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     Date : 19980220

     T-1700-96

     AFFAIRE INTÉRESSANT une annulation de citoyenneté fondée sur les articles 10 et 18 de la Loi sur la citoyenneté, L.R.C. (1985), ch. C-29, modifiée, et l'article 19 de la Loi sur la citoyenneté canadienne, S.R.C. 1952, ch. 33, modifiée;
     ET une demande de renvoi à la Cour fédérale présentée en vertu de l'article 18 de la Loi sur la citoyenneté, L.R.C. (1985), ch. C-29, modifiée;
     ET un renvoi à la Cour fédérale fondé sur l'article 920 des Règles de la Cour fédérale.

E n t r e :

     MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION,

     requérante,

     et

     WASILY (WASIL) BOGUTIN,

     intimé.

     MOTIFS DE LA DÉCISION

LE JUGE McKEOWN

[1]      L'intimé, M. Bogutin, faisait partie de la police auxiliaire d'un village d'Ukraine. Bien qu'aucun élément de preuve ne le rattache directement à des exécutions, il a participé à des rafles effectuées dans le but d'envoyer des gens aux travaux forcés en Allemagne. Lorsque les Allemands se sont retirés de Sélidovo en septembre 1943, l'intimé a quitté la ville avec eux. Après la fin de la guerre, il a indiqué dans divers documents que son lieu de naissance se trouvait en Roumanie ou en Autriche et il a déclaré qu'il était né en Roumanie lorsqu'il a présenté sa demande d'immigration au Canada en tant que personne déplacée. Au moment où il a présenté sa demande en vue de venir au Canada à titre de réfugié, le Canada ne permettait pas aux personnes qui avaient été des collaborateurs d'entrer au pays à titre de personnes déplacées. L'intimé est arrivé au Canada en 1951, a présenté une demande de citoyenneté en 1958 et a obtenu la citoyenneté en 1959. La ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration (la ministre) a informé l'intimé le 4 avril 1996 qu'elle avait l'intention de demander au gouverneur en conseil d'annuler sa citoyenneté pour les motifs suivants :

     [TRADUCTION]         
     [...] vous avez été admis au Canada à titre de résident permanent et vous avez obtenu la citoyenneté canadienne par fraude ou au moyen d'une fausse déclaration ou de la dissimulation intentionnelle de faits essentiels, étant donné que vous avez omis de divulguer aux fonctionnaires canadiens de l'immigration et de la citoyenneté que vous aviez fait partie de la police régionale (de l'arrondissement) de Sélidovka, en Ukraine, qui était occupée par l'Allemagne entre 1941 et 1943, et que vous aviez participé à l'exécution de civils et à l'arrestation de civils en vue de les envoyer aux travaux forcés en Allemagne.         

[2]      L'intimé a, en vertu de l'article 18 de la Loi sur la citoyenneté, L.R.C (1985), ch. C-29 modifiée, demandé à la ministre de renvoyer l'affaire à la Cour pour qu'elle tienne une audience. Le 17 juillet 1996, la ministre a renvoyé l'affaire à la Cour.

[3]      L'intimé nie avoir fait de fausses déclarations aux autorités canadiennes. Il nie avoir été un policier ou un enquêteur en Ukraine pendant l'occupation allemande et il nie également avoir participé à des exécutions ou à des rafles visant à envoyer de jeunes gens aux travaux forcés en Allemagne.

[4]      Il me faut décider si l'intimé a obtenu la citoyenneté par fraude ou au moyen d'une fausse déclaration ou de la dissimulation intentionnelle de faits essentiels. Les questions en litige sont celles de savoir si l'intimé faisait partie de la police auxiliaire de Sélidovo, s'il était un collaborateur et s'il a menti sur des faits essentiels dans sa demande d'établissement et dans sa demande de citoyenneté.

LES FAITS

Les premières années de M. Bogutin

[5]      L'intimé Wasily Bogutin est né le 14 avril 1909 près d'une mine située à environ 18 kilomètres de Sélidovo, en Ukraine. [Sélidovo est écrit de différentes façons dans les pièces qui ont été versées au dossier. Par souci de clarté, je n'ai retenu qu'une seule variante lorsqu'il n'y a pas de doute que le village en question est bien Sélidovo.] Une semaine après la naissance de M. Bogutin, sa famille a déménagé à Sélidovo, où sa naissance a été enregistrée. Le père de M. Bogutin était Abram Bakutinski, un Juif, qui était né à Smolensk, en Russie. M. Bakutinksi a par la suite changé son nom pour celui de Bogutin. La mère de M. Bogutin était Ukrainienne. Son mariage avec M. Abram Bogutin était son troisième. Ses deux premiers maris avaient été tués dans les mines. Elle a donné naissance à 18 enfants en tout, y compris les sept enfants qu'elle a eus avec M. Abram Bogutin. L'intimé avait deux soeurs germaines et quatre frères germains. Son père est mort en 1927. Deux des frères germains de M. Bogutin se sont enrôlés dans l'armée rouge et ont été tués au cours de la Seconde Guerre mondiale. Ses deux autres frères germains et ses soeurs sont demeurés à Sélidovo durant la guerre.

[6]      M. Bogutin a fréquenté l'école pendant deux ans à Sélidovo et a abandonné ses études, parce que ses parents ne voulaient pas qu'il les poursuive. À l'âge d'onze ou de douze ans, il est allé travailler en surface à la mine, qui était située à 15 kilomètres de Sélidovo. Au moment de son mariage, à l'âge de 21 ans, il travaillait dans la mine. Après son mariage, M. Bogutin a suivi des cours par correspondance pendant cinq ans et est devenu ingénieur minier. Il a travaillé comme technicien minier à sept kilomètres sous terre. Il supervisait 110 personnes. M. Bogutin a témoigné que c'était un très bon emploi et qu'il l'avait obtenu parce qu'il était le fils d'un Juif et que le directeur de la mine était Juif. Je ne trouve cependant pas vraisemblable la raison qu'il invoque pour avoir obtenu cet emploi. M. Bogutin a quitté la mine au bout de onze ans. Il a témoigné qu'alors que Staline était au pouvoir, il fallait être communiste pour pouvoir gravir les échelons et devenir un cadre à la mine. M. Bogutin affirme que, comme il n'était pas communiste, il a été mis à la porte de la mine. On lui a demandé à deux reprises de remplir un formulaire d'adhésion au parti communiste, ce qu'il a toujours refusé de faire. M. Bogutin n'a pas été en mesure d'expliquer comment il avait pu conserver son poste de contremaître pendant onze ans sans être communiste. Je n'accepte son témoignage que dans la mesure où il établit qu'au terme de la période de onze ans, il était devenu anti-communiste.

[7]      Après avoir quitté la mine, M. Bogutin s'est inscrit à des cours en vue de devenir chauffeur. Après avoir suivi ce cours, M. Bogutin s'est rendu chez son frère. À son retour chez lui, il a entendu à la radio que la guerre venait d'éclater entre l'Allemagne et l'URSS. C'était l'été 1941. Il a travaillé dans l'agriculture à ce moment-là, étant donné qu'il n'avait pas eu l'occasion de subir l'examen de conduite avant le déclenchement de la guerre. Il travaillait dans une ferme collective lors de l'invasion allemande en octobre 1941.

[8]      M. Bogutin affirme qu'il n'a pas quitté Sélidovo au moment où les Allemands approchaient, parce qu'il n'aimait pas le régime soviétique et les communistes. Il a témoigné que, comme la plupart des gens, il se réjouissait de l'arrivée des Allemands. Toutefois, environ une semaine après le début de l'occupation, la femme de l'un de ses amis d'enfance a été violée par trois soldats allemands des troupes mobiles. Il déclare qu'il a alors pris les Allemands en aversion. Il n'a cependant jamais quitté les rangs de la police en raison de sa prétendue aversion. Qui plus est, il a entretenu des rapports avec les Allemands jusqu'à la fin de la guerre.

[9]      M. Bogutin, sa femme et leurs deux enfants sont allés s'installer dans une maison de Sélidovo après l'évacuation des communistes à l'automne 1941. Sa femme est morte de la tuberculose le 18 décembre 1942. M. Bogutin s'est retrouvé avec deux jeunes filles et sa vieille mère. Il s'est remarié huit jours après pour que quelqu'un puisse s'occuper de sa famille.

Sélidovo sous l'occupation allemande (1941-1943)

[10]      Le professeur Golczewski a passé en revue les opérations allemandes dans une zone militaire comme celle dans laquelle était situé Sélidovo. Sélidovo faisait partie de la région de Stalino. Il est nécessaire d'examiner la genèse des opérations pour situer dans leur contexte les témoignages qui ont été entendus au sujet des activités de la police auxiliaire à Sélidovo et, en particulier, le témoignage de M. Bogutin. Le terme hilfspolizei signifie " police auxiliaire " et c'est le terme allemand qui est employé pour désigner toute structure de police locale établie après l'invasion. Le terme schutzmannschaften signifie " gardes ". Le professeur Golczewski a examiné une carte intitulée [TRADUCTION] " Administration de l'URSS occupée ". Cette carte est tirée d'un livre de R. Hilgerg, The Destruction of European Jews . La carte montre la division de l'Union soviétique occupée en différentes zones administratives. Stalino, qui s'appelle maintenant Donetsk, se trouvait à l'intérieur de la zone militaire. De septembre 1941 à septembre 1943, la région de Stalino est demeurée une zone militaire. Elle n'a jamais relevé de la Reichskommissar (l'administration civile). La zone militaire comprenant la zone d'arrière-garde Rückwärtiges Armeegebiet et la zone du groupe de l'armée rouge Rückwärtiges Heeresgebiet ou zone d'arrière-garde terrestre.

[11]      Les corps expéditionnaires mobiles Einsatzgruppen de la police de sécurité et les services de sécurité étaient des groupes spéciaux organisés par le Reichsfürer SS pour apporter des changements structurels dans les territoires occupés en supprimant " en tuant " toutes les personnes qui étaient considérées comme des ennemis, qu'il s'agisse de communistes, de Juifs, de Tsiganes ou de personnes liées aux forces soviétiques. On les supprimait surtout en les abattant et, dans certains cas, en les pendant. Ce corps expéditionnaire faisait partie de la structure policière et non de la structure militaire. Les Einsatzgruppen comptaient sur la population locale pour leur indiquer les personnes qui entraient dans la catégorie des ennemis. En outre, en raison de leur avance rapide, ils ne pouvaient pas couvrir tout le territoire. Ils se servaient donc des milices locales et établissaient eux-mêmes des milices locales pour aider la cause.

[12]      Il y avait deux types de police militaire : la Feldgendarmerie (la FG) et la Geheime Feldpolizei (la GFP). La FG est l'équivalent de la police militaire régulière dans le contexte militaire actuel, tandis que la GFP est comparable à une police criminelle dont le rôle consiste à favoriser l'atteinte d'objectifs politiques et idéologiques.

[13]      Les milices ukrainiennes étaient des corps qui se défendaient eux-mêmes et qui avaient été formés pendant l'occupation allemande ou juste avant. Dans les pays de l'Est, les milices locales étaient créées sur-le-champ et étaient organisées par les armées allemandes en marche. Bien que les milices eussent pour mission d'assurer l'ordre public, elles en ont profité pour se venger des atrocités commises par les Soviétiques. Le meurtre de Juifs, de communistes et de Tsiganes faisaient partie des mesures prises pour faire respecter la loi. Ces milices ont progressivement été transformées en unités de police auxiliaire au cours de l'année 1941, mais à Sélidovo, la force de police auxiliaire a été créée par les Allemands, qui ont demandé et obtenu des volontaires.

[14]      Un document intitulé [TRADUCTION] " Division des autorités policières SS de l'arrondissement de Sélidovo (vers août 1942 à février 1943) " a été versé au dossier. Les hauts gradés SS et le chef de police étaient chargés à la fois de la police de l'ordre et de la Sûreté. La Schutzpolizei assurait le maintien de l'ordre dans les grandes villes, tandis que la Gendarmerie s'occupait des régions rurales. L'Allemagne a envahi l'Union soviétique le 22 juin 1941 au cours de l'" opération Barbarossa " et, déjà au début de 1944, la plus grande partie de ce qui constituait l'Ukraine soviétique avant 1939 était aux mains des Allemands. La guerre entre l'Allemagne et l'Union soviétique était une guerre à caractère idéologique dirigée contre un régime politique, le bolchévisme, que les idéologues nazis considéraient comme un produit du judaïsme et, partant, comme un ennemi qui n'était pas considéré comme un égal. Les lois de guerre n'ont pas été respectées en ce qui concerne les armées ennemies et les populations civiles. Des millions de prisonniers de guerre sont morts la première année et des Juifs et des commissaires politiques ont été tués indistinctement.

[15]      Des unités auxiliaires locales ont été constituées dans la région de Sélidovo peu de temps après sa capture et son occupation par les troupes italiennes le 20 octobre 1941. Les troupes italiennes ont été remplacées par les troupes allemandes en novembre. Un règlement régissant ces unités auxiliaires locales a été édicté en juillet 1941. Il prévoyait une procédure de contrôle de sécurité pour le recrutement des membres. Le commandement allemand local soumettait le maire, les anciens du village et les administrateurs à des contrôles de sécurité pour vérifier, par exemple, s'ils étaient membres d'organismes communistes. Le règlement traitait également de l'armement, de la formation, de la rémunération et des rations. Les membres de la police auxiliaire se sont d'abord engagés pour des périodes maximales de six mois, avec possibilité de prolongation. Les simples soldats non mariés de moins de 35 ans touchaient 40 marks allemands et le solde allait jusqu'à 160 marks allemands par mois pour un commandant de bataillon. Suivant le professeur Golczewski, ses recherches l'ont convaincu que la personne qui gardait les objets de valeur saisis par la police dans une petite ville faisait partie de la police et était inscrite sur la liste de paye. Le messager engagé pour transmettre des renseignements confidentiels à la police était également sur la feuille de paye. Les messagers étaient eux aussi soumis à des contrôles. Je conclus que les membres de la police auxiliaire de Sélidovo étaient rémunérés par les autorités allemandes.

[16]      Il y a eu une pénurie alimentaire dans les territoires occupés parce que les Allemands s'étaient engagés à transporter tous les vivres disponibles en Allemagne pour éviter une famine comme celle qu'ils avaient connue lors de la Première Guerre mondiale. La recherche de nourriture est devenue une priorité au sein de la population des territoires occupés. Dans les grandes villes, il y avait une véritable famine parce que la population ne pouvait se procurer de la nourriture, et dans les zones rurales, où l'on pouvait obtenir des aliments, les Allemands s'emparaient des vivres. Une des principales raisons qui motivaient l'adhésion aux forces auxiliaires était la possibilité de se procurer de la nourriture.

[17]      Il était d'usage courant de recruter des membres des unités auxiliaires déjà constituées pour servir dans l'armée allemande. C'était le cas à Sélidovo vers septembre ou octobre 1942. À compter de ce moment, la police locale de Sélidovo relevait de la hiérarchie allemande, en passant par la Gendarmerie.

[18]      La force auxiliaire locale (la Schuma) a exercé ses activités à Sélidovo de septembre ou octobre 1941 jusqu'au début de février 1943. Elle s'est réinstallée dans la région de Stalino, dont Sélidovo faisait partie, en mai 1943. Pendant une brève période de temps, ses membres étaient tenus de prêter un serment d'allégeance à l'Allemagne. Au début, la police était subordonnée à l'Administration de l'arrondissement, mais comme celle-ci relevait elle-même des divers commandements allemands de la région, les Allemands pouvaient passer outre aux ordres de l'Administration de l'arrondissement et commander directement les forces de la police auxiliaire locale.

[19]      La police auxiliaire locale était constituée de cadres de la police chargés d'assurer l'ordre et des SS et la compétence pénale de la police leur a été attribuée. Les SS et les tribunaux de la police leur appliquaient le code pénal militaire. Le code prévoyait notamment que commettait une infraction quiconque obéissait à des ordres manifestement contraires à la loi.

