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Date : 20060125

Dossier : T-215-02

Référence : 2006 CF 71

Ottawa (Ontario), le 25 janvier 2006

EN PRÉSENCE DE MONSIEUR LE JUGE BLANCHARD

ENTRE :

RENOVA HOLDINGS LTD., JOHN JACKSON,

DAVE BOUCHARD et RON DUFFY, agissant chacun en leur propre nom et au nom de toutes les personnes qui ont été producteurs ou qui sont actuellement producteurs et qui résident ou ont résidé dans la région désignée entre le 5 juillet 1935 et aujourd'hui

demandeurs (intimés)

et

LA COMMISSION CANADIENNE DU BLÉ et

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

défendeurs (requérants)

MOTIFS DE L'ORDONNANCE ET ORDONNANCE

1.         Introduction

[1]    La Commission canadienne du blé (la Commission) et le procureur général du Canada - les défendeurs dans l'action principale - interjettent appel d'une ordonnance du protonotaire Hargrave rendue le 17 mars 2005. Dans son ordonnance, le protonotaire refuse d'accueillir la requête en radiation de la déclaration pour absence de cause d'action raisonnable présentée par les défendeurs et de rejeter l'action des demandeurs.

[2]    Dans le présent appel, les défendeurs demandent ce qui suit à la Cour :

1)       rendre une ordonnance accueillant le présent appel et annulant l'ordonnance du protonotaire Hargrave;

2)       rendre une ordonnance radiant la déclaration et rejetant l'action avec dépens au motif que la déclaration ne révèle aucune cause d'action raisonnable;

3)       subsidiairement, rendre une ordonnance radiant toute partie de la déclaration qui n'expose aucune cause d'action raisonnable et rendre une ordonnance prorogeant le délai pour signifier une défense de soixante (60) jours suivant la délivrance de l'ordonnance;

4)       rendre toute autre ordonnance que la Cour juge appropriée.

2.          Les faits

[3]    Les demandeurs, une société et des individus, sont des « producteurs » de blé au sens défini dans la Loi sur la Commission canadienne du blé, L.R.C. 1985, ch. C-24 (la Loi) dans la « région désignée » , telle que définie dans la Loi. Dans la présente instance, la région désignée comprend le Manitoba, la Saskatchewan, l'Alberta et le district de Peace River en Colombie-Britannique.

[4]    La Commission défenderesse est une commission créée en vertu de la Loi; elle est chargée de commercialiser le blé et l'orge, y compris le blé et l'orge produits dans la région désignée. Le procureur général est désigné pour représenter la Couronne défenderesse (Sa Majesté la Reine du chef du Canada), conformément à Loi sur la responsabilité civile de l'État et le contentieux administratif, L.R. 1985 ch. C-50, article 23.

[5]    Le 8 février 2002, les demandeurs ont déposé une déclaration sous forme de recours collectif proposé. Les demandeurs poursuivent les défendeurs pour usage inapproprié par la Commission de fonds communs provenant de la vente de grains produits par les demandeurs au cours de la période comprise entre le 5 juillet 1935 - date à laquelle la Commission a été constituée - et aujourd'hui.

[6]    Dans leur déclaration telle que déposée, les demandeurs allèguent ce qui suit, notamment :

[Traduction]

Au cours de son existence, la Commission a délivré de manière arbitraire des permis d'exportation et des permis pour la transformation du grain à des individus et à des sociétés établis à l'extérieur de la région désignée, les autorisant ainsi à acheter des produits directement auprès des producteurs établis à l'intérieur de la région désignée. Les paiements effectués pour ces achats n'ont pas été versés dans les comptes communs relatifs aux produits vendus dans la région désignée (ci-après, les « comptes communs » ) et n'ont pas été redistribués aux producteurs [paragraphe 12].

Conformément à l'article 33 de la Loi, certaines dépenses encourues au cours de la manutention des produits dans la région désignée peuvent être déduites des fonds communs reçus suite à cette manutention [paragraphe 14].

Les demandeurs allèguent en outre que la Commission a manqué à son obligation fiduciaire envers les demandeurs et que la Commission est redevable envers les demandeurs des sommes irrégulièrement déduites du compte commun [paragraphe 20].

[7]    Les demandeurs réclament des dommages-intérêts pécuniaires, des dommages-intérêts exemplaires et des dommages-intérêts punitifs de même qu'une reddition de compte pour toutes les sommes dues aux demandeurs.

[8]    Le 17 juin 2003, les défendeurs ont déposé une requête en radiation de la déclaration en vertu de l'alinéa 221(1)a) des Règles des Cours fédérales (les Règles). Soulignons que les défendeurs n'ont pas présenté de demande de précisions aux demandeurs et qu'ils n'ont pas non plus déposé de défense.

[9]    Dans leurs arguments écrits à l'égard de la requête, les demandeurs précisent qu'ils ont l'intention de modifier leur déclaration. Entre autres choses, les demandeurs proposent de modifier les deux paragraphes mentionnés plus haut, comme suit :

[Traduction]

Au cours de son existence, la Commission a, en vertu de la partie IV de la Loi et du Règlement connexe, délivré des permis d'exportation, des permis de transport interprovinciaux et des permis pour la transformation du grain à des individus et à des sociétés établis à l'extérieur et à l'intérieur de la région désignée. Les dépenses encourues pour ces activités ont été, contrairement aux dispositions de la Loi, déduites des comptes communs dans lesquels étaient détenues les recettes des ventes de produits en provenance de la région désignée [paragraphe 12 modifié].

Conformément aux articles 7 et 33 de la Loi, seules certaines dépenses encourues pour la vente des produits en provenance de la région désignée peuvent être déduites des fonds communs perçus grâce à ces ventes et la Commission a irrégulièrement déduit des dépenses qu'elle n'était pas autorisée à déduire en vertu du pouvoir que lui conférait la loi [paragraphe 14 modifié].

[10]            De plus, les demandeurs se proposent d'ajouter une allégation voulant que par [traduction] « négligence, faute et abus dans l'exercice d'une charge publique » , les défendeurs ont également manqué à leur obligation fiduciaire envers les demandeurs, [traduction] « outrepassant le pouvoir que leur confère la loi en matière d'opérations administratives » [paragraphe 22].

