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Date : 20060404

Dossier : T‑2263‑01

Référence : 2006 CF 434

Fredericton (Nouveau-Brunswick), le 4 avril 2006

 

EN PRÉSENCE DE MONSIEUR LE JUGE de MONTIGNY

 

 

ENTRE :

AURÉLIEN HACHÉ, LUCIEN CHIASSON, SYLVIE CHIASSON, ARMAND FISET, JEANNOT GUIGNARD, HÉLIODORE AUCOIN, GILDARD HACHÉ, GUY HACHÉ, RHÉAL HACHÉ, ROBERT F. HACHÉ, GREG HINKLEY, VINCENT JONES, SOLANGE LANTEIGNE, JEAN‑PIERRE LEBOUTHILLIER, RHÉAL H. MALLET, ANDRÉ MAZEROLLE, EDDY MAZEROLLE, ALBANIE NOËL, ALPHÉE NOËL, SERGE C. NOËL, GILLES NOËL, JOSEPH A. NOËL, LÉVI NOËL, LORENZO NOËL, MARTIN NOËL, MATHURIN NOËL, NICOLAS NOËL, ONÉZIME NOËL, PAUL NOËL, RAYMOND NOËL, RENALD NOËL, ROBERT ROSS, BRUNO ROUSSEL, JEAN‑CAMILLE ROUSSEL VALMI ROUSSEL, DONAT VIENNEAU, FERNAND VIENNEAU, RHÉAL VIENNEAU, MATHIAS ROUSSEL, SERGE BLANCHARD, ROBERT BOUCHER, ELIDE BULGER, JEAN‑GILLES CHIASSON, ROMÉO G. CORMIER, BERNARD DUGUAY, THOMAS DUGUAY, DONALD DUGUAY, EDGAR  FERRON, WILBERT GODIN, AURÈLE GODIN, VALOIS GOUPIL, EUCLIDE GUIGNARD, FLORENT GUINARD, JACQUES E. HACHÉ, JEAN‑PIERRE HACHÉ, ROBERT G. HACHÉ, DONALD R. HACHÉ, ULYSSE HACHÉ, GAËTAN HACHÉ, GABRIEL JEAN, JEAN‑VICTOR LAROCQUE, DASSISSE MALLET, DELPHIS MALLET, ALBERT A. NOËL, GILLES A. NOËL, DOMITIEN PAULIN, SYLVAIN PAULIN, ALMA ROBICHAUD, ADMINISTRATRICE DE LA SUCCESSION DE JEAN‑PIERRE ROBICHAUD, SYLVA HACHÉ, MARIO SAVOIE, LES PÊCHERIES JIMMY L. LTÉE, ERIC GIONET, ADMINISTRATEUR DE LA FIDUCIE ALLAIN O. GIONET, LES PRODUITS BELLE‑BAIE LTÉE, OLIVA ROUSSEL, E. GAGNON ET FILS LTÉE, BERNARD ARSENEAULT, GÉRARD CASSIVI, JACQUES COLLIN, RAYMOND COLLIN, ROBERT COLLIN, MARC COUTURE, LES CRUSTACÉS DE GASPÉ LTÉE, CIE 2973‑1288 QUÉBEC INC., CIE 2973‑0819 QUÉBEC INC., BRUNO DUGUAY, CHARLES‑AIMÉ DUGUAY, ALBAN HAUTCOEUR, FERNAND HAUTCOEUR, JEAN‑CLAUDE HAUTCOEUR, ROBERT HUARD, CHRISTIAN LELIÈVRE, ELPHÈGE LELIÈVRE, JEAN‑ÉLIE LELIÈVRE, JULES LELIÈVRE, JEAN‑MARC MARCOUX, DOUGLAS McINNIS, ROGER PINEL, JEAN‑MARC SWEENEY, MICHEL TURBIDE, RÉAL TURBIDE, PÊCHERIES DENISE QUINN SYVRAIS INC., STEVEN ROUSSY, GENEVIÈVE ALLAIN, FRANCIS PARISÉ, MARTIAL LEBLANC, DANIEL DESBOIS, ROLLAND ANGLEHART, JACQUES LANGIS, JEAN‑PIERRE HUARD, CLAUDE GIONET, CAROL DUGUAY, DENIS DUGUAY, PAUL CHEVARIE, THÉRÈSE VIGNEAU, ADMINISTRATRICE DE LA SUCCESSION DE BENOIT POIRIER, DENIS ÉLOQUIN, CLAUDE POIRIER, HENRY‑FRED POIRIER, ROBERT THÉRIAULT ET RAYNALD VIGNEAU