[20]      La police auxiliaire locale était commandée et supervisée entièrement par l'Administration militaire allemande. Toutefois, les autorités policières, lesquelles comprenaient la police secrète militaire (PSM), la Sûreté et la SD, relevaient de la compétence des autorités militaires de la région de Stalino et agissaient avec leur approbation. En septembre 1942, les unités de l'Hilfspolizei ont été restructurées en unités Schutzmannschaften à Sélidovo, comme ailleurs dans la région de Stalino. Elles fournissaient les services de la police locale, de la police de l'ordre et de la Sûreté dans leur région. Elles n'étaient utilisées pour des activités anti-partisanes que dans des cas exceptionnels.

[21]      Les policiers auxiliaires ukrainiens portaient des vêtements civils ou des uniformes soviétiques sans insignes, et, au début, ils portaient au bras gauche un brassard arborant l'inscription [TRADUCTION] " Au service du Wehrmacht allemand ". Plus tard, probablement au printemps 1942, les insignes ont été uniformisés. Les policiers auxiliaires ukrainiens portaient tous un brassard blanc avec l'inscription susmentionnée et un écusson à l'effigie du quartier général local. Le 11 avril 1942, l'ordre a été donné d'établir le quartier général des opérations de la Gendarmerie pour Stalino, ce qui n'a été fait qu'en juillet 1942.

[22]      Dans le cadre de ses attributions, la police était chargée d'enregistrer les nouveaux arrivants, les étrangers, les civils et les prisonniers de guerre, de faire respecter les règles relatives au black-out et de confisquer des biens. La police locale était également chargée de rassembler le nombre nécessaire de personnes envoyées aux travaux forcées en Allemagne. Jusqu'en 1942, la programme de travaux était facultatif, mais, par la suite, des mesures de coercition ont été prises pour rassembler d'éventuels travailleurs. Il y a eu deux campagnes de recrutement en 1942. La première visait à recruter 400 000 travailleuses domestiques. La seconde était une campagne de conscription organisée en avril 1943 pour recruter les personnes de sexe féminin nées en 1924 et 1925. La police locale a joué un rôle plus important lors de la conscription de 1943.

[23]      Il ressort des documents allemands que la police auxiliaire a pris part à ces activités et que la police auxiliaire ukrainienne gardait et abattait aussi des Juifs. Toutefois, les Allemands ont pris des dispositions pour que la police d'une autre ville que Sélidovo procède aux exécutions. Il semble que la police locale ait participé à la surveillance de l'endroit où les exécutions avaient lieu mais qu'elle n'ait pas effectivement participé aux exécutions. Je conclus que la police auxiliaire de Sélidovo, en plus de veiller au respect de l'ordre, a aidé les autorités militaires allemandes, les SS et la police allemande à arrêter, interroger, exécuter et déporter des civils. Ses membres étaient des volontaires. La police auxiliaire était supervisée par des commandants de la Gendarmerie allemande. La police auxiliaire de Sélidovo était donc un organisme collaborationniste : tous ses membres étaient des collaborateurs, malgré le fait que certains d'entre eux n'ont peut-être pas participé aux activités de la police.

M. Bogutin et la police auxiliaire de Sélidovo

[24]      J'exposerai brièvement le témoignage que M. Bogutin a donné au sujet de la période au cours de laquelle les Allemands ont occupé Sélidovo, soit de 1941 à 1943. Sélidovo a été pris et occupé par les troupes italiennes vers le 20 octobre 1941. Ces troupes ont été remplacées par les troupes allemandes deux ou trois semaines plus tard. M. Bogutin a présenté une demande en vue de devenir membre de la police et a obtenu un emploi au sein de la police. Il a témoigné qu'il avait obtenu cet emploi parce que le filleul de sa mère, Dovgobrod, le chef de police, savait que M. Bogutin était d'origine juive et qu'il était donc en danger. Il serait en sécurité s'il travaillait pour la police. M. Bogutin a témoigné que, durant l'occupation, Dovgobrod avait essayé de violer sa cousine et qu'il avait dénoncé Dovgobrod à la Gendarmerie, qui l'avait emprisonné. Je ne puis accepter ce récit, étant donné que, pour se sauver, Dovgobrod aurait révélé aux Allemands que M. Bogutin était un Juif s'il savait qu'il était Juif. M. Bogutin n'a pas été élevé comme un Juif. La question critique est celle de savoir s'il était perçu comme un Juif dans son village et non quelle aurait été la réaction des Nazis s'ils avaient découvert qu'il était un Juif. Personne ne savait à Sélidovo qu'il était Juif et il n'a jamais pratiqué la religion juive. M. Bogutin a également témoigné qu'il ne lui était pas permis de travailler pour la police parce qu'il était Juif. Cette affirmation n'est pas digne de foi, parce que ses origines juives n'étaient pas connues à Sélidovo. Lui et les membres de sa famille étaient connus comme des chrétiens orthodoxes. Je constate également que les deux frères germains de M. Bogutin ont survécu à l'occupation nazie tout en travaillant à Sélidovo. Si leur origine juive avait été connue, ils auraient été exécutés. Qui plus est, M. Bogutin a témoigné que, lorsque l'armée soviétique a battu en retraite en octobre 1941, les personnes qui avaient évacué les lieux avec les Soviétiques étaient des communistes et des Juifs.

[25]      M. Bogutin a témoigné qu'il travaillait comme civil à l'entrepôt de la police. L'entrepôt se trouvait au poste de police à côté de l'immeuble où était stationnée la Gendarmerie, à une soixantaine de mètres de la mairie du village. La maison dans laquelle M. Bogutin vivait avec ses filles et sa mère se trouvait à environ un kilomètre de l'entrepôt. Je juge non crédible l'affirmation de M. Bogutin suivant laquelle le travail qu'il faisait à l'entrepôt n'était pas pour la police. L'entrepôt se trouvait dans le poste de police. Cette maison à un étage ne comptait que huit pièces et était assez petite, de sorte que les bureaux étaient tous très rapprochés les uns des autres. M. Podolyak, un ancien policier, a témoigné qu'il n'y avait pas d'entrepôt civil au poste de police. Le chef de police se trouvait dans la pièce principale et la salle d'entrepôt, qui était un dépôt d'armes, était d'une assez grande superficie. Dans cette pièce, il y avait environ 500 fusils et radios qui avaient été confisqués à diverses personnes. Il y avait également une petite prison dans le poste de police, mais la plupart des prisonniers étaient envoyés à la grande prison, à 80 kilomètres de là. M. Bogutin avait également au poste de police une petite pièce où il tenait son registre. Son travail consistait à tenir le registre des articles emmenés à l'entrepôt. Il a déclaré que lui et le chef de police visitaient souvent la Gendarmerie et qu'il connaissait très bien son personnel.

[26]      M. Bogutin est tombé malade au cours de l'année 1942 et n'a pu travailler pendant quelques mois. Il a témoigné que, lorsqu'il avait essayé de reprendre son emploi à l'entrepôt, son emploi avait disparu et qu'on lui avait donné un emploi de messager pour livrer le courrier à Sélidovo et dans la région voisine.

[27]      Le témoignage que M. Bogutin a donné au sujet de son rôle au sein de la police auxiliaire a été contredit par divers témoins en Ukraine. Selon les témoins ukrainiens, M. Bogutin faisait partie de la police. Il y a eu un désaccord au sujet de la question de savoir s'il était un simple policier ou un enquêteur. Parmi les témoins ukrainiens, deux ont témoigné qu'il n'existait pas de poste de magasinier ou de messager de la police. La police livrait bel et bien le courrier à d'autres corps policiers d'autres unités militaires. M. Bogutin a reconnu qu'on lui confiait du courrier très confidentiel à livrer parce que la police lui faisait confiance. Le professeur Golczewski a témoigné que, même s'il était un messager qui transportait du courrier confidentiel, M. Bogutin devait se soumettre à des contrôles sécuritaires et être inscrit sur la liste de paye de la police. À mon avis, la police lui faisait confiance parce qu'il était un policier. Je préfère également le témoignage des deux témoins ukrainiens qui affirment qu'il était un enquêteur au cours de la dernière partie de l'occupation allemande. M. Khatsko présume que M. Bogutin était un enquêteur parce qu'il travaillait dans un bureau d'enquêteur. M. Bogutin a reconnu qu'il avait son propre bureau. Il semble fort peu probable que de simples policiers auraient partagé une salle commune alors qu'un magasinier ou un messager " ce que M. Bogutin prétend qu'il était " avait eu son propre bureau. Les témoignages tendant à démontrer qu'il était un policier sont corroborés par le témoignage de sa fille, Mme Antonova, qui a confirmé que son père était un policier. Elle n'a toutefois pas pu préciser quel poste il occupait au sein de la police. Elle a également témoigné qu'après le retour de l'armée soviétique à l'automne 1943, on voulait la tuer et abattre les membres de sa famille, parce qu'ils étaient connus comme étant [TRADUCTION] " les enfants du policier ". Je conclus que M. Bogutin s'est porté volontaire pour devenir membre de la police de la région de Sélidovo et non comme magasinier civil.

[28]      M. Podolyak, le témoin qui connaît le mieux M. Bogutin, affirme que, déjà le 5 avril 1943, M. Bogutin était enquêteur au sein de la police auxiliaire. M. Podolyak avait adhéré à la police en 1943 parce qu'il avait été convoqué au bureau de placement et qu'on lui avait dit de se rendre en Autriche pour y travailler dans les mines. Il est resté et est devenu membre de la police après que le chef de police lui eut dit qu'il pouvait de cette façon demeurer à Sélidovo. M. Podolyak a conformé que les personnes qui devenaient membres de la police n'étaient pas contraintes de le faire avant 1943.

[29]      M. Podolyak a également communiqué au tribunal des éléments d'information au sujet du travail des enquêteurs. Il a précisé que les enquêteurs donnaient au policiers des directives au sujet de l'arrestation de certaines personnes et qu'ils donnaient aussi des ordres aux simples policiers, en leur ordonnant par exemple d'emmener des gens au poste de police pour les interroger. M. Podolyak a déclaré qu'il n'avait jamais assisté à ces interrogatoires. Il a témoigné que M. Bogutin lui demandait souvent d'emmener des gens à son bureau. M. Podolyak est également la seule personne qui a vu M. Bogutin battre quelqu'un. Il a relaté un incident au cours duquel deux garçons, âgés respectivement de 13 et de 14 ans, qui étaient de la même famille que M. Podolyak, avaient été surpris en train de voler deux cloches à miel dans un jardin. Les garçons avaient été emmenés au poste de police. M. Bogutin leur a donné cinq coups avec un genre de tuyau d'arrosage et les a laissés partir.

[30]      M. Podolyak n'est pas le seul policier auxiliaire qui a témoigné. M. Ziva faisait également partie de la police. Il a témoigné que M. Bogutin était un simple policier et que le seul enquêteur était un certain M. Golenishchenko. M. Ziva a toutefois quitté la police à l'automne 1942, et il est possible que son départ se soit produit juste avant que M. Bogutin ne devienne enquêteur. Je conclus que M. Bogutin a commencé en 1941 comme simple policier et qu'il a été promu au poste d'enquêteur au début de 1943.

[31]      À l'instar de certains autres témoins, M. Podolyak a décrit l'exécution d'une famille juive, en l'occurrence M. et Mme Kovalevskiy et leurs deux jeunes enfants, ainsi que la soeur de M. ou de Mme Kovalesvkiy. Bien que les témoins ne s'entendent pas sur tous les détails, il est indubitable que les membres de cette famille ont été exécutés et que deux autres personnes ont été exécutées avec eux. Le policier qui les a abattus provenait d'une autre ville. Beaucoup de gens à Sélidovo avaient vu les affiches annonçant les exécutions. Ils savaient qu'on exécuterait des Juifs à un lieu et à une date déterminés et que la population pouvait assister aux exécutions. Toutefois, peu de gens ont assisté à l'exécution et il ressort à l'évidence des témoignages qui ont été entendus qu'il était très difficile d'identifier l'un quelconque des policiers de Sélidovo qui étaient présents lors de l'exécution. L'exécution des membres de la famille juive a eu lieu au printemps 1942. Toutes les autres exécutions qui ont eu lieu à Sélidovo ont été effectuées secrètement et sans préavis. Les témoins affirment cependant que des exécutions ont eu lieu à deux endroits, une tranchée et un puits de mine abandonné à Sélidovo. M. Bogutin était au courant que des personnes, notamment des Juifs, étaient exécutés dans la tranchée qui se trouvait en face du poste de police. Il nie avoir assisté à l'une quelconque de ces exécutions.

[32]      Bien qu'il soit incontestable que les Nazis ont exécuté de nombreuses personnes à Sélidovo, il n'y a aucun élément de preuve qui tende à démontrer que M. Bogutin a participé à ces exécutions. Je n'oublie pas le témoignage que M. Bogutin a lui-même donné et suivant lequel, alors qu'il était magasinier, il s'était rendu une fois au lieu des exécutions et, à une cinquantaine de mètres de la tranchée où sept personnes avaient été abattues, il avait ramassé les vêtements des défunts. Toutefois, Sélidovo était un petit village d'environ un millier de foyers et pourtant, personne ne se rappelle avoir vu M. Bogutin sur les lieux de l'une quelconque des exécutions. Je ne suis pas convaincu que la ministre s'est acquittée du fardeau qui lui incombait de démontrer que M. Bogutin a participé à l'une quelconque des exécutions. Des hypothèses ne sont pas des preuves.

[33]      Les éléments de preuve relatifs aux rafles de jeunes filles qui ont toutes été forcées de se rendre en Allemagne dans le cadre du programme de travaux forcés sont très pertinents. Mme Kobelskaya a témoigné qu'il y avait eu deux rafles en 1942 et 1943. M. Podolyak se rappelle un incident au cours duquel l'intimé, M. Bogutin, leur avait donné des ordres à l'occasion d'une descente. M. Podolyak a témoigné qu'il était de service au poste de police depuis 24 heures à ce moment-là. C'était le Vendredi saint de 1943. Il a témoigné que M. Bogutin lui avait donné pour instructions d'arrêter des filles et des garçons et que, s'ils n'étaient pas à la maison, il fallait arrêter leurs parents. Il a témoigné qu'il y avait eu une rencontre au bureau communautaire et que le chef communautaire et la police s'y trouvaient. Le chef a donné aux policiers des adresses, des numéros de maisons, des numéros de rue, et M. Bogutin leur a parlé des allées et venues de chacun.

[34]      M. Bogutin a témoigné qu'il n'avait pas participé aux rafles. Il a toutefois raconté qu'une fois, alors qu'il quittait son travail à la fin de la journée, le policier de service lui avait demandé où il allait. M. Bogutin lui a répondu qu'il rentrait chez lui et le policier lui a demandé s'il voulait participer à la rafle qui devait avoir lieu ce soir-là. M. Bogutin lui a répondu par la négative. Il a par la suite essayé de modifier son récit en disant que le policier de service lui avait simplement dit que, ce soir-là, ils allaient attraper des garçons et des filles. Je préfère son premier récit et j'infère que M. Bogutin ne pouvait se faire demander par un autre policier s'il allait participer à une rafle ce soir-là que s'il lui était déjà arrivé de participer à des rafles. M. Bogutin a, après avoir été interrogé au sujet des rafles, poursuivi en parlant du cas de trois familles vivant dans sa rue dont les enfants avaient l'âge visé par les Allemands. Il affirme qu'il s'est rendu dans ces maisons et qu'il a dit aux gens de cacher leurs enfants et qu'il a également dit à son frère de cacher sa fille. Lorsque les policiers se rendaient dans les maisons et ne trouvaient pas les enfants qu'ils recherchaient, ils prenaient et tuaient une des vaches ou des porcs de la famille. Cette mesure, qui visait à contraindre les gens à livrer leurs enfants, ne produisait pas les résultats escomptés, parce que les familles savaient que leurs enfants seraient mis aux travaux forcés et que leurs filles seraient violées et humiliées.

