Décisions de la Cour fédérale

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                                                              Table des matières

 

 

 

I. Introduction

 

A. Aperçu général............................................................................... Par. 1

B. Objections soumises à réflexion ....................................................   Par. 9

C. Points litigieux ...............................................................................  Par. 11

 

 

II. Phase un : Données générales et historiques

 

A. Témoins...........................................................................................            Par. 19

i.   Les témoins experts

ii.  Les témoins ordinaires

B. Cadre juridique................................................................................            Par. 26

i.   L’interprétation des traités

C. Contexte historique..........................................................................            Par. 35

i           La conclusion de traités en Ontario et dans l’Ouest

·                      La période antérieure aux traités Robinson

·                      Les traités Robinson de 1850

·                      Les traités numérotés, 1 à 5

ii.  La conclusion du Traité n° 6

·                      Archives documentaires et comptes rendus de témoins directs

1. Le prélude d’un traité

2. Les négociations au Fort Carlton

3. Les négociations au Fort Pitt

4. Blackfoot Crossing : L’adhésion de Bobtail

D. Le contexte historique et la signification du Traité n° 6 :

        les opinions d’experts...........................................................................    Par. 157

i.    Les commissaires du traité

ii.   Les Cris

E. Autres témoignages : les témoins ordinaires.....................................  Par. 175

F. Conclusions.........................................................................................         Par. 186

i.   Traité n° 6

ii.  Les témoins ordinaires

 

 

III. Phase deux : Administration de l’argent des Indiens

 

A. Témoins.........................................................................................  Par. 206

i. Témoins experts

ii. Témoins ordinaires

B. Contexte......................................................................................... Par. 227


C. Cadre législatif...............................................................................  Par. 241

D. Obligations et devoirs de la Couronne...........................................   Par. 259

E. Allégation d’enrichissement sans cause.........................................     Par. 286

F. Questions constitutionnelles...........................................................    Par. 308

G. Dépens............................................................................................            Par. 322

H. Dispositif........................................................................................ Par. 323

 

 


Date : 20051130

 

Dossier : T‑1254‑92

 

Référence : 2005 CF 1623

 

 

 

ENTRE :

 

 

 

LE CHEF ERMINESKIN, LAWRENCE WILDCAT, GORDON LEE, ART LITTLECHILD, MAURICE WOLFE, CURTIS ERMINESKIN, GERRY ERMINESKIN, EARL ERMINESKIN, RICK WOLFE, KEN CUTARM, BRIAN LEE, LESTER FRAYNN, le chef et les conseillers élus de la bande et nation indienne d’Ermineskin, agissant en leur propre nom et au nom de tous les autres membres de la bande et nation indienne d’Ermineskin

 

                                                                                                                                          demandeurs

 

 

 

 

                                                                          - et -

 

 

 

 

 

 

SA MAJESTÉ LA REINE DU CHEF DU CANADA, LE MINISTRE DES AFFAIRES INDIENNES ET DU NORD CANADIEN ET LE MINISTRE DES FINANCES

 

 

                                                                                                                                            défendeurs

 

 

 

 

 

 

 


                                                       MOTIFS DU JUGEMENT

 

 

LE JUGE TEITELBAUM

 

I.   Introduction

A.  Aperçu général

 

[5]               À première vue, la présente affaire semble se rapporter à des sommes d’argent – les redevances qui ont été générées par l’exploitation commerciale de la nappe de pétrole et de gaz naturel Bonnie Glen D3A se trouvant dans le sous‑sol de la réserve du lac Pigeon, et les intérêts qui furent ensuite versés sur ces redevances. Si seulement les choses étaient aussi simples! Cette affaire concerne aussi une relation que l’on qualifie souvent de sui generis, c’est‑à‑dire une relation particulière, qui ne ressemble à aucune autre. Les parties à cette relation sui generis sont les Cris des Plaines du Traité n° 6 – plus particulièrement la nation et bande indienne d’Ermineskin (Ermineskin) – et la Couronne, c’est‑à‑dire le gouvernement canadien. Dans certains cas, je parlerai des Cris des Plaines au sens général et étendu du terme; dans d’autres, il s’agira de la nation et bande indienne d’Ermineskin. Je voudrais souligner un point très important : je n’entends pas décrire ou définir la relation de la Couronne avec toutes les Premières nations ou tous les peuples autochtones; je m’intéresserai plutôt à sa relation avec la nation d’Ermineskin.

 

 

[6]               Les origines de cette relation sont imprégnées d’histoire. Le Traité n° 6 a été conclu en août et septembre 1876. Le Dominion du Canada a pris naissance le 1er juillet 1867, avec la Confédération. Le pays était jeune à l’époque du traité, mais la présence européenne sur le continent nord‑américain, et dans le Nord‑Ouest canadien en particulier, remontait à plusieurs siècles. Naturellement, il est trop simpliste de parler d’une histoire. Elles sont nombreuses, et elles sont riches et variées. Elles comprennent les origines, les cultures et les vies qui ont fait la trame des Premières nations sur tout le continent; le commerce des fourrures et l’histoire économique; l’histoire politique de chacune des colonies, la française, la britannique et l’américaine; et naturellement le développement du Canada.

 

 

[7]               On a eu le sentiment parfois que la Cour avait été renvoyée à l’école, mais les données et interprétations historiques présentées ont toujours été intéressantes et, à maintes reprises, tout à fait captivantes. Il aurait été trop facile de suivre tranquillement les sentiers battus, les chemins secondaires et les voies incertaines de notre histoire.

 

 


[8]               Une quantité considérable de témoignages et de documents ont été produits durant le procès. Par exemple, la pièce SEC‑427 comprend 48 classeurs qui contiennent 1 243 documents. La pièce EC‑429 représente une série de 32 classeurs qui contiennent quant à eux 969 documents. Il y a ensuite plusieurs autres séries plus modestes de classeurs comprenant les documents produits par une partie, mais à la production desquels se sont opposées les autres parties, ou ont acquiescé toutes les parties. Manifestement, beaucoup d’encre a été versée et beaucoup de rames de papier ont été dévorées au cours de la présente action.

 

 

[9]               Je suis sûr que tous les avocats ont pensé que chacun de tous ces documents était important et méritait d’être mentionné. Les avocats et leurs experts se sont à l’évidence donné beaucoup de mal pour assembler cette information au bénéfice de la Cour. Elle a été pour l’essentiel très utile. Je sais infiniment gré aux avocats des efforts qu’ils ont accomplis et je les en félicite. Je voudrais toutefois faire une mise en garde : je me suis appliqué à tenir compte de tous les documents pertinents, mais il n’est pas possible de réciter ou de décrire dans les présents motifs toutes les preuves produites, et ce n’est d’ailleurs pas nécessaire. Je m’efforcerai de présenter intelligemment et succinctement ce qui, au cours d’une période de près de cinq ans, a nécessité 370 jours pour être présenté dans un procès. J’ai tenté de présenter pour l’essentiel une chronologie historique, au lieu de me laisser emporter dans les méandres de l’abstrait, un exercice qui sied davantage aux érudits qu’aux juges.

 

 


[10]           Le 24 février 1994, le juge en chef adjoint Jerome ordonnait que les instances T‑1254‑92 (l’action Ermineskin), T‑2022‑89 (l’action Samson) et T‑1386‑90 (l’action Enoch), introduites devant la Cour fédérale, soient instruites simultanément. L’action Enoch toutefois a par la suite été séparée des actions Ermineskin et Samson, par ordonnance datée du 20 juin 1996. Le 1er octobre 1999, le juge MacKay ordonnait que les actions Ermineskin et Samson soient instruites ensemble, à compter du 1er mai 2000, à Calgary.

 

 

[11]           Le 2 juin 2000, la Cour exposait la manière dont la preuve allait être traitée dans ces instances. La Cour d’appel fédérale a modifié le 11 septembre 2000, pour des raisons de clarté, les paragraphes 3 et 4 de cette ordonnance. L’effet de l’ordonnance est que les instances ne se sont pas déroulées sur la base d’une preuve commune. Un système fut établi par lequel un demandeur pouvait choisir d’adopter la déposition d’un témoin, avant que ce témoin ne dépose, de telle sorte que l’intégralité de la déposition du témoin était jointe à la preuve dans le dossier de ce demandeur. Ainsi, chaque demandeur conservait sa mainmise et son pouvoir sur la manière dont il voulait que son cas soit jugé, sous réserve évidemment de l’ultime droit de regard de la Cour sur la procédure. Les deux instances ont été instruites ensemble, mais chacune conservait son intégrité en tant qu’instance séparée et distincte.

 

 


[12]           Les parties ont accepté d’aller de l’avant dans le procès en plusieurs phases : Données générales et historiques, Administration de l’argent des Indiens, Pétrole et gaz, Autre question concernant le pétrole et le gaz (les demandeurs appellent cette phase la question fiscale; la Couronne l’appelle la question du régime des prix officiels), enfin Programmes et services (y compris la question de la répartition par tête, qui, je le remarque, semble à un certain moment être devenue elle‑même une phase distincte). Par ordonnance datée du 12 juin 2000, la phase des programmes et services fut enlevée de l’action Ermineskin, mais sans préjudice d’une résolution future de ces points. Peu après le début de l’instruction de la présente action, cependant, il est vite devenu évident que toutes ces phases ne pourraient pas être instruites à l’intérieur des 120 jours de procès initialement prévus par les parties. Cette prévision était d’ailleurs totalement en désaccord avec la réalité et, au lieu de prévision, il faudrait plutôt parler de voeu pieux, voire d’optimisme infini. Par conséquent, et avec le consentement des parties, j’ai ordonné le 17 septembre 2002 que j’allais demeurer juge du procès pour les deux premières phases seulement et que les autres phases en seraient séparées pour être instruites plus tard par un autre juge.

 

B.  Objections soumises à réflexion

 

[13]           Dans la plupart des procès, sinon la totalité, on peut compter que les avocats formuleront des objections. Vu la longueur et la complexité de ce procès en particulier, de nombreuses objections ont été formulées. Certaines ont été admises ou rejetées sur‑le‑champ, tandis que d’autres ont été soumises à réflexion, la preuve visée par l’objection étant admise dans la procédure afin que le dossier soit complet, et en prévision d’un éventuel appel. Je me propose maintenant de dire comment il a été disposé de ces objections, lorsqu’elles étaient utiles et nécessaires aux fins des présents motifs. Dans la mesure du possible, je me suis efforcé d’identifier précisément les objections par référence aux volumes et aux numéros de page de la transcription. Voici la manière dont il est disposé des objections en suspens :


 

(i) Transcription, volume 197, pages 28008‑28023 : l’objection de la Couronne à la pièce SE‑453 est rejetée.

 

(ii) Transcription, volume 201, pages 28407‑28409 : l’objection des demandeurs est rejetée.

 

(iii) Transcription, volume 202, pages 28565‑28576 : l’objection des demandeurs est rejetée. La question se rapporte à des faits et ne vise pas à obtenir un avis juridique.

 

(iv) Transcription, volume 216, pages 30946‑30953 : l’objection d’Ermineskin est admise. La pièce C‑490 est une pièce de l’action Samson uniquement.

 

(v) Transcription, volume 220, pages 31542‑31561 : l’objection de la Couronne est rejetée. Les questions se rapportent à des faits qui relèvent de la connaissance directe et de l’expérience du témoin.

 


(vi) Transcription, volumes 223 à 227 : les objections des demandeurs à la recevabilité des documents confidentiels portant la mention « sous toutes réserves » sont rejetées. De tels documents sont déclarés recevables uniquement pour contredire des faits ou des affirmations des demandeurs et non pour montrer une quelconque faiblesse de leur argumentation. La preuve se rapportant aux dépenses et aux investissements de la bande n’est pas non plus recevable.

 

(vii) Transcription, volume 255, pages 37375‑37378 : l’objection des demandeurs est admise; la preuve se rapporte à la proposition de fiducie patrimoniale d’Ermineskin, et elle est hors de propos.

 

(viii) Transcription, volume 285, pages 67‑86 et 125‑133 : l’objection des demandeurs est rejetée; les pièces C‑688 et C‑692 sont recevables.

 

(ix) Transcription, volume 286, pages 36‑83 : l’objection des demandeurs est admise. La preuve se rapportant à la proposition de fiducie patrimoniale d’Ermineskin est hors de propos, et elle est donc irrecevable.

 

(x) Transcription, volume 334, pages 158‑162 : l’objection des demandeurs est rejetée et la question est autorisée.

 

(xi) Transcription, volume 335, pages 95‑104 : l’objection des demandeurs est rejetée et les questions concernant le coefficient cible sont admises.

 


(xii) Transcription, volume 339, pages 165‑168 : l’objection de la Couronne est admise. Les expertises relatives aux nappes de pétrole et de gaz n’intéressent pas les deux premières phases de la présente action. Transcription, volume 339, pages 178‑182 : l’objection de la Couronne est admise. La question du seuil et le règlement ultérieur de cette question par la Couronne n’intéressent pas l’action en cours.

 

(xiii) Transcription, volume 344, pages 47‑63 : les objections de la Couronne aux pièces S‑1017 et S‑1018 sont admises. Ces rapports n’intéressent aucunement les deux premières phases.

 

(xiv) Les demandeurs élèvent une objection contre l’intégralité des rapports (C‑286 et C‑287) et le témoignage de vive voix du professeur Flanagan. Les objections sont rejetées.

 

(xv) Les demandeurs élèvent une objection contre les rapports (C‑341 et C‑342) et le témoignage de vive voix de M. von Gernet. Les objections sont rejetées.

 


(xvi) Les demandeurs élèvent une objection contre les rapports (C‑910, C‑911 et C‑912) et le témoignage de M. Ambachtsheer. Leurs objections soulèvent des questions sérieuses. La Cour ne tiendra pas compte des passages des rapports de M. Ambachtsheer dont il a été prouvé qu’ils résultent principalement, sinon entièrement, de la plume de l’avocat de la Couronne. La Cour autorisera, comme preuve recevable, le témoignage de vive voix de M. Ambachtsheer; la valeur qui lui sera attribuée reste à déterminer.

 

(xvii) Les demandeurs élèvent une objection contre le rapport (C‑897) et le témoignage de vive voix de M. Bertram. Les objections des demandeurs sont rejetées.

 

(xviii) Les demandeurs élèvent une objection contre les rapports (C‑998 et C‑999) et le témoignage de vive voix de M. Scalf. Les objections sont rejetées.

 

(xix) Les demandeurs élèvent une objection contre le rapport (C‑1008) et le témoignage de vive voix de M. John Williams. Les objections sont rejetées.

 

 

[14]           Si je n’ai rien dit des autres objections soumises à réflexion, c’est parce qu’il n’était pas nécessaire de les rejeter ou de les admettre pour la solution des points soumis à la Cour.

 


C.        Points litigieux

 

[15]           Dans le premier de ses deux volumes énumérant ses conclusions, Ermineskin expose sa manière de voir les points à décider dans les deux phases de l’action, lesquels, par souci de clarté, sont reproduits intégralement ci‑après :

 

[traduction]

a) la Couronne manque‑t‑elle, et a‑t‑elle manqué, à ses obligations de fiduciaire (ou subsidiairement à ses obligations de confidé, lesquelles sont identiques à celles d’un fiduciaire) :

 

(i) en utilisant l’argent d’Ermineskin à ses propres fins au lieu de l’investir;

 

(ii) en ne générant pas un rendement adéquat par des investissements prudents ou autrement;

 

(iii) en exerçant une surveillance inadéquate, voire nulle, sur le fonds de fiducie et son taux de rendement;

 

(iv) en n’obtenant pas de conseils d’investissement ou en ne suivant pas tels conseils; et

 

(v) en ne conservant pas une comptabilité adéquate et en ne présentant pas un rapport adéquat au bénéficiaire; et

 

b) si la Couronne manque à ses obligations de fiduciaire, quelle est la méthode à adopter pour calculer le préjudice, ou la réparation qui s’impose, en raison du manquement; c’est‑à‑dire :

 

(i) qu’aurait dû faire la Couronne pour investir les fonds, si elle les avait investis;

 

(ii) quelle est la différence entre ce qu’aurait été la valeur des fonds s’ils avaient été adéquatement investis, par rapport à leur valeur effective au moment du jugement;

 

(iii) subsidiairement, si la Couronne n’avait pas l’obligation d’investir effectivement les fonds, quelle formule ou norme la Couronne aurait‑elle dû adopter pour calculer la somme payable à Ermineskin, et de combien ce calcul aurait‑il dépassé la somme effectivement payée par la Couronne (selon Ermineskin, la réponse à cette question devrait être la même que la réponse à (ii) ci‑dessus); et

 

(iv) subsidiairement, de quelle somme la Couronne a‑t‑elle bénéficié en utilisant les fonds d’Ermineskin à ses propres fins, au lieu d’emprunter à des tiers indépendants les fonds dont elle avait besoin?

 

(Conclusions des demandeurs Ermineskin, volume 1, pages 3‑4)


 

[16]           La nation d’Ermineskin a également déposé un avis de question constitutionnelle, en date du 2 novembre 2004, dans lequel elle conteste, notamment, ce qu’elle appelle les [traduction] « dispositions relatives à l’argent des Indiens », qui, selon Ermineskin, ont été interprétées comme des dispositions empêchant l’investissement de ses fonds ou prévoyant un taux de rendement proportionnel au rendement qu’un fiduciaire raisonnable aurait dû obtenir en investissant prudemment les fonds.

 

 

[17]           La Couronne, pour sa part, a répondu par les mêmes conclusions aux instances introduites par Samson et Ermineskin. Selon la Couronne, Ermineskin a avancé deux théories générales en matière de responsabilité de la Couronne. D’abord, la Couronne aurait dû adopter, dès le milieu de la décennie 1970, un autre mode d’investissement de l’argent des Indiens ou de calcul des intérêts. Deuxièmement, la Couronne s’est placée dans une situation de conflit d’intérêts en déposant l’argent des Indiens au Trésor; la Couronne a tiré un avantage en versant des intérêts inférieurs à ceux qu’elle aurait versés pour emprunter la même somme d’argent à des tierces parties indépendantes.

 

 

[18]           Les pages suivantes exposent la manière dont la Couronne considère les points que doit décider la Cour durant la phase du procès portant sur la gestion des deniers (les portions intéressant l’action Samson ont été supprimées) :


 

[traduction]

a) En termes généraux, comment doit être qualifiée la relation entre la Couronne et les demandeurs en ce qui a trait à leurs deniers? Plus précisément, existe‑t‑il des différences notables entre cette relation et celle qui rattache en droit privé ordinaire un fiduciaire et un bénéficiaire? Selon la Couronne, il y a des différences notables. La Couronne est un fiduciaire de l’argent des Indiens, mais les seules conditions de cette fiducie sont celles qui sont exposées dans la loi applicable. Les autres obligations de la Couronne à l’égard de l’argent des Indiens ne peuvent être que des obligations fiduciaires ou des obligations légales implicites – non des obligations de droit privé en matière de fiducies.

 

b) Les objectifs fixés par [la nation d’Ermineskin], le degré de la planification à long terme dans laquelle elle s’est engagée, et le schéma de ses dépenses, sont‑ils notablement différents des objectifs propres aux fonds de pension ou de dotation en général, ou propres au CPRFP en particulier? Selon la Couronne, la réponse est affirmative.

 

c) Si l’on combine la Loi sur les Indiens et la Loi sur la gestion des finances publiques (et aussi, depuis 1977, la Loi sur le pétrole et le gaz des terres indiennes) :

 

(i) La Couronne doit‑elle déposer l’argent des Indiens au Trésor plutôt que l’investir sur les marchés du secteur privé? Selon la Couronne, la réponse est affirmative.

 

(ii) La Couronne doit‑elle accorder le même taux d’intérêt à toutes les bandes indiennes? Selon la Couronne, la réponse est affirmative.

                                                                                                    * * *

d) Les lois régissant la manière dont la Couronne gère l’argent des Indiens portent‑elles atteinte à un droit ancestral ou issu de traités des demandeurs, ou contreviennent‑elles d’une autre manière à la Constitution? Plus précisément :

                                                                                                    * * *   

(iii) Le régime législatif régissant l’administration de l’argent des Indiens va‑t‑il à l’encontre du droit à l’égalité devant la loi, un droit garanti par l’article 15 de la Charte? Selon la Couronne, la réponse est négative.

 

(iv) La violation de droits constitutionnellement protégés des demandeurs est‑elle une violation justifiable eu égard à l’ensemble des circonstances? Selon la Couronne, la réponse est affirmative.

 

En bref, la Couronne dit que la loi régissant l’administration par la Couronne de l’argent des Indiens est constitutionnelle. Elle ne porte atteinte à aucun droit ancestral ou issu de traités des demandeurs et, subsidiairement, elle constitue une atteinte justifiable compte tenu des circonstances.

 

                                                                                                    * * *

 

f) Le Parlement du Canada a‑t‑il une obligation fiduciaire envers les demandeurs en ce qui a trait à l’adoption d’une loi régissant l’argent des Indiens? Selon la Couronne, la réponse est négative.

 

g) Le gouverneur en conseil a‑t‑il une obligation fiduciaire envers les demandeurs lorsqu’il établit le taux d’intérêt qui sera payé sur l’argent des Indiens, en application du paragraphe 61(2) de la Loi sur les Indiens? Selon la Couronne, la réponse est négative.

 


h) L’établissement du taux d’intérêt par le gouverneur en conseil est‑il subordonné à une ou plusieurs normes pouvant résulter du paragraphe 61(2) de la Loi sur les Indiens, par exemple l’obligation d’agir de bonne foi, l’obligation de tenir compte de l’intérêt des Indiens, l’obligation d’établir un taux qui n’ait pas pour résultat de profiter à la Couronne, ou l’obligation d’établir un taux qui soit raisonnable compte tenu de toutes les circonstances? La Couronne ne reconnaît pas que de telles normes puissent être présumées dans la loi, mais elle dit que, si elles doivent l’être, alors elle les a toutes observées.

 

i) Lorsqu’il fixe en vertu du paragraphe 61(2) le taux d’intérêt qui sera versé sur l’argent des Indiens, le gouverneur en conseil est‑il fondé à tenir compte de ce qui suit :

 

(i) Le fait que le taux s’applique à toutes les bandes indiennes partout dans le pays?

 

(ii) Le fait que l’argent des Indiens n’est pas destiné à demeurer dans le Trésor pour telle ou telle période de temps?

 

(iii) Le fait que des taux plus élevés profitent aux bandes indiennes, mais entraînent une hausse des coûts d’emprunt pour le Canada?

 

Selon la Couronne, le gouverneur en conseil est fondé à tenir compte de toutes ces choses.

 

 

j) La formule du taux d’intérêt payé sur l’argent des Indiens est‑elle une formule raisonnable compte tenu de toutes les circonstances qui l’entourent, en particulier les suivantes :

 

(i) elle comprend une prime de risque de par l’emploi d’un taux obligataire à long terme;

 

(ii) simultanément, elle ne comporte pour [la nation d’Ermineskin] aucun risque d’effritement du principal;

 

(iii) le taux obligataire à long terme est en général le taux le plus élevé payé par la Couronne pour le financement de ses besoins d’emprunt;

 

(iv) la formule s’applique à toutes les bandes indiennes partout dans le pays;

 

(v) l’argent des Indiens n’est pas destiné à demeurer dans le Trésor pour telle ou telle période, mais au contraire peut être retiré n’importe quand sur demande de [la nation d’Ermineskin] et avec l’approbation du ministre;

 

(vi) la Couronne s’est mise à la disposition de [la nation d’Ermineskin] pour établir de nouveaux mécanismes par lesquels [la nation d’Ermineskin] elle‑même puisse obtenir des taux de rendement plus élevés en assumant un risque plus élevé avec [son] argent?

 

Selon la Couronne, il s’agit là d’une formule raisonnable compte tenu de toutes les circonstances.

 

k) À tel ou tel moment, la perspective d’une décrue des taux d’intérêt était‑elle certaine au point qu’il était déraisonnable pour la Couronne de ne pas avoir pris de mesures de blocage des taux courants pour l’argent des Indiens, eu égard notamment aux risques rivaux entraînés par une telle action, au fait que l’argent des Indiens n’était pas bloqué dans le Trésor pour une période quelconque et à la volonté des bandes de l’en retirer éventuellement. Selon la Couronne, cela n’était pas déraisonnable eu égard à l’ensemble des circonstances.

 

l) Si la Couronne avait un quelconque pouvoir de faire des investissements avec l’argent des Indiens :

 


(i) Le conservatisme inhérent à la formule de l’argent des Indiens était‑il néanmoins justifié pour les demandeurs vu leur niveau de planification à long terme, leurs objectifs, leur tolérance au risque et leur manière de dépenser? Selon la Couronne, la réponse est affirmative.

 

(ii) La Couronne était‑elle fondée à respecter les décisions de dépense prises par [la nation d’Ermineskin], étant donné que cette bande exige que la Couronne respecte davantage ses décisions et exige des pouvoirs accrus d’autodétermination? Selon la Couronne, la réponse est affirmative, et la Couronne ajoute qu’elle n’avait pas l’obligation d’imposer aux demandeurs une politique restrictive de dépense, contraire à leurs voeux.

 

m) Si l’argent des Indiens n’avait pas été déposé au Trésor, comment la Couronne aurait‑elle fait face à ses coûts additionnels d’emprunt, et cela aurait‑il inévitablement entraîné un coût supérieur pour la Couronne? Selon la Couronne, aucun accroissement des coûts n’était inévitable, parce qu’elle aurait pu remplacer l’argent des Indiens en émettant de nouveaux bons du Trésor, pour un coût inférieur. La Couronne dit aussi que c’est en réalité ce qu’elle aurait fait et que ses coûts généraux de gestion de la dette auraient également été inférieurs selon tout autre scénario.

 

(Conclusions écrites de la Couronne, Phase relative à l’argent des Indiens, volume 1, onglet 1, pages 26‑30)

 

 

 

[19]           Le point de départ est le Traité n° 6. Ermineskin dit que le Traité n° 6 régit la relation entre les parties et qu’il constitue la source, ou l’une des sources, de la relation fiduciaire entre les parties.

 

 


[20]           Je n’ignore pas qu’il y a une phase qui pourrait être instruite plus tard, même si Ermineskin l’a fait retrancher de la présente action, une phase provisoirement appelée Programmes et services. Je ne tenterai pas de définir les paramètres exacts de cette phase, mais j’observe qu’elle concernera, du moins en partie, les droits issus de traités. Toutefois, il est impossible de nier que le Traité n° 6 – le contexte historique et les circonstances entourant sa conclusion, de même que son contenu – a été mis en cause dans cette première phase. Contrairement à l’action Samson, toutefois, Ermineskin a délibérément choisi de ne pas contester le sens et l’interprétation qui s’attachent à la clause de cession insérée dans le Traité n° 6. Ermineskin ne conteste pas, du moins dans la présente instance, la question de la cession hors réserve.

 

 

[21]           La nation d’Ermineskin affirme qu’il y a une relation fiduciaire entre elle‑même et la Couronne. Elle dit que le fondement de cette relation fiduciaire, ainsi que ses modalités essentielles, sont inscrites dans le Traité n° 6. Selon les demandeurs, la masse fiduciaire consiste dans le capital reçu par la Couronne, au nom d’Ermineskin, après qu’Ermineskin eut cédé en 1946 ses droits miniers dans la réserve du lac Pigeon.

 

 

[22]           Ermineskin dit que la Couronne a manqué gravement à ses obligations fiduciaires, en vertu desquelles elle devait gérer et surveiller l’argent d’Ermineskin. Les demandeurs soutiennent que la Couronne aurait dû se conduire comme un fiduciaire, en accord avec les pratiques courantes – c’est‑à‑dire comme un fiduciaire professionnel. De l’avis d’Ermineskin, la Couronne aurait dû investir l’argent de ses redevances dans un portefeuille équilibré et diversifié; subsidiairement, la Couronne aurait dû assurer aux demandeurs un rendement équivalent, rattaché à un indice de référence ou indice boursier.

 


II.  Phase un : Données générales et historiques

A.  Témoins

I. Les témoins experts

1. Pour les demandeurs

Le professeur Arthur Ray

 

[23]           Le professeur Ray a présenté un rapport intitulé « The Economic Background to Treaty 6 » et un rapport en réfutation intitulé « Commentary on Report of Dr. Thomas Flanagan » (rapports tous deux produits sous la cote S‑3). Le professeur Ray a obtenu son doctorat en géographie historique en 1971 à l’Université du Wisconsin, pour sa thèse intitulée « Indian Exploitation of the Forest‑Greenland Transition Zone in Western Canada, 1650‑1860: A Geographical View of Two Centuries of Change ». Il occupe le rang de professeur et enseigne au Département d’histoire de l’Université de la Colombie‑Britannique depuis 1981. Il a donné de nombreux cours au Département d’histoire et a publié abondamment, notamment l’ouvrage intitulé Indians in the Fur Trade. Le professeur Ray était habilité à témoigner au procès en tant que [traduction] « spécialiste de la géographie historique des peuples autochtones du Canada, un accent particulier étant mis sur le commerce des fourrures et l’histoire économique des peuples autochtones du Canada, y compris les Indiens cris des Plaines ».

 


Le professeur Douglas Sanders

 

[24]           Le professeur Sanders, un juriste et historien du droit, a présenté un rapport d’expert intitulé « Historical Thinking and Practice on the Relationship between Indian Tribes and the Crown in Canada » (S‑49). Il a obtenu sa maîtrise en droit à l’Université de la Californie à Berkeley en 1963. Il a exercé le droit à Vancouver de 1964 à 1969, et à Victoria de 1975 à 1977. Il a été professeur agrégé à la faculté de droit de l’Université de Windsor de 1969 à 1972. Il a été directeur du Centre du droit des Autochtones à l’Université Carleton de 1972 à 1974. Il a été conseiller juridique et coordonnateur de la recherche pour l’Union des chefs indiens de la Colombie‑Britannique, de 1974 à 1975. À la date de son témoignage, en janvier 2001, il était professeur de droit à l’Université de la Colombie‑Britannique depuis 1977. Son curriculum vitae indique ses principaux domaines d’enseignement : peuples indigènes, fédéralisme, droits de l’homme au niveau international, et sexualité. Le professeur Sanders était habilité à témoigner au procès en tant que [traduction] « historien du droit ayant une connaissance particulière de la politique comparée et des développements internationaux se rapportant aux peuples indigènes, un accent particulier étant mis sur l’évolution de la politique gouvernementale au Canada en ce qui a trait aux peuples autochtones, y compris le rôle des traités et le développement de la politique publique se rapportant à l’autonomie gouvernementale des Autochtones ».

 


Le professeur H. C. Wolfart

 

[25]           Le professeur Wolfart, un linguiste, a présenté un rapport d’expert intitulé « Linguistic Aspects of Treaty Six » et un rapport en contre‑réfutation intitulé « Aspects of Linguistics » (S‑68). Il a obtenu une maîtrise ès arts en 1966, une maîtrise ès arts en philosophie en 1967, et un doctorat en philosophie en 1969 de l’Université Yale. Depuis 1969, le professeur Wolfart enseigne à l’Université du Manitoba. De 1969 à 1972, il a été professeur adjoint et, de 1972 à 1977, professeur agrégé, et dans les deux cas il enseignait la linguistique et l’anthropologie. De 1977 à 1984, il a été professeur de linguistique et d’anthropologie, et il a été chef du Département d’anthropologie de 1977 à 1978. Il a été professeur de linguistique de 1969 à 1987, puis chef du Département de linguistique de 1987 à 1996. De 1993 jusqu’à au moins la date de son témoignage, en mars et avril 2001, il a occupé le rang de professeur émérite de linguistique. Son curriculum vitae (S‑66) indique qu’il a passablement publié, notamment dans le domaine de la linguistique algonquine, et plus particulièrement celui de la langue crie. Le professeur Wolfart était habilité à témoigner au procès en qualité de [traduction] « spécialiste de la linguistique générale et historique, de l’histoire de la linguistique, un accent particulier étant mis sur les méthodes linguistiques et philologiques, de l’analyse linguistique des Cris et de l’analyse des textes et de leurs structures ».

 


2. Pour les défendeurs

M. Thomas Flanagan

 

[26]           M. Flanagan, un politologue, a présenté un rapport intitulé « Analysis of Plaintiffs’ Experts’ Reports in the Case of Chief Victor Buffalo v. Her Majesty the Queen et al. » (C‑286) et un rapport en réfutation du rapport du professeur Wolfart (C‑287). M. Flanagan a obtenu son doctorat en sciences politiques à l’Université Duke en 1970, pour son mémoire intitulé « Robert Musil and the Second Reality ». Il a enseigné au Département des sciences politiques de l’Université de Calgary de 1968 jusqu’à au moins la date de son témoignage, en janvier et mai 2002. Il est devenu professeur en 1979 et a occupé la charge de chef du département de 1982 jusqu’à 1987. De 1988 à 1990, il a été conseiller du recteur pour les politiques. M. Flanagan a occupé la charge de directeur des politiques, de la stratégie et des communications, puis celle de directeur de la recherche pour le Parti réformiste du Canada, de 1991 à 1992. À la date de son témoignage en mai 2002, il a indiqué qu’il demanderait un détachement de l’Université de Calgary afin de devenir directeur des opérations pour le cabinet du chef de l’Opposition à Ottawa. M. Flanagan a de nombreuses publications à son actif, et notamment l’ouvrage First Nations? Second Thoughts (C‑277). Il était habilité à témoigner au procès en qualité de [traduction] « politologue et historien dont la spécialisation comprend l’histoire politique de l’Ouest canadien en général et l’histoire des relations entre Autochtones et gouvernement en particulier, y compris les traités et l’administration des programmes publics. Il est également spécialisé dans l’utilisation des méthodes de recherche historique, notamment l’analyse et l’interprétation des documents historiques de source primaire ».


 

M. Alexander von Gernet

 

[27]           M. von Gernet, un anthropologue, a présenté les rapports suivants : « Aboriginal Oral Documents and Treaty Six » (C‑341); « An Assessment of Certain Evidence Relating to Plains Cree Practices » (C‑323), rapport présenté en réfutation du rapport de Mme Holmes; « Cree Territory at the Time of First European Contact » (C‑322); « Comments on Winona Wheeler’s ‘Indigenous Oral Tradition Histories, An Academic Predicament’ » (C‑321); et « Treaty Six: An Assessment of the Written and Oral Documents » (C‑320), rapport qui, je le mentionne, remplace et actualise un rapport antérieur (C‑342). (Je n’ai pas tenu compte des portions de ses rapports qui concernent des témoins non acceptés par Ermineskin.) M. von Gernet a obtenu un doctorat en anthropologie à l’Université McGill en 1989, où il s’est spécialisé en ethnohistoire et en archéologie des peuples autochtones d’Amérique du Nord. Depuis 1989, il enseigne au Département d’anthropologie de l’Université de Toronto, au campus de Mississauga, où il est professeur auxiliaire. Il a conseillé à plusieurs reprises le gouvernement du Canada à l’égard de questions autochtones; il a aussi déposé comme témoin expert, notamment dans l’affaire Benoit c. Canada, [2002] A.C.F. n° 257. M. von Gernet était habilité à témoigner au procès en qualité de [traduction] « anthropologue et ethnohistorien spécialisé dans l’emploi et l’analyse des traces archéologiques, des écrits et des traditions orales permettant de reconstituer l’histoire et les cultures passées des peuples autochtones (y compris les Cris), ainsi que l’histoire et les cultures passées des peuples autochtones et des nouveaux arrivants européens partout au Canada ».


 

ii. Témoins ordinaires

Pour les demandeurs

John Ermineskin

 

[28]           M. Ermineskin est né et a été élevé dans la réserve d’Ermineskin, à Hobbema (Alberta). De 1990 à 1996, il a été, durant deux mandats, le chef de la bande et nation indienne d’Ermineskin. Il a aussi été conseiller élu, de 1988 à 1990 et de 1998 à 2001.