demandeurs

et

 

SA MAJESTÉ LA REINE DU CHEF DU CANADA, représentée par le ministre des Pêches et Océans et le ministre de Développement des ressources humaines Canada    

 

défenderesse

 

MOTIFS DE L'ORDONNANCE ET ORDONNANCE

(Prononcés à l'audience à Fredericton (Nouveau-Brunswick), le 4 avril 2006)

 

[1]               Le 27 mars 2006, l'avocat des demandeurs a sollicité ma récusation par lettre à l'administrateur de la Cour fédérale. Étant donné la gravité d'une telle démarche, j'ai donné pour directive aux demandeurs de solliciter ma récusation par la voie d'une requête formelle, laquelle serait entendue à l'ouverture du procès, prévue pour le 3 avril 2006. J'ai maintenant eu l'avantage d'entendre les parties, ainsi que d'examiner leurs conclusions écrites et le dossier de la requête.

[2]               Je dois dire dès le départ qu'une requête en récusation est toujours une question de la plus grande importance pour les parties et pour le juge, et surtout du point de vue de l'administration de la justice dans notre pays. Par conséquent, toute allégation de partialité réelle ou de crainte de partialité doit être prise au sérieux, et le juge appelé à trancher une telle question a le devoir, envers tous ceux qui ont un intérêt dans l'issue de la procédure en cause comme envers l'ensemble de ses concitoyens, d'aborder cette question avec transparence, intégrité et ouverture d'esprit. C'est ce que je me suis efforcé de faire dans le raisonnement qui m'a conduit à ma décision.

[3]               Les demandeurs formulent deux motifs de récusation dans leur avis de requête. Premièrement, ils font valoir que [TRADUCTION] « la majorité des demandeurs, ainsi que certaines personnes devant témoigner au procès – notamment M. Haché – et le juge du fond désigné, ont fait l'objet d'une enquête du Conseil canadien de la magistrature à l'automne 2005 ». Ils invoquent aussi mes [TRADUCTION] « relations professionnelles avec le ministère de la Justice, notamment le fait que [j'y ai] rempli la fonction de chef de cabinet au cours de l'action ».

[4]               Dans sa réponse, l'avocat de la défenderesse m'exhorte à rejeter la présente requête, essentiellement aux motifs que la plainte a été repoussée et n'a pas de rapport avec le présent procès. Pour ce qui concerne le second motif de récusation, l'avocat de la défenderesse soutient qu'une personne raisonnable et bien informée n'arriverait pas à la conclusion qu'un juge doit être récusé dans une affaire où la Couronne est partie simplement parce qu'il a travaillé pour le ministère de la Justice avant d'entrer dans la magistrature. Enfin, la défenderesse fait valoir que ma récusation, à la présente étape, ne serait pas dans l'intérêt de la justice.