[35]      Je préfère le témoignage de M. Podolyak à celui de M. Bogutin. Bien qu'il puisse avoir aidé certains amis et parents, M. Bogutin a personnellement et directement participé à des rafles de jeunes gens en vue de les envoyer aux travaux forcés en Allemagne. Plusieurs témoins ont affirmé avoir vu la police auxiliaire battre et arrêter des personnes et effectuer des rafles. M. D'Yachenko a témoigné que les gens du village avaient peur de la police parce que toute infraction mineure entraînait une sanction immédiate comme l'exécution, l'emprisonnement ou des coups de fouet. Il a également témoigné qu'il avait vu des gens se faire escorter du poste de police à la tranchée où les exécutions avaient lieu et il a affirmé qu'on pouvait entendre distinctement des coups de feu. Je conclus que les témoins qui vivaient à Sélidovo sont dignes de foi. Toutefois, en raison de l'âge des témoins et des 55 années qui se sont écoulées depuis l'occupation nazie, leurs souvenirs des dates et des détails précis des événements sont fragmentaires. Malgré le fait qu'ils faisaient partie de la police auxiliaire et qu'ils étaient des collaborateurs, je conclus que MM. Podolyak et Ziva ont donné un témoignage crédible au sujet des activités générales de la police et de M. Bogutin. J'ai également tenu compte du fait que certains des témoins qui vivent en Ukraine ont signé une pétition adressée au Canada par suite de leur participation à une assemblée condamnant les collaborateurs nazis qui avait été organisée par l'Union soviétique durant la guerre froide.

Séjour en Autriche de 1943 à 1945

[36]      M. Bogutin a témoigné qu'il avait quitté Sélidovo lorsque les Allemands avaient battu en retraite devant l'armée soviétique. Il a déclaré que, comme bien d'autres, il n'aimait pas les communistes et qu'il avait rompu ses liens avec eux et avait tendu la main aux Allemands. Lorsque les Allemands se sont retirés de Sélidovo, il a cru bon de partir avec eux. Je suis d'accord avec l'avocat de l'intimé lorsqu'il dit que M. Bogutin a quitté Sélidovo avec les Allemands en raison d'une crainte justifiée de représailles de la part de l'armée soviétique, mais j'estime que sa crainte était justifiée à cause de son appartenance à la police auxiliaire et non à une perception erronée. M. Bogutin a demandé d'adhérer à la police et n'a pas été conscrit. M. Bogutin ne se souvient pas quand il a quitté Sélidovo, mais il a témoigné que des milliers de gens avaient quitté avec les Allemands, que des milliers étaient morts et que des milliers de femmes avaient accouché en route. Les gens arrivaient à Sélidovo en provenance de l'Est, parce qu'ils fuyaient devant l'armée soviétique. La population était sommée à deux ou trois semaines d'avis d'évacuer les lieux. Sélidovo a été capturé par l'armée rouge le 7 ou le 8 septembre 1943. M. Bogutin affirme qu'il a emmené son passeport et des chaussures de rechange avec lui lors de l'évacuation, mais que les Allemands lui ont volé tous ces effets en Roumanie. Il a témoigné qu'il avait réussi à se rendre en Autriche sans pièce d'identité.

[37]      Avant de poursuivre l'examen du témoignage que M. Bogutin a donné au sujet de cette période, je désire résumer brièvement le témoignage du professeur Golczewski, qui a été convoqué de nouveau pour témoigner au sujet de ce qu'il savait relativement à ce que les Allemands avaient fait lorsqu'ils avaient battu en retraite. Lors de leur repli de septembre, les Allemands avaient des plans d'évacuation pour les populations et le bétail et pour tout ce qu'ils pouvaient évacuer. Ils avaient prévu détruire des installations industrielles et raser la région à l'approche de l'armée soviétique. Les populations visées par le plan d'évacuation comprenaient les Allemands et certains citoyens ukrainiens qui avaient fait leurs preuves en raison de leur collaboration avec les autorités allemandes. Le plan de retraite visait pour sa part toutes les personnes ayant un lien quelconque avec les Allemands ou qui pouvaient aider les Soviétiques. Le professeur Golszewski a ensuite témoigné qu'il avait lu plusieurs documents énonçant les plans dressés par les autorités allemandes pour l'évacuation de l'Est de l'Ukraine.

[38]      Le premier document porte la date du 14 août 1943 et est intitulé [TRADUCTION] " Ordre de préparation et de mise en oeuvre des mesures d'évacuation et de démolition dans la zone de l'Armée ". Ce document expose les préparatifs faits en vue des mesures de repli et de démolition à grande échelle qui devaient être prises à l'avance pour empêcher l'ennemi de s'emparer de quoi que ce soit ayant de la valeur. Il portait sur l'évacuation de l'arrière-zone occupée par l'Armée, exception faite de Stalino, l'évacuation de Stalino lui-même, et l'évacuation de la population civile et des prisonniers. Il portait également sur l'attribution des responsabilités relativement à la préparation de l'évacuation et de la mise en application de diverses mesures. Il parlait également de l'évacuation des zones de combat et de la zone de 20 kilomètres. La page six du document concerne les populations civiles et les prisonniers et affirme que les populations civiles doivent être complètement évacuées à condition que la situation le permette, et que la priorité doit être accordées aux hommes de 14 à 65 ans qui sont aptes au combat. Ce sous-titre porte également sur l'évacuation des populations par convois. L'évacuation devait se faire sous forme de convois escortés par d'importants groupes de véhicules. Des colonnes d'évacués ont été acheminées vers l'étranger. Le but principal de cette opération était d'organiser l'évacuation de manière à ce que les évacués empruntent des routes déterminées pour qu'on puisse les nourrir en route. Les forces policières ukrainiennes ont été déployées à leur pleine capacité pour aider les convois. Le document précisait les dates auxquelles certaines mesures précises devaient être prises.

[39]      Le document suivant, qui est daté du 20 août 1943, est un ordre concernant la préparation et l'exécution des mesures de démolition et d'évacuation. Alors que le premier document émanait du commandement de l'armée, celui-ci provenait du commandant de l'arrière-garde, laquelle se situait à un échelon inférieur à celui du commandement de l'armée. Ce document concerne plus ou moins la zone de Stalino et précise que l'on devait avoir recours aux forces policières auxiliaires pour organiser cette évacuation. On ne devait pas laisser aux populations le loisir d'errer à leur guise. Ce genre d'ordre s'appliquait à la police locale de la région de Sélidovo.

[40]      Le professeur Golczewski a examiné de nombreux autres documents dont le dernier porte la date du 5 janvier 1945. Il s'intitule [TRADUCTION] " Le Reich et le ministère prussien de l'Intérieur " et il porte sur le traitement des Allemands réinstallés provenant de groupes ethniques du Sud-Est, relativement aux passeports et aux cartes d'identité et la police étrangère. C'était un décret circulaire du reichsfürer SS et du chef de la police allemande. Il était daté du 27 décembre 1944. Le professeur Golczewski affirme que ce document est important, parce qu'il régissait la situation des Allemands de souche qui arrivaient dans le Reich et qui faisaient l'objet d'un contrôle de sécurité. Ceux qui n'étaient pas considérés comme des Allemands de souche ou qui ne pouvaient pas prouver qu'ils l'étaient devaient être considérés comme des étrangers suivant les dispositions habituelles régissant l'enregistrement des résidents et les dispositions relatives à la police étrangère. Par conséquent, au début de 1945, la procédure habituelle d'enregistrement des étrangers par la police était toujours suivie.

[41]      Après avoir examiné tous les règlements, circulaires et décrets, le professeur Golczewski en est arrivé à la conclusion que, compte tenu des restrictions imposées aux déplacements des personnes d'Europe de l'Est qui arrivaient dans le Reich (l'Autriche et l'Allemagne), le contrôle des personnes en déplacement était très strict. Il y avait des règlements qui, selon la situation militaire, s'appliquaient au front et aux zones occupées. Il y avait également des règlements prévoyant l'enregistrement et la suppression de l"enregistrement qui ont été appliqués jusqu'à la toute fin de la guerre, en Allemagne proprement dite, et en Autriche.

[42]      Les gens qui, à la fin de 1944, arrivaient dans le Reich, qui comprenait l'Autriche, étaient soumis à des règlements très stricts relativement à leur lieu de résidence. Ceux qui n'était pas Allemands devaient s'enregistrer et, en principe, n'étaient autorisés à résider que dans une zone déterminée. Il leur fallait obtenir une autorisation spécifique pour sortir de cette région.

[43]      À la question qui lui a été posée lors du contre-interrogatoire sur la façon dont ces ordres étaient présentés aux personnes qui étaient chargées de les exécuter, le témoin a répondu qu'ils suivaient la voie hiérarchique de l'administration militaire pour finalement se retrouver devant les commandants chargés des villes et villages locaux. Il affirme qu'il y avait un suivi pour démontrer que les ordres avaient été exécutés. Il a toutefois reconnu que ce suivi n'était pas prévu dans les documents que la requérante a présentés. À mon avis, le témoignage du professeur Golczewski sur l'évacuation a une valeur très limitée à cause de l'insuffisance des recherches sur le suivi de la mise à exécution des ordres.

[44]      Je reviens maintenant au récit que M. Bogutin a donné au sujet de son évacuation de Sélidovo vers l'Autriche. M. Bogutin nie avoir quitté en compagnie de la police, mais il a témoigné qu'il avait quitté Sélidovo sur un boghei tiré par deux chevaux en compagnie de trois amis dont il a oublié le nom. En contre-interrogatoire, il a déclaré qu'une de ces personnes était le secrétaire du maire du village et qu'une autre était enquêteur de police. Il a témoigné que les policiers s'enfuyaient en automobile. Il ne se souvient pas beaucoup du voyage en Roumanie ou de la route qui a été empruntée. Il avait un document dont il a oublié la teneur. Ce document précisait qu'il avait travaillé à Cernauti en 1944. Ce document est le premier de nombreux documents qui indiquent un lieu de naissance qui ne se trouve pas en Ukraine. Il affirmait dans ce document qu'il était né à Sélidovo, en Roumanie. Il affirme qu'il ignore pourquoi ce document indique Sélidovo, en Roumanie, comme lieu de naissance. Il ajoute que 4 000 kilomètres séparent Sélidovo de la Roumanie. Je ne puis accepter son témoignage sur ce manque de connaissances, étant donné qu'il existe plusieurs documents, dont je mentionnerai certains, qui indiquent un lieu de naissance se trouvant à l'extérieur de l'Ukraine et qui, dans de nombreux cas, précisent que ce lieu est Sélidovo, en Roumanie. M. Bogutin nie catégoriquement avoir jamais dit à qui que ce soit qu'il était né à Sélidovo, en Roumanie. M. Bogutin a par ailleurs produit trois documents qui indiquent qu'il est né en Autriche. J'ai annexé une liste des documents produits par l'intimé qui renferment des renseignements erronés. M. Bogutin affirme ne pas connaître ces documents. J'en conclus qu'il essayait de cacher son lieu de naissance et sa nationalité de manière à ce que les alliés ne puissent pas être mis au courant des activités qu'il avait exercées durant la guerre. Comme on le verra plus loin, le contrôle sécuritaire des personnes commençait par la détermination de leur nom et de leur lieu de naissance exacts.

[45]      M. Bogutin nie qu'on lui ait déjà demandé de produire des documents lorsqu'il a franchi la frontière séparant la Russie de la Roumanie ou durant le reste de son périple. Il reconnaît toutefois qu'il a été pris en Roumanie par le commandant agricole ou administrateur allemand qui était connu sous le nom de sonderfürer. Il a accompagné ce commandant allemand jusqu'en Autriche, étant donné que le sonderfürer avait besoin d'un chauffeur. À mon avis, il est probable qu'il faisait partie des voyageurs qui accompagnaient le sonderfürer au moment où il a quitté Sélidovo. M. Bogutin déclare qu'en Roumanie, il s'est occupé des chevaux d'un général allemand. Il affirme en outre qu'il a conduit la voiture-taxi à chevaux de ce général allemand en Roumanie avant de poursuivre sa route avec le sonderfürer. M. Bogutin a travaillé deux ou trois mois en Roumanie. Il ressort de son propre témoignage que les Allemands lui faisaient confiance et j'en conclus que cette confiance s'explique par le fait qu'il faisait partie de la police auxiliaire. Je suis convaincu que sa retraite en compagnie de l'armée allemande a été facilitée par son appartenance à la police auxiliaire de Sélidovo.

[46]      M. Bogutin a ensuite témoigné qu'il avait été évacué en Italie, où il a vécu dans un camp situé près de Rimini en compagnie de 3 500 personnes provenant de divers pays, dont l'Ukraine, la Russie et l'Allemagne. Il ne se rappelle pas si les gardes du camp étaient Allemands. Il ressort toutefois du témoignage donné par le professeur Golczewski que Rimini était un camp de prisonniers de guerre contrôlé par la Grande-Bretagne et que les seules personnes provenant de l'Ukraine qui pouvaient s'y trouver provenaient du 14e SS. Or, M. Bogutin n'a jamais fait partie de la 14e Waffengrenadier der SS Galician Division. L'avocat de M. Bogutin a reconnu que son client était embrouillé en ce qui concerne son prétendu séjour à Rimini.

[47]      M. Bogutin a également témoigné qu'alors qu'il se trouvait au camp de Rimini, les Russes étaient finalement arrivés, et que tous les Russes et tous les Ukrainiens avaient été enregistrés. Il a témoigné que les Russes voulaient renvoyer chez eux les Russes et les Ukrainiens, dont M. Bogutin, mais que M. Bogutin et d'autres s'étaient rebellés contre ce projet. Des officiers anglais sont arrivés, ont repoussé les Russes et ont ensuite demandé aux personnes présentes qui voulaient retourner chez elles de lever la main. Seulement deux personnes ont levé la main. Les Anglais ont dit aux autres personnes de modifier leur lieu de résidence et leur nom de famille. M. Bogutin a déclaré qu'il avait pris un nom et une adresse autrichiens qu'il affirme avoir conservés jusqu'à son arrivée en Autriche, où il a utilisé son vrai nom. L'avocat de M. Bogutin fait valoir que celui-ci a utilisé une adresse non ukrainienne pour éviter d'être renvoyé en Ukraine derrière le rideau de fer. Cependant, abstraction faite de cette unique occasion, chaque fois qu'on a présenté à M. Bogutin un document dans lequel son lieu de naissance n'était pas Sélidovo, en Ukraine, il a nié avoir communiqué de tels renseignements à la personne qui lui a délivré le document. Dans son témoignage, il est entré dans une violente colère au sujet de ces documents et n'a jamais laissé entendre qu'il avait indiqué une adresse non ukrainienne pour éviter d'être renvoyé en Ukraine. Bien qu'il soit possible que M. Bogutin ait mal compris sa date de naissance dans le cas de certains documents, il est à mon avis impossible qu'il ait communiqué à répétition des renseignements qu'il comprenait mal. À mon avis, à partir du moment où il s'est réfugié en Ukraine, il a délibérément dissimulé son lieu de naissance et son lieu de résidence au cours de la période de 1941 à 1943 durant laquelle il vivait à Sélidovo, en Ukraine.

Événements survenus depuis 1945 et demandes d'établissement et de citoyenneté au Canada

[48]      M. Bogutin a témoigné que, après avoir quitté l'Italie, il a conduit en Autriche le sonderfürer en voiture à cheval. Il a ensuite déposé le sonderfürer à sa maison située près de Villach, en Autriche. Il a produit un certificat délivré par un bureau de la main-d'oeuvre de Vienne le 4 avril 1945. Ce certificat atteste qu'il est né dans la région de Sélidovo, à Czernewicy (Bukowina) et qu'il a travaillé comme aide-cuisinier au camp Freihaus de Vienne du 15 octobre 1944 au 4 avril 1945. Ce document a été délivré alors que les Allemands contrôlaient encore l'Autriche. M. Bogutin nie s'être trouvé à Vienne ou au camp Freihaus et affirme que [TRADUCTION] " c'est de la foutaise " et affirme qu'il ne connaît pas ce document. M. Bogutin affirme qu'il a utilisé son nom véritable au camp Kellerberg. Il y a un certificat de résidence qui indique que M. Bogutin vivait au camp le 27 octobre 1945. M. Bogutin vivait et travaillait à Villach. Il a reconnu que personne ne l'avait interrogé et qu'il ne s'agissait pas d'un camp de personnes déplacées. Il logeait dans la caserne des pauvres, où il ne payait pas de loyer. À l'époque, son travail consistait à aider à réparer la voie ferrée et il faisait également de la construction sur plusieurs chantiers. Il travaillait pour une entreprise de construction et d'ingénierie appelée Hans Neubauer. Suivant les pièces versées au dossier, il aurait travaillé pour cette société du 5 novembre 1945 au 22 août 1946. Il a travaillé de nouveau pour cette entreprise du 23 juin 1947 au 7 décembre 1947. Le relevé d'emploi contient trois autres inscriptions qui indiquent les périodes pendant lesquelles M. Bogutin a travaillé pour cette société jusqu'au 23 février 1948.

