Décisions de la Cour fédérale

Informations sur la décision

Contenu de la décision

Date : 20040129

Dossier : T-1289-02

(réuni avec les dossiers T-1129-02; T-1290-02 à T-1298-02)

Référence : 2004 CF 140

ENTRE :

                                          ABBOTT LABORATORIES, LIMITED et

                                     ABBOTT LABORATORIES INTERNATIONAL

                                                                                                                                  demanderesses

                                                                          - et -

                                          LE MINISTRE DU REVENU NATIONAL

                                                                                                                                           défendeur

                                                  MOTIFS DE L'ORDONNANCE

LE JUGE LEMIEUX

CONTEXTE


[1]                La présente instance est une demande de contrôle judiciaire réunie à d'autres demandes, déposée conformément à l'article 18.1 de la Loi sur la Cour fédérale par Abbott Laboratories Limited, une société canadienne, (en qualité d'importatrice) et par Abbott Laboratories International, une société américaine, (en qualité d'exportatrice) au sujet des produits alimentaires Similac et Ensure, la société exportatrice ayant certifié l'origine de ces produits comme étant les États-Unis, ce qui donnait droit à un traitement tarifaire préférentiel de ces produits au Canada aux termes de l'Accord de libre-échange nord-américain (ALENA). La société importatrice est une filiale à 100 p. 100 de la société exportatrice.

[2]                Les 96 décisions contestées ont été prises par l'Agence des douanes et du revenu du Canada (ADRC) qui a décidé que les produits alimentaires en cause ne pouvaient bénéficier d'un tarif préférentiel parce qu'ils ne répondaient pas aux règles d'origine de l'ALENA et provenaient par conséquent d'un pays autre que les États-Unis ou le Mexique et n'avaient donc droit qu'au traitement de la nation la plus favorisée.

[3]                Les agents de la vérification de l'observation de l'ADRC ont suivi les étapes de la procédure décrite ci-dessous. L'agent de la vérification de l'observation qui a pris la décision contestée était Ross Le Clair, assisté de Gordon Chan. Ces deux personnes ont été chargées par le ministre du Revenu national (le ministre) d'effectuer les vérifications prévues à l'article 42.1 de la Loi sur les douanes (la Loi) et de procéder aux révisions et aux réexamens de l'origine et de la classification tarifaire, conformément à l'article 59 de la Loi, sur la base de ces vérifications.

[4]                Premièrement, Ross Le Clair a envoyé deux lettres le 16 septembre 1999, l'une à l'exportateur et l'autre à l'importateur, qui les informaient que l'ADRC procéderait à une révision de certaines marchandises, à savoir le lait maternisé Similac. Deux questionnaires pour la vérification de l'origine de marchandises selon l'ALENA étaient joints à la lettre adressée à l'exportateur.


[5]                L'avocat américain de l'exportateur a communiqué avec M. Le Clair en octobre 1999. L'avocat canadien a été nommé au début du mois de janvier 2000. Une correspondance s'en est suivie. On a choisi trois échantillons dans les expéditions pour effectuer le réexamen.

[6]                Le 28 janvier 2000, l'avocat canadien de l'exportateur a transmis à M. Le Clair les certificats d'origine des marchandises-ALENA, les étiquettes de produits énumérant les ingrédients et le questionnaire pour la vérification de l'origine-ALENA. Ces documents confirmaient le fait que les trois produits exportés faisant partie des échantillons contenaient du lactosérum Milei. Les avocats ont soulevé la question de la date d'entrée en vigueur de la nouvelle Loi sur le tarif des douanes et des nouvelles Règles d'origine et ont soutenu que tous les produits non originaires, y compris le lactosérum Milei, avaient fait l'objet d'un changement de classification tarifaire, étant donné qu'ils étaient produits aux États-Unis, ce qui donnait droit au traitement tarifaire ALENA pour les produits Similac.

[7]                M. Le Clair a ensuite décidé d'approfondir sa vérification. Les 1er et 9 mai 2001, il a communiqué avec les avocats de l'exportateur en leur indiquant que l'ADRC souhaitait vérifier toutes les boissons nutritives Abbott importées qui semblaient contenir des ingrédients à base de lait (pour l'essentiel, tous les produits Similac et Ensure exportés au Canada). L'exportateur a été informé du fait que la révision portait sur la période allant du 1er janvier 1998 à aujourd'hui.

[8]                En juin 2001, l'avocat interne de l'importateur a informé M. Le Clair que le cabinet d'avocats Ogilvy, Renault était maintenant autorisé à représenter Abbott en rapport avec la révision effectuée aux termes de l'ALENA.

[9]                Après avoir examiné les documents fournis au sujet du lait maternisé Similac pour nourrissons (normal et avancé) le 17 juillet 2001, Ross Le Clair a écrit à l'exportateur, conformément au paragraphe 42.2(1) de la Loi, pour l'informer de l'intention de l'ADRC de refuser d'accorder un traitement tarifaire préférentiel à ces deux produits.

[10]            Le paragraphe 42.2(1) de la Loi se lit :


42.2 (1) Dès l'achèvement de la vérification de l'origine en application de l'alinéa 42.1(1)a), l'agent désigné, en application du paragraphe 42.1(1), fournit à l'exportateur ou au producteur des marchandises en cause une déclaration attestant de l'admissibilité de celles-ci, au titre du Tarif des douanes, au traitement tarifaire préférentiel demandé.

42.2(2) Fondements de la déclaration

(2) La déclaration prévue au paragraphe (1) énonce les faits et les éléments de droit sur lesquels elle est fondée. [non souligné dans l'original]

42.2 (1) On completion of a verification of origin under paragraph 42.1(1)(a), an officer designated under subsection 42.1(1) shall provide the exporter or producer whose goods are subject to the verification of origin with a statement as to whether the goods are eligible, under the Customs Tariff, for the preferential tariff treatment that was claimed.