[5]               La plupart des faits sur lesquels la présente requête est fondée ne sont pas contestés; M. Robert Haché en donne un exposé détaillé dans l'affidavit qu'il a produit à l'appui de ladite requête. Le 8 septembre 2005, M. Robert Haché, qui se définit comme un consultant en matière de pêches, a exprimé au Conseil canadien de la magistrature (le CCM) des inquiétudes touchant l'indépendance judiciaire de la Cour fédérale et l'impartialité de certains de ses juges. Ces inquiétudes découlent apparemment de trois audiences où les juges étaient d'anciens ministres ou, dans mon cas, chef de cabinet du ministre de la Justice au moment où les demandeurs avaient déposé leur demande de contrôle judiciaire. L'essentiel des préoccupations de M. Haché est formulé dans le paragraphe suivant :

[TRADUCTION] Indépendamment de leur bonne volonté, il est difficile de ne pas douter de la capacité de ces juges à se détacher, de façon délibérée ou instinctive, de leur appartenance politique antérieure et à examiner nos moyens de manière indubitablement impartiale.

 

[6]               C'est l'honorable Robert Pidgeon, juge en chef associé de la Cour supérieure du Québec, qui a donné suite à cette lettre, dont l'en‑tête réunissait l'Association des crabiers acadiens, l'Association des crabiers de la Baie et l'Association des crabiers gaspésiens. Par lettre en date du 5 décembre 2005, le directeur exécutif du CCM a avisé M. Haché que le CCM n’avait pas l’habilité à instruire sa plainte, au motif qu'elle soulevait la question d'une récusation éventuelle et non un problème de conduite ou de déontologie. Rappelant le serment que prêtent tous les juges de nomination fédérale et invoquant certains arrêts de la Cour suprême du Canada, le directeur exécutif (au nom du juge en chef associé Pidgeon) y faisait observer que les juges sont présumés respecter leur serment et que la charge de la preuve incombe à la partie qui affirme l'existence d'un parti pris. Étant donné sa pertinence à l'égard de la décision sur la requête formée par les demandeurs dans la présente espèce, on trouvera cette lettre en annexe au présent exposé.

[7]               Malheureusement, et pour des raisons que j'ignore, la lettre datée du 5 décembre 2005 que le CCM m'a adressée (avec copie au juge en chef) pour m'aviser de la plainte et de la décision de clore le dossier sans ouvrir d'enquête ne m'a apparemment jamais été envoyée (pas plus d'ailleurs que la copie ne l'a été au juge en chef). Comme je le disais dans ma directive du 29 mars 2006, je n'ai pris connaissance de cette plainte et de la réponse du CCM que par suite de la lettre en date du 27 mars 2006 adressée à l'Administrateur judiciaire par Me Rogers, avocat des demandeurs dans le présent procès.

[8]               Aussi regrettable que soit cette situation, on ne m'a pas convaincu qu'elle devrait influer sur ma décision touchant le point de savoir si je dois ou non me récuser. Me Rogers a fait valoir, dans ses conclusions orales aussi bien qu'écrites, qu'il convient de tenir compte du peu de temps qu'a eu la Cour pour réagir et s'adapter à la plainte de M. Haché : étant encore en train d'y réagir, je serais vraisemblablement plus susceptible de la laisser m'influencer. Dans la mesure où la lettre de M. Haché au CCM n'avait rien à voir avec ma conduite et ne pouvait donc être considérée comme une « plainte » pour l'application de la Loi sur les juges, je ne pense pas que le moment où j'ai pris connaissance de la réponse du CCM soit important.

[9]               L'avocat des demandeurs a aussi soutenu qu'un certain nombre d'autres facteurs confèrent à cette affaire un caractère spécial. Premièrement, fait‑il valoir, M. Haché, l'auteur de la lettre adressée au CCM, sera l'un des avant-derniers témoins des demandeurs. Deuxièmement, les demandeurs à la présente action qui n'avaient rien à voir avec l'envoi de cette lettre (ils sont environ 50 sur un total de 119) pourraient penser que leurs chances sont amoindries par suite des actes ou du témoignage de M. Haché. Enfin, l'avocat des demandeurs a rappelé que les faits ayant donné lieu à la lettre de M. Haché ne remontaient qu'à huit mois.