[49]      M. Bogutin a épousé sa troisième femme, Maria Bernhardt, le 8 novembre 1947, à Villach, en Autriche. Elle était Autrichienne. Ils ont vécu ensemble pendant quarante-sept ans jusqu'au décès de celle-ci, il y a quelques années. La cérémonie du mariage a eu lieu dans le camp des personnes déplacées de Villach malgré le fait qu'aucun des deux époux n'y résidait. Comme ils ne voulaient pas se marier à l'église, les Bogutin ont falsifié le registre des mariages. M. Bogutin a également falsifié le registre des mariages pour ce qui était de ces mariages précédents. Il a indiqué qu'il n'avait été marié qu'une fois, alors qu'il s'était marié en secondes noces le 26 décembre 1941. Il avait laissé cette femme à Sélidovo lors de l'évacuation de 1943. Dans le contexte de la présente audience, les faux affidavits de l'intimé n'ont aucun rapport avec la question de savoir si l'intimé a obtenu son admission au Canada par fraude ou au moyen de fausses déclarations ou en dissimulant des faits essentiels. Le certificat de mariage renferme toutefois des renseignements qui mettent en cause la crédibilité de M. Bogutin. Il indique que sa mère et son père sont décédés à Czernewicy, qui est également connu sous le nom de Cernauti, et qui se trouvait en Roumanie à l'époque. Or, M. Bogutin a témoigné que son père et sa mère étaient morts à Sélidovo, en Ukraine.

[50]      M. Bogutin a également produit un permis de résidence qui lui avait été délivré par la police de Villach. Au verso de ce permis, il est déclaré que celui-ci n'est valide que dans un rayon de dix kilomètres de Villach. M. Bogutin a affirmé que les personnes qui se trouvaient au camp n'étaient pas autorisées à s'éloigner de plus de cinq à dix kilomètres du camp.

[51]      M. Bogutin a également produit des documents qui indiquaient qu'il avait travaillé en France en 1948 pendant neuf mois comme agriculteur, puis dans un monastère catholique. Il a quitté la France le 3 janvier 1949 pour se rendre à Villach, en Autriche, en compagnie de sa femme. Il a produit un document qui les autorisait lui et sa femme à quitter la France pour l'Autriche. À leur retour à Villach, qui se trouvait dans la zone française d'Autriche, ils se sont de nouveau installés dans la caserne. Il a produit d'autres documents qui montrent qu'il a travaillé en Autriche en 1949 comme bûcheron sur une rivière et comme aide-draveur. Il a également travaillé comme mineur.

[52]      M. Bogutin a dû faire une demande verbale pour venir au Canada, malgré le fait qu'il a témoigné qu'il ne se souvenait pas des dates. Il ne se rappelle même plus l'année où il a rempli la formule. C'est probablement avant 1949, parce qu'il a été accepté par l'Organisation internationale pour les réfugiés (OIR) le 16 novembre 1949 comme réfugié sollicitant un rétablissement. M. Bogutin devait communiquer avec les fonctionnaires de l'immigration à Saint-Martin (près de Villach) ou aux casernes de Klagenfurt. Il a présenté sa demande à Klagenfurt, mais ne se souvient pas à quelle date. Lui et sa femme ont été invités par l'OIR à se présenter aux casernes de Saint-Martin où des dispositions avaient été prises pour leur transport au Canada. Suivant la preuve, en 1950, il était draveur.

[53]      Contrairement à la plupart des personnes déplacées qui se trouvaient en Europe juste après la guerre, M. Bogutin ne résidait pas dans un camp de réfugiés. Immédiatement après la guerre, l'Administration des Nations Unies pour les secours et la reconstruction (l'UNRRA) a été formée en vue de s'occuper de l'administration des camps et de mesures à prendre pour la réinstallation des réfugiés. Par la suite, l'UNRRA est devenu la Commission préparatoire de l'Organisation internationale pour les réfugiés (OIR). L'OIR était chargée de procéder à la réinstallation des personnes qui n'habitaient pas de façon continue dans des camps, mais ce n'était pas la norme. À mon avis, M. Bogutin a évité de demander l'aide de l'OIR pendant quatre années pour cacher son passé.

[54]      M. Bogutin et sa femme avait d'abord présenté une demande en vue d'aller aux États-Unis, mais leur demande a été rejetée. Suivant M. Bogutin, ce refus s'explique par le fait que sa femme avait une peine de trois mois à son dossier de police. L'achat de marchandise dans les rues était illégal, et elle avait été surprise en train d'acheter trois mètres de tissu dans la rue. Les Américains ont dit aux Bogutin que c'était la raison pour laquelle leur demande avait été rejetée. Les Bogutin ont par la suite reçu un document déclarant que la peine avait été révoquée.

[55]      Suivant un document daté du 7 juillet 1951, les Bogutin ont été sommés de se rendre sans délai aux bureaux de l'OIR à Spittal pour y être interrogés. L'entrevue s'est déroulée près de Villach. M. Bogutin déclare que lui et sa femme se sont présentés à l'entrevue et qu'ils ont été interrogés par deux Canadiens pendant environ 10 ou 15 minutes. Il ne se souvient pas de l'identité des intervieweurs. Après l'entrevue, lui et sa femme sont retournés au camp. Ils ont été acceptés comme immigrants au Canada et sont partis pour le Canada dans les deux semaines qui ont suivi. Ils sont partis de Brème, un port allemand, et sont arrivés à Halifax, en Nouvelle-Écosse, sept jours plus tard. M. Bogutin affirme qu'il se souvient que le Service chrétien mondial les a aidés, lui et sa femme, à immigrer au Canada.

[56]      M. Bogutin est arrivé au Canada muni d'un document de l'OIR revêtu de plusieurs cachets. Un de ces cachets était daté du 27 juin 1951 et avait été apposé par le ministère de la Santé nationale et du Bien-être social du Canada. M. Bogutin a témoigné qu'il se souvenait avoir été interrogé par Santé et Bien-être social mais qu'il ne se rappelle aucun détail de cette entrevue. L'agent des visas qui a signé la demande de M. Bogutin était M. J. Klassen. M. Bogutin ne se souvient pas avoir rencontré M. Klassen le 27 juin 1951. M. Bogutini et sa femme ont reçu le cachet définitif d'Immigration Canada le 22 août 1951 à leur arrivée à Halifax. Ce cachet les classait comme immigrants reçus.

[57]      Un document en date du 10 août 1951 et provenant du Bureau de la main-d'oeuvre du Canada avait été délivré au point de départ en Allemagne. Ce document précisait ce que M. Bogutin prévoyait faire comme travail à son arrivée au Canada. M. Bogutin ne se souvient pas d'avoir rempli ce formulaire. Au haut du document, il est précisé que son contenu a été traduit à M. Bogutin dans sa langue. M. Bogutin ne se souvient pas qui a traduit les renseignements ou ce à quoi le document avait trait, mais il se rappelle que le document lui a été traduit de l'allemand au russe.

[58]      J'examinerai maintenant la procédure et les décrets qui existaient au moment où M. Bogutin et sa femme sont arrivés au Canada. La plupart des documents, sauf ceux que j'ai déjà mentionnés, ont été détruits en conformité avec la procédure normale suivie en matière de destruction des documents du ministère de l'Immigration. En conséquence, je dois décider si la requérante s'est acquittée du fardeau qui lui incombait de démontrer que M. Bogutin a recouru à de fausses déclarations ou à de la fraude ou qu'il a sciemment dissimulé des faits essentiels dans la demande qu'il a présentée pour venir au Canada et pour obtenir la citoyenneté canadienne.

[59]      M. d'Ombrain, un fonctionnaire à la retraite du Bureau du Conseil privé et ancien secrétaire adjoint du Cabinet, a été reconnu par la Cour comme un expert en ce qui concerne le Cabinet, ses rouages et l'appareil bureaucratique qui le soutient. Il a également été reconnu comme expert dans l'organisation et la gestion de l'appareil du gouvernement fédéral dans le domaine des services secrets canadiens et étrangers. M. d'Ombrain a aussi été reconnu comme expert en ce qui concerne les fonctions du Premier ministre et le rôle du Bureau du Conseil privé.

[60]      M. d'Ombrain a témoigné qu'il lui semblait, à la lecture des documents, qu'au cours de la période de 1945 à 1952, le ministre des Mines et Ressources, dans un premier temps, puis, par la suite, le ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration et le ministre de la Justice (parce que le ministre de la Justice était le ministre chargé de la Gendarmerie Royale du Canada (la GRC)), étaient les ministres qui avait le pouvoir d'agir en vertu de diverses lois pour mettre en application la politique en matière d'immigration et pour donner effet aux aspects de cette politique qui concernaient les contrôles de sécurité.

[61]      À partir des années trente et jusqu'à la fin de la guerre, le Canada avait une politique d'immigration très restrictive par suite de la situation de l'emploi au Canada au cours des années trente. Après la guerre, il y avait une volonté de réunir les familles. Il y avait des gens au Canada qui étaient en mesure de parrainer des étrangers qui étaient considérés comme des personnes qui pouvaient être emmenées avec succès au Canada et qui satisfaisaient à tous les critères nécessaires. Lorsque la GRC ne réussissait pas à procéder au contrôle sécuritaire des immigrants eux-mêmes, elle faisait le contrôle sécuritaire des membres de leur famille qui se trouvaient déjà au Canada.

[62]      L'immigration et la sécurité se complétaient nécessairement. Si le Canada allait accueillir un plus grand nombre d'immigrants, il était nécessaire de s'assurer qu'il s'agissait du bon type d'immigrants. La condition essentielle minimale absolue était qu'ils ne constituent pas une menace à la sécurité du Canada et qu'ils ne présentent pas un danger pour notre régime politique ou notre système économique. Le Canada voulait des gens qui contribueraient à l'essor de l'économie et qui seraient " de bons citoyens ".

[63]      Le gouvernement a reconnu qu'il était important d'adopter une nouvelle politique en matière d'immigration, mais il a également reconnu qu'il existait des obstacles pratiques sérieux, comme l'insuffisance de la navigation, ce qui entravait l'élaboration d'une nouvelle politique. Malgré tout, une nouvelle politique d'immigration a été adoptée en 1946.

[64]      Dans le cadre de cette politique, le règlement sur l'immigration a été élargi et, à partir de mars 1947, le Cabinet a convenu d'accepter les personnes déplacées en nombres toujours croissants. La politique visait à satisfaire aux exigences économiques du Canada relativement à certaines catégories de compétences et à répondre aux préoccupations du Canada sur le plan humanitaire.

[67]      En novembre 1947, le comité du Cabinet a d'abord convenu de refuser l'accès au Canada aux Ukrainiens qui avaient servi dans l'armée allemande en Italie et il a renouvelé son refus en septembre 1949. Il s'agissait de personnes qui avaient servi en uniforme et qui étaient détenues au Royaume-Uni. Leur nombre s'élevait à environ 8 000. Le Cabinet est revenu sur sa décision le 31 mai 1950 et a autorisé ces personnes, ainsi que d'autres, à venir au Canada. Le directeur de l'immigration a reçu l'ordre spécial de faire subir des contrôles sécuritaires spéciaux à ces Ukrainiens. Comme M. Bogutin n'a, de son propre aveu, jamais fait partie de l'armée allemande en Italie, cette exemption ne lui est d'aucun secours. De plus, même lorsque la décision a été prise de prévoir une exception pour des groupes déterminés d'anciens combattants, il a été bien précisé qu'ils seraient assujettis à un contrôle sécuritaire spécial. Je constate également que, bien que le décret de 1945 qui assouplissait le règlement de 1931 sur l'entrée au Canada pour permettre l'établissement de certains réfugiés ne mentionne nullement d'exigences en matière de sécurité, la note de service qui accompagnait ce décret et qui était adressée au Cabinet déclarait que seuls ceux qui avaient obtenu l'autorisation de la GRC étaient admissibles au droit d'établissement au sens de la Loi sur l'immigration.

[66]      En 1946, un conseil de sécurité a été créé en réponse à la responsabilité première assumée par le Premier ministre en matière de sécurité. Le conseil était présidé par le secrétaire du Cabinet. Le sous-ministre du rang le plus élevé du gouvernement présidait un groupe de hauts fonctionnaires qui exerçaient néanmoins leurs fonctions au niveau opérationnel et qui s'occupaient de questions de sécurité. Les conseillers se sont réunis à 44 reprises entre juin 1946 et septembre 1952. Le contrôle sécuritaire des immigrants figurait à l'ordre du jour de 16 de ces rencontres. En juillet 1946, lors de la deuxième rencontre du conseil de sécurité, il n'existait aucun organisme canadien qui s'occupait du contrôle de sécurité des candidats à l'immigration au point d'origine. On a décidé de former un comité chargé d'élaborer un règlement permettant de refouler les indésirables pour des raisons de sécurité. Le gouvernement a d'abord envisagé la possibilité de prévoir des critères de sécurité dans le règlement ou dans la Loi, mais cette idée a été écartée et le Cabinet a décidé que le contrôle de sécurité des candidats à l'immigration devait s'effectuer dans le cadre d'une structure administrative du Ministère plutôt que par voie législative. Les pièces versées au dossier ne renferment aucun élément de preuve clair et direct expliquant les motifs de cette décision. Les raisons en sont toutefois évidentes lorsqu'on les examine dans le contexte de la directive no 14 que le Cabinet a donnée en 1949.

[67]      La directive en question reprenait un critère de refoulement déjà existant qui avait été débattu au Cabinet. Il était qualifié de critère de refoulement de candidats à l'immigration pour des raisons de sécurité et il énumérait un certain nombre de catégories. En voici un extrait :

     [TRADUCTION]         
     Les personnes entrant dans certaines catégories (c.-à-d. les communistes, les membres du parti nazi ou d'un parti fasciste ou tout groupe révolutionnaire, les " collaborateurs " et les personnes qui se servent de noms ou de documents faux ou fictifs) sont considérées inadmissibles au sens de la Loi sur l'immigration et leur demande de visa est rejetée.         

Voici la raison qui est donnée pour procéder par voie de mesure administrative ministérielle :

     Comme certaines des personnes ainsi refoulées ne savent pas que les agences de sécurité et les services secrets sont au courant de leurs antécédents subversifs, la divulgation des motifs de leur refoulement risquerait d'éveiller les soupçons et de compromettre des sources de renseignement précieuses.         

[68]      Dès septembre 1946, le secrétaire du Cabinet voulait que le " droit d'établissement " ne soit accordé par les fonctionnaires qu'à ceux qui avaient obtenu le feu vert de la part de la GRC. La GRC a commencé à participer aux contrôles de sécurité en Europe. Le Commissaire de la GRC a donné son approbation à cette participation de la Gendarmerie et, dans un premier temps, une équipe s'est rendue à Londres. Par la suite, d'autres équipes se sont rendues en Europe pour procéder au contrôle sécuritaire des candidats à l'immigration. Au départ, la GRC travaillait en collaboration avec le Bureau de contrôle des passeports du ministère britannique des Affaires étrangères au contrôle des candidats à l'immigration.

