manifestement de vous soustraire aux procédures. Votre vie est au Canada, où vous restez depuis des années et oùvous avez un fils, des amis et une famille; selon moi, vous n'avez pas beaucoup d'intérêt àretourner en Iran. Au vu des décisions de mes collègues, de vos antécédents au Canada et de vos relations antérieures avec les agents d'immigration, j'estime qu'il ne convient pas de vous mettre en libertésur engagement à comparaître.


Toutefois, il est de mon devoir d'examiner toute solution de rechange à votre détention et je prends en considération la présence de votre tante et de son fils, c'est-à-dire votre cousin. Apparemment, votre tante s'est déjà présentée ici et elle est prête à verser un cautionnement. De plus, comme monsieur Ferdoussi l'a indiqué, votre renvoi pourrait aussi bien avoir lieu dans quelques mois que dans quelques semaines et vous pourriez être au Canada pour encore longtemps. J'ordonne donc votre mise en liberté, mais je vous impose des conditions strictes et j'exige une somme élevée parce que je vous fais peu confiance.

Vous devez vous présenter tous les jours, chaque jour d'ouverture, aux bureaux des agents d'immigration à Toronto. Vous devez vivre chez votre tante, àToronto. Vous devez indiquer aux agents d'immigration toute démarche de votre part ou de la part de monsieur Ferdoussi après l'obtention de pièces d'identité et de titres de voyage. Votre tante doit verser un cautionnement de 20 000 $ en espèces et signer une garantie de bonne exécution de 150 000 $.

4.          Le 15 décembre 2004 - contrôle des motifs de détention effectué par le commissaire Pierre Turmel :

Aucune autre caution n'est présentée ici, aucun autre type de garantie n'est disponible et les faits de votre cas sont tels qu'on ne saurait vous mettre en liberté sur parole. Je pense qu'il y a des circonstances aggravantes dans votre cas. Je suis même convaincu que, en l'absence de la détention, vous ne vous présenteriez jamais pour votre départ. Vous allez encore vous arranger pour passer inaperçu pendant dix ans ou plus. N'eut été de ce tuyau anonyme, vous ne vous seriez jamais rendu aux autorités.

5.          Le 11 février 2005 - contrôle des motifs de détention effectué par la commissaire Marie-Louise Côté :

De toute évidence, le retard ne peut que s'allonger avec le temps, ce qui pèsera d'autant plus en ce qui concerne votre libération conditionnelle. Au fur et à mesure que le temps passe, nous verrons si le retard devient excessif, voire indéterminé. En ce qui concerne la décision d'aujourd'hui, je suis d'avis que ce retard ne peut pour l'instant être jugéexcessif, vu le degré de risque de non-comparution que vous présentez. Toutefois, il nous faudra réexaminer votre situation avec le temps.

6.          Le 7 mars 2005 - contrôle des motifs de détention effectué par le commissaire Michel Beauchamp :

Vous comptez sur le fait que sans votre aide, il sera presque impossible pour Immigration Canada de se procurer une preuve de citoyenneté en vue d'obtenir un document de voyage et que cela pourrait mener à votre libération. En ce qui me concerne, je dois dire que tant que vous serez responsable des retards, ce qui est le cas pour l'instant puisque vous refusez d'essayer d'obtenir une preuve de citoyenneté, alors, comme je le disais, tant que vous serez responsable des retards, je ne vois aucune possibilité de vous libérer.


Si le document en question, la preuve de citoyenneté, est présenté aux autorités et qu'elles le refusent ou tardent à émettre un document de voyage, nous pourrons parler de retard excessif. Comme je l'ai indiqué au départ, vous êtes responsable de la situation où vous vous trouvez et vos actions, plutôt vos inactions dans ce cas-ci, sont plus éloquentes que vos paroles.

[14]            Il ressort clairement des extraits précités qu'on ne peut pas se fier au défendeur pour qu'il comparaisse en vue de son renvoi s'il est mis en liberté et qu'il est, par ailleurs, toujours susceptible de s'enfuir.

[15]            La commissaire Côté a fait état, lors du contrôle des motifs de détention le 11 février 2005, du manque de diligence du ministère de la Citoyenneté et de l'Immigration. Pourtant, la commissaire a également dit à ce moment-là qu'un cautionnement de 20 000 $ en espèces était insuffisant en raison du risque en cause.

[16]            Un mois avant la mise en liberté du défendeur en vertu de la décision contestée, le commissaire Beauchamp a carrément imputé le retard du défendeur à obtenir des titres de voyage à son refus de tenter d'obtenir une preuve de citoyenneté.


[17]            Dans ses motifs accordant la mise en liberté du défendeur à certaines conditions, la commissaire Tordorf a insisté sur l'absence d'évolution dans le dossier concernant l'obtention des titres de voyage ou des pièces d'identité et a attribué ce retard à un manque de diligence de la part de l' « Immigration » . La commissaire a cependant omis de considérer les motifs catégoriques du commissaire Beauchamp qui avait, moins d'un mois auparavant, exprimé l'opinion contraire selon laquelle le retard était dû au refus du défendeur de coopérer. La commissaire n'a que très sommairement tenu compte de la question du risque de fuite du défendeur, qui avait été considéré par la plupart de ses collègues qui avaient entendu le défendeur comme la raison déterminante de leur décision d'ordonner le maintien en détention. En approuvant certaines conditions de mise en liberté, elle a également omis d'expliquer pourquoi elle avait choisi de déroger aux conditions très strictes imposées par le commissaire Louis Dubé lors du contrôle des motifs de détention le 18 octobre 2004.