 

Brian Wildcat

 

[29]           M. Wildcat est membre de la bande et nation indienne d’Ermineskin. Il a obtenu un baccalauréat en éducation physique de l’Université de Calgary en 1987. L’Université de l’Alberta lui a décerné une maîtrise en éducation en 1995. À la date de son témoignage, le 11 décembre 2001, M. Wildcat avait passé les deux dernières décennies à travailler comme administrateur auprès de la nation d’Ermineskin, principalement dans le domaine de l’éducation. Depuis 1994, il est également directeur de l’éducation à l’Office d’éducation communautaire Miyo Wahakowtow, qui gère les écoles d’Ermineskin.

 

 


B. Cadre juridique

 

[30]           L’avocat de la nation d’Ermineskin a déposé deux volumes (contenant 25 onglets) de textes en mai 2000, au début des déclarations liminaires. Au cours du procès – et même après sa clôture en janvier 2005 – les avocats de toutes les parties ont continué d’approvisionner la Cour en précédents jugés par eux utiles. Je sais gré aux avocats de leurs efforts, qu’on peut qualifier d’herculéens, et de l’excellence de leurs arguments. Toutefois, je crois qu’il est inutile de s’en rapporter à bon nombre des précédents soumis, en ce qui concerne la présente section, puisque la Cour suprême du Canada, dans sa jurisprudence récente, a quelque peu réduit la tâche des juges de première instance en résumant et en énumérant les principes et critères juridiques applicables à l’interprétation des traités, à la preuve sous forme de traditions orales et aux droits ancestraux. Il ne m’est donc pas nécessaire de passer en revue les longs développements de la jurisprudence, et je m’en remettrai plutôt à la sagesse de la Cour suprême sur l’état actuel du droit dans ces domaines.

 

L’interprétation des traités

 


[31]           Le Traité n° 6 fait partie d’une série de traités que le gouvernement a conclus avec divers peuples autochtones, traités souvent appelés traités numérotés, ou traités numérotés de l’Ouest. Un point litigieux soulevé durant l’instruction de cette action s’est rapporté à ce que les Cris croyaient qu’ils abandonnaient lorsqu’ils ont signé le traité. La signification et l’interprétation du Traité n° 6 ont été soulevées dans ce procès, et j’entends tirer certaines conclusions précises, en me fondant sur la preuve déposée devant la Cour.

 

 

[32]           Dans l’arrêt R. c. Marshall, [1999] 3 R.C.S. 456, la juge McLachlin (maintenant juge en chef) exposait les principes régissant l’interprétation des traités. Elle exprimait un avis dissident, mais la vue d’ensemble qu’elle a exposée s’appuyait sur un examen de la jurisprudence. Je relève aussi que la liste qu’elle donne n’est pas limitative. Les principes exposés au paragraphe 78 de l’arrêt R. c. Marshall sont les suivants :

 


 1.            Les traités conclus avec les Autochtones constituent un type d’accord unique, qui demandent l’application de principes d’interprétation spéciaux : R. c. Sundown, [1999] 1 R.C.S. 393, au par. 24; R. c. Badger, [1996] 1 R.C.S. 771, au par. 78; R c. Sioui, [1990] 1 R.C.S. 1025, à la p. 1043; Simon c. La Reine, [1985] 2 R.C.S. 387, à la p. 404. Voir également : J. (Sákéj) Youngblood Henderson, « Interpreting Sui Generis Treaties » (1997), 36 Alta. L. Rev. 46; L. I. Rotman, « Defining Parameters: Aboriginal Rights, Treaty Rights, and the Sparrow Justificatory Test » (1997), 36 Alta. L. Rev. 149.

 

1.             Aboriginal treaties constitute a unique type of agreement and attract special principles of interpretation: R. v. Sundown, [1999] 1 S.C.R. 393, at para. 24; R. v. Badger, [1996] 1 S.C.R. 771, at para. 78; R. v. Sioui, [1990] 1 S.C.R. 1025, at p. 1043; Simon v. The Queen, [1985] 2 S.C.R. 387, at p. 404.  See also: J. (Sákéj) Youngblood Henderson, “Interpreting Sui Generis Treaties” (1997), 36 Alta. L. Rev. 46; L. I. Rotman, “Defining Parameters: Aboriginal Rights.  Treaty Rights, and the Sparrow Justificatory Test” (1997), 36 Alta. L. Rev. 149.

 

 

 

 2.            Les traités doivent recevoir une interprétation libérale, et toute ambiguïté doit profiter aux signataires autochtones : Simon, précité, à la p. 402; Sioui, précité, à la p. 1035; Badger, précité, au par. 52.

 

2.             Treaties should be liberally construed and ambiguities or doubtful expressions should be resolved in favour of the aboriginal signatories: Simon, supra, at p. 402; Sioui, supra, at p. 1035; Badger, supra, at para. 52.

 

 

 


 3.            L’interprétation des traités a pour objet de choisir, parmi les interprétations possibles de l’intention commune, celle qui concilie le mieux les intérêts des deux parties à l’époque de la signature : Sioui, précité, aux pp. 1068 et 1069.

 

 

 

 

 

3.             The goal of treaty interpretation is to choose from among the various possible interpretations of common intention the one which best reconciles the interests of both parties at the time the treaty was signed: Sioui, supra, at pp. 1068‑69. 4. Dans la recherche de l’intention commune des parties, l’intégrité et l’honneur de la Couronne sont présumées : Badger, précité, au par. 41.

 

4.             In searching for the common intention of the parties, the integrity and honour of the Crown is presumed: Badger, supra, at para. 41.

 

 

 

 5.            Dans l’appréciation de la compréhension et de l’intention respectives des signataires, le tribunal doit être attentif aux différences particulières d’ordre culturel et linguistique qui existaient entre les parties : Badger, précité, aux par. 52 à 54; R. c. Horseman, [1990]1 R.C.S. 901, à la p. 907.

 

5.             In determining the signatories’ respective understanding and intentions, the court must be sensitive to the unique cultural and linguistic differences between the parties: Badger, supra, at paras. 52‑54; R. v. Horseman, [1990] 1 S.C.R. 901, at p. 907.

 

 

 

 6.            Il faut donner au texte du traité le sens que lui auraient naturellement donné les parties à l’époque : Badger, précité, aux par. 53 et suiv.; Nowegijick c. La Reine, [1983] 1 R.C.S. 29, à la p. 36.

 

6.             The words of the treaty must be given the sense which they would naturally have held for the parties at the time: Badger, supra, at paras. 53 et seq.; Nowegijick v. The Queen, [1983] 1 S.C.R. 29, at p. 36.

 

 

 

 7.            Il faut éviter de donner aux traités une interprétation formaliste ou inspirée du droit contractuel : Badger, précité, Horseman, précité, et Nowegijick, précité.

 

7.             A technical or contractual interpretation of treaty wording should be avoided: Badger, supra; Horseman, supra; Nowegijick, supra.

 

 

 

 8.            Tout en donnant une interprétation généreuse du texte du traité, les tribunaux ne peuvent en modifier les conditions en allant au‑delà de ce qui est réaliste ou de ce que « le language utilisé [...] permet » : Badger, précité, au par. 76; Sioui, précité, à la p. 1069; Horseman, précité, à la p. 908.

 

8.             While construing the language generously, courts cannot alter the terms of the treaty by exceeding what “is possible on the language” or realistic: Badger, supra, at para. 76; Sioui, supra, at p. 1069; Horseman, supra, at p. 908

 

 

 

 9.            Les droits issus de traités des peuples autochtones ne doivent pas être interprétés de façon statique ou rigide. Ils ne sont pas figés à la date de la signature. Les tribunaux doivent les interpréter de manière à permettre leur exercice dans le monde moderne. Il faut pour cela déterminer quelles sont les pratiques modernes qui sont raisonnablement accessoires à l’exercice du droit fondamental issu de traité dans son contexte moderne : Sundown, précité, au par. 32; Simon, précité, à la p. 402.

 

9.             Treaty rights of aboriginal peoples must not be interpreted in a static or rigid way.  They are not frozen at the date of signature.  The interpreting court must update treaty rights to provide for their modern exercise.  This involves determining what modern practices are reasonably incidental to the core treaty right in its modern context: Sundown, supra, at para. 32; Simon, supra, at p. 402.

 

 

 

 

 


 

 


[33]           La juge en chef McLachlin a examiné la question de la preuve extrinsèque du contexte historique et culturel d’un traité donné, pour conclure que les tribunaux autorisent la production d’une telle preuve, même s’il n’y a pas d’ambiguïté (voir le paragraphe 81). La juge en chef a exposé une démarche en deux étapes en matière d’interprétation des traités :

 


Le fait qu’il faille examiner tant le texte du traité que son contexte historique et culturel tend à indiquer qu’il peut être utile d’interpréter un traité en deux étapes. Dans un premier temps, il convient d’examiner le texte de la clause litigieuse pour en déterminer le sens apparent, dans la mesure où il peut être dégagé, en soulignant toute ambiguïté et tout malentendu manifestes pouvant résulter de différences linguistiques et culturelles. Cet examen conduira à une ou à plusieurs interprétations possibles de la clause. Comme il a été souligné dans Badger, précité, au par. 76, « la portée des droits issus de traités est fonction de leur libellé ». À cette étape, l’objectif est d’élaborer, pour l’analyse du contexte historique, un cadre préliminaire – mais pas nécessairement définitif – qui tienne compte d’un double impératif, celui d’éviter une interprétation trop restrictive et celui de donner effet aux principes d’interprétation.

 

           The fact that both the words of the treaty and its historic and cultural context must be considered suggests that it may be useful to approach the interpretation of a treaty in two steps.  First, the words of the treaty clause at issue should be examined to determine their facial meaning, in so far as this can be ascertained, noting any patent ambiguities and misunderstandings that may have arisen from linguistic and cultural differences.  This exercise will lead to one or more possible interpretations of the clause.  As noted in Badger, supra, at para. 76, “the scope of treaty rights will be determined by their wording”.  The objective at this stage is to develop a preliminary, but not necessarily determinative, framework for the historical context inquiry, taking into account the need to avoid an unduly restrictive interpretation and the need to give effect to the principles of interpretation.

 

 

 


 


Dans un deuxième temps, le ou les sens dégagés du texte du droit issu de traité doivent être examinés sur la toile de fond historique et culturelle du traité. Il est possible que l’examen de l’arrière‑plan historique fasse ressortir des ambiguïtés latentes ou d’autres interprétations que la première lecture n’a pas permis de déceler. Confronté à une éventuelle gamme d’interprétations, le tribunal doit s’appuyer sur le contexte historique pour déterminer laquelle traduit le mieux l’intention commune des parties. Pour faire cette détermination, le tribunal doit choisir, « parmi les interprétations de l’intention commune qui s’offrent à [lui], celle qui concilie le mieux » les intérêts des parties : Sioui, précité, à la p. 1069. Enfin, si le tribunal conclut à l’existence d’un droit particulier qui était censé se transmettre de génération en génération, le contexte historique peut l’aider à déterminer l’équivalent moderne de ce droit : Simon, précité, aux pp. 402 et 403; Sundown, précité, aux par. 30 et 33.

 

At the second step, the meaning or different meanings which have arisen from the wording of the treaty right must be considered against the treaty’s historical and cultural backdrop.  A consideration of the historical background may suggest latent ambiguities or alternative interpretations not detected at first reading.  Faced with a possible range of interpretations, courts must rely on the historical context to determine which comes closest to reflecting the parties’ common intention.  This determination requires choosing “from among the various possible interpretations of the common intention the one which best reconciles” the parties’ interests: Sioui, supra, at p. 1069.  Finally, if the court identifies a particular right which was intended to pass from generation to generation, the historical context may assist the court in determining the modern counterpart of that right:  Simon, supra, at pp. 402‑3; Sundown, supra, at paras. 30 and 33.

 

 

 


 

 

 

 

[34]           Le troisième principe énuméré dans l’arrêt Marshall est celui qui consiste à déterminer ce qu’était l’intention commune des parties lors de la conclusion du traité. Je cite également les propos du juge Binnie dans l’arrêt Marshall, au paragraphe 14, sur l’intention commune :

 


Il ne faut pas confondre les règles « généreuses » d’interprétation avec un vague sentiment de largesse a posteriori. L’application de règles spéciales est dictée par les difficultés particulières que pose la détermination de ce qui a été convenu dans les faits. Les parties indiennes n’ont à toutes fins pratiques pas eu la possibilité de créer leurs propres compte‑rendus écrits des négociations. Certaines présomptions sont donc appliquées relativement à l’approche suivie par la Couronne dans la conclusion des traités (conduite honorable), présomptions dont notre Cour tient compte dans son approche en matière d’interprétation des traités (souplesse) pour statuer sur l’existence d’un traité (Sioui, précité, à la p. 1049), le caractère exhaustif de tout écrit (par exemple l’utilisation du contexte et des conditions implicites pour donner un sens honorable à ce qui a été convenu par traité : Simon c. La Reine, [1985] 2 R.C.S. 387, et R. c. Sundown, [1999] 1 R.C.S. 393), et l’interprétation des conditions du traité, une fois qu’il a été conclu à leur existence (Badger). En bout de ligne, la Cour a l’obligation « de choisir, parmi les interprétations de l’intention commune [au moment de la conclusion du traité] qui s’offrent à [elle], celle qui concilie le mieux » les intérêts des Mi’kmaq et ceux de la Couronne britannique (Sioui, le juge Lamer, à la p. 1069 (je souligne)).

 

“Generous” rules of interpretation should not be confused with a vague sense of after‑the‑fact largesse.  The special rules are dictated by the special difficulties of ascertaining what in fact was agreed to.  The Indian parties did not, for all practical purposes, have the opportunity to create their own written record of the negotiations.  Certain assumptions are therefore made about the Crown’s approach to treaty making (honourable) which the Court acts upon in its approach to treaty interpretation (flexible) as to the existence of a treaty (Sioui, supra, at p. 1049), the completeness of any written record (the use, e.g., of context and implied terms to make honourable sense of the treaty arrangement: Simon v. The Queen, [1985] 2 S.C.R. 387, and R. v. Sundown, [1999] 1 S.C.R. 393), and the interpretation of treaty terms once found to exist (Badger).  The bottom line is the Court’s obligation is to “choose from among the various possible interpretations of the common intention [at the time the treaty was made] the one which best reconciles” the Mi’kmaq interests and those of the British Crown (Sioui, per Lamer J., at p. 1069 (emphasis added)).

 

 

 

 

 


 

 

 

[35]           Une interprétation généreuse doit être réaliste et rendre compte des intentions des deux parties, pas seulement de la partie autochtone : voir l’avis du juge Lamer (alors juge à la Cour suprême) dans l’arrêt R. c. Sioui, [1990] 1 R.C.S. 1025, à la page 1069.

 

 

[36]           L’interprétation des traités fait aussi intervenir le principe de l’honneur de la Couronne. Ce principe dérive de l’affirmation de souveraineté de la Couronne en dépit d’une occupation antérieure par les peuples autochtones : voir l’arrêt Première nation Tlingit de Taku River c. Colombie‑Britannique (Directeur d’évaluation de projet), [2004] A.C.S. n° 69, 2004 C.S.C. 74, au paragraphe 24. L’honneur de la Couronne est un « précepte fondamental » qui trouve application dans des situations concrètes : voir l’arrêt Nation haïda c. Colombie‑Britannique (Ministre des Forêts), [2004] A.C.S. n° 70, 2004 C.S.C. 73, au paragraphe 16. Par ailleurs, l’honneur de la Couronne est toujours en jeu dans ses rapports avec les peuples autochtones : voir l’arrêt R. c. Badger, [1996] 1 R.C.S. 771, au paragraphe 41.

 

 

[37]           La juge en chef McLachlin a expliqué davantage le principe de l’honneur de la Couronne dans l’arrêt Mitchell, [2001] 1 S.C.R. 911, aux paragraphes 17 et 19 :

17.           Le deuxième facteur, la nature du conflit entre le droit revendiqué et la loi pertinente, bien que plus neutre, n’écarte pas cette conclusion. La loi en conflit avec le droit revendiqué est la Loi sur les douanes. Elle s’applique tant aux marchandises d’usage personnel qu’aux marchandises d’usage commercial.

 

 

                                                                    * * *

 

 

19.           Je conclus que les facteurs énumérés dans Van der Peet, soit l’acte contesté, la mesure gouvernementale ou la loi avec laquelle il entre en conflit et la pratique ancestrale invoquée, indiquent tous que la revendication en l’espèce est caractérisée à juste titre comme étant le droit de transporter des marchandises à travers la frontière entre le Canada et les États‑Unis, par le fleuve Saint‑Laurent, à des fins commerciales.

 

 

 

 

[38]           Ayant exposé la jurisprudence applicable, j’examinerai maintenant le contexte historique de la conclusion du Traité n° 6.

 

C. Contexte historique

 

i. La conclusion de traités en Ontario et dans l’Ouest

La période antérieure aux traités Robinson

 

[39]           Dans son rapport d’expert, le professeur Ray écrivait :

 

[traduction]

Jusqu’à la fin de la guerre de 1812, le Haut‑Canada était très vulnérable aux attaques des forces américaines. C’est pourquoi la recherche du soutien autochtone est demeurée l’une des pierres angulaires de la politique britannique jusqu’en 1816. Les gouvernements coloniaux ont pour cette raison observé la pratique consistant à suivre les directives exposées dans la Proclamation royale de 1763 pour la cession du titre autochtone. Ces principes étaient les suivants :

 

 

1. Les cessions devaient être volontaires.

 

 

2. La terre ancestrale ne pouvait être cédée qu’à la Couronne.

 

 

3. Les négociations devaient se dérouler en public, au cours de réunions expressément convoquées pour la négociation des cessions du titre.

 

 

(S‑4, pages 37‑38)

 

 

 

[40]           Les traités de la période antérieure aux traités Robinson, négociés avec les groupes Ojibway dans ce qui s’appelait alors le Haut‑Canada et l’Ouest canadien, portaient essentiellement sur l’achat de terres par le gouvernement. Le professeur Ray s’est exprimé ainsi :

 

[traduction]

Donc, pour les premiers traités, il s’agissait simplement de ce que l’on appelait « de simples achats », et les Autochtones signaient les traités. Ils recevaient un paiement non récurrent, en espèces ou en marchandises, pour la cession de leurs terres, et ils se déplaçaient tout simplement un peu plus vers le Nord.

 

 

(Transcription, volume 23, page 2943)

 

 

[41]           Les traités antérieurs aux traités Robinson sont dignes d’attention parce qu’ils ne prévoyaient pas de rentes, de réserves ou de droits de subsistance (par exemple des clauses relatives à la chasse et à la pêche). Ces traités étaient motivés par le désir du gouvernement d’acquérir des terres pour la colonisation et le développement agricole (transcription, volume 23, page 2947).

 

 


[42]           Après 1818, la Couronne britannique modifia sa politique en décrétant qu’il reviendrait aux colonies d’assumer le prix des terres autochtones. Les gouvernements coloniaux n’avaient cependant pas les ressources nécessaires pour de tels achats. Sir Peregrine Maitland, lieutenant‑gouverneur du Haut‑Canada, trouva une solution. Au lieu d’un paiement forfaitaire, le gouvernement colonial verserait aux Indiens – ceux qui signaient les traités et leurs descendants – des rentes perpétuelles. Les sommes affectées aux rentes proviendraient des intérêts payés par les promoteurs fonciers et les colons qui plus tard achèteraient les terres au gouvernement.

 

 

[43]           Avec le temps cependant, les terres sur lesquelles pouvaient s’installer les Ojibway se rétrécissaient considérablement. Ainsi naquit la pratique consistant à mettre de côté des réserves. Selon le professeur Ray, les missionnaires et les réformateurs sociaux étaient très favorables à l’idée que les Autochtones disposent de leur propre territoire de manière à garantir leur bien‑être économique futur.

 

Les traités Robinson de 1850

 


[44]           Les traités antérieurs aux traités Robinson avaient été motivés par la quête de terres pour le développement agricole et colonial, mais les traités Robinson de 1850 avaient pour origine les grandes richesses minérales découvertes dans la région supérieure des Grands Lacs. Déjà durant les années 1840, des non‑Autochtones développaient des mines de cuivre le long des rives du lac Huron et du lac Supérieur. La colonie du Canada, formée par l’union du Haut‑Canada et du Bas‑Canada en 1840, commença à délivrer des permis d’exploitation minière, alors qu’elle n’avait obtenu des populations autochtones aucune cession territoriale dans la région. Le professeur Ray a témoigné que les Ojibway délivraient eux aussi leurs propres permis d’exploitation minière (transcription, volume 23, page 2949). Comme l’on ne savait pas qui avait le droit de délivrer ces permis, les Métis et les Ojibway saisirent les biens de la Compagnie minière de Québec, à la baie Mica, en 1849, afin de contraindre le gouvernement colonial à s’asseoir à la table de négociations.

 

 

[45]           Des pressions étaient aussi exercées par le gouverneur général du Canada, James Bruce, 8e comte d’Elgin, pour la négociation de traités. Il écrivit au secrétaire des Colonies à Londres, pour dénoncer la pratique du Canada consistant à émettre des permis d’exploitation minière pour des régions où aucune cession territoriale n’avait été obtenue.

 

 

[46]           Finalement, le gouvernement colonial envoya des arpenteurs, puis des représentants chargés de négocier des traités. Il en résulta le Traité Robinson‑Lac Supérieur et le Traité Robinson‑Lac Huron, signés en septembre 1850. Dans son rapport d’expert, le professeur Ray écrivait :

 

[traduction]

Ces deux traités englobaient davantage de territoires que ne le faisaient ensemble toutes les cessions antérieures consenties dans le Haut‑Canada. Fait révélateur, les accords Robinson comprenaient tous les principaux éléments des traités antérieurs – des rentes, une distribution de cadeaux à la fin des négociations, et l’établissement de réserves – et quelques nouvelles dispositions très importantes. L’ajout le plus significatif était la garantie écrite selon laquelle les peuples autochtones pourraient toujours pratiquer la chasse, le piégeage et la pêche sur les terres non développées de la Couronne, comme ils l’avaient toujours fait de temps immémorial.

 

 

                                                                                                        [Souligné dans l’original.]

 

 

(S‑3, page 40)

 

 

[47]           Les traités Robinson réglaient aussi la question des gisements miniers qui pouvaient se trouver dans les réserves autochtones :

 

Et si les dits chefs et leurs tribus respectives désirent en aucun temps vendre aucune partie des dites réserves, ou d’aucun minerai ou autres productions précieuses d’icelles, les dites réserves seront vendues ou données à bail sur leur demande par le surintendant général des affaires des Sauvages pour le temps d’alors ou tout autre officier étant autorisé à faire pour leur seul bénéfice et leur meilleur avantage.

 

 

(Morris, S‑4, Traité Robinson‑Lac Huron, page 305; voir page 303, pour une disposition semblable du Traité Robinson‑Lac Supérieur.)

 

 

Les traités numérotés, 1 ‑ 5

Pressions en faveur de la négociation de traités

 


[48]           Le potentiel économique de la Terre de Rupert commença de retenir l’attention des promoteurs après la conclusion des premiers traités dans l’Est. L’intérêt pour le développement s’intensifia aussi à la suite de nouvelles émanant de deux expéditions scientifiques vers le territoire à la fin de la décennie 1850. Le capitaine John Palliser, voyageur et aventurier chevronné, mena une expédition soutenue par les Britanniques. Henry Youle Hind, professeur de chimie et de géologie à l’Université de Toronto, dirigea une équipe avec le soutien du gouvernement de l’Ouest canadien. L’Ouest américain était assez développé, mais l’on n’en savait guère sur la Terre de Rupert, abstraction faite du monde des négociants en fourrures et de leurs alliés autochtones. Les Prairies étaient encore très sauvages et faiblement peuplées. Les expéditions permirent d’en savoir davantage sur les plantes, les animaux, le climat, le sol, le terrain, les minéraux et les rivières du territoire. Le territoire fut observé au regard du potentiel qu’il offrait pour l’agriculture et le développement, et l’on imagina de possibles voies de circulation. Palliser voulait trouver une voie commode à travers les Rocheuses jusqu’à l’océan Pacifique. Au début du XIXe siècle, le négociant en fourrures et explorateur David Thompson avait marqué un itinéraire à travers ces montagnes; cependant, c’était plus loin vers le Nord, par‑delà le col Athabasca.

 

 


[49]           Leurs récits, selon le professeur Ray, furent déterminants dans la décision de l’International Financial Society (IFS) – un consortium de banquiers européens et d’émetteurs de titres – d’acheter le contrôle de la Compagnie de la Baie d’Hudson (la CBH) en 1863. L’IFS réémit les actions de la CBH à l’occasion d’un important appel public à l’épargne; les actions furent rapidement achetées par ceux qui espéraient tirer un bénéfice rapide de la vente imminente par la CBH de la Terre de Rupert au gouvernement canadien ou au gouvernement britannique. Le gouvernement britannique n’avait cependant aucune intention d’acheter la terre. Le Canada finit par acheter le territoire pour la somme de 300 000 £ (1,5 million de dollars canadiens), beaucoup moins que la somme espérée par l’IFS. Selon les termes de l’Acte de cession de 1870, la CBH conservait ses postes de traite et les terres environnantes, un vingtième des terres de la zone fertile (décrite dans l’Acte comme la terre limitée au sud par la frontière américaine, au nord par la rivière Saskatchewan Nord, à l’ouest par les montagnes Rocheuses et à l’est par le lac Winnipeg, le lac des Bois et leurs eaux communicantes), ainsi qu’une garantie contre les « taxes exceptionnelles » sur son commerce, sa terre et ses employés. Le décret, daté du 23 juin 1870, qui officialisait la mutation, renfermait un article prévoyant que la CBH était déchargée de toute revendication des populations autochtones au titre d’une indemnité pour les terres requises à des fins de colonisation; cette obligation était désormais assumée par le Canada (S‑3, appendice 3).

 

 

[50]           Les populations autochtones du territoire furent scandalisées par la vente et craignirent pour leur avenir. L’insurrection de la rivière Rouge, déclenchée par les Métis au Manitoba en 1869‑1870, en fut l’une des répercussions. Elle a conduit notamment à la Loi de 1870 sur le Manitoba et à la naissance de la province du Manitoba. Elle eut aussi un effet perturbateur parmi les populations autochtones de l’Ouest (transcription, volume 23, page 2988).

 

 

[51]           Les événements survenus au sud de la frontière jouèrent aussi un rôle dans la forme qu’allait prendre la négociation des traités dans l’Ouest. De 1860 à 1890, le gouvernement des États‑Unis était engagé dans les guerres contre les Indiens sur sa frontière occidentale. Hind a décrit ces événements dans son rapport :

 

[traduction]


Au Canada, les revendications des Indiens ont causé beaucoup d’ennuis, de grandes dépenses et des enquêtes interminables, et encore aujourd’hui elles ne sont pas toutes réglées et demeurent source de nombreuses dépenses accessoires pour le gouvernement, dépenses qui auraient pu être évitées si de bonnes dispositions avaient été prises au bon moment. Dans la Terre de Rupert, où des Indiens rebelles peuvent influencer les tribus sauvages des Prairies et éveiller chez eux l’hostilité, c’est un sujet de première importance; une guerre ouverte avec les Sioux, les Assiniboines, les Cris des Plaines ou les Pieds‑Noirs, risque de rendre d’un abord difficile durant de nombreuses années une vaste région des Prairies et d’exposer les colons à de constantes alarmes et déprédations. Les guerres indiennes dans lesquelles s’est engagé le gouvernement des États‑Unis au cours du dernier demi‑siècle ont coûté infiniment plus que ne l’auraient fait les rentes les plus libérales ou les mesures les plus complètes d’amélioration de la condition des aborigènes; et, s’agissant des tribus des Prairies du Nord, la guerre peut toujours éclater dans un délai de 24 heures.

 

 

(S‑3, page 44)

 

 

[52]           Le récit de Hind évoque le rôle de la CBH comme force stabilisatrice dans la Terre de Rupert. Les relations et alliances autochtones avec la CBH, qui remontaient dans certains cas à des centaines d’années, avaient permis de préserver la paix; cependant, l’agitation grandissante des Indiens causée par le nombre croissant de colons et le nombre décroissant de bisons menaçait cette paix.

 

 

[53]           Par ailleurs, les Cris des Plaines étaient considérés à l’époque comme une menace militaire. Le 28 décembre 1870, le négociant Richard Hardisty, de la CBH, écrivait à William Christie, régisseur principal du district de la CBH en Saskatchewan, pour lui exposer ses préoccupations :

 

[traduction]

En référence à votre lettre du 15 novembre concernant les Indiens, je vous donnerai maintenant mon avis, fondé sur ma propre observation, en ce qui a trait à leur commerce et à leur mécontentement actuel envers les Blancs du District de la Saskatchewan.

 

 

Vu l’état actuel non protégé du pays, le commerce avec les Indiens des Plaines est une perte sèche pour l’entreprise. Comme il avait été d’usage, avant l’arrivée des négociants dans le district, d’approvisionner à crédit ces Indiens, cela s’est poursuivi plus ou moins jusqu’à maintenant; tant que les Indiens ne pouvaient s’adresser qu’à la compagnie pour s’approvisionner, ils étaient dans une certaine mesure surveillés et s’efforçaient parfois de payer leurs dettes. Maintenant, ils exigent des fournitures sans avoir aucune intention de les payer, et ils vont même jusqu’à menacer d’abattre nos animaux et même davantage si un refus leur est opposé.

 


 

Depuis quelques années, un grand nombre de Métis mécontents vivent parmi les Indiens et font tout ce qu’ils peuvent pour semer des germes de discorde dans l’esprit des Indiens et, en outre, comme les bisons se sont raréfiés ces dernières années, beaucoup d’Indiens sont réceptifs quand on leur dit que les Blancs qui arrivent dans le pays sont la cause de la disparition des bisons et que la Compagnie est à blâmer pour ce changement. S’ils pouvaient faire obstacle à l’établissement des Blancs dans le pays, ils le feraient volontiers.

 

 

Les Indiens des Plaines, aussi loin que je me souvienne, ont toujours considéré les Blancs et les Métis comme des agresseurs sur leurs terres quand ils envahissent les Plaines pour faire des provisions, mais, comme nous avons toujours eu pour principe de compter parmi eux des hommes loyaux agissant comme guides et chasseurs, aucune collusion très sérieuse ne s’est jamais manifestée, mais, dernièrement, les choses ont évolué considérablement et, comme je l’ai dit plus haut, les désordres de la rivière Rouge ont sensiblement modifié l’attitude des Indiens dans cette partie du pays et, de plus, la variole ayant emporté tant de leurs amis, une catastrophe qu’ils imputent aux Blancs, il semble régner une indifférence négligente quant à l’avenir et l’on dirait que nul ne se soucie de savoir quand les troubles pourraient éclater.

 

 

Durant le mois d’octobre, alors que les hommes libres de Victoria étaient dans les Plaines, un groupe de Cris des Plaines est arrivé dans leur camp avec l’intention délibérée de les mettre à sac et même d’aller plus loin si nécessaire, mais les Cris ont alors constaté que les hommes libres s’étaient armés et étaient résolus à leur résister et ils ont alors jugé inutile de tenter quoi que ce soit. Si le groupe de Cris avait été plus important, cet incident aurait probablement conduit à un bain de sang.

 

 

Je suis d’avis que, dès qu’un afflux de Blancs arrivera dans le pays, et en particulier des mineurs, et si aucune protection n’est rapidement envoyée dans le pays ou si la loi n’est pas appliquée, ce qui sera dommage autant pour les Indiens que pour les Blancs, et même davantage, alors le pays sera entraîné dans un conflit avec les Indiens dont aucun d’entre nous ne verra peut‑être la fin.

 

 

(S‑3, pages 52‑53)

 

 

 


[54]           Le 13 avril 1871, Christie recevait la visite de plusieurs chefs cris, dont Sweet Grass, un chef cri très en vue. Christie envoya une lettre, portant cette date‑là, au lieutenant‑gouverneur Adams Archibald au Fort Garry, Établissement de la rivière Rouge. Les messages de quatre chefs cris, traduits en anglais, étaient annexés à la lettre. Christie joignait aussi une note renfermant un avertissement. Je cite le document dans son intégralité car il ajoute considérablement au contexte historique des pressions grandissantes pour la conclusion de traités dans le territoire :

 

[traduction]

                                                                                   Maison d’Edmonton, le 13 avril 1871.

 

 

Le 13 courant (avril), j’ai eu la visite des chefs cris, représentant les Cris des Plaines depuis cet endroit jusqu’à Carlton, accompagnés par quelques partisans.

 

 

L’objet de leur visite était de vérifier si leurs terres avaient été vendues ou non et quelle était l’intention du gouvernement canadien à leur sujet. Ils ont évoqué l’épidémie qui avait sévi durant tout l’été passé, ainsi que la famine qui en avait résulté, la pauvreté de leur pays, la diminution visible du troupeau de bisons, qui était leur unique moyen de subsistance, puis ils ont fini par demander certains présents sur‑le‑champ, en me priant d’exposer leur cas devant le représentant de Sa Majesté au Fort Garry. De nombreux récits sont parvenus à ces Indiens par diverses filières, depuis même le transfert des Territoires du Nord‑Ouest au Dominion du Canada, et ils étaient très impatients de m’entendre dire ce qui était arrivé.

 

 

Je leur ai dit que le gouvernement canadien n’avait encore fait aucune utilisation de leurs terres ou de leurs terrains de chasse et que, lorsque de quelque manière on aurait besoin d’eux, des commissaires seraient tout probablement envoyés au préalable pour traiter avec eux et que jusque‑là ils devraient demeurer tranquilles et vivre en paix avec tous les hommes. Je leur ai dit aussi que le Canada, dans ses traités avec les Indiens conclus jusqu’à ce jour, avait composé avec eux très libéralement et qu’ils étaient maintenant dans des logements permanents et vivaient dans l’aisance, et que je n’avais aucun doute qu’en m’installant avec eux la même politique libérale serait suivie.

 

 

Comme je savais qu’ils avaient entendu maintes histoires exagérées sur les soldats de la rivière Rouge, l’occasion m’était donnée de leur dire pourquoi des soldats avaient été envoyés; et, si Sa Majesté avait envoyé des soldats vers la Saskatchewan, c’était autant pour la protection des Indiens que pour celle de l’homme blanc, et le rôle de ces soldats était d’assurer l’ordre public.

 

 


Ils furent très satisfaits des explications données et ont dit qu’ils accueilleraient favorablement la civilisation. Comme leurs exigences étaient satisfaites et que des présents leur étaient donnés, ainsi qu’à leurs partisans immédiats, et aux jeunes hommes laissés au camp, ils sont partis très heureux ce jour‑là, avec de belles promesses pour l’avenir. Lors d’une entrevue ultérieure, tenue avec les chefs seulement, ils m’ont demandé de consigner par écrit leurs mots ou leurs messages pour leurs vénérés maîtres de la rivière Rouge. Je me suis donc exécuté et j’ai transmis les messages comme ils avaient été délivrés. Des copies de la proclamation émise, interdisant la vente de boissons alcoolisées aux Indiens ou autres, et l’utilisation de la strychnine dans la destruction de la vie animale, ont été reçues et dûment rendues publiques. Mais, en l’absence d’un pouvoir d’appliquer ces lois, il est presque inutile de les publier ici; et je saisis cette occasion pour demander très instamment, au nom des préposés de la Compagnie, ainsi que des colons de ce district, qu’une protection soit assurée pour les vies et les biens ici dès que possible, et que des commissaires soient envoyés pour conférer avec les Indiens au nom du gouvernement canadien.