[69]      Le Comité intergouvernemental des Nations Unies sur les réfugiés a offert sa collaboration pour le " contrôle sécuritaire des personnes déplacées " et des mesures ont été prises pour réunir en Europe des candidats à l'immigration pour que les autorités canadiennes puissent les interroger. Des équipes d'immigration se sont rendues en Allemagne, en Hollande, en Italie et en Autriche. Ces équipes étaient composées d'un inspecteur de l'immigration, d'un médecin et d'un agent de la GRC chargés de procéder aux contrôles de sécurité. Dans le cas de l'Allemagne, trois équipes ont été envoyées pour procéder au contrôle de 26 000 personnes.

[70]      En 1948, la GRC a révisé ses procédures de contrôle de sécurité. La méthode suivie consistait à interroger les personnes déplacées dans le camp où elles se trouvaient, d'étudier leurs papiers et d'examiner les documents que l'on pouvait obtenir. L'acceptation ou le rejet de l'enquêteur de sécurité était définitif. Tout avait lieu en Europe.

[71]      Ce système comportait certains problèmes, dont un arriéré des dossiers. Il arrivait parfois que des personnes dont la demande était rejetée pour des raisons de sécurité à un centre de sélection allemand présentent immédiatement une autre demande à un centre différent en sachant que le nouveau centre n'aurait pas leur dossier en main. Le candidat était alors mieux préparé à faire face à l'interrogatoire et il lui arrivait souvent d'être accepté. Pour résoudre ce problème, la GRC a fait distribuer ce qu'elle a appelé une " liste noire ". La politique prévoyait le contrôle sécuritaire des personnes déplacées au moyen d'une entrevue personnelle et ces personnes n'obtenaient la permission d'entrer au Canada qu'après avoir réussi le contrôle de sécurité. Cette politique est entrée en vigueur en août 1949.

[72]      Voici un extrait de la note que le président du conseil de sécurité, M. Robertson, a envoyée au Cabinet :

     [TRADUCTION]         
     Voici les seules catégories dont les candidats sont rejetés pour des raisons sécuritaires : communistes connus ou personnes fortement soupçonnée de l'être, membres du parti nazi allemand ou de tout autre parti fasciste ou groupe révolutionnaire, collaborateurs et personnes qui emploient un nom ou des documents faux ou fictifs.         

C'était, à l'époque, les critères de refoulement en vigueur.

[73]      Les membres du Cabinet se sont rencontrés le 22 septembre 1949 et ont décidé de poursuivre le contrôle de sécurité des candidats à l'immigration provenant d'Europe de l'Est, tout en poursuivant l'examen de la question générale. La directive no 14 du Cabinet a été mise en application par le décret C.P. 2856 du 9 juin 1950, qui interdisait l'entrée au Canada d'immigrants de toutes catégories, sauf ceux qui entraient dans certaines catégories comme les sujets britanniques et les ressortissants de colonies britanniques déterminées, les citoyens des États-Unis et les citoyens de France. Le décret disposait en outre :

             
     4. Une personne qui fournit, à la satisfaction du Ministre, dont la décision est définitive, les renseignements suivants :         
         a) Qu'elle est un immigrant convenable, eu égard aux conditions climatériques, sociales, éducatives, industrielles, ouvrières ou autres, ainsi qu'aux besoins du Canada; et         
         b) Qu'elle n'est pas indésirable en raison de ses coutumes ou de ses habitudes particulières, ou de son mode d'existence [...]         

Les " besoins du Canada " dont il est question dans le décret étaient les critères de refoulement pour raisons de sécurité qui étaient précisés dans la directive du Cabinet, ainsi que dans les directives administratives ultérieures qui ont été envoyées à la GRC et qui se rapportaient à la question de savoir si les candidats à l'immigration étaient des immigrants convenables.

[74]      Au printemps 1951, on a demandé au conseil de sécurité d'envisager la possibilité de limiter aux personnes suivantes l'interdiction frappant les collaborateurs :

     [TRADUCTION]         
     Ceux qui ont travaillé pour la police allemande ou des organismes de sécurité et qui ont agi comme informateurs à l'égard de citoyens loyaux et de groupes de résistance.         

La GRC n'a pas appuyé l'idée de restreindre l'interdiction aux seuls collaborateurs.

[75]      Les membres du conseil de sécurité ont convenu que certaines personnes devaient se voir refuser l'entrée au Canada comme immigrants et, en mai 1952, ils ont précisé les catégories de personnes qui devaient être refoulées. Parmi ces personnes se trouvaient les anciens collaborateurs, qui devaient être exclus pour des raisons de turpitude morale, sauf les collaborateurs mineurs qui avaient agi sous la contrainte. Cette exception n'est d'aucun secours pour M. Bogutin, étant donné qu'il avait déjà obtenu le droit d'établissement au Canada en août 1951. Il n'a jamais témoigné qu'il avait adhéré à la police sous la contrainte. De fait, il nie avoir été membre de la police et j'ai déjà examiné la question de savoir si ses origines juives étaient connues.

[76]      Ainsi, de façon générale, en ce qui concerne les critères de refoulement pour des raisons de sécurité, et en particulier, en ce qui concerne les collaborateurs, avant le printemps 1952, la collaboration avec l'ennemi au cours de la Seconde Guerre mondiale constituait encore de toute évidence une cause générale d'exclusion du Canada.

[77]      La GRC a rédigé une note de service intitulée [TRADUCTION] " Sélection des personnes sollicitant l'admission au Canada " en date du 20 novembre 1948, qui énumère les critères de refoulement pour raisons de sécurité. Ce sont les facteurs qui étaient encore en vigueur en 1950-1951 lorsque M. Bogutin a présenté sa demande.

     [TRADUCTION]         
         L'un quelconque des facteurs suivants révélés au cours de l'interrogatoire ou de l'enquête rend le candidat non admissible :         
         a)      Communiste connu ou personne fortement soupçonnée de l'être; agitateur communiste ou personne soupçonnée d'être un agent communiste.         
         b)      Membre des SS ou de la Wehrmacht allemande. Personne dont on découvre qu'elle porte des marques du groupe sanguin des SS (NON-Allemands).         
         c)      Membre du parti nazi.         
         d)      Criminel (connu ou soupçonné de l'être).         
         e)      Joueur professionnel.         
         f)      Prostitué(e).                 
         g)      Trafiquant du marché noir.         
         h)      Personne évasive ou qui ne dit pas la vérité lors de son interrogatoire.         
         i)      Défaut de produire des documents reconnaissables et acceptables au sujet de la date de son arrivée et de la durée de son séjour en Allemagne.         
         j)      Déclarations inexactes; usage d'un nom faux ou fictif.         
         k)      Collaborateurs résidant présentement sur un territoire antérieurement occupé.         
         l)      Membre du Parti fasciste italien ou de la Mafia.         
         m)      Trotskiste ou membre d'un autre mouvement révolutionnaire.         

On peut constater que ces critères sont conformes aux documents du Cabinet que nous avons déjà examinés.

[78]      M. Cliffe, un agent de la GRC à la retraite, a témoigné que les agents d'immigration étaient chargés des catégories d), e), f) et g), qui se rapportent aux criminels, aux joueurs professionnels, aux prostitués et aux trafiquants du marché noir. Les autres catégories relevaient des agents de contrôle des visas, qui faisaient partie de la GRC. M. Cliffe a interprété l'alinéa k), qui dispose : " Collaborateurs résidant présentement sur un territoire antérieurement occupé " comme s'appliquant non seulement aux pays occupés, mais également aux personnes qui se trouvaient en Autriche, laquelle était également occupée par les Allemands.

[79]      M. Cliffe a déclaré que c'étaient des agents de la GRC comme lui qui s'occupaient du contrôle de sécurité dans le processus d'immigration. Le processus était à peu près le même dans le cas des agents qui procédaient au contrôle des immigrants provenant des divers pays d'Europe. Bon nombre des immigrants italiens étaient parrainés par des parents qui se trouvaient déjà au Canada. Ces Italiens envoyaient leur demande à Rome. Lorsqu'ils recevaient ces demandes, les agents de sécurité remplissaient les formulaires " verts " qui étaient envoyés à des agences de sécurité (comme les agences britanniques et américaines ou la police italienne ou d'autres) pour qu'elles procèdent à un contrôle sécuritaire.

[80]      Je vais maintenant examiner le témoignage de deux agents de la GRC et de trois fonctionnaires de l'immigration qui s'occupaient de questions concernant l'Europe au cours de la période d'après-guerre pour voir comment les politiques du Cabinet étaient concrètement mises en application. Les témoins s'entendent sur la procédure générale suivante en ce qui concerne la façon dont l'équipe d'immigration s'occupait du cas d'une personne déplacée qui se trouvait dans un camp de personnes déplacées. Lorsque les équipes d'immigration se rendaient outre-mer pour interroger des candidats à l'immigration, la procédure suivie était identique dans tous les bureaux et des directives uniformes étaient données à tous les fonctionnaires canadiens de l'immigration partout dans le monde. Dans le cadre de la procédure de sélection des immigrants, on utilisait des formulaires comme le formulaire O.S.8 (le formulaire de demande des immigrants non parrainés) qu'on a commencé à utiliser avant la fin de 1950.

[81]      Les candidats à l'immigration faisaient d'abord l'objet d'une sélection sur dossier, qui ressemble à celle qu'un employeur fait lors d'un processus de sélection de candidats à un emploi. Le but visé était d'éliminer les candidats qui avaient de toute évidence peu de chances de s'établir avec succès au Canada. Les candidats qui franchissaient avec succès l'étape de la sélection sur dossier étaient convoqués au bureau d'immigration où ils étaient reçus en entrevue par l'équipe d'immigration.

[82]      Lorsque l'équipe d'immigration se rendait dans un camp de personnes déplacées, les dossiers étaient d'abord amenés à l'agent de sécurité, qui était désigné comme agent de contrôle des visas. Je conclus que les agents de sécurité avaient reçu une formation suffisante pour exécuter les tâches qui leur étaient confiées, sans parler de l'expérience qu'ils possédaient. L'agent de sécurité interrogeait le candidat à l'immigration et passait en revue avec lui les formulaires qu'il avait remplis. L'agent de sécurité était toujours accompagné d'un interprète. Si le candidat était une personne déplacée, le formulaire ne renfermait pas beaucoup de détails au sujet de ses antécédents. L'agent de sécurité posait des questions au candidat au sujet de sa date et de son lieu de naissance, ainsi qu'au sujet de la profession de chacun des membres de sa famille. L'agent de sécurité demandait également au candidat ce que lui et les membres de sa famille avaient fait durant la guerre et où ils se trouvaient durant la guerre. Normalement, les personnes déplacées n'étaient munies d'aucun document, étant donné que leurs documents avaient été perdus ou détruits ou leur avaient été retirés durant la guerre. Si elles avaient été interrogées par les Britanniques ou les Américains avant l'équipe canadienne, les personnes déplacées avaient en main les mêmes documents lorsqu'elles étaient interrogées par l'équipe canadienne. L'OIR précisait à l'équipe canadienne si la personne déplacée avait déjà été interrogée. Les agents de sécurité ont témoigné qu'ils n'accordaient aucune valeur à la procédure de contrôle de sécurité de l'OIR. Les agents de la GRC qui s'occupaient d'immigration recevaient tous les mêmes directives, qui provenaient de Londres, qui était le quartier général européen de l'immigration et de la sécurité canadienne, ou encore d'Ottawa. Les directives ne précisaient pas ce que les agents devaient vérifier parce que chaque cas était un cas d'espèce. Toutefois, les techniques d'entrevue étaient les mêmes pour chaque candidat et la Seconde Guerre mondiale était toujours le thème central, étant donné qu'il n'y avait pas eu beaucoup d'activités avant le déclenchement des hostilités. Les personnes déplacées n'étaient pas traitées très rapidement et clore un dossier en une heure était considéré comme excellent.

[83]      Les agents de sécurité avaient en leur possession les documents de l'OIR et le document O.S.8 de l'immigration. On vérifiait et confrontait les contradictions qui existaient entre ces documents. On interrogeait en détail les personnes déplacées au sujet de leurs activités durant la guerre et l'on insistait sur la profession exercée pour pouvoir déterminer avec précision ce qu'elles avaient fait pendant la guerre. Les personnes déplacées essayaient souvent de modifier le récit des événements les concernant et il appartenait aux agents de sécurité de décider si elles entraient dans une des catégories de personnes exclues. La décision par laquelle l'agent de sécurité statuait qu'une personne entrait effectivement dans une catégorie de personnes exclues était sans appel.

[84]      M. Cliffe avait fait partie de l'Aviation royale du Canada (ARC) pendant la guerre. Il est devenu membre de la GRC en 1947. En mars 1951, il était posté en Europe en tant qu'agent de contrôle des visas. Je suis convaincu qu'il avait reçu la formation voulue pour remplir ses fonctions d'agent de contrôle des visas au sein de la GRC. Entre mars et août 1951, M. Cliffe a travaillé au sein d'une équipe qui comptait également un médecin et un agent d'immigration à Naples, en Italie. Son travail consistait à sélectionner les immigrants pour vérifier s'ils étaient bel et bien des Italiens et s'ils avaient été fascistes durant la guerre. L'équipe se rendait parfois dans des camps de personnes déplacées à l'extérieur de Naples, où la procédure de contrôle était différente de celle qui était suivie à Naples. Dans les camps de personnes déplacées, il était important de découvrir d'où venaient les immigrants et de connaître leur situation et leurs convictions politiques. M. Cliffe avait reçu des directives qu'il suivait lorsqu'il interrogeait des personnes déplacées. Suivant M. Cliffe, lorsqu'on interrogeait des personnes déplacées, la procédure de sélection variait selon le pays d'origine de la personne déplacée. Si elle s'était déplacée à travers plusieurs pays, une copie du formulaire " vert " était envoyée à tous les pays dans lesquels la personne déplacée avait séjourné, sauf pour les pays de l'Est. Un formulaire était également envoyé aux Britanniques, étant donné qu'ils avaient une liste maîtresse de toutes les personnes à qui l'entrée au Canada avait été refusée.

[85]      M. Cliffe a témoigné qu'il connaissait très bien les formulaires O.S.8 qui était remplis par les personnes déplacées. Le formulaire O.S.8 était le principal formulaire que recevait M. Cliffe. Il s'en servait pour recueillir des renseignements qu'il transcrivait ensuite sur le formulaire " vert ". Les agences auxquelles il envoyait le formulaire " vert " vérifiaient les renseignements en question en les comparant avec ceux qui se trouvaient dans leurs propres dossiers. Cette procédure se déroulait en entier avant que la personne déplacée ne soit interrogée. Si une personne déclarait, par exemple, qu'elle avait vécu en Autriche, une copie du formulaire était envoyée en Autriche à la GRC, qui la remettait aux autorités autrichiennes. Si une personne déplacée affirmait qu'elle avait séjourné dans un des pays du bloc de l'Est, le formulaire était envoyé aux services secrets britanniques et américains. Lorsque le formulaire revenait du pays où il avait été envoyé, les agents de sécurité informaient les autorités de l'immigration qu'ils étaient prêts à poursuivre l'étude du dossier. Les autorités de l'immigration convoquaient alors la personne déplacée à une entrevue. La personne déplacée devait franchir trois étapes. M. Cliffe a témoigné que, dans un cas comme celui de M. Bogutin, qui était un ressortissant ukrainien qui se disait Roumain, lors de la vérification du formulaire " vert ", les agents de sécurité recherchaient un Roumain. Le nom, la date et le lieu de naissance de la personne déplacée était le point de départ de toute enquête sur la personne déplacée que menaient les services secrets britanniques et américains.

[86]      M. Cliffe demandait toujours aux personnes qu'il interrogeait si elles étaient des criminels de guerre. Si un immigrant lui avait dit qu'il avait fait partie de la police dans l'Ukraine occupée par les Allemands, M. Cliffe lui aurait demandé quand il en était devenu membre, pendant combien de temps il avait travaillé pour la police et s'il avait travaillé pour la police avant l'arrivée des Allemands. S'il avait simplement été absorbé par la police allemande, M. Cliffe lui demandait en quoi consistaient ses fonctions, le rang qu'il occupait et ce qu'il était advenu de lui lorsque les Allemands avaient commencé à battre en retraite. Si les renseignements communiqués par l'intéressé amenaient M. Cliffe à penser qu'il était un collaborateur, il lui refusait l'admission au Canada.