[11]            La requête en radiation des défendeurs a été instruite par le protonotaire Hargrave le 14 juillet 2003. Le protonotaire a examiné la déclaration comme si elle contenait déjà les modifications proposées mentionnées plus haut.

[12]            Les défendeurs font valoir qu'il apparaît [traduction] « clairement et manifestement à la lecture de [la Loi] et des décisions de justice portant sur des actions de même nature que la présente déclaration ne révèle aucune cause d'action raisonnable » . Plus particulièrement, les défendeurs fondent leur requête sur les motifs suivants :

1)       la Commission a une obligation de rendre compte au Parlement seulement et non aux producteurs;

2)       la relation entre la Commission et les producteurs ne donne pas lieu à une obligation de diligence;

3)       la Loi ne confère aucun recours aux producteurs contre la Commission, dans la mesure où la Commission s'efforce de réaliser le mandat qui lui est confié par la Loi;

4)       pour des raisons de politique, la Loi contient des dispositions qui excluent toute responsabilité.

[13]            Les demandeurs soutiennent que les défendeurs n'ont pas démontré qu'il apparaît de la déclaration, de manière « évidente » et « au-delà de tout doute » , que les demandeurs n'obtiendront pas gain de cause. Les demandeurs affirment que leur déclaration porte sur l'inexécution d'une obligation impérative de la Commission de verser aux producteurs les sommes exigibles en vertu de la Loi. Entre autres arguments, les demandeurs plaident que même si les membres du gouvernement sont à l'abri de toute responsabilité pour négligence à l'égard des décisions de politique, ils peuvent être tenus responsables pour les décisions opérationnelles. Les demandeurs soutiennent en outre que les défendeurs n'ont soulevé aucun facteur d'intérêt public qui aurait pour effet de soustraire les défendeurs de leur responsabilité.

[14]            Le protonotaire a pris l'affaire en délibéré après l'audience. Le 17 mars 2005, il a rejeté la requête des défendeurs avec dépens.

3.          La décision en cause

[15]            Le protonotaire a jugé que les défendeurs avaient mal interprété la déclaration des demandeurs. Il conclut que l'action ne portait pas sur la délivrance irrégulière de permis d'exportation, sur le défaut de rendre compte correctement des ventes à l'exportation ou sur une reddition de compte pour les sommes qui n'auraient pas été versées dans le compte commun, comme le soutiennent les défendeurs. Le protonotaire affirme que l'action concerne plutôt une déduction irrégulière de dépenses dans le compte commun. Il ajoute qu' « à ce stade-ci, on peut raisonnablement se demander si les demandeurs ont besoin de réfuter quoi que ce soit dans la présente requête » mais il décide néanmoins d'examiner plus en détail la requête des défendeurs.

[16]            Le protonotaire applique le critère relatif à la radiation de procédure, tel qu'énoncé dans Procureur général du Canada c. Inuit Tapirisat du Canada et al., [1980] 2 R.C.S. 735, (1980) 115 D.L.R (3rd) 1. Il explique le critère comme suit : « il faut tenir tous les faits allégués dans la déclaration pour avérés et [...] il ne doit y avoir radiation que dans les cas évidents, lorsque le tribunal est convaincu au-delà de tout doute que la demande ne révèle aucune cause d'action raisonnable » .

[17]            Le protonotaire établit ensuite une distinction entre les faits en l'espèce et les décisions de jurisprudence citées par les défendeurs pour étayer leur argument selon lequel il n'existe aucune cause d'action dans les allégations contre la Commission.

[18]            En ce qui concerne l'argument des défendeurs voulant qu'il n'existe aucune cause d'action pour une reddition de compte, le protonotaire établit une distinction entre les faits de l'espèce et Riske et al. c. Commission canadienne du blé, [1977] 2 C.F. 143, (1976) 71 D.L.R. (3d) 686 (C.F. 1re inst.). Le protonotaire affirme que dans Riske, les demandeurs cherchaient à obtenir une reddition de compte « mathématique » pour la vente du grain de chaque producteur et qu'ils contestaient le système de mise en commun en exigeant que la Commission adopte une autre méthode de comptabilité. De l'avis du protonotaire, il existe une distinction entre cette affaire et la présente instance puisque dans le cas qui nous occupe, les demandeurs exigent une reddition de compte sur des dépenses que la Commission aurait déduites des comptes communs sans y être autorisée par la Loi.

[19]            En ce qui concerne l'argument des défendeurs que les demandeurs n'auraient aucune cause d'action fondée sur la négligence, le protonotaire conclut que les décisions citées par les défendeurs étayent la proposition voulant que la Commission ne doive pas être attaquée pour avoir tenté de remplir le mandat qui lui est confié par la loi. Au contraire, poursuit-il, dans le cas en l'espèce, la Commission n'a pas respecté les termes de son mandat. Le protonotaire mentionne les décisions citées par les demandeurs, selon lesquelles les représentants du gouvernement peuvent se prévaloir de l'immunité en cas de négligence pour les décisions de politique seulement et non pour les décisions opérationnelles. Il s'appuie ensuite sur la décision Brewer Bros. c. Canada (Procureur général), [1992] 1 C.F. 425, (1991) 80 D.L.R. (4th) 321, dans laquelle la Cour d'appel fédérale a jugé qu'un manquement à une obligation impérative ne donne pas directement naissance à une cause d'action mais démontre qu'il y a eu négligence.