[10]           Là encore, je ne pense pas que ces facteurs étayent la thèse de Me Rogers. Si M. Haché avait déposé une plainte au sens propre, mettant en cause ma conduite ou ma déontologie ou invoquant des faits qui, avérés, m'eussent révélé inapte à exercer les fonctions de juge, l'affaire se serait présentée autrement. Mais, comme il ressort à l'évidence de la lettre adressée à M. Haché par le directeur exécutif du CCM, il ne s'agissait de rien de la sorte, les allégations portant sur des motifs éventuels de récusation plutôt que sur une faute professionnelle. En conséquence, non seulement le CCM n'a pas ouvert d'enquête, mais il n'y a pas eu en fait de plainte qui aurait pu être instruite par cet organisme. Il s'ensuit qu'aucun des facteurs [TRADUCTION] « aggravants » invoqués par Me Rogers ne peut revêtir d'importance réelle, puisque, pour commencer, il n'y a même pas eu de véritable plainte.

[11]           Quant au fait que j'aie été chargé du présent procès, il n'y a pas grand-chose à en dire. On attribue les affaires aux juges de notre Cour très longtemps à l'avance, en fonction de leur disponibilité, et l'identité des parties n'est évidemment pas prise en considération pour ce faire, à moins que l'Administrateur judiciaire ne soit informé, par un juge ou autrement, de la possibilité d'un conflit d'intérêts. 

[12]           Il est à noter qu'aucune des parties à la demande de contrôle judiciaire que j'ai jugée en mai dernier [Jean-Victor Larocque c. Canada (Ministre des Pêches et Océans), 2005 CF 694] ne m'a demandé de me récuser avant ou pendant l'audience. M. Larocque a porté cette décision devant la Cour d'appel fédérale, et il n'est pas question non plus dans ses motifs d'appel de partialité ou de crainte raisonnable de partialité. Et pourtant, M. Haché avait souscrit l'un des affidavits produits à l'appui de cette demande de contrôle judiciaire et a donc participé personnellement à cette affaire.

[13]           Cela dit, devrais-je néanmoins me récuser maintenant que j'ai pris connaissance de la lettre de M. Haché au CCM? Est-ce qu'une personne sensée et raisonnable, qui se poserait la question et prendrait les renseignements nécessaires à ce sujet, éprouverait ici une crainte raisonnable de partialité, pour paraphraser l'exposé que donne le juge de Grandpré dans Committee for Justice and Liberty et al. c. Office national de l'énergie et al., [1978] 1 R.C.S. 369, à la page 394? Ou encore, pour reprendre les termes de la Cour d'appel fédérale à propos de la même affaire ([1976] 2 C.F. 20), à quelle conclusion arriverait une personne bien renseignée qui étudierait la question en profondeur, de façon réaliste et pratique?

[14]           Les principes à appliquer à la question de la partialité réelle ou apparente ne sont pas contestés dans la présente espèce. La Cour suprême du Canada a exposé les facteurs pertinents à prendre en considération à cet égard dans plusieurs arrêts, à commencer par Committee for Justice and Liberty et al. c. Office national de l'énergie et al., précité, suivi de R. c. S (R.D.), [1997] 3 R.C.S. 484, et de Bande indienne Wemaykum c. Canada, [2003] 2 R.C.S. 259. Ces arrêts ont été eux-mêmes appliqués dans plusieurs décisions d'autres tribunaux judiciaires, dont les avocats ont cité certaines devant moi : R. c. Melnichuk, 2004 BCCA 332; Hijos c. Canada (P.G.) [2004] A.C.F. no 2113; Fogal c. Canada, [1999] A.C.F. no 129; et Energy Probe c. Commission de contrôle de l'énergie atomique, [1985] 1 C.F. 563.