[87]      M. Cliffe a déclaré qu'il avait constaté que de nombreuses personnes avaient communiqué des renseignements erronés. Il vérifiait les renseignements contenus dans la demande de la personne déplacée en les comparant avec les renseignements qui lui étaient communiqués par les services secrets. Il était facile d'obtenir des documents falsifiés. Lorsque M. Cliffe avait des doutes au sujet de la validité d'un document ou de la véracité des déclarations d'un candidat à l'immigration, il accordait toujours le bénéfice du doute au Canada. En d'autres termes, M. Cliffe refusait à l'intéressé le droit d'entrer au Canada. Lorsque M. Cliffe avait terminé l'entrevue, il tamponnait le formulaire O.S.8. La décision par laquelle M. Cliffe refusait l'admission était définitive et sans appel sauf, comme il a déjà été mentionné, lorsque le ministre canadien de l'Immigration demandait la révision de la demande d'un candidat refusé. C'était cependant toujours l'agent d'immigration, et non l'agent de la GRC, qui communiquait la décision défavorable à la personne déplacée et cette décision n'était jamais motivée.

[88]      L'avocat de l'intimé a fait valoir à M. Cliffe qu'alors que le Canada visait les Nazis au cours des années quarante, pendant les années cinquante, la principale menace était le communisme. Cependant, bien qu'il affirme que l'ordre des catégories de personnes exclues est important parce que l'agent de sécurité s'intéressait surtout à l'aspect politique de la liste, M. Cliffe soutient qu'aucune catégorie de la liste des personnes exclues n'était plus ou moins importante qu'une autre. Cette affirmation est confirmée par M. Keelan, l'autre agent de sécurité qui a témoigné. M. Cliffe a également témoigné que, si une personne donnait une fausse indication au sujet du pays où elle était née, cela nuisait considérablement au processus d'enquête, étant donné que les agences de sécurité britanniques et américaines vérifiaient alors au mauvais endroit les renseignements relatifs à l'intéressé.

[89]      Bien qu'il ne se souvienne pas s'il a jamais interrogé un agent de police auxiliaire, M. Cliffe a déclaré que les contrôles étaient assez précis. Il est toutefois convaincu que certaines personnes ont déjoué le système et qu'elles ont probablement pu le faire en mentant. Si un candidat était considéré comme faisant partie d'une catégorie de personnes exclues, il ne pouvait pas être admis au Canada. L'agent n'avait aucun pouvoir discrétionnaire. M. Cliffe a reconnu que, même s'il ne parle pas d'autres langues, la qualité des interprètes dont on retenait les services pour les entrevues était très bonne. En Italie, presque toutes les personnes déplacées avaient besoin d'un interprète. Mais en Allemagne, bon nombre de personnes parlaient anglais.

[90]      M. Keelan, un agent de la GRC maintenant à la retraite, a également témoigné. Il est devenu un agent de contrôle des visas en 1950 et a été envoyé en Europe en septembre 1950. Il est demeuré en Angleterre quelques jours et s'est ensuite rendu en Allemagne. Il est retourné à Londres à la fin de 1951. Il travaillait à Karlsruhe, qui était, selon lui, le quartier général de l'immigration canadienne en Allemagne. Il connaissait bien la liste des personnes dont la demande d'immigration au Canada avait été refusée et il a déclaré qu'il considérait ces personnes comme étant frappées d'une interdiction absolue. Les communistes étaient considérés comme un risque et les collaborateurs étaient considérés comme étant pires que les communistes. M. Keelan a déclaré qu'il traitait sur un pied d'égalité toutes les personnes figurant sur la liste. Il a précisé qu'il tamponnait le document et indiquait si l'intéressé était autorisé à immigrer au Canada. L'agent d'immigration était toutefois la personne qui informait l'immigrant qu'il était refoulé. Le nombre de candidats refoulés était très peu élevé.

[91]      M. Keelan a témoigné que les agents de sécurité se faisaient un devoir de chercher tous les groupes de personnes qui figuraient sur la liste de candidats éconduits. Il a ajouté qu'ils cherchaient spécialement les communistes et ceux qui avaient collaboré avec les Allemands. Tout comme M. Cliffe, M. Keelan croyait comprendre que tous ceux qui avaient collaboré avec les Allemands étaient exclus, peu importe leur lieu de résidence. Les agents de sécurité cherchaient également les personnes qui avaient donné de faux renseignements sans raison valable et celles qui étaient évasives ou qui ne disaient pas la vérité.

[92]      M. Keelan a déclaré que ses rapports avec l'OIR étaient bons. Ils ne travaillaient cependant pas véritablement en collaboration, parce que la mission de l'OIR consistait à présenter des candidats à l'immigration au Canada, alors que son travail consistait à s'assurer que les bonnes personnes entrent au Canada. Il a précisé que les entrevues duraient entre 15 ou 20 minutes à deux heures. Tout comme M. Cliffe, M. Keelan ne se rappelle pas avoir interrogé un policier auxiliaire.

[93]      M. Gunn, un fonctionnaire à la retraite, a été reconnu comme expert en matière de procédure d'immigration et de mise en application de politiques d'immigration dans le domaine. Le 15 mai 1946, il a commencé à travailler pour la Direction générale de l'immigration de ce qui s'appelait alors le ministère des Mines et Ressources. Il a travaillé au sein de ce ministère (qui est par la suite devenu le ministère de la Citoyenneté et de l'Immigration) pendant 35 ans jusqu'à sa retraite, en décembre 1980. Il a été inspecteur de l'immigration entre mai 1946 et 1950. Dans le cadre de sa formation pour ce poste, il devait se familiariser avec la Loi sur l'immigration, les décrets pertinents et les communiqués régionaux officiels qui étaient publiés quatre ou cinq fois par mois. Il était également chargé d'interroger les visiteurs et les immigrants qui arrivaient au Canada à l'aéroport international de Montréal à Dorval. Il a témoigné qu'il était de toute première importance de s'assurer que les immigrants disaient la vérité au sujet de leur identité. Si l'agent avait le moindre doute au sujet des renseignements donnés au sujet de la profession ou du lieu de résidence de l'intéressé, ou s'il soupçonnait l'intéressé de faire partie d'une catégorie de personnes exclues, l'agent renvoyait l'intéressé devant une commission d'enquête. Il ne s'occupait du contrôle de sécurité que lorsque cet aspect entrait dans le cadre de ses pouvoirs en tant qu'inspecteur de l'immigration.

[94]      Initialement, seulement 5 000 personnes déplacées ont été autorisées à immigrer au Canada. Le Conseil privé a porté ce contingent à 10 000 personnes. Ce contingent a été augmenté de 10 000 lors de chacune des augmentations ultérieures. Le ministère du Travail a constitué un organisme chargé d'aider les personnes déplacées à immigrer au Canada. On procédait habituellement par regroupements de personnes déterminées comme les mineurs, les bûcherons, les domestiques et les agriculteurs. L'organisme trouvait aux personnes déplacées de l'emploi auprès d'employeurs qui avaient besoin de main-d'oeuvre et il s'occupait de trouver un nouvel emploi aux personnes non satisfaites de leur premier emploi.

[95]      M. Gunn a par ailleurs expliqué la procédure suivie dans le cas des personnes déplacées qui arrivaient au Canada par bateau à titre d'immigrants. L'équipage du navire était chargé de remplir un questionnaire appelé Déclaration du gouvernement canadien (DGC). On passait en revue avec l'immigrant les réponses qu'il avait données à la DGC pour s'assurer de leur exactitude. La DGC était un formulaire très long et très alambiqué. Le commissaire du navire remplissait la DGC au cours de la traversée tout en interrogeant les immigrants et en vérifiant leurs papiers. Les compagnies de navigation refusaient de transporter au Canada des personnes non munies de documents à cause des amendes auxquelles elles s'exposaient. Les navires transportaient un millier de personnes et l'équipe d'immigration était composée de cinq à 14 agents. L'équipe d'immigration contrôlait la durée des entrevues. Il fallait habituellement de huit à dix heures pour interroger tous les passagers du navire. Le temps consacré à chaque personne variait de trois à quinze minutes. La DGC ne précisait pas la langue dans laquelle l'entrevue se déroulait.

[96]      À l'arrivée du bateau au Canada, l'équipe d'immigration montait à bord du navire pour interroger les passagers. On montait des bureaux provisoires pour mener les entrevues. En premier lieu, le médecin examinait l'immigrant pour satisfaire aux exigences en matière de quarantaine et étudiait ses papiers. L'immigrant se rendait ensuite au bureau de l'agent d'immigration où un agent comme M. Gunn passait en revue avec le candidat les questions figurant sur la DGC et corrigeait au besoin les réponses. À ce moment-là, les personnes admissibles obtenaient le droit d'établissement. Après avoir obtenu le timbre " immigrant admis ", l'immigrant recevait une carte d'établissement qu'il devait présenter aux Douanes pour obtenir l'autorisation de récupérer ses bagages.

[97]      En 1950 et 1951, les formulaires et la procédure étaient identiques partout au Canada, sauf à Halifax, où les gens étaient habituellement interrogés à terre plutôt que sur le bateau.

[98]      M. Gunn a également parlé de la politique de conservation des documents qui étaient alors appliquée au ministère de l'Immigration. Il a précisé que les documents étaient détruits au bout de deux ans s'il n'y avait rien de nouveau au dossier. Suivant la politique des Archives nationales du Canada, un petit nombre de dossiers faisant état de crimes graves étaient conservés indéfiniment. Par la suite, un critère de retraite était établi selon l'âge de la personne visée. Si la personne en cause était très âgée, ses chances d'immigrer au Canada étaient très minces. Comme on pouvait se procurer une copie de la DGC relative à M. Bogutin, le document a été remis à M. Bogutin et à M. Gunn. M. Gunn a témoigné que les renseignements que renfermaient les titres de voyage de M. Bogutin délivrés par l'OIR correspondaient aux renseignements contenus dans la DGG pour ce qui était de l'âge, du lieu de naissance et de la nationalité. Il ressort des deux documents que M. Bogutin a menti, étant donné que ces documents indiquent qu'il est né à Sélidovo, en Roumanie, et qu'il est un ressortissant roumain.

[99]      M. Dubé, un fonctionnaire à la retraite, a également témoigné au sujet de la procédure suivie par le ministère de l'Immigration en ce qui concerne les immigrants. Il a commencé à travailler pour le ministère de l'Immigration à l'époque où celui-ci faisait partie du ministère des Mines et Ressources et il est demeuré à l'Immigration jusqu'à sa retraite, en 1986. Il a témoigné dans le même sens que les autres membres du ministère de l'Immigration. Il n'est allé en Allemagne qu'en mai 1952.

[100]      M. St-Vincent est la troisième personne du ministère de l'Immigration qui a témoigné. Il est un fonctionnaire à la retraite qui est entré au service du ministère de l'Immigration en novembre 1947. Il a travaillé comme agent d'immigration à Karlsruhe, en Allemagne, à compter de juin 1948. Il s'est rendu avec son équipe dans de nombreux camps de personnes déplacées. Au printemps 1950, un bureau d'immigration a été ouvert à Salzbourg, en Autriche et M. St-Vincent a quitté Karlsruhe pour devenir le fonctionnaire responsable du bureau de Salzbourg de janvier à septembre 1951. Il est ensuite retourné à Karlsruhe, où il est demeuré jusqu'en avril 1952.

[101]      M. St-Vincent avait deux agents d'immigration à son service à Salzbourg. Le premier était M. Papworth. C'est l'agent de sécurité qui a interrogé M. Bogutin. Il est depuis décédé. L'autre était M. Klassen, qui est l'agent d'immigration qui a signé le visa de M. Bogutin. M. St-Vincent ignore où se trouve présentement M. Klassen. M. St-Vincent a déclaré que c'était le médecin qui déterminait à quelle vitesse se déroulait le traitement des personnes déplacées dans les camps, étant donné qu'il fallait plus de temps au médecin pour examiner les candidats qu'il n'en fallait aux fonctionnaires aux autres étapes. Une grande partie du travail de sécurité de la GRC était effectué avant l'entrevue.

[102]      Comme le Canada voulait augmenter sa population d'immigrants, un des endroits naturels où le Canada pouvait recruter des immigrants était les camps de réfugiés où se trouvaient un grand nombre de personnes déplacées. En conséquence, la requérante a fait témoigner Me Thomas au sujet des activités de l'OIR en Autriche au cours des années qui ont immédiatement suivi la guerre. Me Thomas était un avocat américain qui a servi dans l'armée des États-Unis au cours de la guerre et qui est devenu membre de l'UNRRA (Administration des Nations Unies pour les secours et la reconstruction) en août 1945. Il a déclaré qu'à l'époque, des camps de personnes déplacées avaient été établis par les autorités occupantes en Autriche et en Allemagne et qu'il y avait trois zones : la zone britannique, la zone française et la zone américaine. En même temps que les forces alliées se retiraient progressivement, l'UNRRA a graduellement pris à sa charge les camps de personnes déplacées. À l'époque, il y avait environ huit millions de personnes déplacées dans les camps.

[103]      En 1947, Me Thomas était chef des rapports, des analyses et de l'admissibilité dans la zone britannique en Allemagne. Son travail consistait notamment à s'occuper de l'admissibilité des personnes aux secours des Nations Unies, sous forme notamment d'aliments, de soins médicaux, de vêtements et de logement. Les criminels et les collaborateurs n'étaient pas admissibles aux secours de l'UNRRA. Si un criminel de guerre ou un collaborateur était découvert, l'UNRRA le livrait au pouvoir occupant. L'UNRRA a été remplacée par la PCIRO (Commission préparatoire de l'Organisation internationale pour les réfugiés) le 1er juillet 1947. À ce moment-là, il ne restait plus qu'un million de personnes déplacées dans les camps, étant donné que les autres avaient été réinstallées ou rapatriées chez elles. Me Thomas est demeuré chef de l'admissibilité pour la zone britannique d'Allemagne pour la PCIRO.

[104]      Le 1er janvier 1948, l'OIR a remplacé la PCIRO. L'administration centrale des deux organismes se trouvait à Genève, en Suisse. Me Thomas a été promu au poste de chef de l'admissibilité pour toutes les activités de l'OIR. Lorsqu'elles arrivaient dans un camp, les personnes déplacées devaient remplir un formulaire d'inscription, même si le camp était dirigé par les forces armées des alliés. Par la suite l'UNRRA et la PCIRO avaient leurs propres formulaires que l'OIR a ensuite modifiés. Au moment où l'OIR a remplacé la PCIRO en 1948, des équipes de réinstallation arrivaient en Allemagne et en Autriche en provenance du Royaume-Uni, du Canada et des États-Unis et elles procédaient au contrôle sécuritaire des personnes pour vérifier si elles pouvaient les ramener dans leur pays respectif. Me Thomas a affirmé que les statuts constitutifs de l'OIR définissaient qui était un réfugié et qui était admissible à des secours. Il a affirmé que les gens qui avaient collaboré avec les forces ennemies, que ce soit sur le plan administratif ou sur le plan militaire, étaient considérés comme débordant le cadre du mandat de l'OIR. Il a également précisé que, lorsque l'OIR avait été créée en 1948, toutes les personnes se trouvant dans des camps avaient été enregistrées de nouveau.

[105]      Comme M. Bogutin n'a jamais séjourné dans un camp de l'OIR, je n'ai pas l'intention d'examiner plus en détail le témoignage de Me Thomas, sauf pour ce qui est de certains formulaires que M. Bogutin devait avoir remplis pour demander de l'aide à l'OIR. En outre, malgré l'existence au sein de l'OIR de ces règles d'exclusion des collaborateurs et des autres personnes qui avaient aidé l'ennemi, Me Thomas a reconnu que l'on essayait davantage de faire sortir les personnes déplacées des camps que d'examiner les antécédents des personnes qui s'y trouvaient. Qui plus est, les fonctionnaires canadiens ont témoigné qu'ils n'accordaient aucune importance à la procédure de sécurité de l'OIR.