 

 

MÉMOIRES :

 

 

Si je n’avais pas accédé aux exigences des Indiens – en leur donnant quelques petits présents – et ne leur avais pas donné satisfaction, je n’ai aucun doute qu’ils auraient commis des actes violents, et, si tel avait été le cas, ç’eût été le début d’une guerre indienne, dont il est difficile de dire quand elle aurait pris fin.

 

 

Les bisons seront bientôt exterminés et, lorsque la famine s’installera, ces tribus indiennes des Plaines se rabattront sur les forts et les établissements de la baie d’Hudson pour obtenir secours et assistance. S’ils n’obtiennent pas ce qu’ils veulent ou si aucune mesure n’est prise pour les approvisionner, alors très certainement ils se serviront eux‑mêmes; et comme il n’y a ni force ni loi là‑bas pour protéger les colons, ils devront soit se soumettre au pillage sans réagir, soit perdre leurs vies dans la défense de leurs familles et de leurs biens, avec la quasi‑certitude de ne pas en réchapper.

 

 

De l’or pourrait être découvert en des quantités marchandes un jour sur la pente est des montagnes Rocheuses. Nous avons, au Montana et dans les établissements miniers proches de notre ligne frontière, une importante population frontalière mixte, qui n’attend que le signal d’une découverte d’or pour se précipiter en Saskatchewan et, en l’absence d’un gouvernement établi ou de lois en vigueur dans cette région, ou en l’absence d’une force apte à protéger les Blancs ou les Indiens, on sait fort bien ce qui arrivera.

 

 

Je crois que la protection de l’ordre public dans le District de la Saskatchewan, et cela dès que possible, est d’une importance cruciale pour l’avenir du pays et pour l’intérêt du Canada, tout comme la négociation d’un traité ou d’un compromis avec les Indiens qui habitent le District de la Saskatchewan.

 

 

                                                                                    W.J. CHRISTIE, régisseur principal,

 

 

                                                            En charge du District de la Saskatchewan,

 

 

                                                                                           Compagnie de la Baie d’Hudson.

 

 

                                                                                                __________________

 

 

 

 

 

Messages des chefs cris des Plaines, en Saskatchewan, à Son Excellence le gouverneur Archibald, représentant de notre Vénérée Mère au Fort Garry, Établissement de la rivière Rouge.

 

 

1.  Le chef Sweet Grass, chef du pays.

 


 

                VÉNÉRÉ PÈRE, – je vous serre la main et vous souhaite la bienvenue. Nous avons entendu dire que nos terres ont été vendues et nous n’aimons pas cela; nous ne voulons pas vendre nos terres; elles sont notre bien et nul n’a le droit de les vendre.

 

 

                Notre pays est en train de perdre ses animaux à fourrure, jusqu’à maintenant notre seul moyen de subsistance, et maintenant nous sommes pauvres et avons besoin d’aide – nous vous demandons d’avoir pitié de nous. Nous voulons du bétail, des outils, des instruments aratoires et une aide pour tout lorsque nous deviendrons sédentaires – notre terre n’est plus en mesure de nous faire vivre.

 

 

                Aidez‑nous à sortir de plusieurs années de famine. Nous avons connu une grande famine l’hiver dernier, et la variole a emporté beaucoup de nos gens, vieux, jeunes ou en bas âge.

 

 

Nous vous demandons d’empêcher les Américains de venir faire du commerce sur nos terres et de donner de l’alcool, des munitions et des armes à nos ennemis, les Pieds‑Noirs.

 

 

Nous avons fait la paix cet hiver avec les Pieds‑Noirs. Nos jeunes hommes sont insensés, elle ne durera sans doute pas longtemps.

 

 

Nous vous invitons à venir nous voir et à parler avec nous. Si vous ne pouvez pas venir vous‑même, envoyez quelqu’un à votre place.

 

 

Nous faisons envoyer ce message par notre maître, M. Christie, en qui nous mettons toute notre confiance. – C’est tout.

 

 

 

 

 

2.  Ki‑he‑win, L’Aigle.

 

 

                VÉNÉRÉ PÈRE, – Soyons amis. Nous n’avons jamais versé le sang de l’homme blanc et avons toujours été en bons termes avec les Blancs, et nous voulons que les travailleurs, les charpentiers et les fermiers nous aident lorsque nous nous sédentariserons. Je voudrais que mon frère, Sweet Grass, obtienne tout ce qu’il demande. C’est tout.

 

 

 

 

 

3.  Le Petit Chasseur.

 

 

                Vous, mon frère, le grand chef de la rivière Rouge, traitez‑moi comme un frère, c’est‑à‑dire comme un grand chef.

 

 

 

 


 

4.  Kis‑ki‑on, ou Courte Queue.

 

 

Mon frère, les temps approchent, je regarde vers vous comme si je vous voyais; prenez‑moi en pitié, j’ai besoin d’aide pour cultiver la terre pour moi‑même et mes descendants. Venez nous voir.

 

 

(S‑4, Morris, pages 169‑171)

 

 

[55]           Dans son recueil sur les traités, Morris incluait une lettre, datée du 3 novembre 1871, adressée par le commissaire des Indiens Wemyss Simpson au Secrétaire d’État. Dans l’extrait, Simpson aborde la connaissance qu’ont les Indiens d’autres traités, tout en soulignant l’importance de conclure un traité afin de préserver la paix. Il écrivait ce qui suit :

 

[traduction] Je voudrais aussi appeler l’attention de Son Excellence sur l’état des affaires dans le pays indien de la Saskatchewan. La nouvelle selon laquelle Sa Majesté traite avec les Indiens Chippaouais a déjà atteint les oreilles des tribus cries et pieds‑noirs. Dans le voisinage de Fort Edmonton, sur la Saskatchewan, la population de mineurs et autres Blancs est en forte croissance, et M. W.J. Christie, l’officier en charge du District de la Saskatchewan, est d’avis qu’un traité avec les Indiens de cette région, ou du moins une assurance durant l’année à venir qu’un traité sera prochainement conclu, est essentiel pour la paix de la région, sinon pour sa conservation effective.

 

(S‑4, page 168)

 

 

[56]           Le lieutenant‑gouverneur Morris partageait les mêmes inquiétudes à propos de la menace militaire potentielle que faisaient peser les Cris. Le 2 août 1873, il écrivait ce qui suit à Alexander Campbell, sous‑ministre de l’Intérieur :

 


[traduction]

Le nombre d’Indiens à l’ouest de Fort Ellice (endroit jusqu’où des traités ont été conclus avec les Indiens) est considérable. Je me suis renseigné auprès de personnes susceptibles de connaître ce nombre, par exemple l’évêque Granden, le père André, l’honorable Pascal Breland, l’honorable J. McKay et d’autres. Me fondant sur ces sources d’information, je crois que les nombres d’Indiens habitant le pays des Plaines sont les suivants : Pieds‑Noirs (une tribu très belliqueuse, bien armée et équipée de chevaux) : 7 000. Cris des Plaines (une autre tribu belliqueuse, pour l’heure en paix avec ses ennemis héréditaires, les Pieds‑Noirs) : 5 000. Assiniboines : 2 000. Total = 14 000.

 

 

Mais ces chiffres sont susceptibles de connaître une forte augmentation n’importe quand grâce aux membres de ces tribus, et à d’autres, tels les Sioux aux États‑Unis, qui traversent la frontière pour chasser.

 

 

Le nombre d’enfants dans les familles indiennes est faible, puisqu’il atteint probablement une moyenne de trois par famille, de telle sorte que, si des hostilités devaient éclater, je crois que les Indiens pourraient envoyer en campagne 5 000 guerriers à cheval, bien armés.

 

 

Les Américains sont obligés de maintenir une force importante dans l’État et les Territoires adjacents... Je crois que, en poursuivant une politique de conciliation, le Dominion pourrait obtenir que la paix soit préservée, grâce au maintien d’une force militaire de 500 hommes dans le Nord‑Ouest, outre la force policière proposée. Pour moi cela est une absolue nécessité. Déjà les tribus indiennes ont fait une estimation très basse du pouvoir militaire du Canada, et croient qu’environ 3 000 guerriers pourraient chasser les Canadiens du pays. S’il n’y avait aucune force ici, les résultats seraient désastreux et, à tout moment, les massacres, les pillages et les violences qui ont eu lieu au Minnesota pourraient se répéter ici.

 

 

(S‑3, documents complémentaires, volume II, onglet 54, pages 3‑6)

 

 

[57]           Campbell répondit le 6 août 1873 :

 

[traduction] J’étais moi‑même favorable à l’idée de négocier le traité cette année... parce que je croyais qu’il serait plus facile de nous entendre avec les Indiens maintenant et non plus tard, et aussi que cela serait un moyen de préserver la paix entre eux, mais sir John Macdonald et tous mes collègues étaient d’un avis contraire, estimant qu’il était inutile de conclure un traité si longtemps avant que nous ayons besoin de la terre.

 

 

(S‑3, documents complémentaires, volume II, onglet 55, pages 2‑3)


 

[58]           Morris continua de faire part de ses inquiétudes à Campbell. Il lui envoya le message suivant le 23 octobre 1873 :

 

[traduction] J’ai inclus copie d’une déclaration confidentielle, que m’a remise M. Bell, de la Commission géologique, à ma demande. Il est revenu récemment des Territoires et il me signale qu’un très mauvais sentiment existe parmi les Indiens, et aussi que les Métis du lac Qu’Appelle ont prétendu qu’il n’y a là aucun gouvernement visible, ni aucune politique, et qu’ils ne souhaitaient pas que des étrangers arrivent dans le pays. J’ai transmis au gouvernement, le 5 juin dernier, une lettre des Métis de cet endroit, présentée par un certain Fisher, ainsi que ma réponse. Fisher a alors déclaré qu’ils ne voulaient pas que des étrangers arrivent dans le pays; mais je lui ai dit que le pays était ouvert à tous, et qu’ils seraient traités justement. Me fondant sur plusieurs sources de renseignements, je suis conduit à craindre à cet endroit quelques mouvements qui pourraient être générateurs de troubles, et je pense que le gouvernement devrait reconsidérer sa décision sur l’idée de conclure un traité avec les Indiens dans la région, une idée que j’évoquais dans mon message du 26 juillet.

 

 

(S‑3, documents complémentaires, volume II, onglet 55, pages 1‑2)

 

 

[59]           Morris avait l’appui du gouvernement territorial, dont les membres décidèrent ce qui suit le 8 septembre 1873 :

 

[traduction]

Le Conseil du Nord‑Ouest est d’avis que, vu l’accroissement rapide de la colonisation dans les Territoires du Nord‑Ouest, ainsi que l’état actuel d’agitation des Indiens et leur inquiétude pour l’avenir, il est absolument nécessaire qu’un traité soit conclu avec les bandes d’Indiens vivant entre la frontière occidentale de la partie du Territoire dans laquelle le titre indien a déjà été éteint, et le Fort Carlton ou ses environs.

 

 

Le Conseil est d’avis que, si l’on reporte la négociation d’un traité de cette nature au‑delà de la date la plus proche possible durant l’année 1874, il en résultera des conséquences fâcheuses.

 

 

(S‑3, documents complémentaires, volume II, onglet 56, page 1000)


 

[60]           Le gouvernement canadien voulait un jour ou l’autre ouvrir l’Ouest à la colonisation, mais il n’était pas pressé de le faire. Comme l’a dit le professeur Ray, le Canada appliquait une « politique attentiste » en matière de développement (transcription, volume 23, page 3016). Les coûts du développement seraient importants. L’arpentage des terres, la construction de routes et de voies ferrées et les autres infrastructures nécessaires, sans oublier les traités et les frais s’y rapportant, étaient coûteux, et le gouvernement canadien avait des moyens financiers restreints. Ces activités de développement, ainsi que les traités qui les précéderaient, n’auraient donc lieu que si des pressions suffisantes venaient à les justifier. Et cela est attesté par la progression lente, quoique constante, vers l’Ouest, des traités numérotés.

 

Négociation des traités nos 1 à 5

 

[61]           En 1880, Morris publiait The Treaties of Canada with the Indians of Manitoba and the North‑West Territories; cet ouvrage renfermait les comptes rendus des négociations, les rapports officiels du gouvernement et les textes des traités et de leurs adhésions. Sa préface était rédigée ainsi :

 


[traduction] La question des relations du Dominion du Canada avec les Indiens du Nord‑Ouest est une question qui a une grande importance pratique. Le travail consistant à gagner leur amitié en concluant des traités d’alliance avec eux est maintenant achevé dans toute la région, depuis le lac Supérieur jusqu’aux contreforts des montagnes Rocheuses. Pour faciliter l’autre travail, tout aussi important – celui consistant à observer, dans leur intégrité, les obligations contenues dans ces traités, et à trouver le moyen par lequel la population indienne de la zone fertile pourrait être arrachée à la dure réalité qui s’abattra sur elle autrement, en raison de la destruction accélérée des bisons, jusqu’à maintenant la principale source alimentaire des Indiens des Plaines, et au fait que cette population pourrait être amenée à devenir, par la pratique d’activités agricoles et pastorales, une communauté autarcique – j’ai préparé ce recueil des traités conclus avec eux, où l’on trouvera aussi des renseignements, relatifs aux négociations, sur lesquels lesdits traités étaient fondés, dans l’espoir de contribuer ainsi à l’accomplissement d’un travail où j’ai joué un rôle considérable, celui d’obtenir par des traités la bienveillance des tribus indiennes, et celui de leur ouvrir, avec l’aide du Dominion, un avenir rempli de promesses, avec la diffusion d’un enseignement et les maints autres avantages de la vie civilisée.

 

 

(S‑4, préface)

 

 

[62]           Morris a tenu lieu de commissaire du gouvernement pour les Traités nos 3, 4, 5 et 6; il s’est également occupé des versions révisées des Traités nos 1 et 2 – la question des « promesses extérieures ». Il a aussi été lieutenant‑gouverneur du Manitoba et des Territoires du Nord‑Ouest.

 

 


[63]           Les Indiens furent des négociateurs tenaces; c’était leur avenir qui était en jeu. Au début des années 1870, le vent du changement soufflait partout dans l’Ouest. Les énormes troupeaux de bisons, si essentiels pour la culture et la survie des Indiens des Plaines, s’étaient considérablement rétrécis. L’effondrement de l’économie fondée sur la chasse au bison n’était plus simplement une possibilité appréhendée; il était imminent. Les colons et les arpenteurs, ces derniers s’affairant à préparer la voie pour le télégraphe et le chemin de fer, arrivaient de plus en plus nombreux, grâce en partie à la route Dawson. Cette voie, qu’il fallut trois ans pour construire, était pour l’époque une prouesse technique, mais elle est aussi le témoignage d’un travail colossal et éreintant. Elle fut construite à travers les forêts, les tourbières et les roches précambriennes qui forment aujourd’hui le nord de l’Ontario. La route Dawson commençait au débarcadère de Prince Arthur, à l’extrémité est du lac Supérieur, et se terminait au Fort Garry. Jusqu’à la construction du chemin de fer, elle fut une importante voie de circulation pour ceux qui se déplaçaient vers l’Ouest.

 

 

[64]           Les Indiens des Territoires du Nord‑Ouest avaient connaissance de ces changements et étaient impatients de se tailler une place dans le nouvel ordre économique. Comme nous le verrons plus loin dans les présents motifs, les négociateurs indiens ont accordé beaucoup d’importance aux questions économiques et aux biens corporels durant les pourparlers relatifs aux traités.

 

 

[65]           Les Traités nos 1 et 2 sont pour l’essentiel identiques. Le premier fut conclu à Stone Fort (Lower Fort Garry), et le second fut signé à Manitoba Post, un fort de la CBH situé à l’extrémité nord du lac Manitoba. Les Indiens de la région s’étaient adressés au lieutenant‑gouverneur Adams Archibald durant l’automne de 1870 pour obtenir un traité. Au mois d’août de l’année suivante, les deux traités étaient conclus. Morris fit observer que les Indiens étaient :

 

[traduction] remplis d’inquiétude, en raison de l’afflux de nouveaux arrivants; ils niaient la validité du Traité Selkirk et avaient dans certains cas entravé les initiatives des colons et des arpenteurs.

 

 

(S‑4, pages 25‑26)

 

 

[66]           Ces traités prévoyaient notamment l’abandon du titre autochtone, la constitution de réserves, le maintien d’écoles dans les réserves, la chasse et la pêche sur les terres inoccupées, l’interdiction de la vente d’alcool, et le versement de rentes.

 

 

[67]           Une controverse a surgi plus tard à propos de ces traités, controverse qui portait sur ce qu’il était convenu d’appeler les « promesses extérieures ». Un mémoire, signé par les commissaires des traités et contenant leur interprétation des termes des traités, fut annexé au Traité n° 1. Toutefois, certaines promesses orales (qui figuraient aussi dans le mémoire) n’apparaissaient pas dans le texte des traités et n’ont donc pas été tenues. Il en résulta parmi les Indiens concernés une grande consternation et beaucoup de mécontentement. Finalement, le Conseil privé décida de considérer le mémoire comme partie intégrante des traités et d’en respecter les termes. De nouvelles sommes d’argent et de nouvelles quantités de vêtements furent aussi mises à disposition. Morris et le commissaire des Indiens, le lieutenant‑colonel Provencher, furent dépêchés en octobre 1875 auprès des bandes visées par les traités afin d’obtenir leur consentement aux versions révisées. Morris a eu cette réflexion à propos de cet épisode :

[traduction] L’expérience tirée de ce malentendu s’est cependant révélée avantageuse pour tous les traités, après les Traités nos 1 et 2, car le plus grand soin fut pris par la suite pour que toutes les promesses soient intégralement écrites dans les traités et pour que les traités soient expliqués minutieusement aux Indiens, afin qu’ils soient convaincus que les traités renfermaient la totalité de l’entente conclue entre eux et la Couronne.

 

 

[Non souligné dans l’original.]

 

 

(S‑4, page 128)

 


 

[68]           Le Traité n° 3, appelé Traité de l’Angle nord‑ouest (du lac des Bois), englobait les lacs et forêts depuis le bassin de drainage du lac Supérieur jusqu’à l’angle nord‑ouest du lac des Bois, et depuis la frontière américaine jusqu’au plateau depuis lequel les ruisseaux s’écoulent dans la baie d’Hudson. Pour Morris, ce traité était nécessaire :

[traduction] afin que la voie appelée « route Dawson » [...] qui s’ouvrait alors à la circulation, « soit sûre pour les émigrants et la population du Dominion en général », et aussi afin que le gouvernement soit en mesure d’affecter à la colonisation toute portion de terre qui était susceptible d’amendement et d’occupation profitable.

 

 

(S‑4, page 44)

 

 

[69]           Les commissaires du gouvernement rencontrèrent en juillet 1871, au Fort Francis, les Indiens concernés. Ils leur expliquèrent l’intention du gouvernement d’obtenir une cession des droits territoriaux des Indiens; en échange, les Indiens recevraient des réserves et des rentes. Les Indiens prétendirent qu’ils avaient droit à une indemnité pour les matières premières qui avaient servi à construire la route Dawson, ainsi que pour les droits d’accès et l’utilisation du sol. Les commissaires, voulant régler la question, acceptèrent de leur payer une petite somme d’argent et de leur donner quelques provisions et vêtements. Aucun traité ne fut cependant conclu, et les parties s’entendirent pour se rencontrer l’été suivant. Les négociations furent de nouveau reportées jusqu’à l’automne de 1873.

 

 

[70]           Entre‑temps, Morris fut nommé commissaire des traités en 1873. Lui et les autres commissaires rencontrèrent les Indiens à l’angle nord‑ouest du lac des Bois en septembre 1873. Selon Morris, les négociations furent « longues et difficiles » (S‑4, page 45).

 

 

[71]           Dans son chapitre sur le Traité n° 3, Morris citait un article publié dans le journal The Manitoban, en date du 18 octobre 1873. L’article renferme des propos tenus durant les négociations et consignés par un sténographe. Selon Morris, l’article donnait [traduction] « une idée fidèle de l’orientation des pourparlers, et un portrait frappant des modes de pensée des Indiens » (S‑4, page 52). L’extrait du Manitoban fait état des propos suivants, tenus par l’un des chefs le troisième jour des négociations, alors qu’il était question des ressources minières :

 

[traduction] LE CHEF – « Je vais exposer devant vous mes conditions, la décision de nos chefs; depuis le jour où nous sommes arrivés à une décision, vous l’avez repoussée. Je sens le bruissement de l’or sous mes pas; nous avons un riche pays; c’est le Grand Esprit qui nous l’a donné; l’endroit où nous nous trouvons est le bien des Indiens, il leur appartient. Si vous accédez à nos demandes, nous ne rebrousserons pas chemin sans avoir conclu le traité ».

 

 

(S‑4, page 62)

 

 

[72]           Plus loin, dans l’article du journal, apparaît cet échange entre Morris et un chef :

[traduction]

LE CHEF – « Si nous découvrions un métal présentant une utilité, pourrions‑nous avoir le privilège de lui attribuer notre propre prix? »

 

 


LE GOUVERNEUR – « Si d’importants minéraux sont découverts sur l’une de leurs réserves, les minéraux seront vendus pour leur avantage avec leur consentement, mais non s’ils sont découverts sur d’autres terres; pour les autres découvertes, l’Indien est évidemment comme n’importe qui d’autre. Il peut vendre son information s’il parvient à trouver un acheteur ».

 

 

[Non souligné dans l’original.]

 

 

(S‑4, page 70)

 

 

[73]           Morris avait aussi inclus ce dernier échange de propos dans son rapport officiel au gouvernement, en date du 14 octobre 1873 (S‑4, page 50).

 

 

[74]           Méditant sur la portée du Traité n° 3, Morris avait écrit :

[traduction]

Ce traité était d’une grande importance parce que non seulement il a tranquillisé les nombreux Indiens auxquels il s’appliquait, mais encore il a fini par façonner les termes de tous les traités, le numéro quatre, le numéro cinq, le numéro six et le numéro sept, qui ont depuis été conclus avec les Indiens des Territoires du Nord‑Ouest – lesquels eurent tôt fait d’apprendre les concessions qui avaient été accordées à la nation Ojibway.

 

 

(S‑4, page 45)

 

 

[75]           L’accord suivant, le Traité n° 4, est également appelé le Traité Qu’Appelle parce qu’il fut conclu aux lacs Qu’Appelle, dans ce qui est aujourd’hui la province de la Saskatchewan. Il a été signé en septembre 1874. Là encore, Morris agissait pour le gouvernement, en tant que commissaire du traité, aux côtés de l’honorable David Laird, ministre de l’Intérieur, et de W. J. Christie, qui avait alors pris sa retraite et quitté la CBH. Morris a décrit ainsi les négociations :


 

[traduction]

Les commissaires ont rencontré de grandes difficultés, en raison des exigences excessives des Indiens, ainsi que des jalousies existant entre les deux nations, les Cris et les Chippaouais, mais, à force de persévérance, de fermeté et de tact, ils ont réussi à surmonter les obstacles qu’ils devaient rencontrer, et finalement ont conclu un traité, selon lequel le titre indien était éteint sur une étendue de pays, qui recouvrait 75 000 milles carrés de territoire. Après un débat long et animé, les Indiens ont demandé de bénéficier des mêmes conditions que celles qui avaient été consenties aux Indiens du Traité numéro trois, le Traité de l’Angle Nord‑Ouest, mentionné auparavant. Les commissaires ont accédé à leur demande, et le traité a donc été signé.

 

 

(S‑4, pages 78‑79)

 

 

[76]           Le Traité n° 5, appelé Traité du lac Winnipeg, fut signé en septembre 1875 avec les Cris de Saulteaux et de Swampy. Ses conditions étaient pour ainsi dire identiques à celles des Traités nos 3 et 4. Morris et James McKay agissaient comme commissaires du traité. Ils parcoururent ce lac immense en utilisant le nouveau bateau à vapeur de la CHB, le Colville. Morris avait évoqué l’impulsion à l’origine de ce traité :

 

[traduction] Ce traité était devenu d’une urgente nécessité. Le lac est une étendue d’eau très importante et de grande valeur, d’une longueur d’environ trois cents milles. La rivière Rouge s’y jette, et la rivière Nelson y prend sa source pour se jeter dans la baie d’Hudson. La navigation à vapeur avait été établie avec succès par la Compagnie de la Baie d’Hudson sur le lac Winnipeg [...].

 

(S‑4, page 143)

 

 

[77]           Morris avait aussi remarqué la valeur potentielle du territoire :

 


[traduction] La côte est est bien inférieure à la côte ouest, autant que j’aie pu le constater, mais elle m’est apparue couverte d’épaisses forêts, et l’on semble dire que des minéraux ont été découverts à plusieurs endroits.

 

 

(S‑4, page 150)

 

ii. La conclusion du Traité n° 6

 

[78]           Le Traité n° 6 fut signé en août et septembre 1876, au Fort Carlton et au Fort Pitt respectivement. James McKay et W.J. Christie agissaient comme commissaires du traité, aux côtés de Morris. Christie, comme je l’ai dit plus haut, avait été régisseur principal de la CBH dans le District de la Saskatchewan. Il était de sang mêlé et parlait le cri. Il avait aussi tenu lieu de commissaire pour le Traité des lacs Qu’Appelle. Au cours de sa vie, tant privée que publique, il avait noué des rapports étroits avec les populations autochtones. James McKay était un Métis de la rivière Rouge et il était ministre de l’Agriculture dans le gouvernement du Manitoba.

 

 

[79]           La Commission chargée du traité fut aidée par M. A.G. Jackes, secrétaire de la commission. Il a consigné un récit quotidien des négociations. Morris avait trouvé que c’était [traduction] « un compte rendu fidèle des pourparlers entre les commissaires et les Indiens » (S‑4, page 180; voir aussi la page 195).

 

 

[80]           Les archives documentaires du Traité n° 6 sont donc le compte rendu de Morris et la narration de Jackes, contenue dans le texte de Morris. Une autre source est l’ouvrage intitulé Buffalo Days and Nights, l’autobiographie de Peter Erasmus, racontée par Erasmus à Henry Thompson. Erasmus a vécu de 1833 à 1931. Il agissait comme interprète des Cris lors du Traité n° 6, après avoir été engagé par les chefs cris Mista‑wa‑sis et Ah‑tuk‑a‑kup. Thompson s’était entretenu avec Erasmus deux fois, la première en 1920, puis plus tard en 1928, afin de dissiper des incertitudes présentes dans le manuscrit issu de l’entretien de 1920. Le manuscrit est devenu l’ouvrage intitulé Buffalo Days and Nights, rédigé à la première personne; en ce sens, il s’agit d’un récit oral, bien que figé dans une forme documentaire. L’introduction du livre, rédigée par l’historienne Irene Spry, précise que certains changements ont été apportés au livre, mais avec l’approbation de Thompson. Des notes de référence y ont été insérées afin d’expliquer les modifications importantes; les astérisques indiquent des changements mineurs (C‑7, introduction, page xii).

 

 

[81]           Le récit d’Erasmus n’est pas parfait. Certains passages sont presque identiques aux propos de Morris et de Jackes, ce qui donne à penser qu’il s’en est rapporté à eux pour se rafraîchir la mémoire. Pourtant, malgré ces faiblesses et peut‑être une tendance aux enjolivements, Erasmus rapporte le témoignage précieux d’un témoin direct des négociations du Fort Carlton et des délibérations du conseil cri, auxquelles il avait assisté.

 

 

[82]           Le révérend John McDougall, pasteur méthodiste, était présent aux négociations du Fort Pitt et il signa le traité en tant que témoin. Le révérend McDougall était aussi présent lors de l’adhésion au Traité n° 6, à Blackfoot Crossing. Le document d’adhésion indique qu’il a expliqué le traité aux Indiens; il l’a également signé en tant que témoin. Le révérend McDougall a consigné son récit des pourparlers du Fort Pitt dans son ouvrage intitulé Opening the Great West (C‑8).

 

Archives documentaires et comptes rendus de témoins directs

1.  Le prélude d’un traité

 

[83]           Dès 1871, les chefs cris, de ce qui allait devenir le territoire du Traité n° 6, avaient présenté au gouvernement une pétition en faveur d’un traité (ainsi que l’atteste la lettre de Christie du 13 avril 1871; S‑4, pages 169‑171). Le gouvernement n’était cependant pas pressé d’obtenir des cessions de titres fonciers avant que les terres ne soient requises pour la colonisation. Et les Indiens ont donc attendu, tandis que dans l’Est, les traités numérotés commençaient lentement de couvrir un territoire qui se rapprochait d’eux de plus en plus.

 

 


[84]           Après la conclusion du Traité n° 5 en 1875, le gouvernement porta finalement son regard vers le territoire du Traité n° 6. Afin de frayer la voie à des négociations, Morris pria le révérend George McDougall de parcourir le territoire afin d’expliquer les intentions du gouvernement. George McDougall, père du révérend John McDougall, était lui aussi pasteur méthodiste. Les McDougall avaient émigré de l’Ontario vers l’Ouest en 1862. Ils établirent d’abord une mission à Victoria, près d’Edmonton, en 1862, et une autre plus tard à Morley, en 1873. McDougall père périt en janvier 1876, après avoir un soir perdu son chemin dans les Prairies.

 

 

[85]           Selon Morris, le révérend McDougall portait une lettre du lieutenant‑gouverneur, où il était écrit que des commissaires rencontreraient les Indiens l’été suivant pour des pourparlers en vue d’un traité (S‑4, page 173). Le révérend McDougall rendit compte à Morris de ses voyages et des conseils auxquels il avait assisté. Le compte rendu, daté du 23 octobre 1875, est reproduit dans le texte de Morris. Le révérend McDougall y faisait observer qu’il avait été informé par les Indiens, près de Carlton, que les Cris et les Assiniboines des Plaines s’entendaient sur deux points :

[traduction] D’abord, ils ne recevraient pas de cadeaux du gouvernement jusqu’à ce que soit fixée une date précise pour le traité. Ensuite, même s’ils déploraient la nécessité de recourir à des mesures extrêmes, ils étaient néanmoins unanimes dans leur volonté de s’opposer à la percée de voies ou à la construction de routes à travers leur pays, jusqu’à la conclusion d’un compromis entre le gouvernement et eux‑mêmes.

 

 

(S‑4, page 173)

 

 

[86]           À quelque temps de là, le révérend McDougall rendit compte des sujets débattus par les Indiens, qu’ils songeaient à soumettre aux commissaires durant les pourparlers en vue d’un traité. Il exposa les choses en utilisant leurs propres mots, mais traduits en anglais :


[traduction] « Dites au Grand Chef que nous sommes contents qu’il soit interdit aux négociants d’apporter de l’alcool dans notre pays; quand nous voyons l’alcool, nous voulons le boire, et il nous détruit; quand nous ne le voyons pas, nous n’y pensons pas. Demandez pour nous une loi rigoureuse, qui interdit la libre utilisation du poison (strychnine). Ce poison a presque exterminé les animaux de notre pays et fait souvent de nous de mauvais amis pour nos voisins blancs. Nous voudrions aussi qu’une loi, également applicable aux Métis et aux Indiens, punisse toute personne qui incendie nos forêts ou nos plaines. Il y a quelques années, nous avions attribué un incendie de prairie à la malveillance d’un ennemi, et aujourd’hui tout le monde est imprudent dans l’utilisation du feu, et chaque année un grand nombre d’animaux et d’oiseaux qui nous sont précieux périssent à cause de lui. Nous voudrions aussi que nos charges de chef soient établies par le gouvernement. Depuis plusieurs années, chaque négociant ou presque établit son propre chef et le résultat, c’est que nous sommes dispersés en petits groupes et que nos meilleurs hommes ne sont plus respectés ».

 

 

(S‑4, pages 174‑175)

 

2.  Les négociations au Fort Carlton

 

[87]           Morris, McKay et leur groupe sont arrivés au Fort Carlton le 15 août 1876. La veille, ils avaient rencontré un messager cri à Dumont’s Crossing, sur la rivière Saskatchewan Sud. Le messager avait remis à Morris une « lettre de bienvenue au nom de sa nation » (S‑4, page 181). Selon Morris, la raison de cela, c’était que certains Saulteaux du lac Quill, dans le territoire du Traité n° 4, avaient proposé une union avec les Cris afin d’empêcher Morris de traverser la rivière et de pénétrer en « pays indien ». Les Cris avaient rejeté cette offre et fait bon accueil à Morris (S‑4, page 181).

 

 


[88]           Le matin du 15, Morris rencontrait son collègue commissaire James McKay au lac Duck, à environ 12 milles du Fort Carlton. Le chef Beardy, des Cris Willow, rencontra lui aussi Morris à cet endroit. Il voulait conclure le traité au lac Duck. Morris se rendit au campement de Beardy, mais refusa de substituer le lac Duck au Fort Carlton comme lieu de conclusion du traité. Le groupe s’est donc rendu au Fort Carlton, où il prit ses quartiers au fort de la CBH, lequel était sous le commandement du régisseur principal Lawrence Clarke. McKay ne profita pas de ces quartiers et campa à environ quatre milles de distance. Voici ce qu’écrivait Morris dans son rapport à propos de cet arrangement :

 

[traduction] Je dois reconnaître l’avantage que m’ont procuré les services de l’honorable James McKay, qui est allé bivouaquer près du campement indien. Il avait la possibilité de les rencontrer constamment et de se familiariser avec leurs manières de voir, grâce à la connaissance qu’il avait des dialectes indiens.

 

 

(S‑4, page 195)

 

 

[89]           Durant la soirée, les chefs cris Mista‑wa‑sis et Ah‑tuk‑a‑kup rendirent visite à Morris. Erasmus était présent à cette rencontre, qu’il a décrite ainsi :

[traduction] Le gouverneur [Morris] s’est avancé et a serré la main aux chefs, en disant : « Je suis venu vers vous, chefs cris, pour conclure un traité avec vous en vue de la cession de vos droits territoriaux au gouvernement [...] ».

 

(C‑7, pages 237‑238)

 

 

[90]           Un débat sur les interprètes suivit. Morris dit qu’il était inutile pour les Indiens d’avoir engagé leur propre interprète puisque le gouvernement avait dépêché deux interprètes, Peter Ballenden et le révérend John McKay, frère du commissaire McKay. Erasmus a rapporté que Mista‑wa‑sis avait insisté pour que les Indiens puissent avoir leur propre interprète, ce à quoi Morris accéda (C‑7, page 238).

 


 

[91]           Le lendemain, les Cris demandèrent un report afin de pouvoir utiliser la journée pour conférer davantage entre eux. Morris accepta. Le 17, ils envoyèrent à Morris un message lui signalant qu’ils seraient prêts à commencer des pourparlers formels le lendemain.

 

 

[92]           Le matin du 18 août, un soldat de la Police à cheval du Nord‑Ouest escorta les commissaires du traité depuis le fort jusqu’au campement indien, où les pourparlers devaient avoir lieu. Voici comment Morris a décrit la scène dans son rapport :

[traduction] À mon arrivée, j’ai constaté que l’endroit avait été très judicieusement choisi, un endroit surélevé, avec une abondance d’arbres, de marais à foin et de petits lacs. Le lieu que les Indiens avaient réservé pour la tente de mon conseil surplombait le tout.

 

 

La vue était très belle : les collines et les arbres comme toile de fond, et, au premier plan, la prairie parsemée de bouquets d’arbres, les wigwams, au nombre de deux cents, étant dispersés en grappes ça et là.

 

 

(S‑4, page 182)

 

 

[93]           On hissa les couleurs de l’Union Jack, et les Cris entreprirent de s’assembler devant la tente du conseil. Ils procédèrent à la cérémonie du calumet, une pipe à long tuyau. Après la cérémonie du calumet, Morris ouvrit la séance par une adresse aux Indiens assemblés. Sa chronique renferme un résumé du discours; le récit de Jackes consigne ce qui semble être le texte du discours (S‑4, pages 183; 199‑202).