[20]            Les défendeurs prétendent que l'action pour négligence fondée sur un manquement à une obligation fiduciaire doit être rejetée parce les défendeurs n'ont aucune obligation de diligence de droit privé envers les demandeurs. Le protonotaire examine les principes de droit résumés dans Première Nation Fairford c. Canada [1999] 2 C.F. 48, concernant les éléments de dépendance ou de vulnérabilité exigés pour établir une obligation fiduciaire. Il conclut que les principes énoncés dans Fairford n'aident en rien les défendeurs à établir que la cause des demandeurs est clairement et manifestement futile. Le protonotaire s'appuie sur Devloo c. Canada, [1991] A.C.F. n ° 482 (QL), où la Cour d'appel fédérale a jugé qu'une obligation de droit privé pouvait exister en vertu de la loi applicable, en l'occurrence, la Loi sur les grains du Canada, L.R.C. 1985, ch. G-10. Le protonotaire estime qu'en l'espèce, vu l'allégation de non respect d'une directive de la loi, l'argument voulant que les défendeurs avaient une obligation de droit privé envers les demandeurs est défendable; il conclut en outre qu'une action pour manquement à une obligation fiduciaire n'est pas clairement et manifestement futile.

[21]            En rejetant la requête des défendeurs, le protonotaire retient l'argument suivant plaidé par les demandeurs : que l'action des demandeurs soit fondée sur la négligence, l'inexécution d'une obligation fiduciaire ou un délit d'action, on ne peut pas affirmer que les demandeurs seront clairement et manifestement incapables de prouver une cause d'action au procès.

4.          Ordonnance demandée en appel

[22]            Dans le présent appel, les défendeurs demandent à la Cour de rendre une ordonnance annulant la décision du protonotaire et rejetant l'action des demandeurs, en tout ou en partie. Les défendeurs affirment que leur requête est fondée pour les motifs suivants :

1)          le protonotaire a commis une erreur en rejetant la requête en radiation des défendeurs et en refusant de conclure que l'action des demandeurs ne révèle aucune cause d'action raisonnable;

2)          le protonotaire a commis une erreur de droit en refusant de conclure que le régime de la Loi sur la Commission canadienne du blé contient des dispositions qui excluent toute responsabilité pour des décisions de politique.

[23]            Dans leurs arguments écrits, les défendeurs affirment que la déclaration des demandeurs et la déclaration modifiée telle que proposée sont dépourvues de tout énoncé de faits à l'appui des allégations de négligence, d'irrégularité et de faute. Les défendeurs plaident que les demandeurs n'ont aucune cause d'action en droit privé pour négligence, ni aucune cause d'action en reddition de compte ou pour inexécution d'une obligation fiduciaire ou abus de bien public. Les défendeurs prétendent que le protonotaire a commis une erreur en refusant de tenir compte de [traduction] « la jurisprudence récente de la Cour suprême du Canada » en matière de négligence de nature réglementaire.

[24]            Les défendeurs affirment que même si les demandeurs réussissaient à prouver prima facie l'existence d'une d'obligation de diligence, certaines considérations de politique justifient d'écarter la responsabilité des défendeurs. Par exemple, les membres de la Commission sont désormais élus et la Commission a des obligations bien précises en vertu de la Loi, telles que la tenue des livres sur ses activités et son obligation de rendre compte au Parlement. Les défendeurs soutiennent qu'au vu des exigences que la Loi impose ainsi à la Commission, il n'était pas de l'intention du Parlement que la Commission soit tenue d'assumer d'autres obligations de droit privé. Les défendeurs affirment que le protonotaire a commis une erreur en omettant de prendre en compte ces considérations de politique qui, selon les décisions de jurisprudence dans des affaires de même nature, justifient d'écarter la responsabilité du décideur.

[25]            Les défendeurs font en outre valoir que la déclaration des demandeurs doit être radiée parce que les demandeurs ne mentionnent aucune disposition précise de la loi qui limiterait les dépenses de la Commission. Les défendeurs soutiennent qu'il ressort du libellé de la Loi que contrairement à ce qu'affirment les demandeurs, les articles 7 et 33 ne prévoient rien d'autre qu'un pouvoir de dépense discrétionnaire et que ni la Loi, ni le Règlement sur la Commission canadienne du blé, C.R.C., ch. 397, n'interdisent la déduction des dépenses liées à la délivrance des permis d'exportation dans les comptes communs.

[26]            Enfin, les défendeurs soutiennent qu'en réalité, les demandeurs allèguent que la Commission aurait agi [traduction] « contrairement aux directives de la Loi » ou, autrement dit, qu'elle aurait outrepassé ses compétences. Les défendeurs prétendent que s'il existait le moindre fait justifiant une telle allégation, cette question ne pourrait donner lieu à une action mais plutôt à une demande de contrôle judiciaire, en vue de déterminer si les agissements contestés outrepassaient effectivement les compétences de la Commission. Pour résumer, les défendeurs plaident que les demandeurs tentent d'obtenir un jugement déclaratoire, mesure corrective qui doit être demandée dans le cadre d'un contrôle judiciaire.

[27]            Après l'audition du présent appel, la Cour d'appel fédérale a rendu sa décision dans Sa Majesté la Reine c. Grenier, 2005 CAF 348 (le 27 octobre 2005). Dans ses motifs, le juge Létourneau rappelle qu'une partie qui souhaite contester la validité d'une décision d'un office fédéral n'a pas le loisir de choisir entre une demande de contrôle judiciaire et une action; elle doit impérativement procéder par voie de contrôle judiciaire. Au paragraphe 20 de ses motifs, la Cour d'appel confirme une décision qu'elle a rendue antérieurement dans Tremblay c. Canada, 2004 CAF 172 :

                        Pour les raisons que j'exprimerai ci-après, je crois que la conclusion à laquelle en est venue notre collègue, le juge Desjardins dans l'affaire Tremblay, précitée, est la bonne en ce qu'il s'agit de la conclusion recherchée par le législateur et mandatée par la Loi sur les Cours fédérales. Elle y affirmait que le justiciable qui veut s'attaquer à une décision d'un organisme fédéral n'a pas le libre choix d'opter entre une procédure de contrôle judiciaire et une procédure d'action en dommages-intérêts : il doit procéder par contrôle judiciaire pour faire invalider la décision.

Dans Grenier, la Cour d'appel a jugé que le demandeur ne pouvait pas par voie d'action contester indirectement la validité d'une décision de le placer en isolement préventif; il devait en premier lieu s'adresser directement à la Cour en vue de faire annuler ou invalider la décision en cause par voie de contrôle judiciaire.