[106]      On a cité à la Cour des exemples de formulaires de demande de l'OIR. L'élément essentiel du rapport est le fait que l'on demandait aux candidats à l'immigration de fournir des renseignements qui remontaient à l'époque qui précédait immédiatement la guerre. Me Thomas a identifié une lettre de l'OIR en date du 16 novembre 1949 qui informait M. Bogutin qu'il était visé par le mandat de l'OIR. Le document précisait que la raison pour laquelle M. Bogutin avait demandé l'aide de l'OIR était qu'il désirait se réinstaller. Me Thomas a témoigné qu'il n'avait jamais vu auparavant trois autres documents qui portaient le nom de M. Bogutin et semblaient provenir du camp de rassemblement de l'OIR.

[107]      Me Thomas a déclaré qu'il ne croyait pas M. Bogutin lorsqu'il déclarait dans son témoignage qu'il s'était rendu en France et en Autriche et qu'il y avait travaillé après la guerre. Il semble toutefois qu'il n'y ait aucune raison de ne pas ajouter foi au témoignage de M. Bogutin à cet égard. L'avocat de la ministre a accepté cette partie du témoignage de M. Bogutin. Je n'accepte toutefois pas le témoignage donné par Me Thomas au sujet du formulaire de demande d'aide de l'OIR (CM-1) qui a été rempli peu de temps avant novembre 1949. Le formulaire aurait forcé M. Bogutin à révélé ses activités professionnelles au cours des douze années précédant l'année 1949. Il ne pouvait manifestement pas révéler à l'OIR qu'il était un Ukrainien provenant de l'Union soviétique, étant donné que le titre de voyage qui lui avait été délivré par l'OIR indiquait qu'il était un ressortissant roumain. Qui plus est, d'autres documents produits par M. Bogutin indiquaient qu'il était un ressortissant roumain ou qu'il était d'origine roumaine. C'est l'OIR qui a pratiquement parrainé la demande d'immigration au Canada de M. Bogutin. Le Service chrétien mondial qui exerçait ses activités tant en Autriche qu'au Canada aurait été l'intermédiaire qui aurait aidé M. Bogutin à immigrer au Canada.

ANALYSE

Norme de preuve à appliquer dans le cadre d'un renvoi fondé sur l'article 18

[108]      Avant de résumer mes principales conclusions, je tiens à aborder la question de la norme de preuve à appliquer dans le cadre d'un renvoi fondé sur l'article 18. Le juge Collier a déclaré, dans le jugement Canada (Secrétaire d'État) c. Luitjens, (1991), 46 F.T.R. 267, qu'un renvoi constitue une instance civile. Cet énoncé a été confirmé à plusieurs reprises dans des décisions ultérieures, notamment dans un arrêt récent de la Cour suprême du Canada, l'arrêt Canada (ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration) c. Tobiass et autres, (1997), 218 N.R. 81; [1997] 3 R.C.S. 391.

[109]      Outre le fait qu'il a conclu qu'un renvoi constitue une instance civile, le juge Collier a estimé que les conséquences du processus, une fois qu'il est terminé, sont très graves et qu'un degré élevé de probabilité est exigé. Dans le jugement Luitjens, précité, à la page 270, le juge Collier a déclaré, après avoir examiné l'argument de l'intimé suivant lequel la charge de la preuve devait correspondre à la norme applicable en matière criminelle, c'est-à-dire la norme de la preuve hors de tout doute raisonnable :

     Après avoir examiné la jurisprudence citée, je suis convaincu que la présente action est de nature civile. J'avais été tenté toutefois d'utiliser l'expression " une action de nature quasi criminelle ". Ce serait, à mon avis, une formule trop imprécise, qui créerait une certaine confusion.         
     La norme de preuve requise en matière civile est la prépondérance de la preuve ou la prépondérance des probabilités. Mais il peut y avoir, dans cette norme, certains degrés quant à la qualité de la preuve requise.         
     La position que j'adopterai ici est celle que Lord Scarman a exposée dans l'arrêt Khawaja v. Secretary of State for the Home Department, [1983] 1 All E.R. 765 (C.L.), à la page 780. Il me semble qu'il doit y avoir un niveau élevé de probabilités dans une affaire telle que la présente. C'est une question très importante qui est en jeu ici : le droit de garder la citoyenneté canadienne, ainsi que les conséquences graves qui peuvent découler de la perte de cette citoyenneté.         

[110]      À mon avis, compte tenu des arrêts de la Cour suprême, il ne m'est pas loisible de retenir la norme du degré élevé de probabilité comme norme de preuve. Dans trois arrêts, en l'occurrence les arrêts Smith v. Smith, [1952] 2 R.C.S. 312, Hanes v. Wawanesa Mutual Insurance Co., [1963] R.C.S. 154 et Continental Insurance Co. c. Dalton Cartage Co., [1982] 1 R.C.S. 164, à la page 169, la Cour suprême du Canada a statué que la norme de preuve applicable est la norme civile, c'est-à-dire celle de la prépondérance des probabilités. Ainsi, dans l'arrêt Continental Insurance Co. c. Dalton Cartage Co., précité, le juge en chef Laskin a fait siens les propos souvent cités formulés par lord Denning dans l'arrêt Bater v. Bater, [1950] 2 All E.R. 458, à la page 459 :

     [...] Dans les affaires criminelles, on doit prouver l'accusation hors de tout doute raisonnable, mais à l'intérieur de cette norme, il peut y avoir des degrés de preuve. Nombre de grands juges ont dit que plus le crime est grave, plus la preuve doit être claire. Il en va de même pour les affaires civiles. On peut établir le bien-fondé de la demande suivant la prépondérance des probabilités, mais cette norme peut comporter des degrés de probabilité. Le degré est fonction de l'objet du litige. Il est naturel qu'une cour de juridiction civile, lorsqu'elle est saisie d'une accusation de fraude, exige un degré plus élevé de probabilité qu'elle n'exigerait s'il s'agissait de décider si l'on a prouvé la négligence. Le degré de probabilité qu'elle exige n'est pas aussi élevé que celui qu'exigerait une cour de juridiction criminelle, même lorsqu'elle est saisie d'une accusation de nature criminelle, mais il reste qu'elle exige un degré de probabilité qui correspond à la gravité de la situation.         

[111]      Toutefois, dans l'arrêt Continental Insurance, le juge en chef Laskin a, à la page 171, rejeté l'idée qu'il existait plusieurs normes de preuve :

     Je n'estime pas que ce point de vue s'écarte du principe d'une norme de preuve fondée sur la prépondérance des probabilités ni qu'il appuie une norme variable. La question dans toutes les affaires civiles est de savoir quelle preuve il faut apporter et quel poids lui accorder pour que la cour conclue qu'on a fait la preuve suivant la prépondérance des probabilités.         

[112]      Dans l'arrêt Canada (M.C.I.) c. Tobiass, précité, la Cour suprême du Canada a jugé que la liberté de l'intéressé n'était pas en jeu dans une instance en annulation de citoyenneté. La Cour a déclaré :

     Peut-être faut-il d'abord noter que l'enjeu n'est pas le même pour les appelants en l'espèce que pour l'accusé type dans une cause criminelle classique. L'État tente de priver les appelants de leur citoyenneté, non de leur liberté. La citoyenneté canadienne est indubitablement un " précieux privilège " (voir Benner c. Canada (Secrétaire d'État) , [1997] 1 R.C.S. 358, au par. 72). Pour certains, comme ceux qui pourraient devenir apatrides s'ils étaient privés de leur citoyenneté, elle peut être aussi précieuse que la liberté. Cependant, pour la plupart, la liberté est plus précieuse encore. Par conséquent, les intérêts des appelants ne pèsent pas autant dans la balance que si les procédures étaient de nature purement criminelle.         

[113]      En l'espèce, la Cour tire des conclusions de fait et fait rapport au ministre. Il ne s'ensuit pas que le gouverneur en conseil est de ce fait contraint d'annuler la citoyenneté de l'intimé. Le ministre doit examiner le rapport et le transmettre au gouverneur en conseil, qui doit décider s'il y a lieu ou non d'annuler la citoyenneté. En conséquence, j'applique la norme civile de preuve selon la prépondérance des probabilités, mais je dois examiner la preuve attentivement en raison des allégations graves qui doivent être établies par la preuve présentée.

[114]      Après examen de la preuve, je tire les conclusions suivantes qui sont déterminantes en ce qui concerne la question de savoir si l'intimé a été légalement admis au Canada ou s'il a obtenu la citoyenneté canadienne par fraude, fausse déclaration ou dissimulation intentionnelle de faits essentiels. Pour examiner la preuve soumise par M. Bogutin, j'ai tenu compte du fait qu'il est âgé de 88 ans et qu'il témoignait au sujet d'événements qui se sont produits il y a 40 ou 50 ans ou même plus. Je ne conclus pas que tout son témoignage n'est pas crédible. J'ai déjà examiné la partie essentielle de son témoignage que j'ai jugée non crédible. Je conclus que M. Bogutin faisait partie de la police régionale de Sélidovo, également connue sous le nom de police auxiliaire, pendant toute la durée de l'occupation nazie de Sélidovo. Je conclus que M. Bogutin a participé à des rafles de jeunes gens qui ont été envoyés aux travaux forcés en Allemagne. Je conclus que l'intimé s'est retiré avec les forces allemandes en Autriche en 1943 et 1944 et qu'il était un collaborateur. Il ressort du sens courant du mot " collaborateur " que M. Bogutin répond à cette définition, étant donné qu'il était membre de la police régionale de Sélidovo, qui collaborait avec les Allemands, lesquels étaient des ennemis du Canada lors de la Seconde Guerre mondiale. Je conclus également que l'intimé a falsifié son lieu de naissance et sa nationalité pour obtenir des documents des autorités gouvernementales autrichiennes et françaises après la guerre. Je conclus qu'il s'est faussement présenté à l'OIR comme étant un ressortissant roumain. Je conclus qu'il s'est faussement présenté aux autorités canadiennes comme étant un ressortissant roumain et qu'il a dissimulé ses activités de temps de guerre aux autorités canadiennes.

[115]      Je conclus que le Canada avait une procédure uniforme d'immigration qui était suivie en Europe à l'époque en cause lorsque M. Bogutin a présenté à l'OIR une demande de rétablissement au Canada. Il lui fallait remplir le formulaire de demande d'immigration canadienne O.S.8, se soumettre à un contrôle de sécurité de la part d'un agent de contrôle des visas qui faisait partie de la GRC, subir un examen médical et faire l'objet d'une entrevue de l'agent de contrôle des visas et de l'agent d'immigration. L'objectif premier de la procédure d'immigration était de vérifier si la personne déplacée entrait dans une des catégories de personnes exclues. Je conclus que M. Bogutin aurait suivi cette procédure avant d'obtenir son visa, malgré la destruction de bon nombre des documents originaux. Je conclus que M. Bogutin a reçu un titre de voyage de l'OIR et qu'il a rempli une DGC qui a été versée en preuve. Je conclus que M. Bogutin n'est pas digne de foi lorsqu'il déclare qu'il se souvient avoir révélé aux fonctionnaires canadiens de l'immigration à Salzbourg tout ce qu'il a fait pendant l'occupation allemande de Sélidovo. Je conclus qu'il doit leur avoir communiqué les mêmes renseignements que ceux qui figurent sur son titre de voyage délivré par l'OIR au sujet de sa nationalité et de son lieu de naissance roumains. Il n'aurait pas révélé son appartenance à la police auxiliaire de Sélidovo, en Ukraine, au cours de l'occupation nazie.

Les règles de droit régissant l'annulation de la citoyenneté

[116]      L'instance dont je suis saisi est régie par les dispositions de la Loi sur la citoyenneté qui étaient en vigueur au moment de l'introduction de l'instance visant à obtenir l'annulation de la citoyenneté de l'intimé, c'est-à-dire le 4 avril 1996. Les articles pertinents sont reproduits à l'annexe A. Dans le jugement Canada (Secrétaire d'État) c. Luitjens, [1989] 2 C.F. 125 (C.F. 1re inst.), le juge Collier a statué que les droits substantiels doivent être régis par la loi en vertu de laquelle ils ont été acquis et par la procédure prévue par la loi qui était en vigueur au moment de l'introduction de l'instance. L'article 18 de la Loi renferme les dispositions procédurales applicables en matière d'annulation de citoyenneté. L'article 18 prévoit que, pour qu'il puisse y avoir annulation de la citoyenneté, le ministre doit aviser l'intéressé de son intention de soumettre au gouverneur en conseil un rapport selon lequel l'intéressé a obtenu la citoyenneté en vertu de la loi par fraude ou au moyen d'une fausse déclaration ou de la dissimulation intentionnelle de faits essentiels. L'intéressé dispose de 30 jours pour demander le renvoi de l'affaire devant la Cour. Si l'intéressé ne se prévaut pas de cette possibilité, le ministre doit présenter un rapport au gouverneur en conseil. Si l'intéressé soumet une demande ou un renvoi à la Cour, l'affaire doit être renvoyée à la Cour. En pareil cas, ce n'est que si la Cour décide que l'intéressé a obtenu la citoyenneté en vertu de la loi par fraude ou au moyen d'une fausse déclaration ou de la dissimulation intentionnelle de faits essentiels que le ministre peut soumettre un rapport au gouverneur en conseil.

[117]      Le paragraphe 10(1) de la Loi sur la citoyenneté dispose que l'intéressé perd sa citoyenneté si le gouverneur en conseil est convaincu que l'acquisition, la conservation ou la répudiation de la citoyenneté, ou la réintégration dans celle-ci, est intervenue par fraude ou au moyen d'une fausse déclaration ou de la dissimulation intentionnelle de faits essentiels. Plus particulièrement, l'alinéa 10(1)a) de la Loi sur la citoyenneté prévoit la perte automatique de la citoyenneté lorsque le gouverneur en conseil est convaincu que l'intéressé a obtenu la citoyenneté en dissimulant intentionnellement des faits essentiels. En cas de perte automatique de la citoyenneté sous le régime de l'alinéa 10(1)a) de la Loi sur la citoyenneté, l'intéressé devient un résident permanent du Canada au sens du paragraphe 2(1) de la Loi sur l'immigration L.R.C. (1985), ch. I-2, modifiée. En conséquence, l'intéressé devient assujetti à toutes les dispositions de la Loi sur l'immigration, y compris à celles relatives au renvoi du Canada.

[118]      Dans l'arrêt Canada (Secrétaire d'État) c. Luitjens, (1992) N.R. 173 (C.A.F.), le juge Linden a statué que la décision rendue à l'issue d'un renvoi fondé sur l'article 18 constitue une conclusion de fait qui est tirée par la Cour mais qui ne tranche aucun droit. La décision qui est rendue à l'issue du renvoi constitue le fondement factuel du rapport du ministre et, à terme, celui de la décision du gouverneur en conseil. Le juge Linden a poursuivi en déclarant, à la page 175, que la décision rendue à l'issue du renvoi ne constitue qu'" une étape d'une action qui peut aboutir ou non à la révocation définitive de la citoyenneté et à l'expulsion ou l'extradition de l'intéressé ". La Cour suprême a, dans l'arrêt Tobiass , précité, souscrit au raisonnement suivi par la Cour d'appel fédérale dans l'arrêt Luitjens, précité.