[15]           J'ai soigneusement examiné ces décisions, ainsi que d'autres, et en ai tiré quelques principes applicables à la présente espèce. Cependant, avant d'aller plus loin, il semble approprié de donner comme toile de fond à ces principes les observations suivantes qu'a formulées le juge Cory, s'exprimant au nom de la majorité, au paragraphe 113 de R. c. S. (R.D.), précité :

Peu importe les mots précis utilisés pour définir le critère, ses diverses formulations visent à souligner la rigueur dont il faut faire preuve pour conclure à la partialité, réelle ou apparente. C'est une conclusion qu'il faut examiner soigneusement car elle met en cause un aspect de l'intégrité judiciaire. De fait, l'allégation de crainte raisonnable de partialité met en cause non seulement l'intégrité personnelle du juge, mais celle de l'administration de la justice tout entière […] Lorsque existent des motifs raisonnables de formuler une telle allégation, les avocats ne doivent pas redouter d'agir. C'est toutefois une décision sérieuse qu'on ne doit pas prendre à la légère.

 

[16]           Loin de moi l'idée de donner à entendre que, en soulevant à mon égard la question de la crainte raisonnable de partialité, les demandeurs et leurs avocats auraient fait preuve de légèreté ou se seraient conduits de manière tant soit peu répréhensible. Il reste cependant que la charge de démontrer l'existence d'une partialité réelle ou apparente incombe à la personne qui l'affirme. La raison en est que les tribunaux posent en principe que les juges remplissent leurs fonctions judiciaires avec intégrité et impartialité. Citons encore une fois à ce sujet le juge Cory (au paragraphe 116 du même arrêt) :

Le serment que prononce le juge lorsqu'il entre en fonction est souvent le moment le plus important de sa carrière. À la fierté et à la joie se mêle en ce moment le sentiment de la lourde responsabilité qui accompagne cette charge. C'est un moment empreint de solennité, un moment déterminant qui restera gravé dans la mémoire du juge. Par ce serment, il s'engage à rendre la justice avec impartialité. Ce serment marque la réalisation des rêves d'une vie. Il n'est jamais prononcé à la légère. Durant toute leur carrière, les juges canadiens s'efforcent d'écarter les préjugés personnels qui sont le lot commun de tous les humains pour faire en sorte que les procès soient équitables et qu'ils paraissent manifestement équitables. Leur taux de réussite dans cette tâche difficile est élevé.

 

[17]           Dans la présente espèce, sauf révérence, l'avocat des demandeurs n'a produit aucun élément de preuve convaincant qui pourrait renverser la présomption d'impartialité. L'affirmation que je ne pourrais faire abstraction de la lettre de M. Haché au CCM est fondée sur des spéculations et des hypothèses. Depuis ma nomination, je me suis toujours efforcé de respecter l'engagement solennel que j'ai pris de statuer sur le fondement des faits qui me seraient présentés et selon mon interprétation du droit. J'ai certainement suivi cette règle dans la décision Larocque, et je crois qu'une personne sensée et raisonnable, bien informée de tous les faits, conclurait que j'agirai de même dans la présente instance.

[18]           Cela suffirait à infirmer le premier motif invoqué par l'avocat des demandeurs à l'appui de sa requête en récusation. Mais ce n'est pas tout. Je pense aussi que je créerais un dangereux précédent pour l'administration de la justice au Canada en me récusant par suite de l'envoi au CCM d'une lettre qui n'a pas donné lieu à une enquête et qui, en fait, n'a même pas été considérée comme une plainte. Je songe à ce sujet au paragraphe E‑19 des Principes de déontologie judiciaire publiés par le CCM, où l'on peut lire que « le juge ne doit pas se récuser inutilement, afin de ne pas alourdir la charge de ses collègues et retarder le fonctionnement des tribunaux ». Le présent procès aurait dû commencer il y a longtemps, et tout nouveau retard ne serait pas dans l'intérêt de la justice, compte tenu en particulier de l'absence de raison convaincante de le reporter.