42.2(2) Basis of statement

(2) A statement referred to in subsection (1) must include any findings of fact or law on which it was based. [emphasis mine)



[11]            Dans l'affidavit qu'il a déposé à l'appui de la position du ministre en l'instance, M. Le Clair déclare avoir en fait envoyé deux lettres à l'exportateur ce jour-là. Selon son affidavit, la première lettre informait l'exportateur de l'intention de l'ADRC de refuser d'accorder un traitement préférentiel mais ne contenait pas les conclusions de fait ou de droit justifiant cette décision. Il affirme : « plus tard ce jour-là, lorsque j'ai placé ma correspondance dans le dossier, j'ai constaté mon erreur et retapé ma lettre, en ajoutant les renseignements manquants. J'ai inscrit sur la première version de la lettre le mot "ANNULÉ" dans mon dossier et j'ai ensuite signé la deuxième version que j'ai confiée à mon assistant pour qu'il l'enregistre et l'expédie » .

[12]            Voici le paragraphe qui ne figurait pas dans la première lettre mais dans la seconde :

[traduction] La décision est fondée sur les Règles d'origine énoncées à l'annexe 401 de l'ALENA qui interdit l'utilisation des produits de la laiterie mentionnés au chapitre 4 du tarif harmonisé. Les concentrés de protéines lactiques utilisés dans la production de ces aliments ont été qualifiés de non territoriaux aux fins de l'ALENA. Ces produits ont été également correctement classés sous la rubrique 0404 du TH. Ils ne respectent donc pas les règles d'origine.

[13]            George Hamilton, le déposant pour le compte des demanderesses, affirme qu'aucune des deux défenderesses n'a reçu la lettre corrigée de M. Le Clair.

[14]            Dans une lettre datée du 7 août 2001, Abbott a envoyé les questionnaires remplis relatifs aux Règles d'origine de l'ALENA correspondant à l'enquête approfondie effectuée par l'ADRC à l'égard des produits Similac, Ensure et Nutrisure (la marque utilisée pour Ensure depuis le début de 2000).


[15]            Le 9 novembre 2001, après avoir examiné les documents transmis, M. Le Clair a informé l'exportateur de l'intention de l'ADRC de refuser à l'exportateur le traitement tarifaire préférentiel prévu par l'ALENA pour les boissons nutritives Ensure, toutes les saveurs. M. Le Clair mentionnait qu'il avait déterminé que les concentrés de lactosérum provenant du fournisseur Milei GMBH faisaient partie de la catégorie des concentrés de protéines du lait du numéro 0404.90.10 du SH, qui comprend les composantes du lait naturel et que l'annexe 401 de l'ALENA excluait tout changement tarifaire par rapport à ce que prévoyait le chapitre 4 pour les ingrédients non originaires des produits figurant dans le 2202.90.49 SH.

[16]            Le 18 février 2002, MM. Le Clair et Chan de l'ADRC ont rencontré des représentants des sociétés Abbott et cette réunion a donné lieu à un suivi.

[17]            L'ADRC a procédé au réexamen de l'origine des marchandises conformément au paragraphe 59(1) de la Loi. Après le 28 juin 2001, M. Chan a envoyé un relevé détaillé de réajustement (RDR), document qui constitue l'avis et le motif exigés par le paragraphe 59(2) lorsque l'Agence impose des droits de douane supplémentaires en raison du changement du statut de l'origine des produits. Par la suite, Ross Le Clair, Catherine Knight et Gordon Chan ont envoyé d'autres RDR. Comme nous l'avons mentionné, la demande de contrôle judiciaire porte sur 96 RDR de ce genre.

[18]            Le paragraphe 59(2) de la Loi se lit :


(2) L'agent qui procède à la décision ou à la détermination en vertu des paragraphes 57.01(1) ou 58(1) respectivement ou à la révision ou au réexamen en vertu du paragraphe (1) donne sans délai avis de ses conclusions, motifs à l'appui, aux personnes visées par règlement. [non souligné dans l'original]

(2) An officer who makes a determination under subsection 57.01(1) or 58(1) or a re-determination or further re-determination under subsection (1) shall without delay give notice of the determination, re-determination or further re-determination, including the rationale on which it is made, to the prescribed persons. [emphasis mine]



AUTRES CONSIDÉRATIONS

a)          Les fins de non-recevoir invoquées par le ministre à l'égard de la demande de contrôle judiciaire

[19]            L'avocat du ministre a soulevé deux fins de non-recevoir à l'égard de la demande de contrôle judiciaire. Il affirme que l'article 18.5 de la Loi sur la Cour fédérale interdit le contrôle judiciaire des RDR, étant donné que la Loi prévoit un mécanisme complet permettant de contester les RDR jusque devant la Cour d'appel fédérale sur une question de droit.

[20]            Subsidiairement, l'avocat du ministre soutient que la Cour devrait exercer son pouvoir discrétionnaire de refuser la mesure de réparation sollicitée par la demanderesse parce qu'elle possède un autre recours approprié, à savoir le mécanisme prévu par la Loi, que les sociétés Abbott exercent effectivement devant le commissaire, puisqu'elles ont interjeté appel aux termes de l'article 60 de la Loi.

b)          Le mécanisme législatif de révision

[21]            Voici le mécanisme que prévoit la Loi pour la révision d'un réexamen effectué aux termes de l'article 59 de la Loi sur les douanes :


(1)        le paragraphe 59(6) de la Loi énonce que la révision ou le réexamen fait en vertu de l'article 59 « ne sont susceptibles de restriction, d'interdiction, d'annulation, de rejet ou de toute autre forme d'intervention que dans la mesure et selon les modalités prévues au paragraphe 59(1) ou aux articles 60 et 61 » [de la Loi];

(2)        le paragraphe 60(1) de la Loi énonce que la personne qui a reçu un avis aux termes du paragraphe 59(2) peut demander la révision ou le réexamen de l'origine, du classement tarifaire ou de la valeur en douane ou d'une décision sur la conformité des marques, après avoir versé tous droits et intérêts dus sur des marchandises ou avoir donné la garantie, jugée satisfaisante par le ministre, du versement du montant de ces droits et intérêts;

(3)        le paragraphe 60(4) énonce que, sur réception de la demande prévue à l'article 60, « le commissaire procède sans délai à l'une des interventions suivantes : a) la révision ou le réexamen de l'origine, du classement tarifaire ou de la valeur en douane » . Selon le paragraphe 60(5), le commissaire donne, sans délai, avis de la décision qu'il a prise, motifs à l'appui;

(4)        l'article 62 énonce que la révision ou le réexamen prévu à l'article 60 « n'est susceptible de restriction, d'interdiction, d'annulation, de rejet ou de toute autre forme d'intervention que dans la mesure et selon les modalités prévues à l'article 67 » [de la Loi sur les douanes];


(5)        l'article 67 de la Loi énonce : « toute personne qui s'estime lésée par une décision du commissaire rendue conformément à l'article 60... peut en interjeter appel devant le Tribunal canadien du commerce extérieur » (TCCE) et le paragraphe 67(3) énonce que le TCCE peut statuer sur l'appel « selon la nature de l'espèce, par ordonnance, constatation ou déclaration, celle-ci n'étant susceptible de recours, de restriction, d'interdiction, d'annulation, de rejet ou de toute autre forme d'intervention que dans la mesure et selon les modalités prévues l'article 68 » .