 


 

[94]           Le compte rendu donné par Erasmus pour cette première journée insiste davantage sur son propre rôle. Il a consigné ainsi le début du discours de Morris, le révérend McKay servant d’interprète :

[traduction] « Vous, nations des Cris », commença‑t‑il, « je suis ici pour une mission très importante, en tant que représentant de Sa Majesté la Reine, Notre Vénérée Mère, pour conclure en son nom un traité avec vous, par lequel vous céderez au gouvernement vos droits sur ces territoires du Nord ».

 

 

(C‑7, page 242)

 

 

[95]           Erasmus s’est exprimé ainsi sur la compétence des interprètes de la commission :

[traduction] Je savais que Peter Ballenden n’avait pas l’éducation ou l’expérience requises pour servir d’interprète, et sa voix ne portait pas assez pour qu’il puisse être entendu par toute cette imposante assemblée. Le révérend McKay avait appris la langue crie parmi les Swampy et les Saulteaux. Il y avait une similitude dans certains mots, et j’avais appris les deux langues, mais les Cris des Prairies ne comprenaient pas son parler cri. D’ailleurs, les Cris des Prairies considéraient les Swampy et les Saulteaux comme des races inférieures. Ils ne toléraient pas que l’on s’adressât à eux en Swampy ou en Saulteaux. Je savais que McKay n’était pas suffisamment versé dans la langue des Cris des Prairies pour s’en tenir, dans son travail d’interprétation, à leur propre langue.

 

 

(C‑7, page 241)

 

 

[96]           Finalement, on décida qu’Erasmus traduirait le discours de Morris. Selon Erasmus :

 


[traduction] Le gouverneur a parlé pendant environ une heure pour expliquer l’objet du traité et ses objectifs, et pour en décrire les termes en détail. Il s’est attardé en particulier sur l’argent que chaque personne obtiendrait.

 

 

(C‑7, page 243)

 

 

[97]           Les Cris ont demandé un ajournement après le discours afin de pouvoir se réunir en conseil. Ainsi se termina le premier jour des négociations du traité.

 

 

[98]           Ce soir‑là, selon Erasmus, il fut appelé dans les quartiers de Morris. Morris le félicita pour son travail d’interprétation accompli ce jour‑là et l’engagea officiellement pour le reste des pourparlers relatifs au traité (C‑7, pages 243‑244).

 

 

[99]           Le deuxième jour des négociations est raconté avec force détails dans le récit de Jackes. Une fois assemblés, les chefs cris furent présentés à Morris. Un messager des Indiens du lac Duck du chef Beardy arriva à ce moment‑là et demanda qu’on lui révèle les conditions du traité. Morris refusa, mais l’invita à rester pour qu’il entende les débats de la journée (S‑4, pages 203‑204).

 

 

[100]       Morris commença les pourparlers en exprimant son inquiétude pour l’avenir des Cris et en évoquant les conséquences de la rareté croissante du gros gibier dont ils dépendaient. Il leur parla des Indiens de l’Est, qui avaient réussi à se mettre à l’agriculture et à se sédentariser, mais il ajouta :

 

[traduction] Comprenez‑moi, je ne veux pas faire obstacle à vos activités de chasse et de pêche. Je veux que vous les pratiquiez partout dans le pays, comme vous l’avez fait jusqu’à maintenant; mais je voudrais que vos enfants soient capables de subvenir à leurs propres besoins et à ceux de leurs descendants. Parfois, lorsque vous irez chasser, vous pourrez laisser vos femmes et vos enfants à la maison pour qu’ils s’occupent de vos jardins.

 

 

(S‑4, page 204)

 

 

[101]       Puis Morris aborda la question des réserves et la réalité des colons non autochtones qui s’installeraient prochainement dans le pays :

[traduction] Je suis heureux de savoir que certains d’entre vous ont déjà commencé de construire et de planter; et je voudrais, au nom de la Reine, donner à chaque bande qui le souhaite un lieu bien à elle; je voudrais agir dans cette affaire pendant qu’il en est encore temps. Le pays est vaste, et vous êtes dispersés, d’autres gens s’y installeront. Aujourd’hui, à moins que les endroits où vous voudriez vivre soient rapidement établis, des difficultés sont à prévoir. L’homme blanc pourrait venir s’installer à l’endroit même où vous voudriez être.

 

 

(S‑4, page 204)

 

 

[102]       Morris expliqua alors le mode de détermination de la taille et de l’endroit des réserves, ainsi que le processus de cession territoriale. Le secrétaire Jackes nota comme suit les commentaires de Morris :


 

[traduction]

« Il y a une chose que je voudrais dire à propos des réserves. La terre dont je parle est beaucoup plus étendue que ce que vous serez jamais en mesure de cultiver, et il se pourrait que vous voudriez faire comme ont fait vos frères, à l’endroit d’où je viens.

 

Lorsqu’ils ont constaté qu’ils avaient trop de terre, ils ont demandé à la Reine de la vendre pour eux; ils en ont conservé autant qu’ils le voulaient, et le prix auquel le reste fut vendu fut mis de côté pour qu’il fructifie, et de nombreuses bandes tirent aujourd’hui un revenu annuel de la terre.

 

Mais, comprenez‑moi bien, après que la réserve sera mise de côté, elle ne pourra pas être vendue si ce n’est avec le consentement de la Reine et des Indiens; tant que les Indiens le voudront, la réserve sera mise à leur disposition; nul ne pourra leur enlever leurs habitations. »

 

(S‑4, page 205)

 

 

[103]       Morris aborda ensuite la gestion d’écoles dans les réserves, l’interdiction de la vente ou de la consommation d’alcool dans les réserves et la distribution de divers instruments aratoires, d’équipements, de bétail et de semences. Il parla des chefs et des conseillers et du respect qu’ils méritaient. Morris déclara aussi que la Reine voulait que ses lois soient observées par tous, Autochtones ou non‑Autochtones (S‑4, page 206). Il évoqua aussi le massacre de Cypress Hills en 1873, lorsqu’un groupe d’Américains partis chasser le loup avait tué des Assiniboines qui bivouaquaient dans les collines. Morris parla alors de la présence de la Police à cheval du Nord‑Ouest, ainsi que de la sécurité et de la protection qu’elle apporterait. Il indiqua que les chefs et les conseillers recevraient des uniformes, des médailles et des banderoles en reconnaissance des charges occupées par eux (S‑4, page 207).

 

 

[104]       Des offices religieux eurent lieu le dimanche. Jackes a rapporté que, à la requête des Indiens, le révérend McKay avait célébré un office avec eux durant l’après‑midi, [traduction] « prêchant dans leur propre langue devant une assemblée de plus de deux cents Cris adultes » (S‑4, page 209). La poursuite des négociations fut reportée au mardi 22 août, afin que les Cris puissent se concerter.

 

 

[105]       Les Cris ont tenu leur conseil le lundi. Erasmus fut l’unique non‑Autochtone à y assister. Le compte rendu qu’il en fait dans Buffalo Days and Nights constitue l’unique preuve produite au procès à propos de cet événement (C‑7, pages 245‑251). Erasmus avait expliqué ainsi l’objet de sa présence au conseil des Cris :

[traduction]

J’ai été prié d’assister au conseil avec eux et fus personnellement escorté à la réunion par Mista‑wa‑sis et son allié Star Blanket. Ils ont dit que je pourrais être prié d’expliquer les pourparlers, pour le cas où il y aurait malentendu sur mes interprétations des conditions du traité. « Il y en a beaucoup parmi nous qui essaient de confondre et de tromper les gens; c’est la raison pour laquelle j’ai pensé qu’il valait mieux leur donner beaucoup de temps pour leur travail de sape. Aujourd’hui, ils vont devoir sortir de l’ombre et seront forcés de montrer leurs intentions », a dit Big Child.

 

 

Les chefs se sont accordés pour dire qu’il valait mieux amener leurs propres gens à s’entendre avant de rencontrer le commissaire.

 

 

(C‑7, pages 245‑246)

 

 

[106]       Selon Erasmus, Poundmaker et le Blaireau conduisirent la faction opposée à la conclusion du traité. À mesure que la journée avançait, Erasmus perdit tout espoir d’arriver à un accord. Finalement, Mista‑wa‑sis se leva et s’adressa au conseil. Après avoir déploré la destruction des bisons et la disparition de leur ancien mode de vie, Mista‑wa‑sis tint les propos suivants :


[traduction]

« Je m’adresse directement à Poundmaker et au Blaireau ainsi qu’aux autres qui s’opposent à la signature de ce traité. Avez‑vous mieux à offrir à notre peuple? Encore une fois, pouvez‑vous proposer quelque chose qui puisse rendre toutes ces choses à notre peuple, demain et durant les années à venir?

 

 

« Je crois que Notre Vénérée Mère la Reine nous offre un mode de vie maintenant que les bisons ne sont plus. Les neiges n’auront pas blanchi nos têtes et nos tombes qu’ils auront déjà disparu ».

 

 

(C‑7, page 247)

 

 

[107]       Mista‑wa‑sis évoqua les difficultés que connaissaient les Pieds‑Noirs, en particulier les difficultés résultant des incursions des négociants américains (les « Grands Couteaux », ou « Longs Couteaux ») sur leur territoire :

 

[traduction]

« Ces négociants, qui n’étaient pas de notre terre, ont persuadé les tribus du sud, avec de belles paroles et des marchandises de mauvaise qualité, qu’il serait bon de disposer d’un endroit où vendre les produits de la chasse, les peaux et les cuirs. Les négociants sont venus construire des forteresses et, avec leurs longs fusils qui peuvent tuer à deux fois la distance de nos propres fusils, et avec les courts fusils qui peuvent semer la mort en six fois moins de temps qu’il n’en faut pour le dire, ils avaient les gens à leur merci. Le Pied‑Noir eut tôt fait de constater que les négociants n’avaient rien d’autre que du whisky à leur offrir pour leurs peaux. Oh, oui! Ils étaient généreux au premier abord avec leur mauvais whisky, mais pas pour longtemps. Les négociants exigeaient d’être payés et obtenaient des Pieds‑Noirs leurs chevaux, leurs peaux de bisons et tout ce qu’ils avaient à offrir.

 

 

« Ces négociants les prenaient pour des idiots, et c’est ce qu’ils étaient lorsqu’ils vendaient leur patrimoine pour plonger dans la ruine et la débauche. Certains des Pieds‑Noirs parmi les plus braves ont voulu se venger pour obtenir réparation, mais ils ont été abattus comme des chiens et traînés vers les Plaines sur des chevaux pour y pourrir ou y être dévorés par les loups ».

 

 

(C‑7, pages 247‑248)

 

 

[108]       Il évoqua les policiers à cheval du Nord‑Ouest, appelés « tuniques rouges », dépêchés pour expulser les marchands de whisky et protéger les Pieds‑Noirs. Il conseilla à l’assemblée de tirer parti de l’expérience des Indiens au sud de la frontière, où les guerres indiennes causaient d’importantes pertes de vies et finalement de territoire (C‑7, page 249).

 

 

[109]       Après que Mista‑wa‑sis se fut assis, Ah‑tuk‑a‑kup se leva et parla des ravages de la guerre avec les Pieds‑Noirs et de la dévastation provoquée par la variole. Il souscrivait aux propos de Mista‑wa‑sis sur la disparation imminente des bisons et évoqua la nécessité de se mettre à l’agriculture. Ah‑tuk‑a‑kup termina son discours par ces mots :

 

[traduction] « Pour ma part, je crois que Notre Mère la Reine nous offre un nouveau mode de vie, et j’ajoute foi aux choses que vous a racontées mon frère Mista‑wa‑sis. La terre nourricière nous a toujours donné beaucoup avec l’herbe qui nourrissait les bisons. Nous, Indiens, pouvons certainement apprendre les modes de vie qui ont rendu l’homme blanc fort et capable de vaincre toutes les grandes tribus des nations du sud. Les hommes blancs n’ont jamais eu les bisons, mais on me dit qu’ils ont des bovins par milliers, qui peuplent les prairies sur des milles et qui remplaceront les bisons dans le pays des Longs Couteaux et qui pourraient même se multiplier sur nos terres. Les hommes blancs disposent de milliers d’abris, contrairement à nous qui ne pouvons compter que sur nos dizaines de tipis. J’accepterai pour mon peuple la main que nous tend la Reine. J’ai parlé. »

 

 

(C‑7, page 250)

 

 


[110]       Erasmus écrivait que les conseillers de ces deux chefs avaient signifié, par des gestes, qu’ils acceptaient la position des chefs. Il écrivait aussi que la majorité avait également accepté leurs vues. Mista‑wa‑sis mit fin à la rencontre en assurant à tous qu’ils auraient la possibilité de poser des questions et que leur interprète noterait les choses qui, selon eux, devraient leur être accordées dans le traité (C‑7, page 250).

 

 

[111]       Le troisième jour des négociations du traité eut lieu le mardi 22 août. Morris ouvrit les pourparlers en demandant aux chefs d’exprimer leurs vues (S‑4, page 184). Poundmaker répondit. Il demanda l’aide du gouvernement lorsque les Indiens commenceraient de s’installer dans les réserves. Morris répondit que le gouvernement ne pourrait pas nourrir les Indiens, mais seulement les aider à se sédentariser (S‑4, pages 184‑185). Dans son rapport, Morris faisait observer que le Blaireau, Soh‑ah‑moos (Sak‑ah‑moos, chez Jackes, et Sakamoos, chez Erasmus) et plusieurs autres avaient appuyé la demande de Poundmaker (S‑4, pages 184‑185).

 

 

[112]       Morris leur répondit que le gouvernement avait envoyé de l’argent aux Indiens dont les cultures avaient été détruites par les sauterelles, alors même qu’une telle aide n’était pas promise dans leur traité (S‑4, page 211).

 

 

[113]       Le commissaire McKay s’adressa à l’assemblée suivante, en langue crie. Selon le récit de Jackes, Morris invita McKay à s’exprimer (S‑4, page 211). Jackes a rapporté ainsi le discours de McKay :


 

[traduction] « Mes amis, je voudrais vous expliquer clairement certaines choses que, semble‑t‑il, vous ne comprenez pas. Votre gouverneur vous a dit que nous ne sommes pas venus ici pour faire du troc ou du commerce avec vous à propos du territoire. Vous avez présenté des exigences au gouverneur et, d’après la manière dont vous les avez présentées, un homme blanc serait amené à croire que vous demandez des provisions quotidiennes, ainsi que des fournitures pour vos activités de chasse et pour vos excursions d’agrément. Les raisons que j’ai aujourd’hui de vous donner des explications reposent sur mon expérience passée des traités, car aussitôt que le gouverneur et les commissaires auront tourné les talons, voilà ce que diront certains d’entre vous : « telle ou telle chose nous a été promise et la promesse n’a pas été tenue; on ne peut pas se fier aux représentants de la Reine, car même lui ne dira pas la vérité », alors que c’est parmi vous que se trouvent ceux qui dénaturent les faits. Avant que nous levions la séance, tout ce que le gouverneur et les commissaires vous ont promis devra être compris et devra être couché par écrit, et j’espère que vous ne partirez pas avant d’avoir parfaitement compris le sens de chacun des mots qui sort de notre bouche. Nous ne sommes pas venus ici pour vous tromper, nous ne sommes pas venus ici pour vous voler, nous ne sommes pas venus ici pour vous enlever quelque chose qui vous appartient, et nous ne sommes pas ici pour faire la paix comme si vous étiez pour nous des Indiens hostiles, parce que vous êtes les enfants de Notre Vénérée Reine, comme nous le sommes, et il n’y a jamais rien eu d’autre que la paix entre nous. Ce que vous n’avez pas compris clairement, nous nous ferons un devoir de vous l’expliquer parfaitement ».

 

 

(S‑4, pages 211‑212)

 

 

[114]       Selon le récit de Jackes, Morris s’est exprimé immédiatement après McKay, en relatant une nouvelle histoire concernant l’aide apportée à la population de la rivière Rouge après une infestation de sauterelles. Il faisait observer que, dans ce cas, il n’y avait pas de traité; les gens étaient simplement les sujets de la Reine. Jackes précisait ensuite que le Blaireau avait répondu aux propos de McKay (S‑4, pages 212‑213). Le compte rendu de Morris est semblable à celui de Jackes, bien que beaucoup moins détaillé.

 

 

[115]       Erasmus a fait un autre portrait de la situation. Selon lui, le ton de McKay était arrogant, et McKay avait réprimandé les Cris pour leurs exigences outrancières; Erasmus faisait aussi observer qu’il y avait eu un murmure de désapprobation parmi les Indiens assemblés (C‑7, page 251). Selon Erasmus, après que McKay se fut assis, le Blaireau s’était levé d’un bond et l’avait sermonné :

 

[traduction] « Je n’ai pas dit que je voulais être nourri chaque jour. Vous, je le sais, vous comprenez notre langue, et pourtant vous déformez mes paroles pour qu’elles s’accordent avec votre manière de voir. Ce que j’ai dit, c’était que, lorsque nous nous sédentariserons et que nous travaillerons la terre, c’est alors que nous aurons besoin d’aide, car c’est le seul moyen qu’aura un Indien pauvre de se débrouiller ».

 

 

(C‑7, pages 251‑252)

 

 

[116]       Selon Jackes, le troisième jour des pourparlers prit fin après que Mista‑wa‑sis eut déclaré que les Indiens ne voulaient pas être nourris tous les jours, mais seulement lorsqu’ils commenceraient à pratiquer la culture, et dans les cas de famine ou de calamité. Ah‑tuk‑a‑kup réitéra cette demande, puis demanda un ajournement (S‑4, page 213). Morris a inséré dans son rapport une version semblable, encore que tronquée, faisant observer :

 

[traduction]

Toute la journée a été consacrée à cette discussion de la question alimentaire, et ce fut le moment décisif en ce qui concerne le traité.

 

 

Les Indiens étaient remplis d’inquiétude, comme ils l’avaient été depuis quelque temps déjà.

 

 

Ils voyaient leur unique moyen de survie, le bison, disparaître. Ils étaient impatients d’apprendre à subvenir à leurs besoins grâce à l’agriculture, mais se sentaient trop ignorants pour y parvenir, et ils redoutaient, durant la période de transition, d’être décimés par la maladie ou la famine – ils avaient déjà souffert terriblement des ravages causés par la rougeole, la scarlatine et la variole.


 

Il était impossible de les entendre sans intérêt, ils n’étaient pas exigeants, mais ils étaient très inquiets quant à leur avenir, et reconnaissants de voir que, selon les mots de l’un d’eux, « une nouvelle vie s’offrait à eux ».

 

 

(S‑4, page 185)

 

 

[117]       Le compte rendu fait par Erasmus pour nombre des discours du troisième jour est très semblable au récit de Jackes. Il en différait par sa description du discours de McKay; d’ailleurs, ses propos concernant la réaction irritée du Blaireau (qui disait que McKay avait délibérément déformé ses paroles) montrent que les Cris étaient attentifs à la manière dont leurs interventions étaient comprises et utilisées par les représentants du gouvernement.

 

 

[118]       Le dernier jour des pourparlers officiels fut le 23. Selon le récit de Jackes, Morris avait admonesté un Chippaouais, qui avait interrompu les délibérations. Morris avait dit que, si les Chippaouais voulaient conférer avec lui, il les écouterait après la conclusion des pourparlers relatifs au traité. Il avait observé que les bisons n’étaient pas loin et que les Cris étaient impatients d’aller chasser, puis il avait dit qu’il était prêt à les écouter (S‑4, page 214).

 

 

[119]       Erasmus a raconté qu’un homme appelé Teequaysay (Tee‑Tee‑Quay‑Say dans le récit de Jackes) s’était levé et s’était adressé ainsi aux Cris :

 


[traduction] « Écoutez, mes amis, vous tous qui êtes assis ici, soyez patients et écoutez ce que notre interprète a été prié de vous dire. Ce qu’il vous dira, ce sont les choses que nos chefs principaux et nos conseillers ont décidé de demander et qui d’après eux s’accordent avec nos intérêts. Il n’y aura plus de discussion, ni de questions posées au gouverneur ».

 

 

(C‑7, page 253)

 

 

[120]       Morris a rapporté que l’interprète, Erasmus, avait lu à haute voix les exigences des Cris (S‑4, page 185). Le récit de Jackes renferme aussi cette partie des délibérations (S‑4, pages 214‑215). Ces deux comptes rendus précisent les points et changements voulus par les Cris. Selon Erasmus, il avait expliqué aux commissaires que la liste avait été préparée par les principaux chefs et leurs conseillers et qu’elle ne contenait guère plus que ce qui avait été promis. Erasmus avait interprété la liste au bénéfice des Indiens assemblés, afin d’obtenir leur accord, puis l’avait remise à Morris (C‑7, page 253).

 

 


[121]       Le récit de Jackes offre le niveau le plus élevé de détail en ce qui concerne la réponse de Morris à la contre‑proposition des Cris. Morris avait répondu aux Cris en faisant observer qu’une partie de ce qu’ils demandaient était déjà promise, mais aussi, aspect plus important, en faisant trois concessions de taille. Il promettait mille dollars chaque printemps durant trois années à titre d’aide au passage à l’agriculture après sédentarisation dans les réserves. Il souscrivit à une clause relative à la famine, clause selon laquelle une aide serait apportée en période de famine générale ou d’épidémie. Morris souscrivit aussi à ce que l’on finit par appeler la clause du buffet à médicaments. Les autres concessions concernaient l’accroissement du nombre de divers instruments aratoires et de têtes de bétail à fournir en vertu du traité. Il rejetait la demande des Cris concernant les vivres à distribuer aux pauvres, aux aveugles et aux infirmes. Il rejetait aussi leur demande pour l’envoi de missionnaires et de pasteurs, affirmant que, même s’il était content de la requête, les Cris devaient se tourner vers les églises et diverses sociétés pour obtenir ces gens. S’agissant de la conscription militaire, il disait que les Indiens ne seraient pas tenus de combattre sauf s’ils le souhaitaient, mais que, si la Reine les invitait à combattre pour protéger leurs épouses et leurs enfants, il était sûr que c’est ce qu’ils feraient (S‑4, pages 217‑219).

 

 

[122]       Poundmaker et Joseph Thoma s’exprimèrent franchement après la réponse de Morris, tous deux s’opposant à ce qui était offert. Thoma disait qu’il s’exprimait au nom de Faisan Rouge, chef des Indiens de la rivière Battle. Certaines de ses remarques, consignées par Jackes, attestent une connaissance d’un traité antérieur, ainsi que de la question de la valeur des terres :

[traduction] Il est vrai que le gouverneur dit qu’il lui incombe à lui de faire droit aux requêtes supplémentaires des Indiens, mais qu’on le laisse réfléchir à la qualité de la terre à propos de laquelle il a déjà négocié. Il n’y a aucune terre agricole à l’angle nord‑ouest, et il s’en tient à ce qu’il a là‑bas. Ce que je veux, comme il l’a dit, c’est vingt‑cinq dollars pour chaque chef, et vingt dollars pour ses hommes principaux. Je ne veux pas garder les terres ni m’en défaire, mais j’ai fixé leur valeur. Je veux demander autant qu’il sera nécessaire pour que la population puisse se couvrir, ni plus ni moins. Je crois que ce qu’il a offert est trop peu. Quand vous avez parlé, vous avez mentionné les munitions; je n’ai pas entendu le mot fusil; il nous sera impossible de tuer quoi que ce soit simplement en mettant le feu aux poudres. Je veux un fusil pour chaque chef et chaque homme principal, et je veux dix milles autour de la réserve où je puisse m’installer. J’ai dit la valeur que j’accorde à ma terre.

 

 

(S‑4, page 220)

 


 

[123]       Morris rejeta les exigences additionnelles de Thoma et blâma Faisan Rouge d’être resté assis en silence auparavant quand Erasmus avait fait la lecture de la liste des exigences. Faisan Rouge se leva et répudia les observations de Thoma (S‑4, page 221). Erasmus a mentionné brièvement cet épisode (C‑7, page 253); Morris en a aussi fait état dans son rapport (S‑4, page 186).

 

 

[124]       Après cet incident, les principaux chefs cris signifièrent leur acceptation des conditions proposées. Morris prononça alors les paroles suivantes :

[traduction] Je demanderai à l’interprète de vous lire ce qui a été écrit et, avant de partir, j’en ferai laisser un exemplaire aux chefs principaux. Les paiements seront effectués demain, et les uniformes, les médailles et les banderoles seront également remis, outre des présents qui seront remis aux Indiens, composés de calicots, de chemises, de tabac, de pipes et autres articles.

 

 

(S‑4, pages 221‑222)

 

 

[125]       Erasmus a décrit ainsi le processus de modification, de lecture et de signature :

[traduction]

Le gouverneur a remercié les Indiens pour leur attention et leur coopération dans toutes les délibérations et a dit que les demandes additionnelles seraient écrites dans le traité pour tout ce à quoi il avait acquiescé. Ces dispositions spéciales furent ajoutées dans le projet de traité avant que commencent les signatures. Cinquante signatures ont été apposées à ce document historique et autres adhésions, suivant le même texte que celui qui avait été signé à Carlton. La lecture du traité prit beaucoup de temps et nécessita les services de tous les interprètes mais, cette fois, nul ne songea à critiquer les mots employés, ni la voix de Ballenden. La moitié des Indiens n’étaient pas concernés.

 

 


Mista‑wa‑sis m’avait tiré à l’écart et m’avait dit de surveiller attentivement le texte pour m’assurer qu’il contenait tout ce qui avait été promis. Toutefois, les autres chefs ont paru convaincus que le gouverneur tiendrait ses promesses à la lettre. J’ai pu assurer Mista‑wa‑sis que toutes les promesses faites avaient été insérées dans l’écrit. Il était satisfait et il fut le premier à signer le document.

 

 

(C‑7, pages 253‑254)

 

 

[126]       Les modifications apportées au Traité n° 6 sont apparentes sur le document. Les commissaires du traité étaient arrivés au Fort Carlton avec un traité déjà copié sur plusieurs feuilles de parchemin, ses modalités s’inspirant de celles des traités numérotés antérieurs, ou bien ils en avaient fait rédiger un avant de faire les concessions aux Cris. Après que les Cris se révélèrent être de formidables négociateurs, des modifications y furent apportées sur place; des ajouts furent insérés et des pages additionnelles furent ajoutées avant la page des signatures (voir S‑1).

 

 

[127]       Le matin du 24, Morris présenta aux chefs principaux leurs médailles, uniformes et banderoles. Christie remit les mêmes choses aux autres chefs et conseillers ce soir‑là. Les paiements au titre du traité débutèrent ce jour‑là et se terminèrent le 25. Erasmus aidait Christie dans cette tâche (C‑7, page 254). Erasmus a aussi raconté que Morris l’avait engagé comme interprète au Fort Pitt et l’avait rémunéré pour son travail au Fort Carlton (C‑7, page 255).

 

 

[128]       Dans le rapport de Morris, et dans le récit de Jackes, il est question d’une rencontre avec certains Indiens Saulteaux (Jackes les appelle Chippaouais). Voici ce que Morris écrivait :


 

[traduction] Outre ces Saulteaux, il y avait d’autres personnes présentes qui étaient opposées à leurs délibérations, et parmi elles Kis‑so‑way‑is, déjà mentionné, et Pecheeto, qui était le porte‑parole principal à Qu’Appelle, mais qui est maintenant un conseiller de la bande Fort Ellice.

 

 

(S‑4, page 187)

 

 

[129]       Il est évident qu’il y avait ceux qui s’opposaient à la conclusion d’un traité au Fort Carlton. La description que faisait Erasmus du conseil des Cris indiquait aussi que certaines factions parmi les Indiens y étaient opposées. Les discours prononcés par Poundmaker et Joseph Thoma le montrent également. Toutefois, ces voix ne gagnèrent pas la partie et, au Fort Carlton, les chefs cris signèrent le traité.

 

 

[130]       Le matin du 26, le camp des Cris fit une visite d’adieu à Morris, au fort. Les Indiens Willow envoyèrent un message le lendemain depuis le lac Duck, en réponse à un message que leur avait envoyé Morris. Dans son rapport, Morris écrivait qu’il n’était pas souhaitable que tant d’Indiens fussent exclus du traité (S‑4, page 187). Les Indiens Willow acceptèrent de rencontrer les commissaires au camp de McKay le 28 (S‑4, page 225).

 

 

[131]       Les deux parties se sont donc rencontrées. Le chef des Indiens Willow, Beardy, se déclara quelque peu chagriné par les conditions du traité et dit qu’il y avait insuffisance de certaines choses. Il parla de son inquiétude quant à l’avenir et demanda de l’aide. Il demanda aussi une tunique bleue au lieu d’une tunique rouge (S‑4, pages 226‑227).

 

 

[132]       Morris répondit en disant qu’il parlerait comme il avait parlé aux autres Indiens : le gouvernement ne les alimenterait pas quotidiennement, mais les Indiens Willow obtiendraient leur part des milliers de dollars de vivres une fois qu’ils se sédentariseraient dans les réserves et se mettraient à cultiver la terre. Morris expliqua aussi que le gouvernement leur apporterait une aide en période de famine nationale ou d’épidémie, et il évoqua de nouveau comme exemple l’invasion des sauterelles à la rivière Rouge. Il refusa d’accéder à la demande du chef Beardy qui voulait une tunique bleue. Morris reconnut que la préservation des bisons était importante et promit que le gouvernement territorial examinerait l’idée d’adopter une loi à ce sujet. Il termina en redisant ce qu’il avait dit au Fort Carlton, c’est‑à‑dire que le traité ne concernait que les Indiens, non les Métis (S‑4, pages 227‑228).

 

 

[133]       Dans son rapport de décembre 1876, Morris faisait les observations suivantes :

[traduction]

L’entêtement de ces Indiens à vouloir absolument contraindre les commissaires à se rendre au lac Duck s’expliquait en partie par la superstition, le chef Beardy ayant annoncé qu’il avait eu une vision, dans laquelle on lui avait fait savoir que le traité serait conclu à cet endroit.


 

C’était en partie aussi en raison de l’hostilité au traité, car ils avaient essayé de convaincre les Indiens de Carlton de ne conclure aucun traité et les avaient exhortés de ne pas vendre la terre, mais à la prêter durant quatre ans.

 

 

Le bon sens et l’intelligence des chefs principaux les ont conduits à rejeter leurs propositions, et les Indiens Willow, comme je l’ai rapporté, finirent par accepter le traité.

 

 

(S‑4, pages 188‑189)

 

 

[134]       Christie passa la journée du 29 août à apurer les comptes, à faire l’inventaire des vêtements et à se préparer au départ. Morris et Christie partirent pour le Fort Pitt le 31, McKay les ayant précédés en empruntant la rivière Battle (S‑4, page 189).

 

3.  Les négociations au Fort Pitt

 

[135]       Erasmus arriva au Fort Pitt avec son compagnon Petit Chasseur, avant la délégation gouvernementale (C‑7, page 258). John McDougall, accompagné de son frère cadet George, arriva lui aussi plusieurs jours avant les commissaires du traité :

[traduction]

De Victoria au Fort Pitt, George et moi avons fait un voyage rapide. Ici nous avons trouvé les Indiens s’assemblant en grand nombre depuis les prairies et les bois. Aucun événement du genre ne s’était jamais produit dans toute leur histoire et, partout dans les camps qui maintenant parsemaient les collines à l’arrière du fort, on se perdait en conjectures sur ce qui se préparait.

 

 

Nombre de mes vieux amis et anciennes connaissances sont venus me voir au fort et m’ont également invité dans leurs quartiers. J’ai continué de les assurer que les représentants de la Reine feraient ce qui était bon et juste. Je leur ai demandé d’attendre patiemment que les commissaires leur présentent les propositions du gouvernement.

 


 

Sweetgrass était le chef principal des Cris des Plaines, et le chef Pakan le chef principal des Cris des bois et semi‑bois. Il était tout à fait évident que les chefs ressentaient profondément la grandeur du moment. Il y avait quelques éléments rebelles parmi les tribus. Les hommes qui avaient vécu dans une liberté absolue ne souhaitaient aucun changement. La question était simplement de savoir quelle influence ils allaient pouvoir exercer parmi les sections quand telle ou telle affaire serait débattue. Ce furent donc des journées tendues.

 

 

(C‑8, pages 56‑57)

 

 

[136]       Jackes et Morris ont rapporté que la délégation gouvernementale était arrivée au fort le 5 septembre. Le colonel Jarvis et un détachement de la Police à cheval du Nord‑Ouest les avaient rencontrés à environ six milles du fort et les avaient escortés. Les Indiens, qui comptaient sur l’arrivée d’autres des leurs, demandèrent un ajournement jusqu’au 7 (S‑4, pages 228‑229). Jackes et Morris ont tous deux relaté une visite de bienvenue du chef Sweet Grass et de 30 de ses hommes le matin du 6 (S‑4, page 189 et pages 228‑229).

 

 

[137]       Dans son ouvrage Buffalo Days and Nights, Erasmus évoquait une rencontre qu’il avait eue avec les chefs cris, à leur demande, le 6 septembre :

 

[traduction]


J’ai été interrogé assez longuement sur l’attitude des tribus qui avaient signé le traité à Carlton, sur certains détails se rapportant aux concessions du traité et sur les modalités arrêtées, que j’avais fini par connaître par coeur. Je leur ai rapporté les propos échangés lors de la rencontre des chefs à Carlton, en mentionnant les objections soulevées par ceux qui s’opposaient à la signature, et leur ai parlé de la pétition qui avait été rédigée pour le commissaire, avec les points convenus et les points rejetés. Je leur ai mentionné les efforts faits par Poundmaker et le Blaireau pour bloquer ou mal interpréter les conditions du traité, et j’ai vu dans leur visage une expression de dégoût devant leur attitude. J’ai alors conclu mon propos par un compte rendu des deux discours faits par Mista‑wa‑sis et Ah‑tuk‑a‑kup, discours qui avaient changé complètement l’opinion de l’assemblée, alors favorable à la signature.

 

 

Sweet Grass, qui était le chef le plus important parmi ceux qui étaient réunis en conseil, s’est levé pour parler à son peuple.

 

 

« Mista‑wa‑sis et Ah‑tuk‑a‑kup, je le crois, sont beaucoup plus sages que moi; c’est pourquoi, s’ils ont accepté ce traité pour leur peuple après de nombreux jours de pourparlers et de réflexions, alors je suis disposé à l’accepter pour mon peuple ».

 

 

Le chef Seenum a alors pris sa place pour parler. « Vous avez tous interrogé Peter Erasmus sur les événements qui se sont déroulés à Carlton. Il est étranger à beaucoup d’entre vous, mais moi je le connais bien. Je respecte ses paroles et je crois en sa sincérité. Mista‑wa‑sis et Ah‑tuk‑a‑kup ont tous deux envoyé leurs fils depuis Carlton jusqu’au lieu où il vit, et il est marié avec l’une de nos filles favorites. Il n’était pas chez lui, mais ils l’ont suivi jusque dans la prairie, où il chassait le bison avec nos gens. Petit Chasseur est un chef et revient avec un bon rapport sur le travail effectué par lui durant les pourparlers du traité. Il ne nous dirait rien qui ne fût pour notre bien. Par conséquent, puisque les autres chefs, qui sont en plus grand nombre que nous, ont trouvé que ce traité était bon, moi et mon homme principal le signerons pour notre peuple. J’ai parlé. »

 

 

Chacun des autres chefs, avec leurs conseillers, a exprimé son accord, chaque homme formulant en ses propres mots des idées qui s’accordaient avec l’acceptation générale des conditions du traité. Ils étaient tous disposés à signer le traité et il n’y a pas eu une seule voix discordante.