[19]           Quant à la substance de la lettre de M. Haché, qui forme le second motif invoqué pour demander ma récusation, j'estime qu'elle est entièrement dénuée de fondement. Il n'est pas contesté que je suis entré au ministère de la Justice au printemps 2001, après avoir enseigné pendant 15 ans à la Faculté de droit de l'Université d'Ottawa et avoir travaillé quelques années aux Affaires intergouvernementales (qui relèvent du Bureau du Conseil privé). Au ministère de la Justice, j'ai occupé le poste d'avocat en chef du Service du droit public, qui réunissait plus d'une centaine d'avocats chargés de formuler des opinions juridiques dans les domaines du droit constitutionnel, du droit international, du droit administratif, des droits de la personne, de la vie privée et de l'accès à l'information. En outre, j'ai pris congé de cet emploi pendant quelques mois (de décembre 2004 à mai 2005) afin de travailler comme chef de cabinet pour le ministre de la Justice.

[20]           Non seulement je ne me suis jamais occupé du dossier qui fait l'objet du présent procès pendant ces années où j'ai travaillé au ministère de la Justice, mais je n'avais même pas connaissance de la question qui sera maintenant débattue devant moi. Ce sont les avocats du bureau régional de Halifax, à l'égard desquels je ne remplissais aucune fonction de surveillance ou de gestion, qui administraient ce dossier. Qui plus est, les faits dont découle le présent litige se sont produits en réalité avant que je n'entre au ministère de la Justice. J'étais donc beaucoup plus éloigné de ce dossier que ne l’était le juge Binnie de celui à propos duquel il a fait l'objet d'une allégation de partialité apparente. En tant que sous-ministre adjoint chargé de l'ensemble du contentieux, M. Binnie (plus tard juge) avait eu connaissance de certains éléments concernant la revendication de la bande de Campbell River et avait assisté à une réunion où cette revendication avait été examinée. Et pourtant, cela n'a pas empêché la Cour suprême de conclure dans l'arrêt Bande indienne Wewaykum que la crainte raisonnable de partialité n'avait pas été établie, au motif qu'une personne raisonnable aurait conclu que M. Binnie n'avait ainsi joué qu'un rôle limité de surveillance et d'administration.

[21]           Pour motiver cette conclusion, la Cour suprême a formulé quelques observations sur le ministère de la Justice qui s'avèrent d'une pertinence particulière dans le contexte de la présente requête. C'est ainsi qu'on lit au paragraphe 84 du même arrêt :

De plus, dans l'appréciation que fait la personne raisonnable du risque de partialité découlant des activités passées d'un juge à titre d'avocat, cette personne doit tenir compte des particularités de l'exercice du droit au sein du ministère de la Justice plutôt que dans un cabinet d'avocats. Voir les Principes de déontologie judiciaire, op. cit., du Conseil canadien de la magistrature, p. 49. À cet égard, il convient de rappeler que toutes les parties ont concédé qu'une crainte raisonnable de partialité ne saurait reposer simplement sur les années de service du juge Binnie au sein du ministère de la Justice. En sa qualité de sous-ministre adjoint, M. Binnie était responsable de milliers de dossiers à l'époque pertinente. Bien qu'on ait sollicité son opinion à l'étape des négociations du présent différend, il est utile de mentionner qu'il était consulté sur l'orientation stratégique de dizaines de dossiers ou de catégories de dossiers.

 

[22]           Le principe de la récusation d'office, c'est‑à‑dire au seul motif que le juge a été lié à un organisme tel que le ministère de la Justice avant son entrée dans la magistrature, a été rejeté au Canada. La récusation doit être fondée soit sur une partialité réelle, soit sur une crainte raisonnable de partialité. Vu l'ensemble des faits que j'ai rappelés dans le présent exposé, je crois fermement qu'une personne raisonnable n'arriverait pas à la conclusion que je ne puis juger la présente affaire sans parti pris ni idées préconçues. Pour reprendre les termes de la Cour d'appel d'Angleterre dans Locabail (U.K.) Ltd. c. Bayfield Properties Ltd., [2000] Q.B. 451, à la page 487 (cités par la Cour suprême du Canada au paragraphe 88 de Bande indienne Wewaykum) : [TRADUCTION] « Comment peut‑il y avoir risque réel de partialité ou encore crainte ou probabilité réelle de partialité si le juge ne connaît pas les faits qui, invoque‑t‑on, feraient naître le conflit d'intérêts? »

[23]           Pour tous les motifs exposés ci‑dessus, la requête en récusation est donc rejetée.