[28]            En l'espèce, les défendeurs ont déjà soulevé, dans leurs arguments écrits, la question de savoir si c'est à juste titre que la réclamation des demandeurs a été présentée à la Cour par voie d'action. Entre-temps, toutefois, la Cour d'appel fédérale a donné des précisions sur l'état du droit dans Grenier et j'ai pensé qu'il était préférable de donner aux parties l'occasion de déposer des arguments additionnels sur la question. J'ai donc enjoint aux parties de répondre aux deux questions suivantes :

            (1)         Sur quel fondement la Cour doit-elle examiner l'argument des défendeurs s'il n'a pas été soulevé devant le protonotaire?

            (2)         Si l'on présume que les demandeurs disposent d'un autre recours administratif approprié, à savoir une demande de contrôle judiciaire, l'existence de cet autre recours les empêche-t-ils de poursuivre la présente action?

Toutes les parties ont déposé leurs arguments additionnels sur ces deux questions.

5.         Les questions en litige

[29]            Le présent appel soulève les questions suivantes :

            A.        La déclaration doit-elle être radiée au motif que les demandeurs n'ont pas choisi la procédure introductive appropriée à l'égard de la mesure administrative corrective recherchée?

            B.         La déclaration doit-elle être radiée au motif qu'elle ne révèle aucune cause d'action raisonnable?

6.         Analyse

[30]            Les ordonnances rendues par un protonotaire peuvent être contestées en appel par voie de requête devant un juge de la Cour fédérale, tel que prévu à l'article 51 des Règles. La norme de contrôle applicable aux ordonnances prises en vertu d'un pouvoir discrétionnaire du protonotaire est le critère établi dans Aqua-Gem, tel que reformulé par le juge Décary dans Merck & Co. c. Apotex Inc., [2004] 2 R.C.F. 459, 2003 CAF 488, au paragraphe 19 :

Le juge saisi de l'appel contre l'ordonnance discrétionnaire d'un protonotaire ne doit pas intervenir sauf dans les deux cas suivants :

a)          l'ordonnance porte sur des questions ayant une influence déterminante sur l'issue du principal,

b)          l'ordonnance est entachée d'erreur flagrante, en ce sens que le protonotaire a exercé son pouvoir discrétionnaire en vertu d'un mauvais principe ou d'une mauvaise appréciation des faits.

[31]            Je pense que les questions soulevées dans le présent appel sont essentielles à l'issue de cette cause. J'instruirai donc cet appel en reprenant l'affaire depuis le début.

            A.        La déclaration doit-elle être radiée au motif que les demandeurs n'ont pas choisi la procédure introductive appropriée à l'égard de la mesure administrative corrective recherchée?

[32]            Avant d'examiner les arguments des parties sur la disponibilité d'un autre recours administratif, je répondrai à une question préliminaire posée par les demandeurs. Les parties conviennent essentiellement que dans le présent appel, je dois exercer mon pouvoir discrétionnaire de reprendre l'instruction depuis le début. Cependant, dans leurs arguments additionnels, les demandeurs soutiennent qu'un appel à l'encontre d'une décision du protonotaire est une nouvelle audition modifiée au cours de laquelle les parties ne peuvent soulever ou plaider de nouveaux éléments de preuve ou d'autres textes de loi, sauf circonstances spéciales. Les demandeurs affirment qu'en l'espèce, il n'y aucune circonstance spéciale et que dans cet appel, l'examen de novo doit être fondé seulement sur la preuve présentée et sur les textes de loi plaidés devant le protonotaire.

[33]            À mon avis, l'argument des demandeurs n'est pas fondé. Peu importe si devant le protonotaire, les défendeurs n'ont pas soulevé la question de savoir si c'est à juste titre que les demandeurs ont fait valoir leur recours par voie d'action. Cette question n'exige aucun élément de preuve nouveau, seulement des arguments sur la manière dont la loi doit être appliquée. Dans les circonstances, le tribunal de révision est libre d'entendre ou non ces arguments de droit. Comme l'affirme le juge Estey dans R. c. Amato, [1982] 2 R.C.S. 418, « ...la common law s'applique toujours » . La récente décision de la Cour d'appel fédérale dans Grenier, précitée, apporte des précisions sur l'état du droit, quant à la procédure que doit choisir la partie qui souhaite contester la validité d'une décision d'un office fédéral. Le protonotaire n'a pas bénéficié des enseignements de la Cour d'appel fédérale puisque cette décision a été rendue après que le protonotaire ait prononcé sa propre décision. Selon moi, le tribunal d'examen a l'obligation d'appliquer la loi selon l'état du droit au moment de l'appel.

[34]            Examinons maintenant l'argument des défendeurs que les demandeurs devaient procéder par voie de demande de contrôle judiciaire et non par action.

[35]            Le paragraphe 18.1(1) de la Loi sur les Cours fédérales précise que toute personne peut présenter une demande de contrôle judiciaire à l'encontre d'un office fédéral si elle est affectée par « l'objet » de cette demande.

18.1 (1) Une demande de contrôle judiciaire peut être présentée par le procureur général du Canada ou par quiconque est directement touché par l'objet de la demande.

18.1 (1) An application for judicial review may be made by the Attorney General of Canada or by anyone directly affected by the matter in respect of which relief is sought.

Dans Morneault c. Canada (Procureur général), [2001] 1 C.F. 30, au paragraphe 42, la Cour d'appel fédérale confirme que le contrôle judiciaire prévu à l'article 18.1 ne se limite pas aux « décisions ou aux ordonnances » d'un office fédéral :

Il ressort clairement de la disposition dans son ensemble que, si d'une part une décision ou une ordonnance est une question qui peut être examinée, d'autre part une question autre qu'une décision ou une ordonnance peut également être examinée. C'est ce que montre la décision que notre Cour a rendue dans l'affaire Krause c. Canada, [1999] 2 C.F. 476 (C.A.). Dans cette décision, il a été statué qu'une demande de contrôle judiciaire présentée conformément à l'article 18.1 en vue de l'obtention du bref de mandamus, du bref de prohibition et du jugement déclaratoire prévus à l'article 18 [mod. par L.C. 1990, ch. 8, art. 4] de la Loi, sont des questions sur lesquelles la Cour a compétence et que la Cour peut accorder la réparation appropriée conformément aux alinéas 18.1(3)a) et 18.1(3)b).