 

 

(C‑7, pages 258‑259)

 

 


[138]       Tout le monde entreprit de s’assembler devant la tente du conseil tard le matin du 7 septembre. Les négociations s’ouvrirent par des cérémonies. Morris prononça un discours d’ouverture. Il fit part de son inquiétude quant à leur bien‑être futur. Il parla des négociations du Fort Carlton et redit son inquiétude quant à l’avenir et sa tristesse devant la disparition des bisons. Il dit aussi que, malgré les difficultés qu’il avait eues avec le chef Beardy, il avait pu l’amener à conclure le traité. Morris parla de traités antérieurs. Il parla aussi du massacre de Cypress Hills de 1873 et de la protection maintenant assurée par la Police à cheval du Nord‑Ouest. Il rassura les Indiens en leur disant qu’ils ne seraient pas soumis à la conscription militaire (S‑4, pages 230‑234).

 

 

[139]       Morris termina son discours en disant qu’il espérait qu’ils étaient préparés à recevoir son message, ajoutant qu’il n’irait pas plus loin avant que ne s’expriment les chefs qui le souhaitaient. Sweet Grass se leva alors, prit Morris par la main et demanda d’entendre les conditions du traité, avant un ajournement qui leur permettrait de se réunir en conseil. Voici ce que Jackes a écrit :

 

[traduction] Le gouverneur a alors expliqué très soigneusement et distinctement les modalités et promesses du traité conclu à Carlton; ses propos furent reçus par les Indiens avec de fortes exclamations d’acquiescement.

 

 

(S‑4, page 235)

 

 

[140]       John McDougall assista à cette première journée de pourparlers. Il fit observer que les Blancs et les Indiens lui avaient demandé d’observer attentivement et de consigner tout ce qu’il verrait. Il a décrit ainsi les pourparlers d’ouverture :

 


[traduction] Les Indiens étaient très attentifs et, quand le commissionnaire principal eut fini de présenter ses propositions et de les expliquer en détail, Sweetgrass s’est mis debout et, en très peu de mots, a remercié le commissaire pour l’occasion. Il a dit aussi que lui‑même et ses compagnons, les chefs et les hommes principaux qui avaient écouté, se retireraient maintenant dans leurs quartiers pour conférer, avec le consentement de ces grands hommes qui représentaient le gouvernement. Il espérait que, le troisième jour qui suivrait, ils seraient prêts à se présenter devant les grands hommes avec leur réponse. À cela, le commissaire principal a répondu que c’était très raisonnable et qu’il espérerait les rencontrer dans l’amitié et dans la paix au moment proposé. Toute cette scène occupa une petite heure et cette assemblée singulière s’égailla.

 

 

(C‑8, page 58)

 

 

[141]       Le récit de McDougall diffère de celui de Morris quant à la durée de ces discours d’ouverture. McDougall dit qu’ils ont duré une petite heure, tandis que Morris, dans son rapport, dit qu’il lui fallut trois heures.

 

 

[142]       Le récit du Fort Pitt fait par Erasmus diffère quelque peu de ceux de Morris, Jackes et McDougall. Erasmus décrivait les cérémonies d’ouverture et faisait état du discours de Morris, mais sans entrer dans le détail. Son récit diverge ensuite, car il se rappelait que le chef, l’Aigle (Ku‑ye‑win), avait répondu à Morris en pressant les gens de ne pas avoir peur de dire ce qu’ils pensaient sur toute chose qu’ils ne comprenaient pas ou souhaitaient connaître. Personne n’a parlé et alors, selon Erasmus, Sweet Grass prononça un discours par lequel il acceptait les termes du traité.

 

 

[143]       Après cela, Erasmus écrivait que le chef James Seenum avait demandé à Morris un important territoire pour tous les Cris qui ne souscrivaient pas au traité. Morris répondit qu’il ne pouvait pas accéder à une telle requête :

 


[traduction] « Il n’est pas dans mon pouvoir d’ajouter à ce traité des clauses dépassant les promesses qui vous y sont déjà faites, mais je présenterai votre requête devant la Chambre à Ottawa. Toutefois, je sais qu’elle ne sera pas acceptée. Comme vous l’avez dit, en ma qualité de chef, je porterai l’affaire à l’attention de mes supérieurs ».

 

 

(C‑7, pages 260‑261)

 

 

[144]       La chronologie présentée par Erasmus ne s’accorde pas avec celle de Morris, de Jackes ou de McDougall. Erasmus ne dit pas qu’il y a eu ajournement de l’assemblée pour permettre la réunion du conseil des Cris. Toutefois, il précise que les conditions du traité ont été lues et expliquées au peuple le 9 septembre et que les chefs ont donné leur accord et signé le traité ce jour‑là. Il écrit aussi qu’il n’y a eu aucune dissension comme cela avait été le cas au Fort Carlton (C‑7, page 261).

 

 

[145]       Morris écrivait dans son rapport que les Cris avaient demandé davantage de temps pour se réunir en conseil :

[traduction] Le 8, les Indiens ont demandé davantage de temps pour délibérer, ce qui leur fut accordé, parce que nous avions appris que certains d’entre eux souhaitaient présenter des exigences exorbitantes, et nous voulions qu’ils comprennent, par les voies qui nous permettaient d’accéder à eux, que ces exigences seraient sans suite.

 

 

(S‑4, page 190)

 

 

[146]       Dans son ouvrage intitulé Opening the Great West, le révérend McDougall racontait comment il avait été prié par le chef Sweet Grass d’assister au conseil des Cris, et ce qui s’en était suivi :

 

[traduction]

L’après‑midi suivant, un messager du chef principal Sweetgrass apporta une requête me priant de me présenter à l’endroit de leur conseil. Après m’être assuré que la requête était authentique, je montai la colline et j’y trouvai les Indiens assemblés. Une fois arrivé, je fus invité à m’asseoir près du chef principal. Sweetgrass me présenta comme un ancien ami et comme l’unique homme blanc qui selon lui avait un coeur d’Indien. Il avait connu mes parents, qui étaient sans aucun doute les vrais amis des peuples indiens. « De plus, ce jeune homme parle et comprend notre langue aussi bien que nous. Je l’ai envoyé chercher pour qu’il nous dise ce que signifient les propositions du traité, pour qu’il nous explique en détail ce qu’a dit le chef blanc, pour qu’il parcoure toutes ses promesses et qu’il les interprète pour nous, afin que moi‑même et vous‑mêmes, mon peuple, puissions véritablement comprendre ce qui nous a été dit aujourd’hui. Rappelez‑vous que ce jeune homme, que j’appelle mon petit‑fils, a toute ma confiance et que, lorsqu’il parle, je le crois toujours ». Puis se tournant vers moi, il dit : « Maintenant, John, mon petit‑fils, dis à ces chefs ce qu’a dit, selon toi, le chef blanc lorsque nous l’avons rencontré hier ».

 

 

« Avec grand soin et dans les moindres détails, je parcourus mes notes de la veille en les expliquant le mieux possible et en faisant en sorte que mon auditoire en comprenne le sens. Lorsque j’eus terminé mes explications, le chef s’approcha de moi encore une fois. « Je te remercie pour tes paroles », a‑t‑il dit. « Maintenant, je voudrais que tu ailles plus loin et que tu te mettes à notre place. Oublie que tu es un homme blanc et imagine que tu es maintenant l’un d’entre nous, et, dans cette perspective, dis‑nous franchement ce que nous devrions décider ».

 

 

Pendant quelques instants, je me sentis embarrassé. Puis, rassemblant mes forces, je remerciai d’abord le chef pour sa confiance, puis je parlai longuement de l’équité de la justice britannique et de la loyauté du gouvernement canadien. Je dis à ces chefs et à ces guerriers ce que j’avais vu parmi les Indiens de l’Est canadien. Là ils occupaient leurs réserves parmi les hommes blancs et vivaient en paix. Je prédis que les mêmes conditions finiraient par prévaloir dans ce pays. Je leur conseillai fortement de se présenter devant les commissaires le lendemain et de leur signifier leur acceptation des propositions qui leur avaient été faites. Quand j’eus terminé, je me retirai avec un sentiment de profonde satisfaction, constatant que, après 16 ans d’association et de relations avec ces tribus de l’Ouest, ils m’avaient jugé digne de toute leur confiance en décidant ces affaires d’une importance si vitale pour eux et pour leurs générations futures.

 

 

(C‑8, pages 58‑59)

 


 

[147]       Morris écrivait que les Indiens furent lents à s’assembler sous la tente du conseil le lendemain de leurs délibérations (S‑4, page 190). Voici les observations de Jackes :

 

[traduction] Le matin du 9, les Indiens furent lents à s’assembler, car ils souhaitaient régler toutes les difficultés et tous les malentendus entre eux avant de se rendre à la tente de négociation du traité, mais cela fut semble‑t‑il accompli vers onze heures du matin, quand le groupe tout entier s’approcha et prit place dans l’ordre...

 

 

(S‑4, page 235)

 

 

[148]       Une fois tout le monde assemblé, Morris demande aux Cris de lui donner leur réponse. Ainsi que l’indique Erasmus, l’Aigle se leva et encouragea les Cris à dire ce qu’ils pensaient. Nul ne réagit, et Morris leur demanda encore une fois de lui donner leur réponse (S‑4, pages 235‑236).

 

 

[149]       Le chef Sweet Grass se leva pour prendre la parole. Il accepta le traité et, selon l’observation de Jackes, [traduction] « Les Indiens ont acquiescé aux remarques du chef par de fortes exclamations » (S‑4, pages 236‑237). Morris répondit qu’il était heureux qu’ils acceptent l’offre, ajoutant :

 


[traduction] Je crois que nous avons fait aujourd’hui du bon travail; les années passeront, et nous avec elles, mais le travail que nous avons fait aujourd’hui subsistera comme les collines. Ce que nous avons dit et fait a été consigné et ne pourra pas être effacé, de sorte qu’il ne peut y avoir aucune erreur sur ce qui a été convenu. Je vais maintenant vous faire lire le traité intégralement et vous le faire expliquer, et, avant de partir, j’en laisserai un exemplaire à votre chef principal.

 

 

(S‑4, page 237)

 

 

[150]       Jackes concluait son compte rendu de cette journée de négociations du traité en relatant les propos tenus par plusieurs hommes cris (S‑4, pages 238‑239). Le récit du révérend McDougall à propos de cette journée est bref. Son compte rendu du discours prononcé par le chef Sweet Grass acceptant les conditions du traité est très semblable à celui de Jackes. Son compte rendu n’est donc peut‑être pas tout à fait impartial; il s’en est sans doute rapporté à Jackes quand il s’est mis à rédiger cette partie de ses mémoires, qui ont été écrits vers 1912.

 

 

[151]       Comme il est indiqué plus haut, Erasmus a mentionné la date du 9 septembre presque incidemment, faisant observer :

 

[traduction] Le 9 septembre, les conditions du traité ont été lues et expliquées à la population. Les chefs ont décidé de le signer, et le traité fut donc rapidement mené à terme, sans aucune des dissensions qui avaient surgi à Carlton. Le versement des sommes prévues par le traité et la remise des uniformes prirent la plus grande part de deux journées supplémentaires.

 

 

(C‑7, page 261)

 

 

[152]       Le lendemain était un dimanche. Le révérend McKay célébra l’office pour la police. Le révérend McDougall célébra l’office en cri, tandis que l’évêque Grandin et le révérend Scollen célébrèrent aussi des offices pour les Cris et les Chippéouayanes (S‑4, page 192).

 

 

[153]       Les paiements prévus par le traité, ainsi que la distribution de vivres, furent effectués par Christie le 11 septembre. Morris écrivait dans son rapport que le Grand Ours (appelé Gros Ours dans le récit de Jackes) lui avait rendu visite le 12 septembre. Il était parti chasser, mais, ayant eu vent des pourparlers relatifs au traité, les Cris et les Assiniboines l’avaient envoyé s’exprimer en leur nom. Morris a rapporté qu’il avait informé le Grand Ours de ce qui se passait au Fort Carlton et au Fort Pitt, et ils avaient décidé de se revoir le lendemain (S‑4, page 192).

 

 


[154]       Le matin du 13 septembre, le chef Sweet Grass et les autres chefs et hommes principaux sont arrivés au fort pour présenter leurs hommages et dire adieu aux commissaires. Jackes a consigné les observations qu’ils avaient faites à Morris. Gros Ours expliqua de nouveau qu’il se trouvait là au nom de plusieurs bandes qui étaient parties chasser dans les plaines. Sweet Grass et le chef de la nation du lac White Fish exhortèrent Gros Ours à consentir au traité et à prendre la main de Morris. Gros Ours leur dit d’arrêter, ajoutant qu’il n’avait jamais vu Morris auparavant, mais qu’il avait vu Christie de nombreuses fois. Gros Ours demanda que Morris lui épargne ce qu’il craignait le plus, une condamnation à la corde. Morris répondit que le meurtre était punissable de mort, sauf dans les cas de légitime défense. Gros Ours parla aussi de la protection des bisons. Morris dit à Gros Ours d’informer les autres, dans les Plaines, qu’ils pourraient adhérer au traité l’année suivante. Il demanda aussi à Gros Ours de leur dire ce qui suit :

 

[traduction] Je voudrais que vous compreniez parfaitement deux points, et que vous en informiez les autres. Le Conseil du Nord‑Ouest envisage d’adopter une loi protégeant les bisons et, quand il l’aura adoptée, il compte bien que les Indiens s’y soumettent. Le gouvernement n’interviendra pas dans la vie quotidienne de l’Indien, il ne le contraindra pas. Il l’aidera simplement à gagner sa vie dans les réserves, en lui donnant les moyens d’obtenir du sol sa nourriture. Le seul cas où une aide sera apportée sera celui où la Providence enverra la famine ou la peste sur tout le peuple indien visé dans le traité. Nous envisagions uniquement quelque chose d’imprévu, et non les durs hivers ou les difficultés des bandes isolées, et cela, vous comme moi l’avons bien compris.

 

 

(S‑4, page 241)

 

 

[155]       Morris dit alors adieu aux Indiens, ajoutant qu’il ne pensait pas les revoir et qu’un autre gouverneur allait le remplacer. Tous se serrèrent la main. Gros Ours dit qu’il ne signerait pas parce que son peuple n’était pas présent, mais qu’il viendrait l’année suivante. Le groupe s’égailla. Gros Ours retourna voir Morris au fort environ une heure plus tard et réitéra ses observations, en disant qu’il signerait le traité l’année suivante (S‑4, pages 239‑242).

 

 


[156]       Les commissaires du traité quittèrent le Fort Pitt le 13 septembre et arrivèrent à Battle River le 15. Il n’y avait pas d’Indiens à cet endroit, si ce n’est Faisan Rouge et sa bande, qui avaient conclu le traité au Fort Pitt. Le 16, les commissaires rencontrèrent Faisan Rouge, et ils discutèrent de l’endroit de la réserve de la bande. Morris les exhorta à choisir un endroit dès que possible, pour qu’ils puissent obtenir les instruments aratoires et les têtes de bétail promis dans le traité. Les commissaires quittèrent Battle River le 19 septembre, et Morris retourna au Fort Garry le 6 octobre (S‑4, pages 242‑244).

 

 

[157]       Le gouvernement réagit plutôt négativement à l’inclusion par Morris de la clause relative à la famine, ainsi qu’il ressort d’une lettre adressée à Morris par le ministère de l’Intérieur, en date du 1er mars 1877 :

[traduction]

Son Excellence [le gouverneur général] trouve que, sur certains aspects, en particulier la distribution d’instruments aratoires et la fourniture de semences, les conditions du traité sont plus onéreuses que celles de traités antérieurs; et il regrette en particulier de constater que les commissaires ont jugé nécessaire d’inclure dans le traité une disposition inédite obligeant le gouvernement à venir en aide aux Indiens compris dans le traité pour le cas où ils seraient frappés par la peste ou la famine. On ne saurait douter que cette clause, telle que la comprennent les Indiens, aura tendance à les prédisposer à l’oisiveté et à les rendre moins enclins à prendre les moyens requis pour subvenir eux‑mêmes à leurs besoins, qu’il s’agisse d’aliments ou de vêtements.

 

 

Il est à craindre aussi que la publication des dispositions à ce jour négociées de ce traité rende les Indiens insatisfaits des dispositions moins favorables qui leur ont été consenties et les rende encore plus exigeants dans les dispositions encore à négocier que ce n’eût été le cas autrement.

 

 

Mais, bien que son Excellence ait eu l’impression que, pour les raisons susmentionnées, le traité donnait matière à opposition, elle a néanmoins jugé opportun de le ratifier, croyant que les inconvénients susceptibles de résulter d’un refus de ratification pourraient entraîner mécontentement et insatisfaction, ce qui en définitive se révélerait plus préjudiciable au pays que la ratification du traité.

 

 

(C‑303, onglet 41)

 


4. Blackfoot Crossing : L’adhésion de Bobtail

 

[158]       Le Traité n° 7 fut conclu le 22 septembre 1877, à Blackfoot Crossing, sur la rivière Bow, avec les Indiens Pieds‑Noirs, Blood, Piégans, Sarcis et Stonys. Morris n’y exerça pas la charge de commissaire du traité. La Loi sur les Territoires du Nord‑Ouest était entrée en vigueur après la signature du Traité n° 6. David Laird s’était rendu dans l’Ouest et était devenu lieutenant‑gouverneur et commissaire des Indiens des Territoires en novembre 1876. Le rôle de Morris dans les traités numérotés de l’Ouest, dont il avait été un si ardent défenseur, avait pris fin avec le Traité n° 6.

 

 

[159]       Morris a inclus dans son ouvrage sur les traités le compte rendu de Laird sur les événements de Blackfoot Crossing. L’extrait suivant du compte rendu de Laird parle de l’adhésion du chef cri Bobtail :

 

[traduction]

Durant la soirée de lundi, j’ai aussi reçu un message de Bobtail, un chef cri, qui, avec la majeure partie de la bande, était venu sur les lieux du traité. Il expliqua qu’il n’avait été reçu dans aucun traité. Il n’avait pas cependant assisté à la réunion ce jour‑là, parce qu’il n’était pas sûr que les commissaires accepteraient de le recevoir avec les Pieds‑Noirs. Je leur ai demandé, à lui et à sa bande, de rencontrer les commissaires séparément des autres Indiens le lendemain.

 

 


Le mardi, à deux heures, le chef cri et sa bande se sont assemblés pour le rendez‑vous. Les commissaires ont vérifié auprès de lui qu’il avait fréquenté durant quelque temps la région de l’amont de la rivière Bow et qu’il pouvait en toute justice prendre part au présent traité, mais il a exprimé le désir d’avoir sa réserve près du lac Pigeon, dans les limites du Traité numéro Six, et, d’après ce que nous avons cru percevoir dans les sentiments des Pieds‑Noirs à l’endroit des Cris, nous avons jugé prudent de les maintenir séparés autant que possible. Nous avons donc informé le chef qu’il serait tout à fait indiqué pour lui de donner son adhésion au traité de l’année passée et d’être payé annuellement, au nord de la rivière Red Deer, avec les autres chefs cris. Il y a consenti. Nous lui avons alors dit que nous ne pourrions pas le payer avant que ne soit réglée la question des Pieds‑Noirs, car autrement cela risquait de susciter une jalousie entre eux, mais que, entre‑temps, sa bande pouvait recevoir des rations. Il a dit que c’était parfait, qu’il attendrait que nous arrivions à une entente avec les Pieds‑Noirs, et il a accepté de venir signer son adhésion au Traité numéro Six dès que je serais disposé à le recevoir.

 

 

(S‑4, pages 256‑257)

 

 

[160]       L’adhésion de Bobtail fut considérée comme un acte qui engageait les nations d’Ermineskin et de Samson dans le Traité n° 6. De toute manière, il n’a été présenté au procès aucune preuve, pas même une suggestion, contestant ce scénario.

 

D. Le contexte historique et la signification du Traité n° 6 : les opinions d’experts

i. Les commissaires du traité

 

[161]       Comme je l’ai dit précédemment, trois hommes représentaient le gouvernement canadien comme commissaires du traité pour les négociations du Traité n° 6 de 1876 : Alexander Morris, William J. Christie et James McKay.

 

 


[162]       Morris était le principal négociateur du gouvernement. À l’époque du Traité n° 6, il était lieutenant‑gouverneur du Manitoba, des Territoires du Nord‑Ouest et de Keewatin. Il avait aussi été nommé juge en chef de la Cour du banc de la Reine du Manitoba en juillet 1872. Morris était le négociateur en chef du gouvernement pour les Traités nos 3, 4 et 5, et il devait aussi donner suite aux « promesses extérieures » des Traités nos 1 et 2 et de leurs nouvelles versions. Le rôle de Morris dans les traités prit fin avec le Traité n° 6.

 

 

[163]       W. J. Christie a tenu lieu de commissaire pour les Traités nos 4 et 6. Il avait consacré sa vie professionnelle au métier de négociant auprès de la CBH, après avoir débuté comme apprenti greffier à la Maison de Rocky Mountain en 1843. Il s’était élevé au rang de régisseur en chef du District de la Saskatchewan, à la Maison d’Edmonton, poste qu’il a occupé de 1860 jusqu’à sa retraite en 1873. Il avait travaillé avec Morris comme commissaire durant les négociations du Traité n° 4.

 

 

[164]       Le troisième commissaire du Traité n° 6 était James McKay. C’était un Métis de la rivière Rouge, qui était ministre de l’Agriculture dans le gouvernement du Manitoba. McKay avait été un témoin et un traducteur des Traités nos 1, 2 et 3. Il avait aussi tenu lieu de commissaire du Traité n° 5, avec Morris.

 

 


[165]       Les trois commissaires représentant le Canada lors des négociations du Traité n° 6 avaient collectivement une expérience considérable du processus de négociation des traités. Deux d’entre eux avaient l’expérience de l’administration, et l’autre avait passé sa vie adulte à travailler comme négociant de la CBH dans l’Ouest. Deux des commissaires, Christie et McKay, parlaient le cri. Ils n’étaient donc pas étrangers aux conditions ayant cours dans l’Ouest, et ils connaissaient assez bien également les peuples autochtones.

 

 

[166]       Les commissaires avaient négocié le Traité n° 6 en gardant à l’esprit les objectifs et les intentions du gouvernement. J’examinerai maintenant les opinions d’experts sur ce sujet.

 

 

[167]       Le professeur Ray écrivait, dans le résumé introduisant son rapport, que les buts et les besoins du Canada avaient contribué à déterminer la date et la nature du Traité n° 6 (S‑3, page iii). Le Canada avait récemment acheté la Terre de Rupert et il lui tardait de liquider, par des traités, et le plus économiquement possible, le droit de propriété autochtone sur la terre. Le gouvernement souhaitait aussi éviter une guerre avec les Indiens des Plaines. Une guerre aurait été coûteuse sur les plans humain et financier; elle aurait également retardé l’installation des colons (voir aussi S‑3, pages 51‑62).

 

 

[168]       En contre‑interrogatoire, le professeur Ray a reconnu que l’objectif du Canada était d’éteindre le droit de propriété autochtone, afin de faciliter l’installation des colons et de favoriser le développement de l’agriculture et des mines (transcription, volume 24, pages 3201‑3202).

 


 

[169]       Dans son rapport, le professeur Sanders a énuméré ce qu’il décrivait comme des thèmes, tirés des comptes publics, dans les traités numérotés de l’Ouest conclus de 1867 jusqu’à la décennie 1920 (S‑49, page 14). Par les traités, le gouvernement voulait établir des relations pacifiques, ouvrir le territoire à la colonisation, préserver un régime restreint de droits autochtones, développer l’agriculture ou l’élevage chez les Indiens, mettre au point un système pédagogique, interdire l’alcool et organiser les tribus en bandes avec à leur tête des chefs reconnus par le gouvernement.

 

 

[170]       M. von Gernet a exprimé une opinion légèrement différente sur la menace militaire que posaient les Cris; selon lui, ils n’avaient pas les moyens de soutenir une guerre contre le Canada dans les années 1870. Durant son témoignage, M. von Gernet a déclaré qu’il ne croyait pas que, pour le gouvernement, la menace d’une guerre contre les Indiens fût l’une des raisons principales de la conclusion du Traité n° 6. À son avis, le gouvernement voulait plus vraisemblablement empêcher les frictions ou les hostilités entre les colons et les Autochtones (transcription, volume 168, page 23269). Pour M. von Gernet, la raison d’être de la conclusion de traités, s’agissant du gouvernement, tenait aux cessions territoriales ou aux actes de renonciation. Il a relevé que le texte de la clause de cession territoriale, dans le Traité n° 6, ressemble à celui de douzaines d’instruments antérieurs à la Confédération (C‑320, pages 26‑27).

 

 

[171]       Le professeur Ray écrivait que les fonctionnaires du Canada chargés des traités s’inspiraient de pratiques établies pour la conclusion des traités, utilisant comme source d’inspiration les accords Robinson et les Traités nos 1 à 3 (S‑3, page 93). Morris avait d’ailleurs explicitement fait état de cette même source d’inspiration au chapitre 12 de son ouvrage de 1880 (S‑4, pages 285‑292).

 

 

[172]       Le professeur Ray croit aussi que le gouvernement canadien avait nommé Christie commissaire des traités afin de ne pas rompre avec la tradition de la CBH, qui agissait comme représentant de facto de la Couronne dans l’Ouest (transcription, volume 23, pages 3111‑3112). C’était là en effet mettre à profit la connaissance qu’avaient les Cris de cette tradition, sans oublier leur longue expérience de la négociation de divers accords avec la CBH et, bien sûr, leur relation de longue date avec la CBH fondée sur le commerce des fourrures.

 

ii. Les Cris

 

[173]       Dans son ouvrage, Morris qualifiait Mista‑wa‑sis et Ah‑tuk‑uh‑kup de grands chefs des Cris au Fort Carlton, et Sweet Grass de chef principal des Cris des Plaines (S‑4, pages 176 et 179). La page des signatures du Traité n° 6, qui figure dans l’appendice de l’ouvrage de Morris, désigne Mista‑wa‑sis et Ah‑tuk‑uh‑kup grands chefs des Indiens de Carlton; plusieurs autres chefs et leurs conseillers sont également reconnus tels dans le texte du traité et dans ses diverses adhésions. Le traité fut donc conclu avec les dirigeants cris. Mais quels étaient leurs desseins et leurs objectifs?


 

 

[174]       Selon le professeur Ray, les objectifs des Cris dans la conclusion de traités étaient largement déterminés par leurs besoins et soucis immédiats (S‑3, pages ii‑iii). La variole et autres épidémies avaient causé de grandes tribulations et de nombreux décès parmi les Cris. Durant la décennie 1870, les troupeaux de bisons étaient déjà fortement décimés, et l’effondrement de la chasse au bison, source de subsistance des Cris des Plaines, était imminent. Les Cris voulaient qu’on les aide à faire la transition vers l’agriculture, qu’ils voyaient comme leur principal moyen de survie. Ils étaient irrités de la vente de leurs terres, en 1870, par la CBH au Canada, et ennuyés également de voir des arpenteurs pénétrer sur leur territoire et y tracer des lignes pour les chemins de fer, les télégraphes et la frontière Canada‑États‑Unis. Mais c’est la disparition imminente du bison et l’évolution de leurs rapports avec la CBH qui conduisirent les Cris à la table de négociations (S‑3, page 93).

 

 


[175]       De l’avis du professeur Ray, les Cris avaient fait des Traités nos 1 à 5 leurs principaux points de référence; ils avaient pris connaissance de ces traités grâce à des informateurs autochtones, à des négociants blancs et à des négociateurs du gouvernement (S‑4, page iii). Le professeur Ray a aussi précisé que les Indiens avaient reçu des conseils de dirigeants et préposés de la CBH, ainsi que de missionnaires, qui tous pressentaient le renouveau économique qui s’annonçait (S‑3, page 64). Un aspect crucial de toutes les négociations de traités durant les années 1870 avait trait aux droits de subsistance, c’est‑à‑dire les droits de chasse, de piégeage et de pêche (S‑3, pages 64‑65). Les Cris voulaient préserver leur avenir selon des manières compatibles avec leurs traditions (transcription, volume 23, pages 3025‑3026).

 

 

[176]       Durant son témoignage, M. Flanagan a dit que les Cris ne faisaient pas face à une situation totalement inédite au regard du Traité n° 6 (transcription, volume 152, page 21100). Selon M. Flanagan, les Cris avaient entendu parler de traités aux États‑Unis, ainsi que des Traités nos 1 à 5. À son avis, ils avaient une idée générale des enjeux : il y aurait des négociations, et des terres seraient mises de côté pour eux, ainsi que d’autres avantages, par exemple rentes et instruments aratoires.

 

 

[177]       Durant son témoignage, M. von Gernet a dit que les dirigeants cris avaient connaissance de traités antérieurs et que, dans une certaine mesure, ils avaient discuté de ces choses avec leurs populations (transcription, volume 138, page 23298). Il a indiqué aussi que les Cris étaient bien au fait de la question des promesses extérieures se rapportant aux Traités nos 1 et 2, un sujet qui selon lui était de notoriété (transcription, volume 138, pages 23299‑23300).

 

 


[178]       L’autre témoin expert appelé au nom d’Ermineskin était le professeur Wolfart. Il a témoigné à propos des aspects linguistiques de la conclusion du Traité n° 6 et a parlé d’un document historique d’origine orale qu’il a analysé et où il est question du Traité n° 6. J’en dirai davantage sur son témoignage plus loin dans les présents motifs.

 

E. Autres témoignages : les témoins ordinaires

 

[179]       Ermineskin n’a accepté comme témoin aucun des aînés appelés à témoigner par Samson dans son action, et la nation d’Ermineskin n’a pas non plus elle‑même assigné des aînés pour qu’ils témoignent ou fassent des récits portant sur la conclusion du Traité n° 6. Les témoins ordinaires de la nation d’Ermineskin, pour la première phase du procès, sont M. John Ermineskin et M. Brian Wildcat.

 

 

[180]       M. Ermineskin est né et a été élevé dans la réserve d’Ermineskin, et il est un ancien chef de la bande et nation indienne d’Ermineskin. Il peut faire remonter ses origines directement à Bobtail, qui avait adhéré au Traité n° 6 en 1877, à Blackfoot Crossing (E‑257; voir E‑528, une photographie du chef Bobtail).

 

 


[181]       M. Ermineskin n’a pas prétendu produire le témoignage d’un récit oral, et nul n’a donné à entendre qu’il produisait un tel témoignage. Il a néanmoins présenté à la Cour des renseignements qu’il tenait de sa grand‑mère, Isabelle Smallboy, aujourd’hui décédée. Elle lui avait parlé du Traité n° 6 (transcription, volume 142, pages 19442‑19448).

 

 

[182]       Selon la compréhension qu’avait M. Ermineskin de ce que son peuple savait ou comprenait lorsque la nation d’Ermineskin avait adhéré au traité, la relation entre les deux parties [traduction] « devait être éternelle, tant que brillerait le soleil et que couleraient les rivières ». À la signature du traité, il était entendu que leur réserve serait [traduction] « totalement entre les mains des Affaires indiennes ». Il était entendu aussi que les Affaires indiennes s’occuperaient de toutes leurs affaires, notamment la santé, l’éducation et les ressources (transcription, volume 142, pages 19448‑19449).

 

 

[183]       M. Ermineskin a aussi témoigné à propos de la mainmise et de l’influence considérables que les Affaires indiennes avaient, et ont encore, sur la vie de son peuple. Les agents des Indiens ont vécu dans la réserve d’Ermineskin jusqu’à la fin des années 1960. À cette époque, le nom cri pour l’agent des Indiens était Sooni‑yaw Okeymaw, qui signifie argentier. M. Ermineskin a témoigné à propos du pouvoir et de l’autorité que les agents avaient sur les affaires de la bande. Par exemple, un membre de la bande qui voulait vendre des grains devait obtenir un permis auprès de l’agent des Indiens (transcription, volume 142, pages 19449‑19452).

 

 

[184]       Depuis la fin des années 1960, époque où le dernier agent des Indiens quitta la réserve d’Ermineskin, les Affaires indiennes dominent encore presque tous les aspects des affaires de la bande, selon M. Ermineskin. Il a dit que le ministère avait le droit de refuser le budget de la bande et que, lorsque cela arrive, la bande ne peut pas obtenir d’argent de son compte de revenu (transcription, volume 142, pages 19452‑19453).

 

 

[185]       Selon M. Ermineskin, la bande et nation indienne d’Ermineskin compte aujourd’hui environ 3 000 membres (transcription, volume 142, page 19447).

 

 

[186]       Le deuxième témoin ordinaire des demandeurs, pour la première phase du procès, fut M. Wildcat. Au cours des vingt dernières années, il a travaillé pour la bande et nation indienne d’Ermineskin en tant que directeur de l’éducation pour l’Office d’éducation communautaire Miyo Wahakowtow, qui gère les écoles d’Ermineskin (transcription, volume 142, page 19469).

 

 


[187]       Le témoignage de M. Wildcat a surtout porté sur l’état actuel des affaires de la bande et nation indienne d’Ermineskin. Selon M. Wildcat, qui était âgé de 43 ans à l’époque de son témoignage, le 11 décembre 2001, seuls deux autres membres de la bande ont obtenu leur diplôme d’études secondaires la même année que lui. Le nombre de diplômes qui sont décernés est encore très faible : en 1997, aucun membre de la bande n’a terminé ses études secondaires; trois les ont terminées en 1999, et, en 2001, ils étaient 10 diplômés. À sa connaissance, seuls 23 membres de la bande ont suivi des études postsecondaires (transcription, volume 142, pages 19470‑19472).

 

 

[188]       M. Wildcat a également témoigné que, au cours des cinquante dernières années, seuls huit membres du conseil de la bande d’Ermineskin ont terminé leurs études secondaires. À l’époque, aucun de leurs chefs n’avait jamais obtenu un diplôme d’études secondaires (transcription, volume 142, pages 19472‑19473).

 

 

[189]       D’après M. Wildcat, ce faible niveau d’instruction, accompagné d’un taux élevé d’analphabétisme, explique en partie la faible estime de soi des membres de la bande, et leur dépendance à l’égard du gouvernement pour leur subsistance (transcription, volume 142, pages 19475 et 19478‑19480).

 

F. Conclusions

i. Le Traité n° 6

 


[190]       La nation d’Ermineskin n’a pas contesté le sens et l’interprétation qui s’attachent à la clause du Traité n° 6 relative à la cession territoriale, mais elle a fait sien le témoignage du professeur Wolfart, qui a affirmé, parmi maintes autres choses, que les Cris n’avaient absolument pas pu céder leur territoire, au motif que cette notion leur échappait totalement. Selon le professeur Wolfart, Peter Erasmus, le principal traducteur durant les négociations relatives au traité, avait fait un travail si affreux qu’il en avait résulté une rupture totale de la communication entre les deux parties.

 

 

[191]       Le témoignage du professeur Wolfart a aussi porté sur un document attestant un récit oral. Il a analysé un récit fait par Jim Kâ‑Nîpitêhtêw. On ne sait pas si le récit concerne le Fort Pitt ou le Fort Carlton ou s’il fusionne les comptes rendus des deux séances. On dispose de fort peu de renseignements sur l’origine du récit. Par conséquent, il m’est impossible d’accorder beaucoup de poids à ce compte rendu.

 

 

[192]       Le professeur Wolfart a témoigné durant une période d’environ 11 jours. Lorsque j’ai lu son témoignage la première fois, j’ai eu l’impression qu’il était, pour l’essentiel, sinon dans sa totalité, tout à fait hors de propos, mais naturellement il fallait que la Cour sache que le professeur Wolfart était linguiste depuis 35 ans.

 

 

[193]       Je n’ai pas compté le nombre de fois que le professeur Wolfart a dit cela à la Cour. Je suis sûr qu’il l’a dit au moins cinq fois. Pourquoi était‑il nécessaire au professeur Wolfart d’insister autant sur ce fait, je n’en sais rien.

 

 

[194]       De la même façon, je suis totalement perplexe devant environ 90 p. 100 de son témoignage. Je défie quiconque de lire le témoignage du professeur Wolfart et de retenir plus de 10 p. 100 de propos utiles dans ce qu’il a dit.