(6)        l'article 68 énonce que la décision sur l'appel prévue à l'article 67 est, dans les 90 jours suivant la date où elle est rendue, susceptible de recours devant la Cour d'appel fédérale sur tout point de droit, de la part de toute partie à l'appel et aux termes du paragraphe 68(2), la Cour d'appel fédérale « peut statuer sur le recours, selon la nature de l'espèce, par ordonnance ou constatation, ou renvoyer l'affaire au Tribunal canadien du commerce extérieur pour une nouvelle audience » .

c)          Les motifs de contrôle judiciaire avancés par les demanderesses

[22]            Dans leur demande de contrôle judiciaire, les demanderesses sollicitent un jugement déclarant que les 96 décisions sont invalides, illégales et une ordonnance annulant ces RDR.


[23]            Les demanderesses invoquent un certain nombre de motifs. Il y a des motifs qui sont communs à tous les RDR. Premièrement, les demanderesses affirment que toutes les décisions ne respectent pas le paragraphe 59(2) de la Loi, parce qu'aucune d'entre elles ne contient les motifs sur lesquels le réexamen de l'origine des marchandises aux fins des droits de douane est basé. Deuxièmement, les demanderesses soutiennent que les décisions ont été rendues rapidement dans le but d'éviter l'expiration de la période de prescription prévue par le paragraphe 59(1) de la Loi. Troisièmement, les demanderesses affirment que l'auteur des avis n'avait pas le pouvoir de les envoyer, parce qu'ils ont été pris en vertu d'une sous-délégation de pouvoir et sans qu'aucune enquête ait été effectuée. Les faits sur lesquels repose cette allégation figurent au dossier. M. Le Clair a effectué l'enquête aux termes de l'article 42.2 mais n'a pas personnellement délivré les RDR; il a demandé à d'autres agents de le faire en utilisant son numéro d'identité informatique et en se fondant sur les tableaux qu'il avait préparés.

[24]            Je vais maintenant examiner d'autres vices qui, selon les demanderesses, entachent certains groupes de décisions.

[25]            En ce qui concerne les 25 décisions visant le produit Similac prises au nom de M. Le Clair entre le 11 et le 16 juillet 2002, les demanderesses affirment ce qui suit :

a)         L'ADRC n'a pas respecté le paragraphe 42.2(2) de la Loi, étant donné que la déclaration contenant les faits et les éléments de droit n'a pas été transmise, l'exportateur n'ayant pas reçu la lettre corrigée de M. Le Clair qui contenait le paragraphe qui manquait dans la lettre que l'exportateur avait reçue;

b)         l'avis d'intention de retirer le traitement préférentiel du 17 juillet 2001 a été émis avant que le délai accordé à l'exportateur pour remettre le questionnaire en question soit expiré.

[26]            Pour ce qui est des 32 décisions concernant le lait maternisé Similac prise par Catherine Knight le 11 juillet 2002, les demanderesses invoquent ce qui suit :

a)         l'absence de la déclaration prévue au paragraphe 42.2(2);

b)          l'avis d'intention de retirer le tarif préférentiel du 17 juillet 2001 était prématuré, étant donné qu'il a été émis avant que le délai accordé à l'exportateur pour remettre le questionnaire soit expiré;

c)         deux des décisions visaient à modifier le classement tarifaire de Similac et elles faisaient état de renseignements contradictoires au sujet du classement tarifaire; ceci a empêché les demanderesses de savoir exactement si les produits importés respectaient ou non les exigences en matière de Règles d'origine.

[27]            Pour ce qui est des cinq décisions visant le produit Ensure prises au nom de M. Le Clair le 11 juillet 2002, les demanderesses invoquent ce qui suit :

a)         les renseignements tarifaires étaient contradictoires et le classement tarifaire a été apparemment modifié sans préavis;

b)         les produits importés ont été décrits à tort comme étant de marque Similac alors qu'ils étaient de marque Ensure;

c)         une violation du paragraphe 42.2(2) malgré l'avis du 9 novembre 2001 concernant les boissons nutritives Ensure.

[28]            Pour ce qui est des dix décisions visant le produit Ensure prises par Catherine Knight le 11 juillet 2002, les demanderesses invoquent ce qui suit :

a)         le caractère contradictoire des renseignements concernant le classement tarifaire et la décision de modifier le classement tarifaire;

b)         la violation du paragraphe 42.2(2) malgré l'avis du 9 novembre 2001.

[29]            Pour ce qui est des décisions concernant Similac prises au nom de M. Le Clair les 11 et 22 juillet 2002, les demanderesses invoquent ce qui suit :

a)         le caractère contradictoire des renseignements concernant les tarifs et la décision de modifier le classement tarifaire;

b)         les décisions mentionnaient à tort que les produits importés étaient de marque Similac alors les produits étaient de marque Isomil, et l'ADRC a reconnu aujourd'hui que ces produits n'étaient pas visés par les décisions attaquées et que les augmentations imposées ont déjà fait l'objet d'un remboursement;

c)         la violation du paragraphe 42.2(2).

[30]            Pour ce qui est des huit décisions concernant le produit Isomil prises par Catherine Knight le 11 juillet 2002, je ne vais pas énumérer les moyens invoqués étant donné que l'ADRC reconnaît aujourd'hui qu'Isomil n'était pas un produit visé par les décisions et qu'il a donné lieu au remboursement des droits de douane perçus.

[31]            Les mêmes remarques s'appliquent à deux décisions, une prise par Ross Le Clair et l'autre par Catherine Knight, à l'égard du produit Osmolite. Ce produit n'était pas visé par les décisions et les droits de douane supplémentaires ont déjà été remboursés.