 

 

ORDONNANCE

 

            La requête est rejetée, sans dépens.

 

 

« Yves de Montigny »

Juge

 

 

Traduction certifiée conforme

Christiane Bélanger, LL.L.


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

 

DOSSIER :                                                    T‑2263‑01

 

INTITULÉ :                                                   HACHÉ ET AL.

                                                                        c.

                                                                        S.M.R.

 

 

 

 

LIEU DE L'AUDIENCE :                             FREDERICTON (NOUVEAU-BRUNSWICK)

 

DATE DE L'AUDIENCE :                           LE 3 AVRIL 2006

 

MOTIFS DE L'ORDONNANCE :              LE JUGE DE MONTIGNY

 

DATE DES MOTIFS :                                 LE 4 AVRIL 2006

 

 

 

COMPARUTIONS :

 

David N. Rogers

Danys R.X. Delaquis

 

POUR LES DEMANDEURS

Michel Doucet

Christian E. Michaud

POUR LA DÉFENDERESSE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Gilbert, McGloan, Gillis

Saint-Jean (Nouveau-Brunswick)

 

POUR LES DEMANDEURS

Patterson, Plamer

Moncton (Nouveau-Brunswick)

POUR LA DÉFENDERESSE

 

 

 

 

 

 

 

ANNEXE 1

 

CJC

CCM

         Canadian Judicial            Council

         Conseil canadien de          la magistrature

 

Dossier: 05-0332      Le 5 décembre 2005

72

 

Ottawa, Ontario K1A 0W8

 

M. Robert Haché

Consultant-expert en gestion des pêches Association des crabiers acadiens inc.

183A, boul. J.D. Gauthier

Shippagan (Nouveau-Brunswick)

E8S IM8

 

Monsieur,

 

Je fais suite à vos lettres du 8 et 23 septembre dernier, dans lesquelles vous logez une plainte dans le cadre d'affaires entendues par les juges de Montigny, Blanchard et Pinard de la Cour fédérale du Canada.

 

Comme vous le savez, votre plainte a été référée à l'honorable Robert Pidgeon, Juge en chef associé de la Cour supérieure du Québec et Vice-président du Comité sur la conduite des juges du Conseil. Suite à son examen, le juge en chef associé Pidgeon m'a prié de vous faire tenir la réponse suivante.

 

Votre plainte soulève une question d'apparence de partialité de la part des juges en question. Solon vous, ces juges « ont des antécédents importants ou récents en politique active... » et vous êtes d'avis que ceci jette un doute sur « leur capacité de se détacher, consciemment ou inconsciemment, de leurs allégeances politiques antérieures et d'être en mesure de traiter nos dossiers de façon clairement impartiale ». Vous soulignez que vous ne questionnez pas en soi la conduite des juges mais soulevez toutefois l'apparence de partialité. Vous demandez en outre que les dossiers pendants devant ces juges soient mis en suspens, en attendant le résultat de l'examen de votre plainte par le Conseil.

 

Tout d'abord, je dois vous mentionner que le Conseil n'a aucune compétence pour suspendre des procédures judiciaires. Le mandat du Conseil, en matière de plaintes, est de déterminer s'il existe des éléments de preuve d'inconduite qui pourrait le mener à recommander la destitution du juge par le Parlement pour l'un ou l'autre des motifs énoncés dans la Loi sur les juges. Dans certaines circonstances, le Conseil peut exprimer ses préoccupations concernant la conduite d'un juge. Le Conseil n'a pas d'autres pouvoirs et il ne peut ni revoir, modifier ou écarter la décision d'un tribunal.


 

Zone de Texte: 73 


-2-

 

En ce qui concerne votre allégation d'apparence de partialité, le juge en chef associé Pidgeon estime que vous soulevez fondamentalement une question de récusation potentielle et non pas une question de conduite ou de déontologie.