 

 

[195]       Un exemple (et il y en a beaucoup lorsqu’on lit le témoignage du professeur Wolfart) de la verbosité de ses réponses : quand, à la page 10479, une question relativement simple est posée au professeur Wolfart, il lui a fallu huit pages dactylographiées pour y répondre, de la page 10479 à la page 10487.

 

 

[196]       J’ai aussi du mal à accepter le témoignage du professeur Wolfart relatif à la traduction, en cri, de termes anglais du traité. À la page 10557, le professeur Wolfart dit, entre autres choses :

 

[traduction] J’ai manifestement empiété sur cet ensemble de termes très techniques en présumant que quelques‑uns ont sans doute pu se présenter, même dans l’interprétation déplorable qui, je le maintiens, a été employée à l’époque de la conclusion du Traité n° 6.

 


 

[197]       Il est intéressant de noter que, selon le professeur Wolfart, l’« interprétation », et j’ajouterais la traduction, était déplorable dans la mesure où elle s’applique à ce qui fut dit aux Indiens du Traité n° 6, et cela compte tenu de ce qui, d’après lui, est requis dans l’interprétation des mots du traité.

 

 

[198]       Il n’a évidemment pas la moindre idée de ce que Peter Erasmus a pu dire aux Indiens cris présents lors de la signature du traité. Il est évident que le professeur Wolfart ignore quels mots cris furent employés par Peter Erasmus pour expliquer aux Indiens cris que, en échange de nourriture, de médicaments, de têtes de bétail et de ressources, il leur faudrait abandonner certaines choses.

 

 

[199]       Quand le professeur Wolfart me dit que les Indiens ne pouvaient absolument pas comprendre qu’ils devaient abandonner certaines choses, c’est‑à‑dire céder leur terre, mais qu’ils pouvaient facilement comprendre qu’ils allaient recevoir de la nourriture, des médicaments, du bétail et des ressources, alors je me trouve devant un total mystère.

 

 


[200]       Passant aux pièces documentaires ou aux comptes rendus des témoins directs, je suis d’avis que ceux de Morris et Jackes représentent des chroniques fiables des négociations du Traité n° 6. Je reconnais qu’aucun des deux n’était une partie désintéressée ou impartiale; Morris et Jackes avaient d’ailleurs agi au nom du gouvernement canadien durant les délibérations relatives au traité. Toutefois, je n’ai devant moi aucun indice susceptible d’altérer ou de mettre en doute l’objectivité fondamentale de leurs comptes rendus respectifs. Jackes a écrit son compte rendu pour qu’il constitue un témoignage des délibérations. Morris a écrit à la fois un rapport officiel et un ouvrage, qui comprenait son rapport et rendait public pour la première fois le récit de Jackes. Vu le caractère officiel, et plus tard public, de ces comptes rendus, et vu l’examen auquel ils allaient en conséquence être soumis, je suis d’avis que cela ne peut qu’accroître leur fiabilité et donc le poids que la Cour peut leur accorder.

 

 

[201]       Les comptes rendus de Morris et de Jackes ont été rédigés dans le passé, à l’époque des événements qu’ils rapportent. Leur caractère passé n’a donc pas à être démontré, et les récits sont à l’abri des distorsions d’aujourd’hui.

 

 


[202]       Le compte rendu d’Erasmus, Buffalo Days and Nights, est un récit oral, en ce sens que l’ouvrage renferme ses souvenirs d’événements passés auxquels il fut mêlé. Erasmus a pu être enclin à l’autovalorisation, ainsi qu’à un certain degré d’arrogance et de fanfaronnade, mais néanmoins il donne de précieux détails et indications sur les négociations du traité, en particulier sur le conseil des Cris. Je suis d’avis que, compte tenu de son bagage, de son éducation et des circonstances du moment, Erasmus était plus qu’un traducteur capable et compétent. Contrairement au professeur Wolfart, je ne crois pas que le travail de traduction effectué par Erasmus ait été « déplorable ». S’il avait fallu respecter les normes élevées du professeur Wolfart, il aurait été presque impossible de conclure le moindre traité. Certaines parties du compte rendu d’Erasmus font sans doute appel au récit de Jackes et donc ne sont peut‑être pas totalement objectives, mais, selon moi, le compte rendu d’Erasmus constitue une chronique digne de foi des pourparlers relatifs au traité.

 

 

[203]       De la même façon, je suis d’avis que le compte rendu de McDougall, Opening the Great West, constitue une chronique digne de foi des pourparlers ayant eu lieu au Fort Pitt. McDougall était certainement un partisan et un défenseur de la conclusion du traité parce qu’il trouvait que cela était conforme aux intérêts des Cris. McDougall était marié à une femme à demi‑crie et parlait lui‑même le cri, s’étant installé dans l’Ouest en 1862 avec sa famille. Sans doute ne parlait‑il pas couramment le cri, mais il est établi qu’il connaissait bien la culture et le mode de vie des Cris et qu’il s’y était bien adapté.

 

 


[204]       Il est clair que le révérend McDougall comprenait ce qui était demandé aux Cris, c’est‑à‑dire la cession de leurs droits fonciers en échange de certaines promesses du gouvernement. Sa remarque selon laquelle il s’était référé à des notes qu’il avait consignées durant le discours de Morris à propos de ce qu’étaient les conditions du traité ne fait qu’accroître la crédibilité des explications qu’il avait données à son auditoire cri. Sa position favorable au traité ne diminue en rien son rôle ni sa capacité à expliquer au conseil des Cris les conséquences du traité. Au reste, les observations de McDougall à la fin de son ouvrage montrent qu’il comprenait ce que le traité signifiait sur le plan de la relation des parties à la terre :

 

[traduction] Les Indiens ont réservé certaines zones selon le pourcentage d’une section de bonne terre pour chaque groupe de cinq personnes. Ils devaient choisir ces réserves, et le gouvernement devait les faire arpenter et en préserver l’intégrité pour les Indiens, tant que l’herbe y pousserait et que les rivières y couleraient. Le mot cri Iskoman signifie « ce qui est retenu », et il équivaut au mot anglo‑saxon « réserve ». Une zone immense qui englobe aujourd’hui de très grandes portions des meilleures régions de la Saskatchewan et de l’Alberta est donc passée par traité aux mains du gouvernement canadien, et le droit territorial autochtone et de longue date concédé sur cette zone a été donné à notre gouvernement, avec le plein consentement des tribus qui s’y trouvaient – à l’exception des réserves susmentionnées.

 

 

(C‑8, page 60)

 

 


[205]       À mon avis, l’objet du Traité n° 6, en ce qui concerne le gouvernement canadien, était d’obtenir la cession du titre autochtone sur une vaste étendue de terre, afin de l’affecter à la colonisation et au développement. Le traité était aussi un instrument de paix et d’amitié, en ce sens qu’il forgeait une alliance entre la population autochtone de cette région et le gouvernement canadien. Du point de vue du gouvernement, la cession territoriale était donc absolument non négociable – contrairement à d’autres sections du traité, par exemple celles qui concernaient l’argent, les instruments aratoires et le bétail. Les quantités de telles ressources pouvaient être revues et accrues, tandis que la clause de cession territoriale n’était pas modifiable. À mon avis, les chefs cris en étaient conscients et ont accepté qu’elle figure dans le traité, ce qui explique l’absence de longs débats sur le sujet. Les pourparlers relatifs au traité portaient sur ce que les Cris allaient recevoir, non sur ce qu’ils cédaient. Il est établi que les Cris avaient connaissance de traités antérieurs conclus dans l’Est. Le chef Sweet Grass avait, par l’entremise de William Christie, envoyé une lettre au gouvernement où il demandait un traité conclu en 1871. Durant les négociations du Traité n° 6, les Cris avaient reçu les avis et conseils de gens tels qu’Erasmus et McDougall, qui comprenaient l’objet du Traité n° 6 et n’avaient aucune raison d’édulcorer, ou de représenter sous un faux jour, la clause de cession territoriale.

 

 

[206]       Durant les pourparlers relatifs au traité, Morris avait assuré les Cris qu’ils pourraient conserver leur mode de vie traditionnel. Il avait aussi pourtant atténué ces propos en y ajoutant l’avertissement explicite d’un changement avec l’arrivée imminente de colons. Morris avait déclaré on ne peut plus clairement que, même si les Cris pouvaient continuer de chasser et pêcher comme auparavant, cette possibilité ne concernerait que la terre qui n’était pas destinée à la colonisation. Toutefois, il avait aussi dit clairement que les réserves seraient mises de côté pour l’avantage des Cris et que nul ne pourrait leur enlever leurs habitations. Par ailleurs, s’ils souhaitaient vendre, en totalité ou en partie, leurs réserves, cela ne pourrait être fait que par la Reine, avec leur consentement; le produit serait également conservé par la Reine et [traduction] « mis de côté pour qu’il fructifie ».

 

 

[207]       Pour leur part, les chefs cris étaient préoccupés par la sécurité économique de leur peuple. Les troupeaux de bisons, qui naguère recouvraient les Grandes Plaines, connaissaient un rapide déclin. Les chefs étaient conscients de ce fait, ainsi que d’autres crises, telles les épidémies, qui avaient causé de grandes tribulations. Ils étaient résolus à protéger leur peuple contre la famine et la maladie, et c’est ce qui explique pourquoi les pourparlers relatifs au traité s’étaient concentrés sur ce que les Cris allaient recevoir.

 

ii. Les témoins ordinaires

 

[208]       En ce qui concerne les témoins ordinaires des demandeurs durant la première phase du procès, leurs témoignages portent pour l’essentiel sur l’état actuel des affaires de la bande et nation indienne d’Ermineskin. L’interprétation dont M. Ermineskin a informé la Cour à propos du Traité n° 6 est vraisemblable et s’accorde certainement avec ce qu’ont révélé les documents historiques, en ce sens que la Couronne s’engageait, par le Traité n° 6, à fournir aux Cris certaines choses, par exemple des soins de santé (qui n’étaient évidemment pas désignés comme tels dans le traité, mais plutôt sous l’appellation « buffet à médicaments ») et un enseignement. Par ailleurs, les réserves seraient mises de côté pour les Cris et seraient administrées par la Couronne.

 

 


[209]       Quant au témoignage de M. Wildcat, je ne doute aucunement qu’il a présenté à la Cour une évaluation fidèle des combats menés par les demandeurs pour mettre fin à l’analphabétisme et au faible taux de scolarisation. L’analphabétisme et le faible taux de scolarisation entraînent un niveau élevé de dépendance des demandeurs – si indésirable et déplorable que cela puisse être – à l’égard du gouvernement fédéral pour diverses choses. Les demandeurs disent que ce niveau élevé de dépendance détermine par conséquent les obligations assumées par la Couronne. J’examinerai donc ce point plus loin dans les présents motifs.

 

III. Phase deux : Administration de l’argent des Indiens

 

A. Témoins

I. Témoins experts

1. Pour les demandeurs

Allen Lambert

 

[210]       M. Lambert, ancien président et premier dirigeant de la Banque Toronto‑Dominion, a présenté un rapport d’expert (SE‑351), un rapport en réfutation (SE‑354) et un rapport en contre‑réfutation (SE‑355). La carrière de M. Lambert dans le secteur bancaire et financier du Canada s’étend sur quelque soixante‑dix ans, puisqu’il a débuté à Victoria en 1927 (SE‑348). M. Lambert avait au procès la qualité de [traduction] « spécialiste du secteur bancaire canadien, de la gestion financière et de la gestion de patrimoine en général, notamment la gestion de fonds d’investissements et de fonds en fiducie et les services financiers canadiens, outre une expérience considérable de la politique monétaire » (SE‑347).


 

Donald McDougall

 

[211]       M. McDougall, directeur de l’analyse des investissements modèles des Services globaux de la RBC, a présenté un rapport d’expert (ES‑382), un rapport en contre‑réfutation (SE‑377) et un autre rapport actualisant au 31 décembre 2003 les données sur la performance d’investissements. Selon sa notice biographique, avant de se joindre aux Services globaux de la RBC en 2000, M. McDougall a passé 14 ans auprès de SEI Investments (SE‑374). Chez SEI, il était chargé des services consultatifs fournis aux auteurs de plans, avec spécialisation particulière dans la planification des politiques, la structure des investissements et l’analyse de la performance d’investissements. Au procès, M. McDougall avait la qualité de [traduction] « expert conseil en investissements, spécialisé dans la mesure de la performance des investissements » (SE‑373).

 

Ronald Parks

 


[212]       M. Parks est expert‑comptable auprès du cabinet Kroll Lindquist Avey. Il a présenté un rapport d’expert intitulé « Comptabilité des fiducies et normes de présentation de l’information » (SE‑424) et un rapport en contre‑réfutation (SE‑425). M. Parks est un spécialiste reconnu de la juricomptabilité. Il travaille dans ce domaine depuis 1987 (SE‑416). Au procès, M. Parks avait la qualité de [traduction] « expert comptable qui est un spécialiste reconnu de la juricomptabilité, ainsi qu’un spécialiste des normes comptables et de la juricomptabilité. Il a une connaissance approfondie des principes comptables généralement reconnus ainsi que des normes, pratiques et objectifs en matière de comptabilité et de présentation de l’information, y compris la comptabilité des fiducies et la présentation de l’information » (SE‑423).

 

Alan Marchment

 

[213]       M. Marchment a travaillé durant plus de quarante ans comme dirigeant ou administrateur de diverses sociétés, diverses institutions et divers fonds. Il a remis à la Cour un rapport d’expert (SE‑457), un rapport en réfutation (SE‑458) et un rapport en contre‑réfutation (SE‑459). Sa notice biographique révèle que son expérience professionnelle comprend la gestion directe de fonds et les conseils en matière de politique d’investissement en sa qualité de membre de comités d’investissement agissant pour des particuliers et des sociétés (SE–455). Au procès, M. Marchment avait la qualité de [traduction] « expert‑comptable ayant une connaissance approfondie des fiducies, de la gestion d’investissements, du secteur bancaire, des finances et de la gestion de patrimoine en général. Il a une connaissance intime de la gestion des fonds en fiducie, des fonds de pension et des fonds de dotation, surtout en ce qui a trait aux pratiques et normes de l’industrie des fiducies, par exemple les pratiques et normes qui concernent la ségrégation, les emprunts, la gestion, l’investissement et le suivi des fonds en fiducie et celles qui concernent la formulation de politiques, procédures, stratégies et objectifs d’investissement » (SE‑454).

 


Alan Hockin

 

[214]       M. Hockin, ancien sous‑ministre adjoint des Finances et ancien vice‑président exécutif de la Banque Toronto‑Dominion, a remis à la Cour un rapport d’expert (SE‑470), un rapport en réfutation (SE‑471) et un rapport en contre‑réfutation (SE‑472). D’après sa notice biographique, il justifie de nombreuses années d’expérience au sein de conseils ou comités d’investissement de diverses institutions (SE‑468). Au procès, M. Hockin avait la qualité de [traduction] « spécialiste du secteur bancaire canadien et international, de la gestion financière et de la gestion de patrimoine, y compris de la surveillance de fonds d’investissement et de fonds en fiducie. Il est également un spécialiste de la gestion des comités d’investissement ainsi que des normes et pratiques des conseils et comités d’investissement, sans oublier l’établissement de politiques d’investissement et le suivi de la performance » (SE‑467).

 

Tony Williams

 


[215]       M. Williams est actuaire auprès du cabinet Buck Consultants. Il a présenté un rapport d’expert (ES‑478), un rapport en réfutation (SE‑479), et deux rapports en contre‑réfutation (SE‑480 et SE‑481). Sa notice biographique précise qu’il est devenu actuaire à part entière en 1985 et qu’il est membre agréé de la Société des actuaires et membre agréé de l’Institut canadien des actuaires (SE‑474). Il est membre de l’Association canadienne des administrateurs de régimes de retraite, de l’Institut canadien de la retraite et des avantages sociaux, et du Comité des pratiques d’investissement de l’Institut canadien des actuaires. Au procès, M. Williams avait la qualité de [traduction] « actuaire spécialisé dans l’application des mathématiques, de la statistique, des probabilités et des théories du risque aux problèmes financiers, et spécialisé notamment dans le développement de modèles permettant d’évaluer les conséquences financières d’événements futurs incertains. Il est aussi conseiller en investissements se spécialisant dans la gestion d’investissements, la politique d’investissement, la répartition d’actifs, le choix de gestionnaires financiers, le suivi de la performance d’investissements et la prévision de l’actif et du passif des fonds de pension, avec aussi une connaissance particulière de la gestion et de l’analyse des fonds de pension et autres fonds importants du secteur privé et du secteur public » (SE‑475).

 

Arthur Drache

 

[216]       M. Drache, avocat fiscaliste, a remis à la Cour un rapport d’expert (E‑507). Sa notice biographique nous apprend qu’il a de nombreuses publications à son actif dans le domaine de la fiscalité, surtout en ce qui touche les arts et les organismes de charité (SE‑496). Auparavant, M. Drache a enseigné à l’Université Queen (de 1969 à 1973, de 1984 à 1988, en 2000 et en 2002) et à l’Université d’Ottawa (de 1974 à 1981). Au procès, M. Drache avait la qualité de [traduction] « spécialiste des domaines de la fiscalité, de la planification fiscale et du traitement fiscal des organismes de bienfaisance et organismes sans but lucratif, avec spécialisation particulière dans l’emploi des fiducies comme instruments de planification fiscale. M. Drache justifie aussi d’une expertise particulière en sa qualité de professeur, d’auteur et de praticien en ces matières » (SE‑495).


 

Laurier Perreault

 

[217]       M. Perreault, actuaire et analyste financier agréé, a présenté un rapport d’expert (S‑518) et un rapport en contre‑réfutation (SE‑512), ainsi que des données additionnelles mises à jour au 31 décembre 2003. Sa notice biographique nous apprend que son travail de consultant se rapporte à la gestion d’actifs et aux engagements des régimes de pensions, ainsi qu’à l’établissement de structures d’investissement, au suivi et à la sélection de gestionnaires financiers (SE‑510). Au procès, M. Perreault avait la qualité de [traduction] « actuaire spécialisé dans l’application des mathématiques, de la statistique, des probabilités et des théories du risque aux problèmes financiers, sans oublier une connaissance approfondie du développement de modèles permettant d’évaluer les conséquences financières d’événements futurs incertains. Il est également un analyste financier agréé exerçant les fonctions d’un conseiller en placements qui se spécialise dans la gestion d’investissements, la politique d’investissement, la répartition d’actifs, la sélection de gestionnaires financiers, le suivi de la performance d’investissements et la prévision de l’actif et du passif de fonds de pension, avec spécialisation particulière dans la gestion et l’analyse de fonds de pension et autres fonds importants du secteur public et du secteur privé » (SE‑509).

 


Laurence Booth

 

[218]       M. Booth est professeur de finances à la Rotman School of Management de l’Université de Toronto. Il a présenté un rapport en réfutation (SE‑548) et un rapport en contre‑réfutation (SE‑549). Il a obtenu une maîtrise et un doctorat en administration des affaires à l’Université d’Indiana en 1976 et 1978 respectivement. Sa notice biographique nous apprend que son principal domaine d’enseignement porte sur le financement des entreprises, sur les plans interne et international (SE‑546). La recherche de M. Booth porte sur le coût du capital, le financement des entreprises selon une perspective empirique, enfin la théorie du marché des capitaux. Sa notice biographique renferme aussi une longue liste de publications. M. Booth avait au procès la qualité de [traduction] « professeur de finances, spécialisé dans les marchés financiers, la théorie du marché des capitaux et l’application de cette théorie, y compris les domaines suivants : gestion d’investissements, politique d’investissement, stratégie d’investissement, construction d’un portefeuille d’investissements et répartition d’actifs » (SE‑545).

 

Derek Malcolm

 


[219]       M. Malcolm, expert comptable, a présenté un rapport d’expert intitulé « Erreurs de calcul des intérêts ‑ Compte de capital du lac Pigeon » (SE‑625), ainsi qu’un rapport en contre‑réfutation intitulé « Compte de capital du lac Pigeon ‑ Point de vue comptable » (SE‑626). Sa notice biographique nous apprend que ses domaines d’intérêt portent exclusivement sur la juricomptabilité depuis 1994, et que, en 2000, il est devenu spécialiste désigné (SE‑623). Au procès, M. Malcolm avait la qualité de [traduction] « expert‑comptable qui est un spécialiste désigné de la juricomptabilité, avec une connaissance particulière des principes comptables généralement reconnus » (SE‑624).

 

2. Pour les défendeurs

Robert Bertram

 

[220]       M. Bertram, vice‑président exécutif du Conseil du régime de retraite des enseignantes et enseignants de l’Ontario, a présenté un rapport d’expert (C‑896), un rapport en réfutation (C‑897) et un rapport en contre‑réfutation (C‑898). Sa notice biographique nous apprend qu’il est un spécialiste de la gestion des investissements justifiant d’une expérience dans tous les aspects de la gestion des investissements des fonds de pension, et qu’il a été administrateur de diverses sociétés privées (C‑894). Pour l’heure, M. Bertram est chargé de tous les aspects du programme d’investissement du régime de retraite des enseignants de l’Ontario, lequel détient des actifs de l’ordre de 68 milliards de dollars. Au procès, M. Bertram avait la qualité de [traduction] « analyste financier agréé et spécialiste de la conception, de l’analyse et de la gestion de portefeuilles d’investissement. Il a une expérience considérable de divers types d’actifs. Sa spécialisation englobe la stratégie d’investissement, la politique d’investissement, l’évaluation des investissements et la gestion des risques, de même que la construction de portefeuilles d’investissement en fonction des flux de trésorerie escomptés » (C‑895).


 

Keith Ambachtsheer

 

[221]       M. Ambachtsheer, président du cabinet KPA Advisory Services Ltd., a présenté à la Cour un rapport d’expert (C‑910), un rapport en réfutation (C‑911) et un rapport en contre‑réfutation (C‑912). Sa notice biographique nous apprend qu’il a obtenu une maîtrise en économie à l’Université Western en 1967 (C‑905). Il est aussi cofondateur et associé du cabinet Cost Effectiveness Measurement. Au procès, il avait la qualité de [traduction] « spécialiste des domaines suivants se rapportant à des fonds de grande taille, notamment fonds de pension et dotations : dimensions structurelles et organisationnelles de l’investissement institutionnel; questions financières entourant la gestion de fonds; politique et stratégie d’investissement; [et] mesure des coûts de la performance et de la gestion d’investissements _ (C‑909).

 

Gordon King

 


[222]       M. King, un économiste, a présenté à la Cour un rapport d’expert (C‑987), un rapport en réfutation (C‑988) et un rapport en contre‑réfutation (C‑989). Sa notice biographique nous apprend qu’il a obtenu une maîtrise en économie de Cambridge en 1966 (C‑987; appendice A). De 1970 à 1980, il a occupé divers postes au Service des études monétaires et financières de la Banque du Canada. Après cela, il est passé au ministère des Finances, où il a été directeur de la Section des marchés de capitaux, puis directeur général de la Direction générale de la politique du secteur financier. De 1992 jusqu’à sa retraite en 1995, M. King fut conseiller et directeur de projet lors de l’examen entrepris par le ministère pour l’assurance‑dépôts. Au procès, M. King avait la qualité de [traduction] « économiste spécialisé dans les domaines suivants : gestion de la dette, et plus particulièrement gestion de la dette publique, et utilisation à cette fin de sources de financement à la fois externes et internes; politiques budgétaire et monétaire et opérations budgétaires du gouvernement; [et] institutions financières et marchés financiers » (C‑986).

 

Stewart Scalf

 

[223]       M. Scalf, expert‑comptable et expert en évaluation d’entreprises, a présenté à la Cour un rapport en réfutation des calculs effectués par M. T. Williams et M. Perreault (C‑998), ainsi qu’un sommaire de calculs financiers, qui modifiait certains des calculs figurant dans son rapport initial (C‑999). Sa notice biographique nous apprend qu’il s’occupe d’évaluations d’entreprises, de financement ainsi que de fusions et d’acquisitions, et qu’il rédige des rapports d’expert pour utilisation dans des procès (C‑994 et S‑995). Au procès, M. Scalf avait la qualité de [traduction] « expert‑comptable et expert en évaluation d’entreprises, avec spécialisation dans les domaines suivants : recouvrements, évaluations et analyses quantitatives et qualitatives de données financières, et application de modèles financiers à ces fins _ (C‑997).

 


John Williams

 

[224]       M. Williams, expert‑comptable et expert en évaluation d’entreprises, a présenté un rapport en réfutation intitulé « Rapport sur la comptabilité des fiducies et les normes de présentation de l’information » (C‑1008). Sa notice biographique expose en détail son expérience de la comptabilité et de la vérification, de la conduite d’enquêtes pour des entreprises privées et publiques, et pour divers niveaux de gouvernement, ainsi que de la gestion d’affaires contentieuses, dans lesquelles il a effectué des évaluations de préjudices économiques, des évaluations d’entreprises et des évaluations de sinistres (C‑1003). Au procès, M. Williams avait la qualité de [traduction] « expert‑comptable qui est un spécialiste désigné de la juricomptabilité, et expert en évaluation d’entreprises, justifiant d’une connaissance des normes comptables et de la juricomptabilité, en particulier des principes comptables généralement reconnus _ (C‑1004).

 

ii. Témoins ordinaires

1. Pour les demandeurs

Curtis Ermineskin

 

[225]       M. Ermineskin est né et a été élevé dans la réserve d’Ermineskin. Il peut faire remonter ses origines au premier chef Ermineskin, qui était son arrière-arrière-grand-père. M. Ermineskin a été, durant cinq mandats, conseiller élu de la bande, de 1979 à 1999.

 


Gordon Lee

 

[226]       M. Lee est un aîné d’Ermineskin. Son premier poste a été celui de chef de la nation d’Ermineskin de 1975 à 1978. Il a ensuite été, durant plusieurs mandats, conseiller élu de la bande, de 1985 à 1996. Il a travaillé comme directeur de recherche de la bande jusqu’en 2002. Depuis cette date, M. Lee s’applique à coordonner la collecte d’informations sur divers sujets pour le chef et le conseil de la bande.

 

Le chef George Leslie Minde

 

[227]       Le chef Minde a été élu au poste de chef en octobre 2001. Il a été élevé dans la réserve d’Ermineskin et peut faire remonter ses origines au premier chef Ermineskin (E‑798). De 1993 à 1996, il a été l’administrateur des Entreprises tribales d’Ermineskin. En tant qu’administrateur, il supervisait les opérations et services de la bande qui appliquaient des programmes et fournissaient des services, il agissait comme agent de liaison entre le chef et le conseil et la branche administrative de la bande et il traitait aussi avec les membres de la bande.

 

Owen Jackson

 

[228]       M. Jackson, un expert‑comptable, vérifie les comptes de l’organisation des Quatre Nations et ceux de la nation crie de Samson depuis 1988 et 1993 respectivement.

 


2. Pour les défendeurs

Dennis Wallace

 

[229]       M. Wallace s’est joint au MAINC en 1975. En 1978, il était gestionnaire de district à Kenora, en Ontario. En 1981, il a travaillé durant un an au projet d’amélioration de la gestion du ministère. Il s’est ensuite installé à Toronto, où il est devenu directeur des Opérations, poste qu’il a occupé durant quatre ans. De 1985 à 1988, il a été directeur général au sein du ministère, à Edmonton. Au cours des dix années suivantes, M. Wallace a poursuivi sa carrière au sein de la fonction publique fédérale, mais il travaillait en dehors du MAINC. En 1998, il est revenu au MAINC en tant que sous‑ministre associé à Ottawa, où il est resté jusqu’en septembre 2001. M. Wallace a mis fin à sa carrière de fonctionnaire en 2003.

 

Donald Goodwin

 

[230]       M. Goodwin a occupé divers postes au sein de l’administration fédérale depuis 1967, jusqu’à sa retraite en 1992, et il a travaillé pour le MAINC de 1980 à 1992 (C‑830). Il a été sous‑ministre adjoint, Affaires indiennes et inuits, de 1980 à 1985. Au cours des six années suivantes, il a été sous‑ministre adjoint, Terres, Revenu et Fiducies. Durant sa dernière année, M. Goodwin a travaillé comme conseiller spécial du sous‑ministre pour des solutions de remplacement à la Loi sur les Indiens.

 


B. Contexte

 

[231]       Une cession des richesses minérales fut signée au nom des demandeurs le 10 juin 1946. Elle est ainsi rédigée :

 

[traduction]

PAR LES PRÉSENTES, SACHEZ QUE NOUS, le chef soussigné et les conseillers soussignés de la bande indienne d’Ermineskin, qui habitons notre réserve d’Ermineskin n° 138, dans la province de l’Alberta, et le Dominion du Canada, et qui agissons au nom du peuple tout entier de ladite bande, en conseil assemblés, cédons, aliénons, abandonnons, transférons et livrons à notre Souverain le Roi, et à ses successeurs, à jamais, TOUTES les terres censées receler du sel, du pétrole, du gaz naturel, du charbon, de l’or, de l’argent, du cuivre, du fer et autres minéraux, sous la surface de la zone comprise à l’intérieur des frontières de la réserve d’Ermineskin ... ainsi que le bois sur pied contenu à l’intérieur des frontières de toute concession minière établie ou donnée à bail conformément au Règlement, selon que cela sera nécessaire pour le développement et la bonne exploitation de tels gisements miniers, sous réserve du paiement des droits de coupe s’y appliquant; il est entendu toutefois que le titulaire enregistré d’une concession minière pourra, sans devoir payer de droits, couper, écimer ou abattre des arbres croissant sur la concession minière, et dont l’enlèvement est nécessaire pour la bonne exploitation de la concession.

 

POUR par Sa Majesté le Roi et ses successeurs avoir et posséder ladite étendue de pays, à toujours, en fiducie pour que soit concédé, à l’égard de telle étendue, le droit de prospecter, d’extraire, de recouvrer et d’enlever les minéraux qui s’y trouvent, aux personnes et selon les conditions que le gouvernement de la Puissance du Canada pourra juger les mieux à même de contribuer à notre bien‑être et à celui de notre peuple; et à la condition supplémentaire que les sommes reçues du produit des permis, soit 10 ¢ l’acre, soient payées immédiatement selon une distribution individuelle.

 

ET NOUS, ledit chef et lesdits conseillers de ladite bande indienne d’Ermineskin, au nom de notre peuple et en notre nom, ratifions et confirmons, et promettons de ratifier et de confirmer, tout ce que ledit gouvernement pourra faire, ou faire faire légalement, pour la gestion et l’exploitation de ladite terre, et pour l’aliénation et la vente des minéraux qui s’y trouvent.

 

(EC‑261, onglet 72)

 

 

[232]       La Couronne a utilisé une formule imprimée type comme document de cession. À la seconde page de la cession, un paragraphe a été rayé et paraphé dans la marge de gauche par l’agent des Indiens de Hobbema, W.P.B. Pugh, puis remplacé par ce qui suit :

 

[traduction] et à la condition supplémentaire que les sommes reçues du produit des permis, soit 10 ¢ l’acre, soient payées immédiatement selon une distribution individuelle.

 

 

[233]       La portion qui était rayée était ainsi formulée  :

 

[traduction] et à la condition supplémentaire que toutes les sommes reçues et auxquelles nous sommes fondés en droit et conformément à la cession, soient placées pour notre compte et que des intérêts sur ces sommes nous soient payés de la manière habituelle.

 

 

[234]       Par le décret C.P. 2662‑1946, en date du 28 juin 1946, la Couronne acceptait la cession de telle sorte que les intérêts miniers et les droits miniers correspondants pouvaient être donnés à bail pour l’avantage des nations d’Ermineskin, de Samson, de Montana et de Louis Bull (EC‑261, onglet 80; voir aussi SEC‑427, classeur 3, onglet 5, document 80).

 

 

[235]       En 1952, des quantités marchandes de réserves pétrolières et gazières furent découvertes sous la surface de la réserve du lac Pigeon – gisement appelé bassin Bonnie Glen D3A – et la production débuta la même année (E‑796 et E‑797, paragraphes 24‑26).


 

 

[236]       La Couronne rédigea et conclut des baux avec des compagnies pétrolières et gazières pour les droits de prospection et d’extraction. Depuis cette époque, d’importantes redevances ont été payées à la Couronne pour le compte d’Ermineskin (E‑796 et E‑797, paragraphes 22 et 29).

 

 

[237]       La Couronne considère les redevances d’Ermineskin comme des « fonds publics » conformément à la Loi sur la gestion des finances publiques, L.R.C. 1985, ch. F‑11 et, dès leur réception par le receveur général, elles sont déposées au Trésor (E‑796 et E‑797, paragraphe 35).

 

 

[238]       La Couronne conserve des comptes publics, qui sont publiés chaque année dans une série de volumes appelés « Comptes publics du Canada ». Ils renferment les états financiers vérifiés du gouvernement fédéral. À l’intérieur de ces comptes, et aux fins de ses états financiers annuels, la Couronne conserve des « comptes à fins déterminées », sur lesquels elle présente des rapports. Les comptes à fins déterminées sont le compte du Régime de pensions du Canada, le compte de pensions de retraite de la fonction publique fédérale (CPRFP) et les comptes en fiducie (E‑796 et E‑797, paragraphes 42‑45).

 

 

[239]       La Couronne considère comme « sommes d’argent du compte de capital » les recettes tirées des ressources non renouvelables des réserves indiennes, et comme « sommes d’argent du compte de revenu » les recettes tirées des ressources renouvelables. La Couronne considère comme une ressource non renouvelable la production pétrolière et gazière des réserves indiennes (E‑796 et E‑797, paragraphes 48 et 49).

 

 

[240]       La Couronne désigne les redevances des demandeurs par la mention « Fonds des bandes indiennes – Comptes de capital », et elle désigne les intérêts qu’elle paie sur les comptes de capital et de revenu par la mention « Fonds des bandes indiennes – Comptes de revenu » (E‑796 et E‑797, paragraphe 50).

 

 

[241]       La Couronne inscrit au passif, dans les comptes publics du Canada, les comptes de capital et de revenu. Elle considère le solde de ces comptes comme un passif dans les comptes à fins déterminées, et il n’y a pas d’actif correspondant. La Couronne considère ce passif comme un emprunt interne et comme partie de la dette publique. Les intérêts inscrits par la Couronne au crédit d’Ermineskin à raison des redevances sont considérés par la Couronne comme des intérêts sur la dette publique (E‑796 et E‑797, paragraphes 51 et 40).

 

 

[242]       Le système employé par la Couronne pour calculer les intérêts payés sur les comptes de capital et de revenu peut être résumé ainsi :

 

[traduction]

a) De la Confédération au 31 décembre 1882, le taux d’intérêt annuel était fixé à 5 p. 100.

 

b) Du 1er janvier 1883 au 30 juin 1892, le taux d’intérêt annuel était fixé à 4 p. 100.

 

c) Du 1er juillet 1892 au 31 décembre 1897, le taux d’intérêt annuel était fixé à 3,5 p. 100.

 

d) Du 1er janvier 1898 au 31 mars 1917, le taux d’intérêt annuel était fixé à 3 p. 100.

 

e) Du 1er avril 1917 au 31 mars 1969, le taux d’intérêt annuel était fixé à 5 p. 100.

 

f) Depuis 1969, les comptes de capital et de revenu des demandeurs Ermineskin, et le compte de la réserve du lac Pigeon, ainsi que les comptes de capital et de revenu de toutes les autres bandes indiennes au Canada sont crédités par la Couronne des intérêts déterminés par décret, selon un taux calculé à l’aide de formules...

 

g) Depuis le 1er avril 1969, la méthode d’établissement du taux d’intérêt sur les sommes portées au crédit des demandeurs Ermineskin pour les comptes de capital ou de revenu des demandeurs Ermineskin, et pour le compte de la réserve du lac Pigeon, se fonde sur les rendements moyens des obligations du gouvernement du Canada à échéance d’au moins 10 ans. Cette méthode est employée dans le décret de 1969 et celui de 1981 (C.P. 1969‑1934; C.P. 1981‑3/255)...