[32]            Les deux décisions prises par Catherine Knight le 11 juillet 2002 à l'égard de RCF Ross Carbohydrate Free Soy sont de même nature. Ce produit n'était pas visé par les décisions et il a fait l'objet d'un remboursement des droits perçus.

[33]            Le 18 juin 2002, Gordon Chan a rendu une décision à l'égard du lait maternisé Similac et du supplément alimentaire Ensure. Les demanderesses soutiennent que cette décision est viciée pour les raisons suivantes :

a)         l'avis d'intention de retirer le traitement tarifaire préférentiel du 17 juillet 2001 a été rendu avant la date de remise du questionnaire destiné à l'exportateur;

b)         il y a eu violation du paragraphe 42.2(1) de la Loi ainsi que de l'article 42.2.

[34]            Enfin, pour ce qui est de la décision prise par Catherine Knight le 11 juillet 2002 à l'égard de Similac LF, les demanderesses invoquent les erreurs suivantes :

a)         le caractère contradictoire des renseignements relatifs au classement tarifaire et la décision de modifier le classement tarifaire;

b)         le fait que ce produit ne figurait pas dans la liste des produits faisant l'objet de la vérification d'origine effectuée par l'ADRC conformément à l'article 42 de la Loi;


c)         la violation de l'article 42.2 de la Loi et de l'article 14 du Règlement sur la vérification de l'origine des marchandises;

d)         le caractère prématuré de l'avis d'intention du 17 juillet 2001, étant donné que le délai accordé pour la remise du questionnaire n'était pas expiré;

e)         la violation du paragraphe 42.2(1) de la Loi.

ANALYSE

[35]            Je vais examiner les fins de non-recevoir invoquées par la ministre, dont la première est la fin de non-recevoir de nature législative prévue à l'article 18.5 de la Loi sur la Cour fédérale, qui se lit ainsi :


18.5 Par dérogation aux articles 18 et 18.1, lorsqu'une loi fédérale prévoit expressément qu'il peut être interjeté appel, devant la Cour fédérale, la Cour suprême du Canada, la Cour d'appel de la cour martiale, la Cour canadienne de l'impôt, le gouverneur en conseil ou le Conseil du Trésor, d'une décision ou d'une ordonnance d'un office fédéral, rendue à tout stade des procédures, cette décision ou cette ordonnance ne peut, dans la mesure où elle est susceptible d'un tel appel, faire l'objet de contrôle, de restriction, de prohibition, d'évocation, d'annulation ni d'aucune autre intervention, sauf en conformité avec cette loi. [non souligné dans l'original]

18.5 Notwithstanding sections 18 and 18.1, where provision is expressly made by an Act of Parliament for an appeal as such to the Court, to the Supreme Court of Canada, to the Court Martial Appeal Court, to the Tax Court of Canada, to the Governor in Council or to the Treasury Board from a decision or order of a federal board, commission or other tribunal made by or in the course of proceedings before that board, commission or tribunal, that decision or order is not, to the extent that it may be so appealed, subject to review or to be restrained, prohibited, removed, set aside or otherwise dealt with, except in accordance with that Act. [emphasis mine]



[36]            L'article 18.5 de la Loi sur la Cour fédérale ne s'applique pas à la présente espèce. D'après moi, l'appel devant la Cour d'appel fédérale que prévoit la Loi sur les douanes vise la décision du TCCE et non pas les décisions prises par Ross Le Clair (les RDR) qui sont celles que contestent les demanderesses dans la présente demande de contrôle judiciaire.

[37]            L'avocat du ministre reconnaît qu'il n'y a pas d'appel direct des décisions de Ross Le Clair devant la Cour d'appel fédérale mais il soutient qu'il existe un mécanisme créé par le Parlement et protégé par pas moins de trois clauses privatives et qui débouche finalement devant la Cour d'appel fédérale.

[38]            Je suis d'accord avec le ministre mais pas en me fondant sur la fin de non-recevoir prévue à l'article 18.5 de la Loi sur la Cour fédérale. La présente affaire est peut-être unique parce que le mécanisme de révision prévu aux articles 59 à 68 de la Loi prévoit trois clauses privatives. D'après ces dispositions, les décisions de Ross Le Clair ne peuvent être révisées que par un réexamen effectué par le commissaire. Seul le TCCE peut annuler ou modifier le réexamen du commissaire et la décision du TCCE peut faire l'objet d'un appel devant la Cour d'appel fédérale, mais uniquement sur une question de droit.


[39]            Je ne pense pas qu'en adoptant cette structure, le législateur aurait pu exprimer son intention plus clairement. Le législateur voulait que les intéressés utilisent les recours administratifs, quasi judiciaires et judiciaires à l'exclusion de toute autre voie de révision ou d'appel. Cette structure comprend des organismes, comme le commissaire et le TCCE, qui possèdent une expertise reconnue dans le domaine. En outre, c'est la Cour d'appel fédérale et non pas la Cour fédérale qui exerce un pouvoir de surveillance judiciaire sur le TCCE, conformément à l'alinéa 28(1)b) de la Loi sur la Cour fédérale.

[40]            D'après moi, le législateur avait clairement l'intention d'écarter le contrôle judiciaire exercé par la Cour fédérale aux termes de l'article 18.1 de la Loi sur la Cour fédérale et cette intention interdit également à notre Cour d'examiner la question de savoir si la voie de révision prévue par la Loi constitue un autre recours approprié.

[41]            J'estime que cette affaire fait partie de celles auxquelles il est fait référence au paragraphe 3.6 du traité de Brown et Evans, intitulé Review of Administrative Action, où il est dit que le mécanisme législatif peut être exclusif et que la loi peut retirer aux tribunaux le pouvoir d'examiner le caractère approprié de l'autre recours. (Voir Pringle c. Fraser, [1972] R.C.S. 821. Voir également les observations du juge en chef Dickson aux pages 82 à 92 de l'arrêt Canada (Vérificateur général) c. Canada (Ministre de l'Énergie, des Mines et des Ressources), [1989] 2 R.C.S. 49).


[42]            L'avocat des demanderesses a soutenu que la clause privative du paragraphe 59(6) ne s'appliquait pas à l'espèce : il n'y avait pas de révision au sens de cette disposition, étant donné l'absence de motifs. À son avis, le législateur souhaitait éviter que l'on procède à une révision approfondie. Je ne peux retenir cet argument pour les motifs que je préciserai plus loin et comme l'a jugé le juge Beetz dans l'arrêt Harelkin, ci-dessous : peu importe, aux fins du paragraphe 59(6), que les RDR soient viciés comme il le prétend. Cet argument est très proche de l'argument présenté dans l'arrêt Harelkin, ci-dessous, selon lequel le principe de l'autre recours approprié adéquat ne s'applique pas si la décision est nulle. Le juge Beetz a rejeté cet argument.