[18]            La commissaire Tordorf avait l'obligation d'énoncer des motifs clairs et convaincants expliquant pourquoi elle avait choisi d'aller à l'encontre de décisions antérieures rendues lors des contrôle des motifs de détention : Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration) c. Thanabalasingham, [2004] 3 R.C.F. 572.

[19]            J'estime que, en l'espèce, la commissaire Tordorf n'a pas donné des motifs clairs et convaincants lui permettant d'aller à l'encontre des décisions rendues lors de contrôles antérieurs des motifs de détention et que cela constitue une question sérieuse dans la demande sous-jacente, laquelle n'est ni vexatoire, ni frivole.

Préjudice irréparable


[20]            À la présente étape, la question sur laquelle je dois me prononcer est celle de savoir si le refus de la réparation demandée pourrait être si défavorable aux intérêts du demandeur que le préjudice ne pourrait pas faire l'objet d'une réparation, en cas de divergence entre la décision sur le fond et l'issue de la procédure interlocutoire : RJR-Macdonald, précité, à la page 341. À la lumière des condamnations passées du défendeur, de l'utilisation de faux passeports, de son manque total de crédibilité et du risque sérieux qu'il s'enfuie, il n'y a aucun doute dans mon esprit que si le défendeur devait être maintenant mis en liberté, il est fort probable qu'il ne respectera pas les conditions de mise en liberté imposées par la commissaire Tordorf et qu'il ne se présentera pas devant les autorités comme il est tenu de le faire. La preuve démontre que, par le passé, le défendeur ne s'est pas présenté aux réunions prévues et qu'il n'a pas coopéré avec les autorités. Il n'y a aucune raison de croire qu'il agira autrement à l'avenir. Par conséquent, la probabilité que le défendeur prenne la fuite s'il est mis en liberté, et les conséquences pouvant découler de sa présence illégale au Canada, constituent un préjudice irréparable aux fins de la présente demande de suspension des procédures.

Prépondérance des inconvénients


[21]            Le principal objectif d'une injonction interlocutoire est de maintenir ou de rétablir le statu quo jusqu'à l'instruction, et non d'accorder au demandeur la réparation qu'il sollicite. De nombreux commissaires ont conclu, lors de contrôles précédents des motifs de détention, que le défendeur était grandement susceptible de s'enfuir. Dans les circonstances, compte tenu des antécédents du défendeur, de son implication dans des activités criminelles, et du risque de fuite qu'il représente, je suis d'avis qu'il est dans l'intérêt public de le maintenir en détention en attendant qu'une décision soit rendue sur la demande sous-jacente. Dans les circonstances, la prépondérance des inconvénients favorise le demandeur.

Conclusion

[22]            Pour les motifs susmentionnés, la requête sera accueillie. La décision datée du 5 avril 2005 par laquelle la commissaire Dianne Tordorf a ordonné la mise en liberté sous certaines conditions du défendeur est suspendue en attendant l'issue de la demande sous-jacente de contrôle judiciaire.

                                                     

ORDONNANCE

LA COUR ORDONNE :

1.        La requête est accueillie.

2.        La décision datée du 5 avril 2005 par laquelle Mme Dianne Tordorf, commissaire de la Section de l'immigration de la Commission de l'immigration et du statut de réfugié, a ordonné la mise en liberté sous certaines conditions du défendeur est suspendue jusqu'à ce qu'une décision finale soit rendue sur la demande sous-jacente de contrôle judiciaire.


3.          Avec le consentement des parties, l'intitulé de la cause est modifié pour remplacer le solliciteur général du Canada par le ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile.

                « Edmond P. Blanchard »         

Juge

Traduction certifiée conforme

Suzanne Bolduc, LL.B.


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

DOSSIER :                                                    IMM-2187-05

INTITULÉ :              

LE SOLLICITEUR GÉNÉRAL DU CANADA

                                                                                                           

c.

ALI REZA ORAKI

                                                                                                           

                                                     

LIEU DE L'AUDIENCE :                             MONTRÉAL (QUÉBEC)

DATE DE L'AUDIENCE :                           LE 18 AVRIL 2005

MOTIFS DE L'ORDONNANCE                LE JUGE BLANCHARD

ET ORDONNANCE :                                  

DATE DES MOTIFS :                                  LE 25 AVRIL 2005

COMPARUTIONS :

Lucie St-Pierre                                               POUR LE DEMANDEUR

Viken G. Artinian                                            POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

John H. Sims, c.r.                                           POUR LE DEMANDEUR

Sous-procureur général du Canada

Montréal (Québec)

Viken G. Artinian                                            POUR LE DÉFENDEUR

Montréal (Québec)


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