 

h) Dans le décret de 1969, le taux d’intérêt annuel était fixé en fonction de la moyenne mensuelle des rendements des obligations du gouvernement du Canada. Dans le décret de 1981, il devait l’être en fonction de la moyenne trimestrielle de tels rendements.

 

i) De 1969 à 1980, les méthodes de calcul des intérêts ont varié. Durant la période allant du 1er avril 1969 au 31 mars 1974, les intérêts étaient calculés et imputés par la Couronne d’après le solde d’ouverture des comptes des demandeurs Ermineskin au 1er avril de chaque année.

 

j) Du 1er avril 1974 au 31 mars 1980, les intérêts étaient imputés à l’avance, au début de chaque exercice, puis rajustés à la fin de chaque exercice. Les intérêts imputés à l’avance étaient calculés sur le solde au 1er avril, à l’aide d’un taux d’intérêt « préétabli ». On procédait au rajustement en comparant l’avance aux intérêts « courus » durant l’exercice. Les intérêts « courus » étaient calculés comme suit. On établissait la moyenne annuelle des soldes de fin de mois, d’où l’on déduisait alors l’« avance » d’intérêts. Le taux d’intérêt annuel effectif moyen était alors appliqué, et cela donnait les intérêts « courus » pour l’année. L’« avance » d’intérêts était alors déduite des intérêts « courus » pour l’année et l’on arrivait au rajustement final d’intérêts, lequel était consigné à la fin de l’exercice. Ce rajustement pouvait être positif ou négatif.

 

k) Depuis avril 1980, les intérêts sont calculés sur la moyenne trimestrielle des soldes de fins de mois, puis imputés chaque semestre.


l) Dans le décret de 1981, les intérêts ne sont pas payés « à l’avance », mais sont portés au crédit du compte chaque semestre, en fonction des taux d’intérêt et des soldes moyens de fin de mois calculés pour chaque trimestre.

 

(E‑796 et E‑797, paragraphe 56)

 

 

[243]       Le premier des décrets susmentionnés, le décret C.P. 1969‑1934, a pris effet le 1er avril 1969. Son appendice renferme ce qui suit :

 

[traduction] Des intérêts seront payés sur les fonds des bandes indiennes détenus au Trésor qui représentent les rentes capitalisées à la date de la Confédération et le produit de la vente d’actifs indiens depuis cette date, conformément au paragraphe 61(2) de la Loi sur les Indiens, selon un taux égal à la moyenne mensuelle des rendements des obligations du gouvernement du Canada, publiés chaque mercredi dans le rapport statistique hebdomadaire de la Banque du Canada, qui présentent des échéances d’au moins 10 ans, et le taux à retenir pour calculer et imputer les intérêts sur le solde d’ouverture au 1er avril de chaque année conformément à la délibération n° 678135 du Conseil du Trésor en date du 29 mars 1968 sera la moyenne mensuelle du mois précédent, outre un rajustement qui tiendra compte de la mesure dans laquelle les taux auront varié au cours de l’année antérieure par rapport au taux établi au début de cette année‑là.

 

(SEC‑427, classeur 7, onglet 36, document 286)

 

 

[244]       Le deuxième décret, le décret C.P. 1981‑3/255, qui porte la date du 29 janvier 1981, est rédigé comme suit :

 


Sur avis conforme du ministre des Affaires indiennes et du Nord canadien et du Conseil du Trésor, et en vertu du paragraphe 61(2) de la Loi sur les Indiens, il plaît à son Excellence le Gouverneur général en conseil d’abroger le décret C.P. 1969‑1934 du 8 octobre 1969 et de fixer, à compter du 1er avril 1980, le taux des intérêts alloués sur les deniers des revenus et du capital des fonds des bandes indiennes détenus au Fonds de revenu consolidé, à un chiffre égal à la moyenne trimestrielle des rendements du marché des bons du gouvernement du Canada, publiés chaque mercredi dans le rapport statistique hebdomadaire de la Banque du Canada, qui viennent à échéance à dix ans et plus.

 

(SEC‑427, classeur 18, onglet 3, document 602)

 

C. Cadre législatif

 

[245]       J’exposerai maintenant les diverses dispositions de la Loi sur les Indiens, L.R.C. 1985, ch. I‑5, de la Loi sur la gestion des finances publiques et de la Loi sur le pétrole et le gaz des terres indiennes, L.R.C. 1985, ch. I‑7, ainsi que les décrets se rapportant au régime de l’argent des Indiens.

 

 

[246]       Les articles 61 à 69 de la Loi sur les Indiens sont groupés sous la rubrique « Administration de l’argent des Indiens ». Dans le paragraphe 2(1) de la Loi, l’expression « argent des Indiens » est ainsi définie : « les sommes d’argent perçues, reçues ou détenues par Sa Majesté à l’usage et au profit des Indiens ou des bandes ». L’article 61 prévoit ce qui suit :

 

61. (1) L’argent des Indiens est détenu pour usage et profit – L’argent des Indiens ne peut être dépensé qu’au bénéfice des Indiens ou des bandes à l’usage et au profit communs desquels il est reçu ou détenu, et, sous réserve des autres dispositions de la présente loi et des clauses de tout traité ou cession, le gouverneur en conseil peut décider si les fins auxquelles l’argent des Indiens est employé ou doit l’être, est à l’usage et au profit de la bande.

 

(2) Intérêts – Les intérêts sur l’argent des Indiens détenu au Trésor sont alloués au taux que fixe le gouverneur en conseil.

 

 

 

[247]       L’article 62 répartit l’argent des Indiens en capital et en revenu :

 

62. Capital et revenu – L’argent des Indiens qui provient de la vente de terres cédées ou de biens de capital d’une bande est réputé appartenir au compte en capital de la bande; les autres sommes d’argent des Indiens sont réputées appartenir au compte de revenu de la bande.

 

 

 

[248]       L’article 64 régit les dépenses de sommes d’argent au compte en capital :

 

64. (1) Dépense de sommes d’argent au compte en capital avec consentement – Avec le consentement du conseil d’une bande, le ministre peut autoriser et prescrire la dépense de sommes d’argent au compte en capital de la bande :

 

a) pour distribuer per capita aux membres de la bande un montant maximal de cinquante pour cent des sommes d’argent au compte en capital de la bande, provenant de la vente de terres cédées;

 

b) pour construire et entretenir des routes, ponts, fossés et cours d’eau dans des réserves ou sur des terres cédées;

 

c) pour construire et entretenir des clôtures de délimitation extérieure sur les réserves;

 

d) pour acheter des terrains que la bande emploiera comme réserve ou comme addition à une réserve;

 

e) pour acheter pour la bande les droits d’un membre de la bande sur des terrains sur une réserve;

 

f) pour acheter des animaux, des instruments ou de l’outillage de ferme ou des machines pour la bande;

 

g) pour établir et entretenir dans une réserve ou à l’égard d’une réserve les améliorations ou ouvrages permanents qui, de l’avis du ministre, seront d’une valeur permanente pour la bande ou constitueront un placement en capital;

 

h) pour consentir aux membres de la bande, en vue de favoriser son bien‑être, des prêts n’excédant pas la moitié de la valeur globale des éléments suivants :

 


(i) les biens meubles appartenant à l’emprunteur,

(ii) la terre concernant laquelle il détient ou a le droit de recevoir un certificat de possession,

 

et percevoir des intérêts et recevoir des gages à cet égard;

 

i) pour subvenir aux frais nécessairement accessoires à la gestion de terres situées sur une réserve, de terres cédées et de tout bien appartenant à la bande;

 

j) pour construire des maisons destinées aux membres de la bande, pour consentir des prêts aux membres de la bande aux fins de construction, avec ou sans garantie, et pour prévoir la garantie des prêts consentis aux membres de la bande en vue de la construction;

 

k) pour toute autre fin qui, d’après le ministre, est à l’avantage de la bande.

 

 

 

[249]       Les articles 66 et 69 se rapportent aux dépenses de sommes d’argent du compte de revenu :

 

66. (1) Dépense de sommes d’argent du compte de revenu avec le consentement de la bande – Avec le consentement du conseil d’une bande, le ministre peut autoriser et ordonner la dépense de sommes d’argent du compte de revenu à toute fin qui, d’après lui, favorisera le progrès général et le bien‑être de la bande ou d’un de ses membres.

 

69. (1) Administration des sommes d’argent du compte de revenu par la bande – Le gouverneur en conseil peut, par décret, permettre à une bande de contrôler, administrer et dépenser la totalité ou une partie de l’argent de son compte de revenu; il peut aussi modifier ou révoquer un tel décret.

 

(2) Règlements – Le gouverneur en conseil peut prendre des règlements pour donner effet au paragraphe (1) et y déclarer dans quelle mesure la présente loi et la Loi sur la gestion des finances publiques ne s’appliquent pas à une bande visée par un décret pris sous le régime du paragraphe (1).

 

 

 

[250]       Aucun article semblable à l’article 69 n’autorise une bande à contrôler, administrer et dépenser l’argent de son compte en capital.


 

 

[251]       La Loi sur la gestion des finances publiques définit ainsi, en son article 2, l’expression « fonds publics » :

 

« fonds publics » : Fonds appartenant au Canada, perçus ou reçus par le receveur général ou un autre fonctionnaire public agissant en sa qualité officielle ou toute autre personne autorisée à en percevoir ou recevoir. La présente définition vise notamment :

 

d) les fonds perçus ou reçus par un fonctionnaire public sous le régime d’un traité, d’une loi, d’une fiducie, d’un contrat ou d’un engagement et affectés à une fin particulière précisée dans l’acte en question ou conformément à celui‑ci.

 

 

 

[252]       L’article 17 de cette même Loi prévoit que les fonds publics sont déposés au crédit du receveur général. L’article 2 définit ainsi le Trésor : « le total des fonds publics en dépôt au crédit du receveur général ». Ainsi, si l’argent des Indiens est considéré comme partie des fonds publics – ce point sera débattu plus tard – il doit être déposé au Trésor et par la suite produire des intérêts conformément au paragraphe 61(2) de la Loi sur les Indiens.

 

 

[253]       S’agissant de la Loi sur le pétrole et le gaz des terres indiennes, la disposition importante, en ce qui nous concerne, est le paragraphe 4(1), qui régit les redevances :

 


4. (1) Nonobstant les modalités d’une concession, d’un bail, d’un permis, d’une licence ou d’un autre acte d’aliénation, les dispositions d’un règlement sur le pétrole ou sur le gaz ou les modalités d’un accord sur les redevances applicables au pétrole ou au gaz, qu’ils soient ou non survenus avant le 20 décembre 1974, mais sous réserve du paragraphe (2), le pétrole et le gaz tirés des terres indiennes après le 22 avril 1977 sont assujettis au paiement à Sa Majesté du chef du Canada, en fiducie pour les bandes indiennes concernées, des redevances réglementaires.

 

 

 

[254]       La Loi sur le pétrole et le gaz des terres indiennes fut sanctionnée le 20 décembre 1974. Auparavant, la production pétrolière et gazière des terres indiennes était régie par des règlements pris en vertu de la Loi sur les Indiens, règlements qui étaient semblables aux règlements de l’Alberta concernant la prospection, le forage et la production.

 

 

[255]       Le paragraphe 61(2), comme on l’a vu, prévoit que le gouverneur en conseil fixe le taux d’intérêt à payer sur l’argent des Indiens détenu au Trésor. Depuis la date de la Cession de 1946 jusqu’au 31 mars 1969, le taux d’intérêt était fixé à 5 p. 100. Depuis 1969, la Couronne paie les intérêts conformément à une formule établie dans deux décrets, pris en 1969 et 1981. Le premier de ces décrets, le décret C.P. 1969‑1934, a pris effet le 1er avril 1969; son appendice est ainsi formulé :

 


[traduction] Des intérêts seront payés sur les fonds des bandes indiennes détenus au Trésor qui représentent les rentes capitalisées à la date de la Confédération et le produit de la vente d’actifs indiens depuis cette date, conformément au paragraphe 61(2) de la Loi sur les Indiens, selon un taux égal à la moyenne mensuelle des rendements des obligations du gouvernement du Canada, publiés chaque mercredi dans le rapport statistique hebdomadaire de la Banque du Canada, qui présentent des échéances d’au moins 10 ans, et le taux à retenir pour calculer et imputer les intérêts sur le solde d’ouverture au 1er avril de chaque année conformément à la délibération n° 678135 du Conseil du Trésor en date du 29 mars 1968 sera la moyenne mensuelle du mois précédent, outre un rajustement qui tiendra compte de la mesure dans laquelle les taux auront varié au cours de l’année antérieure par rapport au taux établi au début de cette année‑là.

 

(SEC‑427, classeur 7, onglet 36, document 286)

 

 

[256]       Le second décret, le décret C.P. 1981‑3/255, a été pris en janvier 1981. Il prévoit ce qui suit :

 

Sur avis conforme du ministre des Affaires indiennes et du Nord canadien et du Conseil du Trésor, et en vertu du paragraphe 61(2) de la Loi sur les Indiens, il plaît à son Excellence le Gouverneur général en conseil d’abroger le décret C.P. 1969‑1934 du 8 octobre 1969 et de fixer, à compter du 1er avril 1980, le taux des intérêts alloués sur les deniers des revenus et du capital des fonds des bandes indiennes détenus au Fonds de revenu consolidé, à un chiffre égal à la moyenne trimestrielle des rendements du marché des bons du gouvernement du Canada, publiés chaque mercredi dans le rapport statistique hebdomadaire de la Banque du Canada, qui viennent à échéance à dix ans et plus.

 

(SEC‑427, classeur 18, onglet 3, document 602)

 

 

[257]       Les décrets de 1969 et 1981 sont très semblables; ils se différencient par la manière dont les intérêts sont calculés. En 1969, on employait les moyennes mensuelles des rendements de certaines obligations du gouvernement du Canada, tandis que, en 1981, on employait les moyennes trimestrielles. Le taux d’intérêt est un taux à court terme, c’est‑à‑dire qu’il varie et qu’il est sujet à modification – en 1981 – tous les 90 jours, mais le taux est néanmoins fondé sur le rendement des obligations à long terme.

 

 

[258]       La Couronne considère tous les comptes des bandes indiennes de la même manière, c’est‑à‑dire qu’ils sont tous, quels que soient leurs soldes, soumis à la même méthode de calcul des taux d’intérêt.

 

 

[259]       Avant de poursuivre, je crois utile de passer brièvement en revue l’historique du régime de l’argent des Indiens tel qu’il apparaît dans la Loi sur les Indiens. Dans une lettre adressée au sous‑ministre des Finances en date du 28 août 1969, le sous‑ministre des Affaires indiennes et du Nord canadien, J.A. MacDonald, donne un aperçu général des taux d’intérêt payés par le passé sur l’argent des Indiens. La lettre, qui préconise une augmentation du taux d’intérêt payé sur l’argent des Indiens, renferme notamment ce qui suit :

 

[traduction]

Le fonds a débuté avec la colonisation du Haut‑Canada et la cession, à des fins de vente, de terres indiennes sises dans cette province. Les deniers furent d’abord détenus par le receveur général, pour investissement dans des titres d’entreprises, des obligations municipales, etc. Durant l’année 1859, par décret daté du 25 août, le gouvernement prit en charge ces investissements, lesquels à l’époque produisaient un rendement uniforme de 6 p. 100.

 

Par décret daté du 24 septembre 1861, le taux de 6 p. 100 était garanti sur la portion du fonds déjà investie, et le taux de 5 p. 100 sur les nouveaux crédits. Le paiement d’intérêts au taux de 5 p. 100 s’est poursuivi jusqu’en 1883, année où il fut ramené à 4 p. 100. Il n’y a eu aucune réduction semblable pour la portion sur laquelle était payé le taux de 6 p. 100, et aucune réduction n’a été apportée non plus au taux payé sur les rentes capitalisées se chiffrant à 620 400,10 $.

 

En 1892, le taux de 4 p. 100 fut ramené à 3,5 p. 100 et, en 1898, de nouveau ramené à 3 p. 100. Ces réductions s’expliquaient par la chute constante de la valeur de l’argent, et par les diminutions qui en résultaient périodiquement pour le taux d’intérêt payé aux déposants sur les comptes d’épargne des banques. Au 1er avril 1917, toutefois, en raison d’une progression générale du taux d’intérêt au Canada, le taux payé fut augmenté pour passer à 5 p. 100, et ce taux est encore en vigueur aujourd’hui.

 

(EC‑429, classeur 6, onglet 40, document 167)


 

[260]       S’agissant du décret du 25 août 1859, un document signé par John A. Macdonald le même jour atteste l’inquiétude du gouvernement à l’égard du système, lequel à l’époque concernait des investissements effectifs. La lettre de Macdonald renferme notamment ce qui suit :

 

[traduction]

En ce qui concerne les Indiens, dont le gouvernement s’est constitué le tuteur, il semblerait souhaitable de garantir les fonds afin de faire obstacle à la possibilité de tout défaut dans le paiement des sommes annuelles requises pour les Indiens, car un tel défaut serait certainement imputé à un abus de confiance de la part du gouvernement et ne pourrait pas être expliqué à la satisfaction des tribus. Le maintien en place de l’actuel système d’investissements pourrait aussi avoir pour résultat qu’une tribu constatera le paiement régulier de ses intérêts annuels, tandis que d’autres éprouveront une déconvenue. Si un tel événement devait survenir, le Parlement jugerait probablement nécessaire de compenser les pertes de la fiducie, et il serait donc plus prudent de transférer au Fonds consolidé les sommes portées au crédit de la fiducie, et d’imputer les intérêts annuels au débit du Fonds consolidé selon l’échelle qui pourra sembler adéquate au législateur.

 

Les encaissements futurs reçus au nom des Indiens pourraient être conservés à leur crédit auprès du receveur général – la fiducie recevant un intérêt de six pour cent sur tels encaissements, jusqu’à ce que le législateur se prononce sur la question générale.

 

(SEC‑427, classeur 1, onglet 20, document 20, pages 1‑2)

 

 

[261]       D’où la pratique, encore suivie aujourd’hui, consistant à déposer l’argent des Indiens au Trésor et à lui appliquer un taux d’intérêt, plutôt qu’à l’employer à l’achat de titres négociables. Toutefois, à une époque, la Loi donnait à la Couronne le pouvoir d’acheter des investissements effectifs avec l’argent des Indiens. La Loi sur les Indiens, L.R.C. 1927, ch. 98, prévoyait ce qui suit :

 


92. À l’exception de la somme, n’excédant pas cinquante pour cent du produit d’une terre, de bois de construction ou d’autres biens qu’il est convenu, lors de la rétrocession, de verser aux membres de la bande y intéressée, le gouverneur en son conseil peut, sous réserve des dispositions de la présente Partie, prescrire comment, de quelle manière et par qui les deniers provenant de l’aliénation ou de la vente de terres indiennes, ou de biens tenus ou à tenir en fiducie pour les Indiens, ou de bois de construction sur les terres ou dans les réserves indiennes, ou provenant de toute autre source au bénéfice des Indiens, doivent être placés à toute époque, et il peut prescrire le mode de versement ou de secours auxquels les Indiens ont droit.

 

 

 

[262]       Cette disposition conférant le pouvoir légal d’investir l’argent des Indiens fut abrogée avec l’adoption de la loi de 1951, la Loi sur les Indiens, S.C. 1951, ch. 29. Cette Loi, en ce qui concerne le régime de l’argent des Indiens, est demeurée essentiellement la même depuis 1951.

 

D. Obligations et devoirs de la Couronne

 

[263]       La Couronne admet qu’elle détient l’argent des Indiens à titre de fiduciaire (Conclusions écrites de la Couronne, Phase relative à l’administration de l’argent des Indiens, volume 1, onglet 2, page 1). Toutefois, la Couronne fait valoir que la loi précise ses obligations et ses devoirs, et elle prétend que, en tout état de cause, sa conduite ne devrait pas être jugée selon la norme applicable à un fiduciaire au sens du droit privé.

 

 


[264]       Les demandeurs disent que la Couronne est bien un fiduciaire au sens strict et ils invitent la Cour à rendre la Couronne responsable de ses manquements dans la gestion active de leur patrimoine, comme si elle eût été un fiduciaire au sens du droit privé. Selon les demandeurs, ces manquements ont fait que leur patrimoine a produit un rendement inférieur à la norme. Les demandeurs disent que, subsidiairement, si la Couronne n’était pas autorisée à investir effectivement leur argent, alors le taux de rendement aurait dû pouvoir se comparer à celui qu’auraient pu produire des investissements sur le marché. Les demandeurs disent que la Couronne aurait pu s’y prendre en rattachant la formule du taux d’intérêt à un portefeuille de référence ou à des indices boursiers de divers types. Nombre de témoignages d’expert ont été présentés à la Cour sur les genres d’investissements effectifs ou fictifs que, selon les demandeurs, la Couronne aurait dû effectuer avec leur argent.

 

 

[265]       J’admets que la Couronne est un fiduciaire en ce qui concerne l’argent des Indiens qui est en cause dans la présente action, et que cet argent représente des sommes en fiducie. Même si la Couronne n’avait pas admis l’évidence, j’aurais de toute façon conclu à son statut de fiduciaire.

 

 

[266]       La Loi sur les Indiens définit ainsi l’expression « argent des Indiens », en son paragraphe 2(1) :

 

« argent des Indiens » Les sommes d’argent perçues, reçues ou détenues par Sa Majesté à l’usage et au profit des Indiens ou des bandes.

 

 

[267]       La Loi sur la gestion des finances publiques définit ainsi l’expression « fonds publics », en son article 2 :

 

« fonds publics » Fonds appartenant au Canada, perçus ou reçus par le receveur général ou un autre fonctionnaire public agissant en sa qualité officielle ou toute autre personne autorisée à en percevoir ou recevoir. La présente définition vise notamment :

 

a) les recettes de l’État;

 

b) les emprunts effectués par le Canada ou les produits de l’émission ou de la vente de titres;

 

c) les fonds perçus ou reçus pour le compte du Canada ou en son nom;

 

d) les fonds perçus ou reçus par un fonctionnaire public sous le régime d’un traité, d’une loi, d’une fiducie, d’un contrat ou d’un engagement et affectés à une fin particulière précisée dans l’acte en question ou conformément à celui‑ci.

 

 

 

[268]       À première vue, la définition de « fonds publics » semble exclure l’argent des Indiens, en raison des mots « appartenant au Canada ». On ne saurait soutenir que l’argent des Indiens qui est en cause ici appartient à la Couronne. La Couronne n’a manifestement aucun intérêt à titre bénéficiaire dans cet argent. Toutefois, l’emploi du mot « notamment » a pour effet d’élargir le champ de la définition.

 

 


[269]       Sur ce point encore, je prends note de la décision Callie c. Canada, [1991] 2 C.F. 379, qui concernait un recours collectif en dommages‑intérêts pour manquement de la Couronne à ses obligations fiduciaires dans sa gestion de pensions de retraite d’anciens combattants, de 1946 à 1986. Le ministère des Affaires des anciens combattants avait déposé les sommes au crédit du receveur général. Le demandeur faisait valoir que les pensions de retraite n’étaient pas des fonds publics au sens de la Loi sur la gestion des finances publiques et qu’elles n’étaient donc pas soumises à cette Loi. Examinant la portée de la définition de « fonds publics », le juge Joyal a estimé qu’une interprétation libérale de cette disposition s’imposait, étant donné la présence du mot « notamment » ou « comprend ». Ce mot élargit la portée des mots qui le précèdent. Je souscris aux propos qu’il tient, à la page 397, et je les fais miens :

 

Ainsi qu’on l’a souligné dans l’arrêt Nova, précité, on emploie l’expression « comprend » dans une définition afin d’élargir ou d’étendre le sens ordinaire du terme que l’on définit. C’est précisément ce que fait l’alinéa 2d) de la Loi sur la gestion des finances publiques en l’espèce. L’expression « fonds publics » a été élargie pour englober des sommes d’argent qui ne feraient autrement pas partie du sens courant ou ordinaire de cette expression.

 

 

[270]       Je relève aussi que le paragraphe 61(2) de la Loi sur les Indiens dit que l’argent des Indiens est détenu au Trésor. Telles sommes ne seraient pas détenues au Trésor si le législateur n’avait pas voulu par ailleurs qu’elles soient considérées comme des fonds publics. Par conséquent, l’argent des Indiens constitue des fonds publics aux fins de la Loi sur la gestion des finances publiques, et il doit être déposé au Trésor, conformément au paragraphe 17(1) de cette Loi. Toutefois, je relève aussi que, même si l’argent des Indiens est considéré comme partie des fonds publics, il ne s’ensuit pas qu’il perd son caractère de fonds en fiducie.

 

 

[271]       Mon opinion selon laquelle la Couronne est un fiduciaire de l’argent des Indiens s’appuie également sur le raisonnement adopté par le juge Dickson dans l’arrêt Guerin c. La Reine, [1984] 2 R.C.S. 335. L’arrêt Guerin est une décision qui fait date, la Cour suprême ayant jugé que la Couronne était responsable d’un manquement à ses obligations fiduciaires envers une bande indienne parce qu’elle avait aliéné une partie de la réserve de la bande à des conditions moins favorables que celles qu’avait approuvées la bande. La Cour avait catégoriquement rejeté l’ancienne idée, selon elle inapplicable, d’une fiducie politique non exécutoire devant les tribunaux. Au lieu de cela, la Couronne était assujettie à une obligation fiduciaire, que les tribunaux pouvaient surveiller et faire appliquer. Le juge Dickson écrivait, à la page 376, que l’origine de cette obligation participe de l’idée selon laquelle l’intérêt autochtone sur une terre est inaliénable, sauf cession en faveur de la Couronne :

 

Le rapport fiduciaire entre Sa Majesté et les Indiens découle du concept du titre aborigène, autochtone ou indien. Cependant, le fait que les bandes indiennes possèdent un certain droit sur des terres n’engendre pas en soi un rapport fiduciaire entre les Indiens et Sa Majesté. Pour conclure que Sa Majesté est fiduciaire, il faut aussi que le droit des Indiens sur les terres soit inaliénable, sauf dans le cas d’une cession à Sa Majesté.

 

Il est interdit à une bande indienne de céder son droit directement à un tiers. La vente ou la location de terres ne peut avoir lieu qu’à la suite d’une cession et c’est alors Sa Majesté qui agit au nom de la bande. C’est dans la Proclamation royale de 1763 que Sa Majesté a pour la première fois endossé cette responsabilité qui lui est encore reconnue dans les dispositions de la Loi sur les Indiens relatives aux cessions. L’exigence d’une cession et la responsabilité qui en découle ont pour effet d’imposer à Sa Majesté une obligation de fiduciaire distincte envers les Indiens.

 

 

 

[272]       Puis le juge Dickson écrivait, à la page 383, que l’obligation essentielle de la Couronne était d’empêcher l’exploitation :

 

c) L’obligation de fiduciaire de Sa Majesté

 

Le concept de l’obligation de fiduciaire est issu depuis bien longtemps de la notion de l’abus de confiance, l’un des premiers chefs de compétence de la Chancery. Dans le présent pourvoi, l’importance de ce concept repose sur l’exigence qu’il y ait eu _ cession _ pour que des terres indiennes puissent être aliénées.

 

La Proclamation royale de 1763 prévoyait qu’aucun particulier ne pouvait acheter aux Indiens des terres qu’elle réservait à ces derniers et, de plus, que tout achat devait être effectué par et au nom de Sa Majesté au cours d’une assemblée publique des Indiens convoquée par le gouverneur ou le commandant en chef de la colonie dans laquelle se trouvaient les terres en question. Comme le fait remarquer lord Watson, à la p. 54 de l’arrêt St. Catherine’s Milling, précité, cette politique concernant la vente ou le transfert du droit que possèdent les Indiens sur leurs terres a été maintenue de façon non interrompue par la Couronne britannique, par les gouvernements des colonies à partir du moment où ceux‑ci sont devenus responsables de l’administration des affaires indiennes et, après 1867, par le gouvernement fédéral du Canada. Les lois fédérales successives qui ont précédé l’actuelle Loi sur les Indiens prévoyaient toutes l’inaliénabilité générale des terres des réserves indiennes, sauf dans le cas d’une cession à Sa Majesté. Les dispositions pertinentes de la Loi actuelle sont les art. 37 à 41.

 

Cette exigence d’une cession vise manifestement à interposer Sa Majesté entre les Indiens et tout acheteur ou locataire éventuel de leurs terres, de manière à empêcher que les Indiens se fassent exploiter. Cet objet ressort nettement de la Proclamation royale elle‑même qui porte, au début de la disposition qui fait de Sa Majesté un intermédiaire, « qu’il s’est commis des fraudes et des abus dans les achats de terres des sauvages au préjudice de Nos intérêts et au grand mécontentement de ces derniers [...] ».

 

 

 

[273]       À la page 385 de l’arrêt Guerin, le juge Dickson avait qualifié avec à propos la relation de relation sui generis, une relation de nature fiduciaire, mais ce n’était pas une fiducie au sens strict, dans la mesure où elle portait sur un bien‑fonds.

 

 

[274]       Le juge Wilson, s’exprimant pour les juges minoritaires dans l’arrêt Guerin, écrivait, à la page 355, que l’obligation fiduciaire de la Couronne, une obligation au sens large, celle de détenir la terre de la réserve à l’usage et au profit de la bande, était devenue, après la cession, une obligation fiduciaire explicite à fin déterminée. Le juge Dickson a toutefois refusé de considérer dans cette affaire les obligations de la Couronne comme des obligations fiduciaires. Il écrivait, à la page 388 :

 

Je suis d’accord avec le juge Le Dain pour dire qu’avant une cession, Sa Majesté ne possède pas les terres en fiducie pour les Indiens. Je suis également d’accord pour dire qu’au moment de la cession l’obligation de Sa Majesté ne se cristallise pas d’une manière ou d’une autre en fiducie explicite ou implicite. Le droit des fiducies constitue un domaine juridique très perfectionné et spécialisé. Pour qu’il y ait fiducie explicite, il faut un disposant, un bénéficiaire, une masse fiduciaire, des mots portant disposition, certitude quant à l’objet et certitude quant à l’obligation. Ces éléments ne sont pas tous présents en l’espèce. En fait, il n’y a même pas de masse fiduciaire. Il ressort clairement de l’arrêt Smith, précité, qu’à la suite d’une cession inconditionnelle il y a disparition du droit des Indiens sur le bien‑fonds. Aucun droit de propriété pouvant constituer l’objet de la fiducie n’est transféré, de sorte que, même s’il est possible d’établir l’existence des autres indices d’une fiducie explicite ou implicite, on ne satisfait pas à l’exigence fondamentale d’une disposition de biens. Par conséquent, bien que la nature du titre indien ainsi que le pouvoir discrétionnaire conféré à Sa Majesté suffisent pour donner naissance à une obligation de fiduciaire, la cession ne crée ni une fiducie explicite ni une fiducie implicite.

 

 


[275]       En l’espèce, la Couronne détient l’argent des Indiens, conformément au paragraphe 61(1) de la Loi sur les Indiens, à l’usage et au profit des Indiens ou des bandes; les fonds ne peuvent être dépensés qu’à leur « profit ». À tout le moins, cela donne lieu à une obligation fiduciaire. Toutefois, à mon avis, en ce qui concerne l’argent des Indiens, il existe une masse fiduciaire, ou un objet fiduciaire. L’argent des Indiens vient de la cession d’un intérêt foncier, en l’occurrence par l’effet de la Cession de 1946. Dans l’arrêt Guerin, dès la cession du territoire, le droit de la bande sur le territoire avait disparu; il ne restait plus rien pouvant constituer la masse fiduciaire. Ici au contraire, la cession de l’intérêt foncier des demandeurs débouche sur les redevances, lesquelles forment la masse fiduciaire.

 

 

[276]       Quant à la source de cette fiducie, je ne partage pas l’avis des demandeurs pour qui la fiducie découle soit de la relation historique entre la Couronne et le peuple autochtone, soit du Traité n° 6. À mon avis, le traité n’est d’aucune aide en la matière. Il ne concerne pas la manière dont l’argent des Indiens sera détenu et géré. L’unique portion du traité qui pourrait intéresser cet aspect – et au mieux il s’agit d’un lien très ténu – est la clause qui concerne la création de la réserve. Cette portion du Traité n° 6 est ainsi formulée :

 

Et Sa Majesté la Reine par le présent convient et s’oblige de mettre à part des réserves propres à la culture de la terre, tout en ayant égard aux terres présentement cultivées par lesdits Sauvages, et d’autres réserves pour l’avantage desdits Sauvages, lesquelles seront administrées et gérées pour eux par le gouvernement de Sa Majesté pour la Puissance du Canada, pourvu que toutes telles réserves ne devront pas excéder en tout un mille carré pour chaque famille de cinq personnes, ou une telle proportion pour des familles plus ou moins nombreuses ou petites, en la manière suivante, savoir :

 

Que le surintendant en chef des affaires des Sauvages devra députer et envoyer une personne compétente pour déterminer et assigner les réserves pour chaque bande, après s’être consulté avec les Sauvages de telle bande quant au site que l’on pourra trouver le plus convenable pour eux;

 

Pourvu, néanmoins, que Sa Majesté se réserve le droit de régler avec tous les colons établis dans les limites de toute terre réservée pour une bande de la manière qu’elle trouvera convenable, et aussi que lesdites réserves de terre ou tout droit en icelles pourront être vendues et adjugées par le gouvernement de Sa Majesté pour le bénéfice et avantage desdits Sauvages, qui y auront droit, après qu’on aura au préalable obtenu leur consentement; et dans le but de faire voir la satisfaction que Sa Majesté éprouve à la vue du comportement et de la bonne conduite de ses Sauvages, elle leur accorde par le présent, en agissant par l’intermédiaire de ses commissaires, un présent de douze piastres pour chaque homme, femme et enfant appartenant aux bandes ici représentées, en satisfaction de toutes réclamations ci‑devant existantes.

 

(S‑4, pages 352‑353; non souligné dans l’original)


 

[277]       Morris avait aussi fait quelques observations aux Cris, durant les négociations du traité, sur cette question de la vente de réserves ou de parties de réserves. Le secrétaire de la Commission, Jackes, avait consigné les observations de Morris :

 

[traduction]

« Il y a une chose que je voudrais dire à propos des réserves. La terre dont je parle est beaucoup plus étendue que ce que vous serez jamais en mesure de cultiver, et il se pourrait que vous voudriez faire comme ont fait vos frères, à l’endroit d’où je viens.

 

Lorsqu’ils ont constaté qu’ils avaient trop de terre, ils ont demandé à la Reine de la vendre pour eux; ils en ont conservé autant qu’ils le voulaient, et le prix auquel le reste fut vendu fut mis de côté pour qu’il fructifie, et de nombreuses bandes tirent aujourd’hui un revenu annuel de la terre.

 

Mais, comprenez‑moi bien, après que la réserve sera mise de côté, elle ne pourra pas être vendue si ce n’est avec le consentement de la Reine et des Indiens; tant que les Indiens le voudront, la réserve sera mise à leur disposition; nul ne pourra leur enlever leurs habitations. »

 

(S‑4, page 205)

 

 

[278]       À mon avis, il est impossible de s’en remettre à la clause des réserves du Traité n° 6 et aux observations de Morris comme source de la fiducie. À la signature du Traité n° 6, l’argent des Indiens qui est l’objet de la présente action n’existait pas. L’argent des Indiens a pris naissance après la signature du document de 1946 attestant la cession des minéraux. Les mots figurant dans ce document suffisent à établir une fiducie; il y a certitude d’intention, certitude de matière et certitude d’objet. L’accord envisage expressément une fiducie; la matière, ce sont les redevances, et l’objet, ou le bénéficiaire, ce sont manifestement les demandeurs.