[43]            De toute façon, le ministre soulève une seconde fin de non-recevoir, le principe de l'autre recours approprié. J'estime que le ministre doit également obtenir gain de cause sur ce motif.

[44]            Il est bien établi que, même lorsque l'article 18.5 de la Loi sur la Cour fédérale ne s'applique pas, la Cour a le pouvoir discrétionnaire de rejeter une demande de contrôle judiciaire lorsqu'il existe un autre recours approprié (voir Fast c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2001 C.A.F. 368.)

[45]            Deux arrêts de la Cour suprême du Canada ont examiné les paramètres du principe de l'autre recours approprié : Harelkin c. University of Regina, [1979] 2 R.C.S. 561; et Canadien Pacifique Limitée c. Banque indienne de Matsqui, [1995] 1 R.C.S. 3.

[46]            Dans l'affaire Harelkin, les autorités de l'Université de Regina avaient demandé à un étudiant de la faculté de travail social d'abandonner ses études.


[47]            Il s'agissait de savoir dans cette affaire s'il était possible de refuser l'émission d'un bref de certiorari parce que M. Harelkin n'avait pas exercé son droit d'appel législatif devant le sénat de l'université à l'égard de la décision d'un comité universitaire qui avait examiné son cas mais sans lui donner la possibilité d'être entendu.

[48]            La Cour a jugé qu'il n'y avait pas lieu d'accueillir la demande de certiorari et qu' « il était, et il l'est encore, plus avantageux pour l'appelant [Harelkin] de se prévaloir de son droit d'appel devant le comité du sénat; il aurait dû le faire » par le juge Beetz à la page 567.

[49]            À la page 588 des motifs, le juge Beetz a décrit les facteurs dont il fallait tenir compte pour déterminer si le principe de l'autre recours approprié s'appliquait dans une affaire donnée. Il a écrit :

      Pour évaluer si le droit d'appel de l'appelant au comité du sénat constituait un autre recours approprié et même un meilleur recours que de s'adresser aux cours par voie de brefs de prérogative, il aurait fallu tenir compte de plusieurs facteurs dont la procédure d'appel, la composition du comité du sénat, ses pouvoirs et la façon dont il serait probablement exercé par un organisme qui ne constitue pas une véritable cour d'appel et qui n'est pas tenu d'agir comme s'il en était une, ni n'est susceptible de le faire. D'autres facteurs comprennent le fardeau d'une conclusion intérieure, la célérité et les frais. [Non souligné dans l'original]

[50]            Le juge Beetz a appliqué ces facteurs et formulé les conclusions suivantes au sujet de la portée du droit d'appel que M. Harelkin pouvait exercer devant le sénat de l'université :

1.          le sénat de l'université était tenu de tenir une audience à laquelle les parties pouvaient être représentées par un avocat et présenter des preuves;


2.          le sénat possédait les pouvoirs habituels d'un tribunal d'appel « y compris, si l'appel est accueilli, le pouvoir d'infirmer la décision du comité du conseil et de rendre, sur le fond même, la décision que le comité du conseil aurait dû rendre, ou de retourner le dossier au comité du conseil pour qu'il tienne une audience conforme. Le comité du sénat avait donc toute la compétence nécessaire pour donner justice à l'appelant sans réserve » .

3.          le mot « appel » utilisé dans la loi relative à l'université doit être interprété de façon souple et doit recevoir le sens de « révision » ou de « nouveau procès » . Le juge Beetz a estimé que, dans le contexte dont il s'agissait, un appel devait se rapprocher davantage d'un nouveau procès que d'un appel « pur et simple » .

4.          Il a déclaré, à la page 591, qu'avec cette procédure, M. Harelkin n'aurait pas été confronté à la décision défavorable du comité du conseil et que, par conséquent, « la situation de l'appelant devant le comité du sénat, affranchie de toute conclusion valide du comité du conseil, aurait été la même que devant le comité du conseil » .

5.          Le comité du sénat possédait l'expertise nécessaire pour examiner les questions pertinentes.

[51]            À la page 592, le juge Beetz a conclu que le sénat fournissait à M. Harelkin un autre recours approprié. Il a ajouté: « J'estime que le droit d'appel de l'appelant au comité du sénat lui assurait un recours approprié. En outre, ce recours convenait davantage à l'appelant et à l'université, eu égard au coût et à la célérité. » (page 592). À la page 593, il a conclu qu'un appel devant le comité du sénat aurait certainement été plus expéditif que le mandamus et le certiorari, moins coûteux et aussi efficace.


[52]            Dans Matsqui, précité, la Bande indienne de Matsqui (et d'autres bandes) avaient adopté des règlements administratifs imposant des taxes sur les biens immeubles situés dans leurs réserves qui prévoyaient la création de tribunaux de révision chargés d'entendre les appels formés contre les évaluations, la constitution d'un comité de révision des évaluations pour entendre les appels formés contre les décisions des tribunaux de révision et, enfin, dans le cas des bandes de Matsqui, la possibilité d'en appeler des décisions du comité de révision devant la Section de première instance de la Cour fédérale sur une question de droit.

[53]            CP a reçu un avis d'évaluation concernant une bande de terrain situé dans la réserve sur laquelle CP possédait une servitude qui lui avait été accordée par la Couronne et sur lequel il avait posé des voies ferrées. CP (et Unitel) ont présenté une demande de contrôle judiciaire dans laquelle ils demandaient l'annulation de l'évaluation pour le motif que la Bande de Matsqui avait uniquement le pouvoir d'imposer les terres situées « dans la réserve » , et que la terre qu'il possédait ne faisait pas partie des terres de réserve.

[54]            Le juge Joyal de la Cour a refusé d'examiner la demande de contrôle judiciaire parce qu'il a estimé que le mécanisme d'appel créé par les bandes était un recours approprié permettant de résoudre la contestation soulevée par CP.