Les juges, lorsqu'ils sont nommés à ce titre, sont tenus de se consacrer uniquement à leurs fonctions judiciaires et a remplir fidèlement les devoirs de leur charge. Les juges de la Cour fédérale, lors de leur nomination, prêtent serment comme suit :

 

Je,        , promets et jure solennellement et sincèrement d'exercer bien fidèlement, et au mieux de ma capacité et de mes connaissances, les pouvoirs et attributions qui me sont dévo1us en ma qualité de juge de la Cour fédérale.

 

Ainsi Dieu me soit en Aide.

 

Selon le juge en chef associé Pidgeon, on doit présumer que les juges respectent leur serment d'office et remplissent les devoirs de leur charge au meilleur de leurs habiletés.

 

Dans un appel logé par le Dr Morgentaler devant la Cour suprême en 1974, une requête de l'appelant visait la récusation du juge de Grandpré au motif que ce dernier s'était prononcé sur la question de l'avortement alors qu'il était président de l'Association du barreau canadien. L'appelant ne contestait pas l'intégrité personnelle ou l'objectivité du juge, mais prétendait qu'il pourrait être influencé – même inconsciemment – par des opinions exprimées alors qu'il n'était pas juge. Dans cette affaire, le juge en chef Laskin avait référé au serment d'office prêté par le juge de Grandpré lors de sa nomination et, au nom de la Cour, avait rejeté la requête de l'appelant. La Cour avait indiqué :

 

[Traduction] Tous les membres de notre Cour, anciens et actuels, ont, à des degrés divers, avant leur accession à la magistrature et leur nomination à notre Cour, exprimé des points de vue sur des questions qui ont des connotations juridiques, sans que cela ait constitué, à quelque moment que ce soit, un élément pertinent à leur récusation.

 

En ce qui concerne la récusation potentielle d'un juge, vous savez sans doute qu'un juge a le devoir de se retirer de toute cause dans laquelle il pourrait exister pour lui un conflit d'intérêt. Les principes de déontologie judiciaire, ouvrage publié par le Conseil, prévoient au paragraphe 6.E.1 que « les juges se récusent chaque fois qu'ils s'estiment incapables de juger impartialement ». Ce principe reconnaît d'ailleurs que la décision de se récuser d'une affaire relève du juge.


 

Zone de Texte: -3-
 

 


Zone de Texte: 74

La Cour suprême du Canada, dans l'affaire Wawaykum ([2003] 2 R. C.S. 259) a rappelé que l’impartialité d'un juge doit être présumée. La Cour précise que c'est la partie qui invoque l'inhabilité qui doit établir les circonstances qui permettent de conclure qu' un juge doit se récuser. Ceci doit évidemment être fait dans le cadre d'une procédure introduite devant le tribunal.

 

Par ailleurs, la décision d'un juge de se récuser ou non peut également faire l'objet d'un appel. Dans la mesure où vous croyez qu’il existe des motifs de récusation pour les juges en question (et le juge en chef associé Pidgeon n'exprime aucune opinion à ce sujet), il s'agit d'une question qui doit être soulevée dans le cadre des procédures devant le tribunal.

 

Il est possible que des circonstances particulières puissent exister, dans une affaire concernant la récusation d'un juge, qui constitueraient un manquement à la déontologie judiciaire et, ainsi, une question de conduite relevant du Conseil. Cependant, le juge en chef associé Pidgeon estime que les faits exposés ne font pas état de telles circonstances.

 

En bref, le juge en chef associé Pidgeon est d'avis que la question que vous soulevez ne relève pas du Conseil mais plutôt des tribunaux. Aussi, il me demande de fermer le dossier en vous faisant tenir la présente lettre.

 

En espérant que ces renseignements vous seront utiles, je vous prie de recevoir, Monsieur, mes salutations.

 

 

Le Directeur exécutif et avocat général,

 

 

Norman Sabourin

 

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