[36]            Dans la présente instance, personne ne conteste que la Commission est un « office fédéral » tel que défini au paragraphe 2(1) de la Loi sur les Cours fédérales. Dans leur déclaration, les demandeurs allèguent que certaines dépenses encourues par la Commission pour vendre les produits de la région désignée n'étaient pas conformes aux dispositions que la Commission était tenue de respecter en vertu de l'article 33 de la Loi et que ces dépenses ont été irrégulièrement déduites des comptes communs. Les demandeurs allèguent qu'en raison de ces déductions illégales, les sommes qui leur ont été versées étaient inférieures aux sommes qu'ils étaient en droit de recevoir. Pour résumer, dans cette instance, les demandeurs contestent la légalité des déductions de dépenses irrégulières présumées effectuées par la Commission dans les comptes communs, qui auraient entraîné une réduction des montants versés au fil des ans aux demandeurs pour leur blé. Je suis convaincu que la question soulevée par les demandeurs est un « objet » au sens entendu à l'article 18.1 de la Loi sur les Cours fédérales.

[37]            Examinons maintenant la question suivante : les demandeurs sont-ils tenus de procéder par demande de contrôle judiciaire pour contester la validité des agissements de la Commission? Pour trancher, il y a lieu de déterminer la véritable nature de la mesure corrective demandée. La réponse n'apparaît pas de manière évidente dans la déclaration modifiée des demandeurs, du moins en ce qui concerne la validité des agissements de la Commission. Toutefois, selon moi, en alléguant que les agissements de la Commission outrepassaient les pouvoirs qui lui sont conférés par la Loi, les demandeurs demandent en réalité à la Cour de juger et de déclarer que les agissements de la Commission étaient contraires à la loi.

[38]            Le paragraphe 18(1) de la Loi sur les Cours fédérales confère à la Cour fédérale la compétence exclusive de décerner des injonctions et des brefs de prérogative, y compris un jugement déclaratoire, contre tout office fédéral :

18.(1) Sous réserve de l'article 28, la Cour fédérale a compétence exclusive, en première instance, pour :

a) décerner une injonction, un bref de certiorari, de mandamus, de prohibition ou de quo warranto, ou pour rendre un jugement déclaratoire contre tout office fédéral;

b) connaître de toute demande de réparation de la nature visée par l'alinéa a), et notamment de toute procédure engagée contre le procureur général du Canada afin d'obtenir réparation de la part d'un office fédéral.

18. (1) Subject to section 28, the Federal Court has exclusive original jurisdiction

(a) to issue an injunction, writ of certiorari, writ of prohibition, writ of mandamus or writ of quo warranto, or grant declaratory relief, against any federal board, commission or other tribunal; and

(b) to hear and determine any application or other proceeding for relief in the nature of relief contemplated by paragraph (a), including any proceeding brought against the Attorney General of Canada, to obtain relief against a federal board, commission or other tribunal.

Le paragraphe 18(3) précise que les recours prévus au paragraphe 18(1) doivent être exercés au moyen d'une demande de contrôle judiciaire.

18.(3) Les recours prévus aux paragraphes (1) ou (2) sont exercés par présentation d'une demande de contrôle judiciaire.

18. (3) The remedies provided for in subsections (1) and (2) may be obtained only on an application for judicial review made under section 18.1.

[39]            Comme je l'ai mentionné plus haut, je dirais que la mesure recherchée par les demandeurs est de nature déclaratoire. La Cour d'appel dans Grenier, précité, précise et affirme que dans de telles circonstances, le demandeur ne peut pas exercer son recours par voie d'action. Au paragraphe 10 de ses motifs, la Cour s'exprime comme suit :

Par souci de justice, d'équité et d'efficacité, sous réserve des exceptions de l'article 28, le Parlement a confié à une seule Cour, la Cour fédérale, l'exercice du contrôle de la légalité des décisions des organismes fédéraux. Ce contrôle doit s'exercer et s'exerce, aux termes de l'article 18, seulement par la présentation d'une demande de contrôle judiciaire.

Pour contester la validité des agissements de la Commission, une seule option s'offre donc aux demandeurs, celle de présenter une demande de contrôle judiciaire et non une action.

            B.         La déclaration doit-elle être radiée au motif qu'elle ne révèle aucune cause d'action raisonnable?

[40]            En plus de contester la légalité des agissements de la Commission, les demandeurs allèguent, dans leur déclaration, un droit d'action fondé sur la négligence pour inexécution d'une obligation de diligence et inexécution d'une obligation de fiducie. Dans la requête en radiation telle que déposée et dans le présent appel, les demandeurs précisent qu'ils souhaitent modifier leur déclaration pour ajouter des allégations selon lesquelles les défendeurs, [traduction] « à cause de leur négligence et des fautes administratives et abus commis dans l'exercice de leur charge publique, [...] ont manqué à leur devoir de diligence envers les demandeurs » . Les demandeurs cherchent à obtenir différentes mesures correctives, y compris des dommages-intérêts pécuniaires, des dommages-intérêts exemplaires et des dommages-intérêts punitifs. Dans le présent appel, j'ai pris en compte la déclaration modifiée proposée comme si elle avait été acceptée, comme l'a fait le protonotaire avant moi. Contrairement à la question de la légalité des agissements de la Commission, examinée dans les pages qui précèdent, je pense que c'est à juste titre que les allégations mentionnées ci-haut et les mesures correctives demandées ont été présentées au moyen d'une action. J'étudierai maintenant l'aspect de la requête en radiation des défendeurs portant sur ces réclamations.

[41]            Comme le protonotaire, je pense que le critère relatif à la radiation d'actes de procédure pour absence de cause d'action est énoncé dans Inuit Tapirisat, précité : « il faut tenir tous les faits allégués dans la déclaration pour avérés et [...] il ne doit y avoir radiation que dans les cas évidents, lorsque le tribunal est convaincu au-delà de tout doute que la demande ne révèle aucune cause d'action raisonnable » . Cette norme très stricte a été confirmée par la Cour suprême du Canada dans Hunt c. Carey Canada Inc., [1990] 2 R.C.S. 959.