[55]            Son jugement a été infirmé par la Cour d'appel fédérale [1994] 2 C.F. 641. Cette Cour a jugé que le règlement administratif adopté par la Bande de Matsqui prévoyant un appel devant la Cour fédérale était ultra vires, de sorte que l'article 18.5 de la Loi sur la Cour fédérale ne pouvait être invoqué.

[56]            La Cour a également statué que le juge Joyal avait commis une erreur parce qu'il n'avait pas conclu que les questions juridiques soulevées par la contestation de CP, c'est-à-dire, la question de savoir si les terres visées par la servitude faisaient partie de la réserve, n'étaient pas des questions que les tribunaux d'appel créés par la Bande de Matsqui avaient le pouvoir de trancher.

[57]            La Cour suprême du Canada a confirmé la décision de la Cour d'appel fédérale mais pour des motifs différents.

[58]            Voici la façon dont j'ai compris les quatre séries de motifs, compte tenu du fait que la majorité et la minorité des juges ont tranché différemment plusieurs questions.

[59]            Premièrement, la Cour suprême du Canada a jugé que la disposition prévoyant un appel devant la Cour fédérale était valide, ce pouvoir étant autorisé par l'article 24 de la Loi sur la Cour fédérale, étant donné que la Loi sur les Indiens autorisait l'adoption de règlements administratifs en matière d'évaluation.


[60]            Deuxièmement, elle a écarté l'affirmation de la Cour d'appel fédérale selon laquelle les tribunaux d'appel ne pouvaient trancher les questions qui déterminaient leur compétence.

[61]            Je dois ajouter que le juge en chef Lamer a examiné les arrêts Harelkin et Canada (Vérificateur général) c. Canada (Ministre de l'Énergie, des Mines et des Ressources), précités, au sujet des facteurs qui permettent de déterminer si un recours constitue un autre recours approprié. Voici ce qu'il a déclaré : (page 31 de l'arrêt Matsqui, paragraphe 37) :

¶ 37       Me fondant sur ce qui précède, je conclus que les cours de justice doivent considérer divers facteurs pour déterminer si elles doivent entreprendre le contrôle judiciaire ou si elles devraient plutôt exiger que le requérant se prévale d'une procédure d'appel prescrite par la loi. Parmi ces facteurs figurent : la commodité de l'autre recours, la nature de l'erreur et la nature de la juridiction d'appel (c.-à-d. sa capacité de mener une enquête, de rendre une décision et d'offrir un redressement). Je ne crois pas qu'il faille limiter la liste des facteurs à prendre en considération, car il appartient aux cours de justice, dans des circonstances particulières, de cerner et de soupeser les facteurs pertinents. [Non souligné dans l'original]

[62]            L'avocat des demanderesses a présenté toute une série d'arguments qui devraient m'amener à conclure que le régime créé par la Loi pour contester les réexamens effectués aux termes de l'article 59 ne constitue pas un autre recours approprié et, en particulier, que la demande de réexamen présentée au commissaire aux termes de l'article 60 de cette Loi n'est pas conforme aux normes énoncées dans les arrêts Harelkin et Matsqui, précités.


[63]            Il soutient tout d'abord que les demanderesses ne peuvent pas obtenir devant le commissaire le même redressement qu'elles peuvent obtenir ici. La Cour peut constater la nullité des RDR et les déclarer invalides. Aux termes de l'article 60, le commissaire ne peut que réviser les RDR; il ne peut pas annuler les RDR délivrés illégalement.

[64]            D'après moi, le principe de l'autre recours n'exige pas que le recours soit identique mais approprié. Les avocats des demanderesses ont reconnu que, sur le plan pratique, le commissaire pouvait, s'il acceptait les arguments des demanderesses, délivrer de nouveaux RDR qui auraient pour effet d'annuler ceux qu'avaient émis M. Le Clair, Catherine Knight et Gordon Chan, auquel cas les droits de douane imposés auraient été remboursés avec intérêts. Il a également reconnu que le commissaire aurait pu déclarer que les produits Abbott étaient des produits visés par l'ALENA. Autrement dit, il aurait pu juger que M. Le Clair avait commis une erreur.

[65]            Deuxièmement, l'avocat des demanderesses soutient que ses clientes n'ont jamais obtenu les motifs de ces décisions, ni d'explication au sujet du refus de l'ADRC d'accorder un traitement préférentiel aux produits Abbott. Il soutient qu'il ignore les arguments qu'il doit réfuter devant le commissaire; il ne sait quel argument invoquer, ni quelle question aborder.

[66]            L'avocat des demanderesses a évoqué toute une série de raisons pour lesquelles les RDR étaient ou pourraient être entachés d'erreurs :

(1)        le classement tarifaire d'Ensure en qualité de produit laitier est erroné (et par conséquent, la Règle d'origine appliquée n'est pas la bonne) parce qu'Ensure ne contient aucun produit laitier;


(2)        certains produits Abbott contiennent du lactosérum provenant des É.-U., de Nouvelle-Zélande dans certains cas, et pas seulement d'Allemagne;

(3)        la composante que l'ADRC a qualité de lactosérum pourrait être de l'albumine à cause du niveau de concentration qui pourrait influencer le classement en qualité de boisson nutritive à base de lait;

(4)        la Règle d'origine à appliquer pour le Similac à cause de son classement tarifaire a changé pendant la période en cause mais la Règle d'origine n'a pas été modifiée. L'ADRC se base-t-elle sur la présomption de l'article 140 et, dans ce cas, a-t-elle le droit de le faire et à quelle date?

(5)        l'ADRC estime-t-elle que les protéines laitières isolées sont équivalentes au lait?

(6)        l'ADRC savait que tous les aliments pour enfants Similac ne contenaient pas du lait parce que ces aliments ne contenaient pas de lactose. Pourquoi l'ADRC a-t-elle maintenu le classement du Similac sans lactose dans la catégorie des produits nutritifs à base de lait?

[67]            L'avocat des demanderesses a soutenu que tous ces motifs étaient envisageables mais que Abbott ne savait pas lesquels étaient à l'origine des décisions contestées; Abbott ne sait pas comment l'ADRC en est arrivée à la conclusion que les produits Abbott n'étaient pas des produits ALENA.