[119]      Je dois donc examiner les dispositions de fond qui régissent l'acquisition de la citoyenneté au paragraphe 10(1) de la Loi sur la citoyenneté canadienne, S.R.C., 1952, ch. 33, qui étaient en vigueur en 1958-1959 lorsque M. Bogutin a demandé et obtenu la citoyenneté. Cet article était ainsi libellé :

     10. (1) Le Ministre peut, à sa discrétion, accorder un certificat de citoyenneté à toute personne qui n'est pas un citoyen canadien, qui en fait la demande et démontre à la satisfaction du tribunal,         
         a) qu'elle a produit au greffe du tribunal du district judiciaire où elle réside, au moins un an et au plus cinq ans avant la date de sa demande, une déclaration de son intention de devenir un citoyen canadien, ladite déclaration ayant été produite par cette personne après qu'elle a atteint l'âge de dix-huit ans; ou qu'elle est le conjoint d'un citoyen canadien et réside avec lui au Canada, ou qu'elle est un sujet britannique;         
         b) qu'elle a été licitement admise au Canada pour y résider en permanence;         
         c) qu'elle a résidé continûment au Canada pendant un an immédiatement avant la date de sa demande et qu'en outre, sauf si la personne qui présente la demande a servi hors du Canada dans les forces armées du Canada en temps de guerre, ou si elle est l'épouse d'un citoyen canadien et réside avec lui au Canada, elle a résidé au Canada durant une période supplémentaire d'au moins quatre ans au cours des six années qui ont immédiatement précédé la date de la demande;         
         d) qu'elle a une bonne moralité;         
         e) qu'elle possède une connaissance suffisante de l'anglais ou du français, ou, si elle ne possède pas cette connaissance, qu'elle a résidé continûment au Canada pendant plus de vingt ans;         
         f) qu'elle a une connaissance suffisante des responsabilités et privilèges de la citoyenneté canadienne; et         
         g) qu'elle se propose, une fois sa demande accordée, soit de résider en permanence au Canada, soit d'entrer ou de demeurer au service public du Canada ou de l'une de ses provinces.         

[120]      Les dispositions pertinentes en l'espèce sont les alinéas 10(1)c) et 10(1)d) qui portent sur l'acquisition d'un domicile canadien et sur la moralité du candidat à la citoyenneté. Je suis d'accord avec le juge Collier lorsqu'il déclare, dans le jugement Luitjens, que des éléments de preuve relatifs à la bonne ou à la mauvaise moralité de l'intéressé peuvent être présentés.

[121]      La présomption contenue au paragraphe 10(2) de la Loi sur la citoyenneté fait entrer en jeu le processus d'immigration et les dispositions applicables de la Loi sur l'immigration qui étaient en vigueur au moment où l'intimé est arrivé au Canada en 1951. La légalité de l'admission au Canada est une condition préalable à l'acquisition de la citoyenneté canadienne. Une personne doit avoir été admise légalement au Canada comme immigrant avant de pouvoir acquérir la citoyenneté, laquelle exige une résidence légale ou l'acquisition d'un domicile canadien.

[122]      Ainsi que je l'ai déjà conclu, l'OIR a parrainé la demande d'immigration au Canada de M. Bogutin à Villach, en Autriche, en tant que personne déplacée. M. Bogutin a obtenu une carte d'identité de l'OIR, qui équivalait à un passeport délivré à une personne déplacée, étant donné que la plupart des personnes déplacées, dont M. Bogutin faisait partie, avaient perdu tous leurs papiers au cours de la guerre. M. Bogutin a ensuite présenté une demande de réinstallation au Canada peu de temps après et son dossier a été examiné par des fonctionnaires canadiens de l'immigration à Salzbourg, en Autriche. Il a obtenu le 27 juin 1951 un visa lui permettant d'immigrer au Canada. Il a obtenu le statut d'immigrant reçu à Halifax le 22 août 1951.

[123]      Je me propose maintenant d'examiner la Loi sur l'immigration et le Règlement sur l'immigration et d'autres dispositions administratives qui régissaient l'admission des immigrants en provenance d'Europe en 1951. Le paragraphe 2(1) disposait :

     2. Dans la présente loi [...] l'expression         

     [...]

     " débarquer ", " débarqué " ou " débarquant ", appliquée à des voyageurs ou passagers ou à des immigrants, signifie leur admission légale au Canada par un fonctionnaire, sous le régime de la présente loi, autrement que pour subir l'examen ou un traitement ou pour autre fin temporaire prévue par la présente loi; [Non souligné dans l'original.]         

     [...]

     2A. Le domicile canadien est acquis et perdu aux fins de la présente loi, d'après les règles suivantes :         
         a) le domicile canadien n'est acquis par une personne que si elle a eu son domicile au Canada durant au moins cinq ans après y avoir été déposée; [Non souligné dans l'original.]         

     [...]

     3. Nul immigrant, passager, voyageur, ni autre individu, à moins qu'il ne soit citoyen du Canada ou n'ait un domicile au Canada, n'est admis à entrer ou à débarquer au Canada, ou, s'il y est débarqué ou y est entré, n'est admis à y rester, s'il appartient à l'une des catégories suivantes, ci-après appelées " catégories interdites ", savoir :         
         i) les personnes qui n'observent pas les conditions et exigences des règlements alors en vigueur et qui sont applicables à ces personnes sous le régime de la présente loi, ou n'y répondent pas ou ne s'y conforment pas; [Non souligné dans l'original.]         

[124]      Ainsi, la personne qui souhaitait acquérir un domicile canadien en 1951 devait être " débarquées " au sens de la Loi sur l'immigration de 1927, modifiée, et, pour être " débarqué ", l'immigrant devait avoir été légalement admis au sens de la Loi sur l'immigration . Le paragraphe 33(2) de la Loi sur l'immigration de 1927 prévoyait également que les candidats à l'immigration " doivent, lors de leur examen prévu par la présente loi, répondre véridiquement à toutes les questions qui lui sont posées par un fonctionnaire ". Le défaut de respecter cette exigence constituait une infraction punissable d'expulsion. Dans l'arrêt M.M.I. c. Brooks , [1974] R.C.S. 850, à la page 873, la Cour suprême du Canada a eu l'occasion d'interpréter des dispositions semblables de la Loi sur l'immigration de 1952 qui confirmaient que le candidat à l'immigration était tenu de répondre avec sincérité et complètement à toutes les questions et que le candidat qui donnait des indications fautives sur des faits essentiels ou des renseignements trompeurs était passible d'expulsion. La Cour a déclaré :

     Afin d'éliminer tout doute à ce sujet résultant des motifs de la Commission, je rejetterais toute prétention ou conclusion selon laquelle, pour qu'il y ait caractère important sous le régime du sous-al. (viii) de l'al. e) du par. (1) de l'art. 19, la déclaration contraire à la vérité ou le renseignement trompeur donnés dans une réponse ou des réponses doivent être de nature à avoir caché un motif indépendant d'expulsion. La déclaration contraire à la vérité ou le renseignement trompeur peuvent ne pas avoir semblable effet et, cependant, avoir été des facteurs qui ont déterminé l'admission. La preuve faite en l'espèce suivant laquelle certaines réponses inexactes n'auraient eu aucun effet sur l'admission d'une personne, est évidemment pertinente quant à la question du caractère important. Mais est aussi pertinente la question de savoir si les déclarations contraires à la vérité ou les réponses trompreuses ont eu pour effet d'exclure ou d'écarter d'autres enquêtes, même si aucun motif indépendant d'exclusion n'eût été découvert par suite de ces enquêtes. [Non souligné dans l'original.]         

[125]      Il me faut décider si M. Bogutin a été légalement admis au Canada en tant que résident permanent par fraude ou au moyen d'une fausse déclaration ou de la dissimulation intentionnelle de faits essentiels et si, grâce à son admission, il a par la suite obtenu la citoyenneté. J'accepte le fait qu'il existait une procédure d'immigration qui a été suivie dans le cas de M. Bogutin. M. Bogutin doit avoir rempli un formulaire O.S.8 et un formulaire de réinstallation de l'OIR qui exigeaient qu'il relate ses antécédents des douze dernières années, c'est-à-dire ce qu'il avait fait durant la guerre. Il a été soumis à un contrôle sécuritaire à Salzbourg. Je conclus qu'il ne devait pas dissimuler le fait qu'il avait fait partie de la police régionale de Sélidovo au cours de l'occupation nazie. Je conclus qu'il a dissimulé qu'il avait été un collaborateur au cours de l'occupation nazie. Je conclus qu'il a faussement déclaré à l'OIR et aux fonctionnaires canadiens de l'immigration qu'il était un ressortissant roumain. M. Bogutin a obtenu l'admission au Canada à titre de résident permanent par fraude ou au moyen d'une fausse déclaration ou de la dissimulation intentionnelle de faits essentiels. M. Bogutin est par conséquent présumé avoir obtenu la citoyenneté canadienne par fraude ou au moyen d'une fausse déclaration ou de la dissimulation intentionnelle de faits essentiels en violation de la Loi sur la citoyenneté.

[126]      À mon avis, les conclusions qui précèdent suffisent pour trancher le renvoi. Toutefois, pour plus de certitude, je conclus que M. Bogutin n'a pas été légalement admis au Canada et qu'il n'a par conséquent pas acquis de domicile canadien et qu'il n'était pas une personne de bonne moralité, le tout en violation de la Loi sur l'immigration, dans sa rédaction en vigueur en 1951. M. Bogutin n'était pas admissible en 1958 à demander la citoyenneté canadienne et il a obtenu la citoyenneté canadienne par fraude ou au moyen d'une fausse déclaration ou de la dissimulation intentionnelle de faits essentiels.

[127]      Dans le présent renvoi, je conclus que M. Bogutin a obtenu l'admission au Canada à titre de résident permanent par fraude ou au moyen d'une fausse déclaration ou de la dissimulation intentionnelle de faits essentiels.


[128]      Conformément à l'article 918 des Règles, aucuns dépens ne sont adjugés relativement à l'audience. Dans ces conditions, le voir-dire interlocutoire ne saurait être séparé de l'audience et aucuns dépens ne sont adjugés.

    

                                         Juge

OTTAWA (ONTARIO)

Le 20 février 1998

Traduction certifiée conforme

François Blais, LL.L.

     Date : 1998.02.20

     T-1700-96

OTTAWA (ONTARIO), LE 20 FÉVRIER 1998

EN PRÉSENCE DE MONSIEUR LE JUGE McKEOWN

     AFFAIRE INTÉRESSANT une annulation de citoyenneté fondée sur les articles 10 et 18 de la Loi sur la citoyenneté, L.R.C. (1985), ch. C-29, modifiée, et l'article 19 de la Loi sur la citoyenneté canadienne, S.R.C. 1952, ch. 33, modifiée;
     ET une demande de renvoi à la Cour fédérale présentée en vertu de l'article 18 de la Loi sur la citoyenneté, L.R.C. (1985), ch. C-29, modifiée;
     ET un renvoi à la Cour fédérale fondé sur l'article 920 des Règles de la Cour fédérale.

E n t r e :

     MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION,

     requérante,

     et

     WASILY (WASIL) BOGUTIN,

     intimé.

     DÉCISION

     L'intimé a obtenu la citoyenneté canadienne par fraude, fausse déclaration ou dissimulation intentionnelle de faits essentiels au sens de l'alinéa 18(1)b) de la Loi sur la citoyenneté.

     W.P. McKeown

                                     Juge

Traduction certifiée conforme

François Blais, LL.L.

     Annexe A - Documents produits par l'intimé

     qui renferment de faux renseignements

1.      Certificat d'identité et de résidence en date du 27 octobre 1945 qui indique que M. Bogutin est un ouvrier agricole qui est né à Sélidowka, en Roumanie.
2.      Document en date du 18 décembre 1945 délivré par le quartier général de la police Klagenfrut de Villach qui indique que M. Bogutin a la citoyenneté roumaine.
3.      Relevé d'emploi établi par le bureau de main-d'oeuvre de Villach qui expose en détail les emplois exercés par M. Bogutin entre le 23 juin 1947 et le 23 février 1948 et qui indique qu'il est de citoyenneté roumaine.
4.      Permis de résidence provisoire délivré le 15 septembre 1945 par le Commissariat de la police fédérale à Villach qui indique que M. Bogutin a la citoyenneté roumaine.
5.      Certificat délivré le 25 juillet 1948 par le maire de Montcourt, en France, qui atteste que M. Bogutin est né à Kelleberg, en Autriche et que sa femme est née en Autriche et qu'ils sont tous les deux de nationalité roumaine.
6.      Certificat de changement de domicile daté du 7 août 1948 et signé par le maire de la ville de Gy, en France, qui affirme que M. Bogutin est né à Kelleberg, en Autriche et que lui et sa femme sont tous les deux de nationalité roumaine.
7.      Accusé de réception d'une demande de carte d'identité d'ouvrier agricole ou industriel de la République française daté du 29 septembre 1948 qui indique que M. Bogutin est né à Selidowke-Kelleberg et qu'il est de nationalité roumaine.
8.      Certificat en date du 24 décembre 1948 par lequel le directeur d'une société appelée " Les Pavillons " affirme que M. Bogutin est né à Kelleberg, en Autriche, et qu'il a été embauché comme ouvrier agricole entre le 28 juin 1948 et le 31 décembre 1948.
9.      Accusé de réception d'une déclaration de changement de domicile délivrée le 27 décembre 1948 par le ministre de l'Intérieur de France et le Directorat général de la sûreté nationale qui indique que M. Bogutin est né à Sélidowke-Kelleberg, en Roumanie.
10.      Document d'identité et de voyage français no 757, qui indique que M. Bogutin est né à Silidowke et qu'il est de nationalité roumaine.
11.      Permis des Forces alliées qui indique que M. Sélidovo est né à Schidouke et qu'il est de nationalité roumaine.

     ANNEXE A

Loi sur la citoyenneté

Loi concernant la citoyenneté

     1. Loi sur la citoyenneté. 1974-75-76, ch. 108, art. 1.

     [...]

     10. (1) Sous réserve du seul article 18, le gouverneur en conseil peut, lorsqu'il est convaincu, sur rapport du ministre, que l'acquisition, la conservation ou la répudiation de la citoyenneté, ou la réintégration dans celle-ci, est intervenue sous le régime de la présente loi par fraude ou au moyen d'une fausse déclaration ou de la dissimulation intentionnelle de faits essentiels, prendre un décret aux termes duquel l'intéressé, à compter de la date qui y est fixée :

     a) soit perd sa citoyenneté;         
     b) soit est réputé ne pas avoir répudié sa citoyenneté.         

     (2) Est réputée avoir acquis la citoyenneté par fraude, fausse déclaration ou dissimulation intentionnelle de faits essentiels la personne qui l'a acquise à raison d'une admission légale au Canada à titre de résident permanent obtenue par l'un de ces trois moyens.

     [...]

     18. (1) Le ministre ne peut procéder à l'établissement du rapport mentionné à l'article 10 sans avoir auparavant avisé l'intéressé de son intention en ce sens et sans que l'une ou l'autre des conditions suivantes ne se soit réalisée :

     a) l'intéressé n'a pas, dans les trente jours suivant la date d'expédition de l'avis, demandé le renvoi de l'affaire devant la Cour;
     b) la Cour, saisie de l'affaire, a décidé qu'il y avait eu fraude, fausse déclaration ou dissimulation intentionnelle de faits essentiels.

     (2) L'avis prévu au paragraphe (1) doit spécifier la faculté qu'a l'intéressé, dans les trente jours suivant sa date d'expédition, de demande au ministre le renvoi de l'affaire devant la Cour. La communication de l'avis peut se faire par courrier recommandé envoyé à la dernière adresse connue de l'intéressé.

     (3) La décision de la Cour visée au paragraphe (1) est définitive et, par dérogation à toute autre loi fédérale, n'est pas susceptible d'appel.

     COUR FÉDÉRALE DU CANADA

     SECTION DE PREMIÈRE INSTANCE

     AVOCATS ET PROCUREURS INSCRITS AU DOSSIER

No DU GREFFE :                  T-1700-96
INTITULÉ DE LA CAUSE :          Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration
                         c. Wasily (Wasil) Bogutin
LIEUX D'AUDIENCE :              Toronto (Ontario)
                         Sélidovo (Ukraine)
                         Pitssburgh (Pennsylvanie)
DATES D'AUDIENCE :              12 mai au 19 novembre 1997

MOTIFS DE LA DÉCISION prononcés par le juge McKeown le 20 février 1998

ONT COMPARU :

Me Christopher Amerasinghe, c.r.                  pour la requérante

Me Kathryn Hucal

Me Orest T. Rudzik                          pour l'intimé

Me Nestor Woychyshyn

PROCUREURS INSCRITS AU DOSSIER :

Me George Thomson                          pour la requérante

Sous-procureur général du Canada

Ottawa (Ontario)

Me Orest T. Rudzik                          pour l'intimé

Toronto (Ontario)

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