[42]            En l'espèce, même si les actes de procédure des demandeurs ne sont pas très détaillés, je ne suis pas convaincu que manifestement et au-delà de tout doute, la déclaration des demandeurs ne révèle aucune cause d'action raisonnable. En conséquence, l'action des demandeurs ne doit pas être rejetée entièrement, pour les motifs suivants.

[43]            J'ai d'abord remarqué que, dans la jurisprudence, l'immunité contre les actes de négligence n'était accordée que dans de rares affaires visant un organisme d'État (voir Just c. Colombie-Britannique, [1989] 2 R.C.S. 1228 et Comeau's Sea Foods Ltd. c. Canada (Ministre des Pêches et des Océans) (C.A.), [1995] 2 C.F. 467).

[44]            Pour obtenir gain de cause dans une action fondée sur la négligence, le demandeur doit prouver que le défendeur était lié par une obligation de diligence envers lui. Pour déterminer si une telle obligation existe ou non, la Cour doit suivre la démarche en deux étapes définie par la Chambre des Lords dans Anns c. Merton London Borough Council, [1977] 2 W.L.R. 1024, telle que reprise par la Cour suprême du Canada dans Kamloops c. Neilsen, [1984] 2 R.C.S. 2, à la page 10 :

(1)            y a-t-il des relations suffisamment étroites entre les parties [...] pour que les autorités aient pu raisonnablement prévoir que leur manque de diligence pourrait causer des dommages à la personne en cause? Dans l'affirmative,

(2)        existe-t-il des motifs de restreindre ou de rejeter a) la portée de l'obligation et b) la catégorie de personnes qui en bénéficient ou c) les dommages auxquels un manquement à l'obligation peut donner lieu?

[45]            Les défendeurs soutiennent que l'action pour négligence présentée par les demandeurs ne peut pas aboutir pour deux raisons. La première, selon les défendeurs, est qu'il n'existe à première vue aucune relation étroite entre la Commission et les demandeurs. La deuxième, toujours selon les défendeurs, est que même si une telle relation existait, les considérations de politique empêchent la création de toute obligation de diligence.

[46]            Les défendeurs affirment qu'on ne trouve dans la jurisprudence aucune affaire de même nature où une relation étroite entre la Commission et les demandeurs aurait été reconnue. Les défendeurs s'appuient sur Riske, précité, M-Jay Farms Enterprises Ltd. c. Commission canadienne du blé, [1997] M.J. n ° 462 (QL) et A.O. Farms Inc. c. Canada, [2000] A.C.F. n ° 1771 (QL), pour affirmer qu'il n'existe aucune obligation de diligence de droit privé en ce qui concerne la Commission et la Loi. Selon moi, on peut établir une distinction entre ces décisions et les circonstances de l'espèce. Dans A.0. Farms, même si le juge Hugessen a déclaré qu'il n'existait aucun lien de proximité entre « le gouvernement et l'entité administrée » , la question dont la Cour était saisie concernait une décision législative prise par un ministre et non une décision opérationnelle de la Commission. En outre, soulignons que ni dans Riske, ni dans M-Jay Farms, la Cour n'a conclu à l'absence de toute relation étroite entre les demandeurs et la Commission défenderesse. De fait, même si au bout du compte, le juge Huband, de la Cour d'appel du Manitoba, a accueilli la requête en radiation en se fondant sur le deuxième volet du critère établi dans Anns, dans M-Jay Farms, il n'a pas conclu que les demandeurs n'avaient pas réussi à établir une obligation de diligence prima facie. Au contraire, il affirme ce qui suit, au paragraphe 12 :

[Traduction]

J'hésiterais à conclure en faveur de [la Commission] en me fondant sur les arguments soulevés à l'égard du premier volet du critère établi dans Anns. Quant à savoir s'il existait ou non une obligation de diligence prima facie, il serait plus approprié qu'une telle question soit tranchée au procès dans le cadre d'une action.

Ces décisions de jurisprudence, selon moi, n'étayent en rien l'argument des défendeurs voulant qu'aucune relation étroite ne liait la Commission et les demandeurs, dans les circonstances. Elles ne sont d'aucune utilité aux défendeurs dans le présent appel.

[47]            Les défendeurs affirment également que des considérations de politique résiduelles empêchent la création d'une obligation de diligence. Plus particulièrement, les défendeurs soutiennent que puisque l'article 9 de la Loi exige que la Commission soumette des rapports mensuels et annuels au Ministre, qui doit à son tour soumettre un rapport annuel au Parlement, la Commission a une obligation de rendre au compte au Parlement et non aux producteurs. Dans Cooper, précité, la Cour suprême du Canada apporte des précisions sur « les éléments de politique » qui doivent être pris en compte pour déterminer si l'obligation de diligence doit être écartée.

Si, à la première étape du critère énoncé dans l'arrêt Anns, le demandeur réussit à établir à une obligation de diligence prima facie (malgré le fait que l'obligation proposée ne corresponde pas à une catégorie de réparation déjà reconnue), il faut passer à la deuxième étape de ce critère. Il s'agit de savoir s'il existe des considérations de politique résiduelles qui justifient l'annulation de la responsabilité. De telles considérations comprennent notamment l'effet qu'aurait la reconnaissance d'une telle obligation de diligence sur d'autres obligations légales, son incidence sur le système juridique et, d'une façon moins précise mais tout aussi importante, l'effet qu'aurait l'imposition d'une responsabilité sur la société en général.