[68]            L'avocat des demanderesses a reconnu que Abbott pouvait fort bien présenter au commissaire tous ces motifs dans le but de le convaincre que les déterminations faites par M. Le Clair et les autres selon lesquelles les produits n'étaient pas originaires d'un pays ALENA étaient erronées. Il soutient toutefois qu'il ne devrait pas avoir à envisager tous ces motifs. Il affirme qu'Abbott a le droit de présenter un appel ciblé devant le commissaire, en se fondant sur les motifs précis pour lesquels il a été décidé que les produits n'étaient pas originaires des pays ALENA, ce qui lui permettrait de présenter des preuves et des arguments structurés.

[69]            L'avocat du ministre affirme que tous les RDR mentionnent les raisons pour lesquelles les produits en question donnent droit au statut de la nation la plus favorisée et non pas au taux préférentiel de l'ALENA. Il affirme que tous les RDR contenaient les déclarations suivantes, avec quelques variantes :

[traduction] Après vérification du pays d'origine, les produits importés suivants (Ensure et Similac) sont correctement classés comme mentionné ci-dessus. Le tarif de la nation la plus favorisée leur est applicable. Adressez les demandes de renseignements à Ross Le Clair... ou à Gord Chan.


[70]            L'avocat du ministre soutient que cette affirmation montre bien les raisons pour lesquelles le taux tarifaire est passé de tarif préférentiel (habituellement, un tarif au taux zéro) au tarif de la nation la plus favorisée, un tarif plus élevé. Cela vient du fait que la vérification de l'origine des produits a permis de constater que les produits Abbott contenaient des produits laitiers qui n'étaient pas originaires des pays ALENA. Cela découle clairement, d'après lui, de la déclaration concernant les faits et les éléments de droit envoyés à l'exportateur après la vérification de l'origine prévue par l'article 42. Il a également soutenu que le souci de préserver la confidentialité de certains éléments a joué un rôle dans la façon dont l'ADRC pouvait décrire le contenu du produit, ainsi que ses ingrédients, dans les RDR.

[71]            La déclaration concernant les faits et les éléments de droit datée du 17 juillet 2001 concernant Similac a déjà été reproduite dans les présents motifs. Voici la déclaration du 9 novembre 2001 qui concernait les boissons alimentaires Ensure, toutes les saveurs :

[traduction] Il a été déterminé que les concentrés de lactosérum provenant de votre fournisseur, Milei GMBH, sont classés comme étant des concentrés de protéines laitières dans la classification SH 0404.90.10, comprenant les produits laitiers naturels. L'annexe 401 de l'ALENA exclut la modification du tarif prévu au chapitre 4 pour les composantes non originaires des produits visés par le SH 2202.90.49.

[72]            Je reconnais avec l'avocat du ministre que les sociétés Abbott et leurs avocats connaissaient parfaitement les motifs pour lesquels l'ADRC avait changé le tarif ALENA en tarif de la nation la plus favorisée; c'était à cause des produits laitiers contenus dans les produits Abbott. La question de savoir si la déclaration contenue dans le RDR constitue des « motifs » au sens de l'article 59 de la Loi sur les douanes ne modifie pas ce fait.


[73]            C'est pourquoi je ne peux retenir l'argument des demanderesses selon lesquelles elles ne savaient pas ce qu'elles avaient à prouver au commissaire. Elles doivent démontrer, comme elles ont dû le faire au cours de l'enquête, que les produits qu'elles ont exportés et importés étaient des produits originaires des pays ALENA et qu'ils n'avaient pas perdu cette qualité à cause de composantes laitières non originaires d'un pays ALENA, c'est-à-dire, les concentrés de protéines de lactosérum qu'elles contenaient, que ces produits ne contenaient aucun produit laitier ou que l'ADRC n'avait pas appliqué la Règle d'origine ou le classement tarifaire qui convenait.

[74]            Il est vrai qu'au cours de l'enquête, les conseillers d'Abbott ont soulevé toute une série de possibilités pour essayer de convaincre l'ADRC qu'il y avait lieu de préserver le taux préférentiel de l'ALENA, comme le demandait l'exportateur Abbott dans les certificats d'origine accompagnant les produits exportés. Il est clair que ces arguments n'ont pas convaincu M. Le Clair. D'après moi, Abbott n'est pas obligé de présenter tous ces arguments au commissaire pour la raison qu'elle ignore les motifs pour lesquels l'ADRC a pris cette décision. C'est Abbott qui présente ces arguments. C'est à Abbott de décider quels sont les arguments de fait et de droit qu'elle souhaite présenter au commissaire pour le convaincre de décider, après réexamen, que les produits en question ont droit au tarif préférentiel de l'ALENA.

[75]            Troisièmement, l'avocat des demanderesses soutient que le réexamen effectué par le commissaire ne constitue pas un nouvel examen parce que ce dernier est tenu de démontrer que M. Le Clair a commis une erreur; il fait état de divers formulaires et notes de service de l'ADRC pour appuyer cet argument. Il conclut en disant que sa situation n'est pas la même que celle dont parlait la Cour suprême du Canada pour laquelle « la situation de l'appelant [ Harelkin] devant le comité du sénat, affranchie de toute conclusion valide du comité du conseil, aurait été la même que devant le comité du conseil » .

[76]            Je ne trouve pas l'argument des demanderesses sur ce point très convaincant. D'après moi, le commissaire doit procéder à un réexamen. Il est clair que les sociétés Abbott ont toute latitude de fournir les preuves qu'elles souhaitent (anciennes ou nouvelles) et de présenter les arguments, juridiques ou factuels, qu'elles souhaitent (qu'ils soient nouveaux ou anciens) en vue de démontrer que les produits qu'elles exportent ont bien le statut de produits fabriqués dans un pays ALENA, fardeau qui, comme je l'ai dit, leur incombe à la suite de l'enquête de vérification de l'article 42. (Voir sur ce point les motifs du juge Beetz à la page 591, troisième paragraphe, dans lequel il déclare que ce fardeau aurait incombé à M. Harelkin.)

[77]            Dans ce contexte, il est inexact de soutenir que les sociétés Abbott doivent réfuter la conclusion défavorable qu'a adoptée Ross Le Clair.

[78]            L'instance devant le commissaire est une nouvelle instance dans le sens que cette instance se déroule comme si celle qui a eu lieu devant M. Le Clair n'avait jamais existé. La situation des sociétés Abbott devant le commissaire est la même que devant M. Le Clair. Il n'y a pas de chevauchement.