Les dispositions de la Loi relatives à l'obligation de rapport peuvent indiquer une considération de politique sous-jacente mais elles n'appartiennent pas, à mon avis, à la catégorie des « considérations de politique résiduelles » mentionnées par la Cour suprême du Canada dans Cooper. Les arguments des défendeurs ne m'ont pas convaincu que l'obligation de rapport imposée par la Loi à la Commission empêche que les défendeurs ne soient liés par une obligation de diligence envers les demandeurs, dans les circonstances. De plus, on peut établir une distinction entre les faits de l'espèce et les faits propres aux décisions de jurisprudence citées par les défendeurs au soutien de leur argument - à savoir Riske et M-Jay Farms. Ces affaires portaient sur l'exercice au quotidien des pouvoirs discrétionnaires de la Commission, dans la réalisation de son mandat en vertu de la Loi, soit fixer les prix de vente du produit. Dans aucune de ces deux affaires il n'a été allégué que la Commission avait outrepassé le pouvoir qui lui est conféré par la Loi, comme les demandeurs l'ont allégué en l'espèce. Après avoir pesé les arguments des parties, compte tenu de la jurisprudence citée, je ne suis pas convaincu au-delà de tout doute que le droit d'action pour négligence allégué par les demandeurs sera nécessairement rejeté au procès.

[48]            Les défendeurs s'appuient sur d'autres décisions qui, affirment-ils, étayent leur argument voulant qu'aucune relation étroite ne s'est établie entre la Commission et les demandeurs et partant, qu'aucune obligation de diligence n'a été créée. Plus particulièrement, les défendeurs s'appuient sur les décisions suivantes : Cooper, précité; Edwards, précité; Longchamps c. Farm Credit Corporation, [1990] A.J. n ° 709 (QL), [1990] 6 W.W.R. 536 (B.R. Alb.), confirmé par [1993] 1 W.W.R. 162 (C.A. Alb.); Farm Credit Corporation c. Pipe et al., [1992] O.J. n ° 2373 (QL), (1993) 106 D.L.R. (4th) 595 (C.A. Ont.). Selon moi, ces décisions ne m'empêchent pas de conclure qu'il existe une relation étroite entre la Commission et les demandeurs. Toutes ces affaires se distinguent de la présente espèce quant aux faits. En outre, aucune des décisions citées ne concerne la Loi ou la Commission. De plus, dans Cooper et dans Edwards, la Cour suprême du Canada a jugé qu'il n'y avait aucune relation étroite ou directe entre les demandeurs et les défendeurs - c'est-à-dire aucune proximité - et que les circonstances ne justifiaient pas de reconnaître une nouvelle catégorie de négligence. Au contraire, en l'espèce, la Loi semble reconnaître l'existence d'une relation entre les demandeurs et la Commission; ainsi, la Commission est tenue de commercialiser les produits et de payer les producteurs (les demandeurs) pour leur blé, après déduction des dépenses encourues. On peut donc soutenir, en vue d'établir une obligation de diligence prima facie, qu'il existe à tout le moins un lien de proximité. Selon moi, les décisions de jurisprudence citées ne sont pas d'une grande utilité aux défendeurs, pour ce qui est de satisfaire à la norme très stricte que la Cour doit appliquer concernant la radiation de la demande.

[49]            Dans leurs arguments écrits, les défendeurs font également valoir que le fait qu'un autre recours en droit administratif soit disponible milite contre la reconnaissance de toute obligation de droit privé envers les demandeurs. J'ai déjà examiné les conséquences liées à l'existence d'un autre recours en droit administratif plus haut. Cependant, en ce qui concerne le droit d'action pour négligence allégué par les demandeurs, les défendeurs n'ont pas réussi à me convaincre que ce facteur était suffisant pour refuser de reconnaître toute obligation de diligence envers les demandeurs dans les circonstances, surtout dans le cadre d'une requête en radiation.

[50]            Examinons maintenant l'allégation des demandeurs quant à l'inexécution de l'obligation de fiducie. Les demandeurs affirment [traduction] « qu'une relation de confiance existait et existe toujours entre la Commission et les demandeurs et que pendant toute la période visée, la Commission avait une obligation fiduciaire envers les demandeurs » . Aux dires des demandeurs, la Commission aurait manqué à cette obligation en déduisant irrégulièrement certaines sommes dans le compte commun. En premier lieu, pour déterminer si la Commission avait une obligation fiduciaire envers les demandeurs, la Cour doit appliquer la structure analytique définie par la juge Wilson dans Frame c. Smith, [1987] 2 R.C.S. 99. À la page 136, elle précise que l'on retrouve, dans les relations à l'égard desquelles une obligation de fiducie a été imposée, les trois caractéristiques suivantes : (1) la mesure dans laquelle un certain pouvoir discrétionnaire peut être exercé; (2) la possibilité d'exercer ce pouvoir unilatéralement de manière à affecter les intérêts juridiques ou pratiques du bénéficiaire; (3) une certaine vulnérabilité face à l'exercice de ce pouvoir discrétionnaire. Depuis, la Cour suprême du Canada a donné plus de précisions sur les indices qui permettent de reconnaître les relations fiduciaires, dans des arrêts tels que Lac Minerals Ltd. c. International Corona Resources Ltd., [1989] 2 R.C.S. 574, et Hodgkinson c. Simms, [1994] 3 R.C.S. 377. Cependant, le cadre analytique défini dans Frame c. Smith demeure d'actualité.

[51]            En l'espèce, les défendeurs plaident que la Couronne n'assume généralement pas d'obligation fiduciaire dans l'exercice de ses fonctions administratives ou législatives et que les obligations fiduciaires existent seulement dans certaines relations spéciales et dans certaines situations bien particulières. À mon avis, l'argument des défendeurs n'offre aucune réponse satisfaisante à l'égard des facteurs précités retenus par la Cour suprême du Canada pour déterminer l'existence d'une obligation de fiducie. Les arguments des défendeurs n'ont pas réussi à me convaincre que dans les circonstances, il apparaît évident qu'il n'existe aucune obligation de fiducie entre la Commission et les demandeurs. Même si la déclaration des demandeurs contient peu d'éléments justifiant l'allégation d'inexécution d'une obligation fiduciaire, je dois néanmoins faire comme si la déclaration était avérée. Radier une déclaration est une mesure extrême qui ne doit être prise que dans les cas où il ne fait aucun doute que l'action des demandeurs ne peut être accueillie. Je suis convaincu que les défendeurs n'ont pas satisfait à ce critère très strict qu'ils étaient tenus de prouver pour faire radier l'aspect de la déclaration des demandeurs portant sur l'obligation fiduciaire.

[52]            En outre, je suis d'accord avec l'analyse du protonotaire quant à la jurisprudence de la Cour d'appel fédérale dans Brewers Bros., précité, et Devloo, également précité. Dans ces décisions, la Cour d'appel fédérale a jugé que l'inexécution d'une obligation prévue par la loi exigeait une preuve de négligence et que la disposition de loi applicable pouvait donner lieu à une obligation de droit privé (la Loi sur les grains, dans Devloo). Si j'applique ces principes dans la présente espèce, je pense que l'on peut plaider, en se fondant sur la force les allégations contenues dans la déclaration, que la Commission pourrait avoir une obligation de droit privé envers les demandeurs et que l'action pour inexécution d'une obligation fiduciaire n'est pas manifestement et clairement futile.

[53]            Enfin, en ce qui concerne l'allégation des demandeurs selon laquelle la Commission aurait commis des fautes administratives et des abus dans l'exercice de sa charge publique, contrevenant ainsi à son obligation de diligence envers les demandeurs, je suis relativement d'accord avec les prétentions des défendeurs, aux paragraphes 45 et 46 de leurs arguments écrits. Les défendeurs soutiennent ainsi que pour établir un responsabilité pour abus dans l'exercice d'une charge publique, les demandeurs doivent alléguer que les défendeurs se sont livrés délibérément à des agissements illégaux à l'égard des demandeurs. À mon avis, la déclaration des demandeurs ne contient aucune allégation de cette nature ni aucune allégation voulant que les déductions présumées aient été effectuées de mauvaise foi ou de manière malhonnête par la Commission. Ces éléments doivent être allégués pour prouver une faute administrative ou un abus dans l'exercice d'une charge publique. En outre, la déclaration ne révèle aucun fait à l'appui d'une telle allégation. En conséquence, je pense que ces allégations ne pourront manifestement pas être accueillies et qu'elles doivent donc être radiées de la déclaration.

7.         Conclusion

[54]            J'ai déterminé qu'essentiellement, les demandeurs contestent la légalité de certaines déductions de dépenses irrégulières présumément effectuées par la Commission dans les comptes communs, ce qui aurait entraîné au fil des ans une réduction des paiements versés aux demandeurs pour la vente de leur blé. J'ai également estimé que les demandeurs ne pouvaient pas contester la validité des agissements de la Commission par voie d'action et qu'ils devaient présenter une demande de contrôle judiciaire pour obtenir la mesure corrective en droit administratif recherchée.

[55]            Néanmoins, compte tenu du dossier et pour les motifs exposés plus haut, je refuse de radier la déclaration dans son intégralité. Je radierai toutefois, pour les motifs exposés au paragraphe 53, la partie de la déclaration portant sur les allégations de faute administrative et d'abus dans l'exercice d'une charge publique.

[56]            En ce qui concerne l'allégation de négligence fondée sur un manquement à l'obligation de diligence et à l'obligation de fiducie, je surseoirai à l'action afin de protéger les droits des parties, dans l'éventualité où elles obtiendraient gain de cause dans leur recours administratif.

[57]            Les demandeurs peuvent déposer une requête en prorogation de délai pour déposer une demande de contrôle judiciaire contestant la validité des agissements de la Commission, au besoin, et si leur requête est accueillie, ils pourront déposer une demande de contrôle judiciaire.

[58]            Cependant, si la demande de contrôle judiciaire des demandeurs est rejetée ou si leur requête en prorogation de délai pour déposer une demande de contrôle judiciaire est rejetée, le cas échéant, la présente action pourra être rejetée sur présentation d'une requête par l'une des parties.

[59]            Vu les résultats mitigés du présent appel, je n'adjugerai aucuns dépens.


ORDONNANCE

            LA COUR ORDONNE ce qui suit :

1.          la requête des défendeurs est accueillie en partie;

2.         les allégations des demandeurs pour faute administrative et abus commis dans l'exercice d'une charge publique sont radiées;

3.         les demandeurs devront, dans les soixante (60) jours suivant la présente ordonnance, signifier et déposer :

            a)         une demande de contrôle judiciaire contestant la légalité des agissements de la Commission canadienne du blé, si le délai de prescription n'est pas écoulé; ou

            b)         une requête en prorogation de délai, au besoin, pour déposer la demande de contrôle judiciaire précitée;

4.         l'action des demandeurs est suspendue dans l'attente d'une décision finale à l'égard de la demande de contrôle judiciaire précitée, le cas échéant;

5.         si les demandeurs omettent de déposer une demande de contrôle judiciaire dans les soixante (60) jours suivant la présente ordonnance, si la requête en prorogation de délai, le cas échéant, est rejetée ou si la demande de contrôle judiciaire est rejetée par décision finale, l'action pourra être rejetée sur présentation d'une requête par l'une ou l'autre des parties;

6.          aucuns dépens ne seront adjugés dans le présent appel.

« Edmond P. Blanchard »

Juge

Traduction certifiée conforme

Thanh-Tram Dang, B.C.L., LL.B.


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

DOSSIER :                                         T-215-02

INTITULÉ :                                        Renova Holdings Ltd. et al. c. Commission canadienne du blé et al.

LIEU DE L'AUDIENCE :                  Regina (Saskatchewan)

DATE DE L'AUDIENCE :                Le 28 septembre 2005

MOTIFS DE L'ORDONNANCE

ET ORDONNANCE :                        Le juge Blanchard

DATE DES MOTIFS :                       Le 25 janvier 2006

COMPARUTIONS:

E.F. Anthony Merchant, c.r.,

Casey R. Churko et

Richard S. Yaholnitsky                                                  POUR LES DEMANDEURS

Brian H. Hay et

Kirsty Elgert                                                                  POUR LES DÉFENDEURS

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER:

Merchant Law Group                                                    POUR LES DEMANDEURS

Regina (Saskatchewan)

John H. Sims, c.r.                                                          POUR LES DÉFENDEURS

Sous-procureur général du Canada

Winnipeg (Manitoba)

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