[79]            Quatrièmement, l'avocat des demanderesses affirme que les RDR sont nuls et qu'il a droit à ce que sa demande de contrôle judiciaire soit acceptée. Il cite l'observation qu'a faite le juge Beetz dans Harelkin, précité, à la page 584 :

       S'il n'y a rien dont on puisse interjeter appel, le certiorari devra alors être émis... .


[80]            Je ne souscris pas à cet argument. J'estime qu'il importe peu que les RDR soient invalides lorsque l'on procède à l'analyse qu'exige le principe de l'autre recours approprié. Il ressort clairement de l'analyse à laquelle procède par la suite le juge Beetz, qui se termine à la page 587, que même si les RDR étaient frappés de nullité, ils pouvaient faire l'objet d'un appel devant le commissaire. Je paraphrase la conclusion à laquelle le juge Beetz en est arrivé sur ce point dans l'arrêt Harelkin, précité, à la page 586, et l'adapte à l'espèce pour la simple raison que le commissaire possède, en vertu de la loi, le pouvoir de se prononcer sur les réexamens de l'article 59, même si ces réexamens sont frappés de nullité.

[81]            L'avocat des demanderesses a ensuite abordé les facteurs énumérés dans l'arrêt Matsqui. Il a soutenu que l'appel prévu par la Loi n'était pas pratique pour ses clients parce qu'il y avait trois niveaux d'appel possibles et qu'en l'espèce, cela soulèverait un nombre infini de questions de fait et de droit qui exigeraient, pour certaines d'entre elles, des témoignages d'experts. Je ferais deux remarques à ce sujet. Premièrement, c'est le Parlement qui a créé ces niveaux d'appel et deuxièmement, la complexité de l'instance dépend dans une large mesure des sociétés Abbott à qui il incombe de confirmer leur déclaration initiale selon laquelle les produits exportés étaient originaires de pays ALENA.


[82]            Les erreurs alléguées sont nombreuses : décision non motivée, inobservation de l'article 42.2, modification du classement tarifaire sans préavis, ni possibilité de présenter des observations, délivrance des RDR par des agents mal informés. J'estime que, même si de telles erreurs ont été commises, elles ne modifient pas le caractère approprié du réexamen auquel procède le commissaire.

[83]            Dans l'arrêt Matsqui, précité, la majorité des juges de la Cour n'a pas accordé une grande importance aux questions de droit ou portant sur la compétence du tribunal comme étant un des facteurs permettant de trancher la question de l'autre recours approprié.

[84]            Le fait que les instances soient nouvelles permet d'effacer ces erreurs ou donne aux demanderesses toute latitude pour les signaler et les faire corriger.

[85]            Sur le plan du redressement, je constate que le commissaire peut faire ce que d'après les demanderesses la justice exige, à savoir, décider que les produits exportés sont originaires de pays ALENA et ont donc droit au taux préférentiel de l'ALENA.


[86]            Les demanderesses invoquent l'arrêt de la Cour d'appel de l'Ontario Re Khan and University of Ottawa et al. (1997), 34 O.R. (3d) 535. J'estime que l'arrêt Khan, précité, n'est d'aucun secours pour les demanderesses. Dans Khan, le juge Laskin examinait une situation où l'appel interjeté devant le sénat de l'université, à la différence de l'arrêt Harelkin, précité, et à la différence de la présente espèce, à cause du mandat législatif contenu dans la Loi sur les douanes, avait été entendu par un comité du sénat qui n'avait pas vraiment réexaminé l'appel de Mme Khan et qui n'avait pas non plus accordé une nouvelle audition à Mme Khan dans la mesure où celle-ci avait été obligée de réfuter les conclusions défavorables du comité des examens, conclusions qui avaient été soumises au comité du sénat. Le juge Laskin a jugé que le comité du sénat s'était contenté d'examiner la façon dont le comité des examens avait pris sa décision et s'était simplement demandé s'il souscrivait à cette décision; le commissaire ne pourrait procéder de cette façon sans aller, d'après moi, à l'encontre des attributions que lui confie la Loi.

[87]            Enfin, les demanderesses invoquent la décision prononcée par le juge Hansen dans Rolls Wood Group c. Le Ministre du Revenu national (2001), 199 F.T.R. 64.

[88]            Cette affaire ne conforte pas non plus la thèse des demanderesses. La question soumise au juge Hansen portait sur le pouvoir de l'agent désigné de délivrer deux RDR. Dans cette affaire de contrôle judiciaire, le litige portait sur la validité de la désignation par le ministre de l'agent qui avait délivré les RDR. Le juge Hansen a correctement décidé qu'il y avait matière à contrôle judiciaire. Ce n'est pas le cas en l'espèce ici. Le pouvoir de M. Le Clair d'agir en qualité d'agent désigné n'est pas contesté ici. Les demanderesses contestent la façon dont lui ou d'autres, par son truchement, ont exercé ce pouvoir.

[89]            Pour tous ces motifs, les principes de l'exclusion expresse et de l'autre recours approprié trouvent application ici. Les demandes de contrôle judiciaire sont rejetées avec une seule série de dépens.

                                                                            « François Lemieux »             

                                                                                                     Juge                          

OTTAWA (ONTARIO)

LE 29 JANVIER 2004

Traduction certifiée conforme

Suzanne M. Gauthier, trad. a., LL.L.,


                         COUR FÉDÉRALE DU CANADA

                      AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

DOSSIER :                   T-1289-02 (réuni avec T-1129-02; T-1290-02 à       T-1298-02)

INTITULÉ :                  ABBOTT LABORATORIES LIMITED ET AUTRES c. LE MINISTRE DU REVENU NATIONAL

LIEU DE L'AUDIENCE :                              OTTAWA (ONTARIO)

DATE DE L'AUDIENCE :                            LE 17 JUIN 2003

MOTIFS DE L'ORDONNANCE:               LE JUGE LEMIEUX

DATE DES MOTIFS :                                   LE 29 JANVIER 2004

COMPARUTIONS :

Simon Potter                                                     POUR LES DEMANDERESSES

Brenda Swick

Kerry Knudsen

J. Sanderson Graham                                         POUR LE DÉFENDEUR

Cynthia Goodwin

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Ogilvy Renault                                                   POUR LES DEMANDERESSES

Ottawa (Ontario)

Morris Rosenberg                                              POUR LE DÉFENDEUR

Sous-procureur général du Canada

Ottawa (Ontario)


 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.