 


 

[279]       Ayant examiné le statut de la Couronne, qui est celui de fiduciaire de l’argent des Indiens, j’examinerai maintenant la nature de ses obligations en tant que telles.

 

 

[280]       Nombre des obligations auxquelles est astreint un fiduciaire sont semblables à celles d’un confidé. Le fiduciaire ne peut pas recueillir un bénéfice de la garde qu’il exerce sur les biens en fiducie, ni ne peut utiliser les biens à mauvais escient. Le fiduciaire a une obligation de loyauté et de bonne foi envers le bénéficiaire. Le fiduciaire a aussi l’obligation d’être équitable entre les divers bénéficiaires. Toutefois, contrairement à un confidé, un fiduciaire a l’obligation formelle d’investir la masse – ou, autrement dit, de la rendre productive – lorsque la masse est un bien consomptible, par exemple lorsqu’il s’agit d’argent. La masse fiduciaire ne peut pas être laissée en friche. Il y a obligation d’investir.

 

 

[281]       La norme de prudence applicable à un fiduciaire chargé d’administrer une fiducie a été exposée par le juge Dickson dans l’arrêt Fales et al. c. Canada Permanent Trust Company, [1977] 2 R.C.S. 302, à la page 315 :

 

Traditionnellement, le soin et la diligence que l’on exige d’un fiduciaire dans l’administration d’une fiducie sont ceux qu’un bon père de famille apporte à l’administration de ses propres affaires (Learoyd c. Whiteley (1887), 12 App. Cas. 727, à la page 733; Underhill’s Law of Trusts and Trustees, 12e éd., art. 49; Restatement of the Law on Trusts, 2e éd., par. 174) et, traditionnellement, le critère a été appliqué aussi bien aux fiduciaires professionnels qu’aux non professionnels. Il s’agit d’un critère objectif et d’application générale, quoique parfois rigoureux.


 

 

[282]       La norme de soin, quant à l’obligation d’investir, est donc le soin et l’habileté raisonnables d’un bon père de famille.

 

 

[283]       Les demandeurs disent que la Couronne n’a pas rempli son obligation d’investir et qu’elle aurait dû placer leur argent dans des investissements effectifs sur le marché ou lier le taux d’intérêt à des indices de référence ou des indices boursiers. Selon les demandeurs, le paragraphe 61(2) de la Loi sur les Indiens ne dit pas que l’argent des Indiens doit être détenu au Trésor. D’après la nation d’Ermineskin, le paragraphe 61(2) a pour objet de faire en sorte que, si la Couronne détient effectivement l’argent des Indiens au Trésor, alors la Couronne doit payer des intérêts selon un taux adéquat, en accord avec ses obligations de fiduciaire ou de confidé au regard de cet argent.

 

 


[284]       Il m’est impossible de souscrire à l’argument d’Ermineskin concernant le paragraphe 61(2) de la Loi sur les Indiens. Je suis d’avis que la législation confirme les obligations de la Couronne en tant que fiduciaire de l’argent des Indiens. Il ne fait aucun doute que les redevances doivent être détenues « en fiducie ». L’expression apparaît dans la Cession de 1946 et plus tard dans l’article 4 de la Loi sur le pétrole et le gaz des terres indiennes. Cette dernière loi a été adoptée en 1974 et des redevances avaient été perçues par la Couronne bien avant cette date, mais la Loi sur le pétrole et le gaz des terres indiennes avait pour origine la crise pétrolière mondiale de 1973. L’article 4 et les mots « en fiducie » confirmaient simplement un état de fait et ne modifiaient nullement la manière dont les fonds devaient être détenus et gérés.

 

 

[285]       L’article 4 de la Loi sur le pétrole et le gaz des terres indiennes confirme la fiducie, mais le fait de qualifier l’argent des Indiens de fonds publics au sens de l’article 2 de la Loi sur la gestion des finances publiques signifie que l’argent des Indiens doit être déposé au Trésor conformément à l’article 17. Le paragraphe 61(2) de la Loi sur les Indiens prévoit que des intérêts doivent être payés sur l’argent des Indiens selon un taux fixé par le gouverneur en conseil. Le paiement d’intérêts n’est pas facultatif : la Couronne doit payer des intérêts. Toutefois, la Couronne a aussi le pouvoir de fixer comme elle l’entend le taux d’intérêt.

 

 

[286]       Il n’existe aucune disposition légale autorisant le ministre à acheter des investissements avec l’argent des Indiens au lieu de verser des intérêts sur cet argent. Il faut se rappeler que, lorsque la Loi sur les Indiens fut modifiée en 1951, le pouvoir d’investir, prévu par l’article 92, avait été expressément abrogé.

 

 

[287]       Je suis d’avis que, en payant des intérêts sur l’argent des Indiens conformément au paragraphe 61(2) de la Loi sur les Indiens, le ministre s’est acquitté de son obligation, en tant que fiduciaire, d’investir la masse fiduciaire. Lorsqu’il fixe un taux d’intérêt – ou lorsqu’il investit – le fiduciaire n’a pas pour obligation de maximiser les profits. Si tel était le cas, alors tout fiduciaire qui ne réussit pas à obtenir le rendement le plus élevé possible sur les biens qui lui sont confiés pourrait être accusé d’abus de confiance. La norme qui s’applique à l’obligation d’investir est plutôt celle de la diligence raisonnable. Le fiduciaire doit évidemment agir avec prudence. S’agissant de l’argent des Indiens, le taux d’intérêt est lié aux obligations à long terme du gouvernement du Canada. L’argent n’est pas destiné à demeurer dans le Trésor pour une période déterminée, il peut en être retiré, sous réserve des paramètres établis par l’article 64 de la Loi sur les Indiens. Je suis d’avis que le taux d’intérêt répond à la norme de diligence raisonnable qui sert à juger la conduite d’un fiduciaire.

 

 


[288]       Les demandeurs prétendent aussi que la Couronne a manqué à son obligation, en tant que fiduciaire, de ne pas amalgamer leur argent avec le sien en déposant l’argent des Indiens dans le Trésor. J’ai déjà exprimé l’avis que la Couronne peut s’en rapporter à la loi pour l’accomplissement de ses obligations de fiduciaire. La loi requiert que l’argent des Indiens soit déposé au Trésor. D’une certaine manière, l’argent des Indiens et l’argent de la Couronne sont amalgamés, mais la Couronne conserve des registres de l’argent des Indiens. Comme je l’ai indiqué plus haut dans les présents motifs, la Couronne rend compte des redevances sous la rubrique « Fonds des bandes indiennes – Comptes de capital ». La Couronne rend compte, sous la rubrique « Fonds des bandes indiennes – Comptes de revenu », des intérêts qu’elle paie sur les comptes de capital et de revenu (E‑796 et E‑797, paragraphe 50). L’obligation de conserver séparément les biens fiduciaires a pour objet la protection des biens – sans doute contre le détournement et la concussion – et la préservation de leur identité. En l’espèce, le fiduciaire est la Couronne et il est impossible de l’assimiler à un fiduciaire ordinaire. L’argent des demandeurs est déposé au Trésor; toutefois, il en est rendu compte séparément et il est comptabilité séparément. Il n’est pas à craindre qu’il devienne inaccessible ou que la Couronne ne soit pas en mesure de le débourser. Par conséquent, j’arrive à la conclusion que la Couronne n’a pas manqué à ses obligations en déposant l’argent des Indiens au Trésor.

 

 

[289]       Comme je suis arrivé à la conclusion que la Couronne peut – et même doit – s’en rapporter à la loi, qui précise et confirme les obligations de la Couronne en tant que fiduciaire, il ne m’est pas nécessaire d’examiner ou de commenter les nombreux témoignages d’expert qui m’ont été présentés concernant les normes et pratiques des fiduciaires professionnels.

 

E. Allégation d’enrichissement sans cause

 


[290]       Les demandeurs voudraient la restitution selon l’equity des bénéfices ou avantages que, selon eux, la Couronne a recueillis en ayant à sa disposition leur argent et en l’utilisant. Ermineskin dit aussi que les circonstances de la présente affaire donnent lieu à réparation pour enrichissement sans cause.

 

 

[291]       La Couronne dit que la définition de « fonds publics », dans l’article 2 de la Loi sur la gestion des finances publiques, englobe l’« argent des Indiens » :

 

2. Les définitions qui suivent s’appliquent à la présente loi.

 

« fonds publics » Fonds appartenant au Canada, perçus ou reçus par le receveur général ou un autre fonctionnaire public agissant en sa qualité officielle ou toute autre personne autorisée à en percevoir ou recevoir. La présente définition vise notamment :

 

d) les fonds perçus ou reçus par un fonctionnaire public sous le régime d’un traité, d’une loi, d’une fiducie, d’un contrat ou d’un engagement et affectés à une fin particulière précisée dans l’acte en question ou conformément à celui‑ci.

 

 

 

[292]       Selon la Couronne, puisque l’argent des Indiens entre dans la définition de « fonds publics », alors, en application du paragraphe 17(1) de la Loi sur la gestion des finances publiques, cet argent « est déposé au crédit du receveur général ». Cela signifie que l’argent des redevances doit être déposé au Trésor et que, en application du paragraphe 61(2) de la Loi sur les Indiens, des intérêts doivent être payés sur cet argent.

 

 

[293]       La Couronne dit que, si le paragraphe 61(2) et les décrets pris conformément à cette disposition sont jugés valides, alors l’allégation d’enrichissement sans cause qui est faite par les demandeurs se heurte à un obstacle insurmontable.

 

 

[294]       Dans un arrêt récent de la Cour suprême, Garland c. Consumers’ Gas Co., [2004] 1 R.C.S. 629, le juge Iacobucci écrivait ce qui suit, au paragraphe 30 :

 

En général, le critère applicable en matière d’enrichissement sans cause est bien établi au Canada. La cause d’action comporte trois éléments : (1) l’enrichissement du défendeur, (2) l’appauvrissement correspondant du demandeur et (3) l’absence de motif juridique justifiant l’enrichissement (Pettkus c. Becker, [1980] 2 R.C.S. 834, page 848; Peel (Municipalité régionale) c. Canada, [1992] 3 R.C.S. 762, page 784).

 

 

 

[295]       Puisque, selon moi, la Couronne est un fiduciaire pour l’argent des Indiens et qu’elle peut s’en rapporter aux dispositions de la Loi sur les Indiens relatives à l’administration de l’argent des Indiens pour l’accomplissement de ses obligations de fiduciaire, je dois en conclure que l’allégation d’enrichissement sans cause est sans fondement. La Couronne a payé les intérêts qu’elle devait payer et les demandeurs n’ont donc subi aucun appauvrissement selon les paramètres du régime législatif existant. Au reste, le paragraphe 61(2) a valeur de motif juridique. Toutefois, pour le cas où j’aurais tort de dire que la Couronne peut s’en rapporter à la loi, j’examinerai brièvement les trois éléments nécessaires pour qu’il y ait enrichissement sans cause.


 

 

[296]       S’agissant du premier élément, l’enrichissement, les demandeurs disent que, parce que leur argent a été déposé au Trésor durant de longues périodes et parce que la Couronne n’a pas bloqué les taux d’intérêt, la Couronne a par là bénéficié d’un enrichissement en ce sens qu’elle a mieux rémunéré d’autres emprunts à long terme que l’argent des Indiens.

 

 

[297]       L’affirmation des demandeurs selon laquelle la Couronne a bénéficié de cet avantage ne vaut que dans la mesure où, la Couronne n’ayant pas eu à sa disposition l’argent des Indiens, elle l’aurait remplacé par des emprunts à long terme (c’est‑à‑dire des obligations) et à taux fixes. Les experts des demandeurs qui ont examiné cette question se sont demandé ce qu’il en aurait coûté à la Couronne pour remplacer l’argent des Indiens par un emprunt contracté auprès d’un unique investisseur à long terme. Ils ne l’ont pas examinée en se limitant à se demander ce que la Couronne aurait fait.

 

 

[298]       L’expert d’Ermineskin, M. Hockin, un ancien sous‑ministre adjoint des Finances, a témoigné que la Couronne aurait remplacé l’argent des Indiens par des obligations à échéance d’au moins dix ans (transcription, volume 203, pages 28814‑28815). Je relève cependant que son énoncé de qualifications ne faisait nulle part état d’une expérience de la gestion ou de la stratégie de la dette publique, et j’hésite un peu à accorder de la valeur à son opinion sur cet aspect particulier (SE‑467).


 

 

[299]       Un autre expert d’Ermineskin, M. Lambert, s’est dit convaincu que la Couronne a manifestement tiré un avantage du mode de gestion de l’argent des Indiens (transcription, volume 181, page 25416; SE‑351, page 12). Selon lui, la Couronne aurait remplacé l’argent des Indiens par un emprunt à long terme, mais il a reconnu que l’expert de la Couronne, M. King, était mieux placé que lui pour expliquer la stratégie d’endettement du gouvernement fédéral, étant donné que M. King était habilité à s’exprimer en tant qu’économiste spécialisé dans la stratégie de gestion de la dette publique (transcription, volume 181, pages 25418‑25419; C‑986).

 

 

[300]       M. Tony Williams, un actuaire qui a témoigné pour les demandeurs, a examiné la question en posant pour hypothèse que la Couronne aurait obtenu un financement extérieur du même encours que celui de l’argent des Indiens, et de la même façon – la Couronne aurait été un emprunteur indépendant non lié et ayant un horizon à long terme. Il s’est dit en désaccord avec l’approche de M. King, qui se demandait plutôt ce que la Couronne aurait fait (transcription, volume 216, page 31014). Cependant, M. Williams a admis que, si la Couronne n’avait pas eu à sa disposition l’argent des Indiens, elle n’aurait pas été obligée de le remplacer intégralement par un seul prêteur indépendant. Il a aussi admis que les bons du Trésor – emprunts à court terme – auraient été une solution pour la Couronne dans de telles circonstances (transcription, volume 216, pages 31016‑31017).


 

 

[301]       Un autre des experts des demandeurs, M. Perreault, a admis que, si la Couronne devait remplacer l’argent des Indiens par une autre forme d’emprunt, la Couronne ne serait pas contrainte de recourir exclusivement à des obligations à long terme. M. Perreault a aussi reconnu que, si la Couronne avait recouru intégralement à des bons du Trésor, elle aurait épargné plus de 100 millions de dollars (transcription, volume 232, pages 33639‑33670). Toutefois, il n’a pas effectué de tels calculs car il n’avait pas pour mandat d’évaluer ce qu’il en aurait coûté à la Couronne pour remplacer l’argent des Indiens par d’autres formes d’emprunt (transcription, volume 232, pages 33638‑33639).

 

 

[302]       L’expert de la Couronne en la matière était M. King. Comme je l’ai dit précédemment dans les présents motifs, dans la section décrivant le profil des témoins, M. King est un économiste qui a occupé divers postes à la Banque du Canada et au ministère des Finances (C‑987, appendice A). Il était habilité à s’exprimer en tant que spécialiste de la gestion de la dette publique et de l’emploi de sources externes et internes de financement (C‑986). Je préfère son témoignage sur la question à ceux des experts des demandeurs.

 

 


[303]       M. King a dit que la stratégie de la dette publique au début des années 80 était fondée sur un rapport cible entre dette fixe et dette flottante et que le rapport avait été fixé à 50/50 (transcription, volume 335, pages 92‑95). Le rapport cible supposait un arbitrage entre dette à court terme et dette à long terme afin de stabiliser le service de la dette publique et de réaliser des épargnes d’intérêts (transcription, volume 335, pages 106‑109; transcription, volume 348, pages 157‑159). À son avis, si la Couronne n’avait pas eu à sa disposition l’argent des Indiens – si l’argent des Indiens n’avait jamais existé – la Couronne aurait employé une stratégie de financement par bons du Trésor, qui présente l’avantage d’abaisser le coût à long terme du financement (C‑987, page 7).

 

 

[304]       M. King a envisagé une seconde stratégie possible. Selon lui, vu la taille relativement modeste de l’argent des Indiens par rapport aux emprunts globaux de la Couronne, l’absence de l’argent des Indiens aurait simplement été considérée comme un accroissement des sommes qui devaient être empruntées, et il aurait été remplacé par des bons du Trésor combinés à une quantité cible d’obligations à long terme. Selon les calculs de M. King, il en aurait encore résulté un coût moindre que ce que la Couronne avait effectivement payé sur l’argent des Indiens entre l’exercice 1971‑1972 et l’exercice 1999‑2000 (C‑987, page 7; transcription, volume 336, pages 115‑116).

 

 


[305]       À mon avis, la manière dont il faut voir cette question consiste à se demander ce que la Couronne aurait fait si elle n’avait pas eu à sa disposition l’argent des Indiens. Supposons que l’argent des Indiens n’ait tout simplement jamais existé. Je ne puis accepter l’approche adoptée par les experts des demandeurs, qui ont calculé les coûts d’un emprunt en présumant qu’il y avait un unique emprunteur et que son horizon est un horizon à long terme. Il ressort clairement des témoignages, non seulement celui de M. King, mais aussi ceux de quelques‑uns des experts des demandeurs, que, en l’absence de l’argent des Indiens, la Couronne aurait recouru à des emprunts à court terme plus économiques. Si l’argent des Indiens a pu demeurer en dépôt durant une longue période, ce n’était pas en raison d’une règle juridique impérative. Il n’a jamais été dit que l’argent devait rester dans le Trésor pour une quelconque période, il pouvait toujours en être retiré, sous réserve de l’article 64 de la Loi sur les Indiens.

 

 

[306]       La Cour suprême a examiné, dans l’arrêt Peel (Municipalité régionale) c. Canada, [1992] 3 R.C.S. 762, le volet « avantages » du critère de l’enrichissement sans cause. La juge McLachlin écrivait, à la page 790 :

 

Jusqu’à présent, la jurisprudence a reconnu deux types d’avantages. La situation la plus commune est celle dans laquelle un avantage positif est conféré au défendeur, par exemple, sous la forme du paiement d’une somme d’argent. L’avantage peut toutefois être « négatif » en ce sens qu’il épargne au défendeur une dépense à laquelle il aurait été tenu, c’est‑à‑dire, lorsqu’il se voit décharger d’une obligation légale.

 

 

 

[307]       On ne saurait certes pas prétendre, dans la présente affaire, que les demandeurs ont épargné à la Couronne une dépense qu’elle était tenue d’engager. La Couronne n’avait aucune obligation – légale ou autre – de payer à quelqu’un d’autre, en l’absence de l’argent des Indiens, un taux d’intérêt plus élevé que celui qu’elle payait sur l’argent des Indiens.


 

 

[308]       S’agissant de savoir s’il y avait un avantage positif, en ce sens que les demandeurs conféraient à la Couronne un avantage parce que leurs redevances étaient déposées au Trésor et qu’ensuite la Couronne empruntait ces sommes, la preuve montre qu’une telle opération n’équivalait pas à un avantage. À première vue, il pourrait sembler qu’il y avait un avantage parce que l’argent des demandeurs était perçu, détenu et emprunté par la Couronne. Toutefois, quand on considère ce que la Couronne aurait fait si elle n’avait pas eu cet argent à sa disposition, on constate que la Couronne aurait pu obtenir un financement additionnel en émettant des instruments à court terme. Ce type d’emprunt aurait permis à la Couronne de réduire ses coûts, alors que, avec l’argent des Indiens déposé au Trésor, la Couronne se trouvait finalement à payer davantage l’emploi qu’elle en faisait.

 

 

[309]       Il ne peut pas y avoir d’appauvrissement correspondant parce que, selon moi, la Couronne en tant que fiduciaire peut s’appuyer sur le paragraphe 61(2) de la Loi sur les Indiens et sur les décrets établissant la manière de fixer les taux d’intérêt lorsqu’elle s’acquitte de ses devoirs de fiduciaire.

 

 

[310]       Finalement, il y a la question du motif juridique. Dans l’arrêt Garland, la Cour suprême du Canada écrivait ce qui suit, au paragraphe 49 :

 

Les dispositions légales forment une catégorie bien établie de motifs juridiques. Dans l’arrêt Rathwell, précité, le juge Dickson a donné comme exemples de motifs juridiques « un contrat ou une disposition légale » (p. 455). Dans le Renvoi relatif à la taxe sur les produits et services, [1992] 2 R.C.S. 445 (« Renvoi relatif à la TPS »), le juge en chef Lamer a conclu qu’une loi valide est un motif juridique qui empêche le recouvrement pour enrichissement sans cause. Cette conclusion a été confirmée dans l’arrêt Peter, précité, p. 1018. Tout récemment, dans l’arrêt Mack c. Canada (Attorney General) (2002), 60 O.R. (3d) 737, la Cour d’appel de l’Ontario a statué que la loi obligeant les immigrants chinois à acquitter un droit d’entrée au pays constituait un motif juridique qui empêchait de recouvrer ce droit au moyen d’une action pour enrichissement sans cause. Dans le principal ouvrage canadien en la matière, The Law of Restitution, op. cit., p. 46, McCamus et Maddaugh analysent l’expression « disposition légale » tirée de l’arrêt Rathwell, précité :

 

[traduction] ... il va peut‑être de soi que, dans tous les cas où la loi prescrit l’enrichissement du défendeur au détriment du demandeur, il n’y a pas d’enrichissement sans cause.

 

Il semble donc clair qu’une loi valide peut constituer un motif juridique qui empêche le recouvrement par voie de restitution.

 

 

 

[311]       Ainsi, même si je me fourvoie sur l’élément « enrichissement » et sur l’élément « appauvrissement », l’enrichissement sans cause allégué par les demandeurs demeure un argument irrecevable parce qu’une loi valide oblige la Couronne à déposer l’argent des Indiens au Trésor et à payer des intérêts sur cet argent, conformément aux décrets.

 


F. Questions constitutionnelles

 

[312]       Dans son avis de question constitutionnelle, Ermineskin dit que, dans la mesure où les dispositions de la Loi sur les Indiens relatives à la gestion de l’argent des Indiens n’exigent pas, ou n’entraînent pas, l’application d’un taux d’intérêt adéquat – un taux qui corresponde au rendement qu’un fiduciaire raisonnable obtiendrait grâce à des investissements prudents – alors le texte législatif porte atteinte aux droits d’Ermineskin issus de traités. Ermineskin s’appuie aussi sur l’article 15 de la Charte.

 

 

[313]       Ermineskin dit que les dispositions applicables de la Loi sur les Indiens et de la Loi sur le pétrole et le gaz des terres indiennes doivent être interprétées d’une manière qui s’accorde avec les obligations fiduciaires de la Couronne et avec le principe de l’honneur de la Couronne. Ermineskin prétend que les obligations de la Couronne ont pour origine les promesses faites par la Couronne dans le Traité n° 6, ainsi que les intérêts fonciers conférés en vertu de ce traité et protégés par lui. Ermineskin dit que, s’il est constaté que les dispositions légales en cause privent Ermineskin de ses droits de bénéficiaire d’une fiducie, alors elles sont constitutionnellement invalides dans la mesure de ce conflit.

 

 

[314]       Contrairement à la position adoptée par Samson dans son action, Ermineskin ne revendique pas un droit ancestral, un droit issu de traités ou un droit inhérent à l’autonomie gouvernementale.

 

 

[315]       Ermineskin dit que les obligations fiduciaires de la Couronne ont pour origine la clause de création de la réserve, dans le Traité n° 6, clause ainsi formulée :

 

Et Sa Majesté la Reine par le présent convient et s’oblige de mettre à part des réserves propres à la culture de la terre, tout en ayant égard aux terres présentement cultivées par lesdits Sauvages, et d’autres réserves pour l’avantage desdits Sauvages, lesquelles seront administrées et gérées pour eux par le gouvernement de Sa Majesté pour la Puissance du Canada, pourvu que toutes telles réserves ne devront pas excéder en tout un mille carré pour chaque famille de cinq personnes, ou une telle proportion pour des familles plus ou moins nombreuses ou petites, en la manière suivante, savoir :

 

Que le surintendant en chef des affaires des Sauvages devra députer et envoyer une personne compétente pour déterminer et assigner les réserves pour chaque bande, après s’être consulté avec les Sauvages de telle bande quant au site que l’on pourra trouver le plus convenable pour eux;

 

Pourvu, néanmoins, que Sa Majesté se réserve le droit de régler avec tous les colons établis dans les limites de toute terre réservée pour une bande de la manière qu’elle trouvera convenable, et aussi que lesdites réserves de terre ou tout droit en icelles pourront être vendues et adjugées par le gouvernement de Sa Majesté pour le bénéfice et avantage desdits Sauvages, qui y auront droit, après qu’on aura au préalable obtenu leur consentement; et dans le but de faire voir la satisfaction que Sa Majesté éprouve à la vue du comportement et de la bonne conduite de ses Sauvages, elle leur accorde par le présent, en agissant par l’intermédiaire de ses commissaires, un présent de douze piastres pour chaque homme, femme et enfant appartenant aux bandes ici représentées, en satisfaction de toutes réclamations ci‑devant existantes.

 

(S‑4, pages 352‑353; non souligné dans l’original)

 

 


[316]       Ermineskin invoque aussi les observations faites par Morris en rapport avec cette clause du traité, observations relatives à la possibilité de vendre les réserves. Les demandeurs disent que ces mots ont valeur de promesse ou d’engagement inséré dans le traité. Le secrétaire de la Commission, Jackes, avait consigné ainsi les observations de Morris :

[traduction]

« Il y a une chose que je voudrais dire à propos des réserves. La terre dont je parle est beaucoup plus étendue que ce que vous serez jamais en mesure de cultiver, et il se pourrait que vous voudriez faire comme ont fait vos frères, à l’endroit d’où je viens.

 

Lorsqu’ils ont constaté qu’ils avaient trop de terre, ils ont demandé à la Reine de la vendre pour eux; ils en ont conservé autant qu’ils le voulaient, et le prix auquel le reste fut vendu fut mis de côté pour qu’il fructifie, et de nombreuses bandes tirent aujourd’hui un revenu annuel de la terre.

 

Mais, comprenez‑moi bien, après que la réserve sera mise de côté, elle ne pourra pas être vendue si ce n’est avec le consentement de la Reine et des Indiens; tant que les Indiens le voudront, la réserve sera mise à leur disposition; nul ne pourra leur enlever leurs habitations. »

 

(S‑4, page 205)

 

 

[317]       Il ressort nettement du texte du Traité n° 6 que la Couronne devait administrer et gérer les réserves indiennes.

 

 

[318]       Les observations de Morris rendent compte de la politique de longue date de la Couronne, qui remontait à la Proclamation royale de 1763, politique selon laquelle seule la Couronne pouvait acheter des terres indiennes ou en prendre possession. Cette responsabilité passa aux gouvernements coloniaux en même temps que l’administration des affaires indiennes. Après la Confédération en 1867, le gouvernement fédéral du Canada assuma cette responsabilité spéciale. Dans l’arrêt Guerin, le juge Dickson écrivait ce qui suit, à la page 383 :


 

Cette exigence d’une cession vise manifestement à interposer Sa Majesté entre les Indiens et tout acheteur ou locataire éventuel de leurs terres, de manière à empêcher que les Indiens se fassent exploiter. Cet objet ressort nettement de la Proclamation royale elle‑même qui porte, au début de la disposition qui fait de Sa Majesté un intermédiaire, « qu’il s’est commis des fraudes et des abus dans les achats de terres des sauvages au préjudice de Nos intérêts et au grand mécontentement de ces derniers... » En confirmant dans la Loi sur les Indiens cette responsabilité historique de Sa Majesté de représenter les Indiens afin de protéger leurs droits dans les opérations avec des tiers, le Parlement a conféré à Sa Majesté le pouvoir discrétionnaire de décider elle‑même ce qui est vraiment le plus avantageux pour les Indiens. Tel est l’effet du par. 18(1) de la Loi.

 

 

[319]       Le texte du Traité n° 6 ainsi que les négociations et le contexte historique s’y rapportant montrent que l’administration et la gestion des réserves et des ressources devaient incomber à la Couronne. Cette responsabilité remonte à la Proclamation royale de 1763.

 

 


[320]       Selon les termes du Traité n° 6, la nation d’Ermineskin s’est placée sous la protection de la Couronne. Il n’est peut‑être pas de mise d’affirmer cela aujourd’hui, mais c’est bel et bien l’effet du traité. Certes, on peut considérer le traité comme un instrument formant ou affermissant une alliance ou un partenariat, mais il voulait dire aussi que les ancêtres d’Ermineskin avaient décidé de laisser la Couronne s’occuper de leurs intérêts. En échange, Ermineskin obtenait certains avantages, précisés dans le traité. La politique de la Couronne, qui remonte à plusieurs siècles sous certains aspects, et les lois qui en ont découlé, se devaient de respecter et de protéger les intérêts des Indiens. Ce n’est sans doute pas toujours ainsi que les choses se sont passées dans la réalité, mais c’est la politique avouée de la Couronne, et elle a depuis été consacrée dans la jurisprudence. La relation entre la Couronne et les peuples autochtones est ancienne et difficile à saisir. C’est aussi une chose qui évolue. Les idées de tutelle et d’assimilation ont été abandonnées en faveur d’un pouvoir décisionnel accru et d’une autonomisation renforcée.

 

 

[321]       Comme je l’ai dit plus haut, la fiducie découle à mon avis de la Cession de minéraux consentie en 1946 et, en tant que telle, elle n’entre pas dans la rubrique des droits issus de traités. La Couronne s’est posée comme à titre de protecteur, de par le Traité n° 6, et s’est engagée à administrer et gérer les réserves indiennes, mais la fiducie de l’argent des Indiens n’a pris naissance que lors de la cession, par Ermineskin, de ses intérêts et droits miniers.

 

 


[322]       Puisque la Couronne a assumé la tâche de s’interposer entre les intérêts autochtones et les tiers, elle a l’obligation d’énoncer des règles régissant la manière dont cela se passera. S’agissant de l’argent des Indiens, la Couronne s’est engagée, par la Cession de 1946, à préserver les intérêts de la nation d’Ermineskin. Les dispositions de la Loi sur les Indiens se rapportant à l’argent des Indiens ont été adoptées à cette fin. Le paragraphe 61(1) prévoit que la Couronne détient l’argent des Indiens à « l’usage et au profit » des Indiens ou des bandes au nom desquelles il est détenu. La Couronne doit payer des intérêts sur cet argent, en application du paragraphe 61(2); cette disposition est impérative. Les dépenses de sommes d’argent du compte en capital, qui sont régies par l’article 64, ne peuvent être autorisées et prescrites par le ministre qu’avec l’assentiment du conseil de bande, et pour certains objets énumérés, dont le dernier est l’alinéa k), qui est un genre de clause fourre‑tout. Mais l’idée de l’article 64 est que les dépenses doivent être faites pour l’avantage de la bande. La Couronne a conservé pour elle‑même le pouvoir de décider où réside l’intérêt de la bande, mais cela va au coeur de la relation des parties, une relation profonde, historique et de nature sui generis. L’honneur de la Couronne est toujours en jeu dans ses rapports avec les peuples autochtones, et ce « précepte essentiel » domine et régit l’exercice de ce pouvoir.

 

 

[323]       Les demandeurs invoquent aussi l’article 15 de la Charte, que l’on trouve sous la rubrique « Droits à l’égalité ». Cet article prévoit ce qui suit :

 

15. (1) La loi ne fait acception de personne et s’applique également à tous, et tous ont droit à la même protection et au même bénéfice de la loi, indépendamment de toute discrimination, notamment des discriminations fondées sur la race, l’origine nationale ou ethnique, la couleur, la religion, le sexe, l’âge ou les déficiences mentales ou physiques.

 

 

 


[324]       Dans la décision Nechako Lakes School District No. 91 c. Patrick, [2002] B.C.J. No. 37, la Cour suprême de Colombie‑Britannique a eu l’occasion d’examiner l’applicabilité de l’article 15 de la Charte aux bandes indiennes. Le district scolaire demandeur réclamait aux bandes défenderesses le paiement des redevances scolaires qu’elles lui devaient; les bandes ont déposé une demande reconventionnelle dans laquelle, notamment, elles alléguaient une discrimination contraire au paragraphe 15(1) de la Charte. Le juge Garson, après avoir analysé la nature juridique d’une bande indienne, aux paragraphes 103 à 111, a conclu que les bandes ne sont pas des particuliers aux fins de la Charte. Il a donc refusé d’examiner au fond l’argument fondé sur la discrimination :

 

[traduction]

_103_____La Loi sur les Indiens, L.R.C. 1985, ch. I‑5, en son paragraphe 2(1), définit ainsi le mot « bande » :

 

 

 

 

« bande » Groupe d’Indiens, selon le cas :

 

 

 

 

 

a)

 

 

 

à l’usage et au profit communs desquels des terres appartenant à Sa Majesté ont été mises de côté avant ou après le 4 septembre 1951,

 

 

 

 

b)

 

 

 

à l’usage et au profit communs desquels Sa Majesté détient des sommes d’argent;

 

 

 

 

c)

 

 

 

que le gouverneur en conseil a déclaré être une bande pour l’application de la présente loi.

 

 

 

_104_____ Selon le paragraphe 2(1) de la Loi sur les Indiens, le « conseil de la bande » est le conseil établi conformément à l’article 74 de la Loi sur les Indiens, qui prévoit qu’un conseil de bande « sera constitué au moyen d’élections tenues selon la présente loi ».

 

_105_____ Dans son texte intitulé Native Law (Toronto: Carswell, 1994), J. Woodward écrit, à la page 398 : [traduction] « la bande, en tant qu’entité durable ayant son propre gouvernement, est un genre unique d’entité juridique en droit canadien ».

 

_106_____ Dans la décision William c. Lake Babine Indian Band (1999), 30 C.P.C. (4th) 156 (C.S. C.‑B.), le juge Taylor devait définir la bonne méthode de signification d’un bref et d’une déclaration à une bande indienne et au conseil de cette bande. Il a jugé qu’une bande indienne était davantage assimilable à un syndicat qu’à une société commerciale parce qu’elle exerce une fonction représentative au nom de ses membres.

 

_107_____ Dans la décision Bande indienne de Montana c. Canada, [1998] 2 C.F. 3 (C.F. 1re inst.), au paragraphe 20, la juge Reed écrivait que « les bandes et les conseils de bandes ne sont pas des personnes morales; ils ne sont pas non plus des personnes physiques aux yeux de la loi ». Elle faisait observer ensuite que les bandes indiennes ont été décrites comme des « associations sans personnalité morale de nature unique, parce qu’elles sont créées par la loi et non par la volonté de leurs membres », ajoutant que, selon d’autres commentateurs, « les droits et les obligations de la bande sont tout à fait distincts des droits et obligations cumulatifs des membres de la bande... [e]n droit, la bande constitue en elle‑même une catégorie ».

 

_108_____ La juge Reed faisait observer que, dans la décision Clow Darling Ltd. c. Big Trout Lake Band (1989), 70 O.R. (2d) 56 (C. dist. Ont.), le tribunal avait écrit : « un conseil de bande a, au même titre qu’une personne morale, le pouvoir d’agir et de contracter des obligations distinctes de celles de ses membres ». Elle a cité un jugement de la Cour suprême de Colombie‑Britannique, Joe c. Findlay (1987), 12 B.C.L.R. (2d) 166, où la Cour écrivait : [traduction] « le présent conseil de bande est élu par ses membres pour exercer des droits et accomplir des obligations provenant ou non de la loi ».

 


_109_____ S’agissant des recours collectifs introduits en application de la Charte, la Cour d’appel de la Colombie‑Britannique a nié récemment l’intérêt pour agir à deux syndicats qui avaient introduit une procédure pour violation de l’alinéa 2d) de la Charte (qui débute par le mot « chacun ») et avaient sollicité une réparation en application du paragraphe 24(1), non en leur propre nom, mais en tant que mandataires de leurs membres (C.L.A.C. c. B.C. Transportation Financing (2001), 91 B.C.L.R. (3d) 197).

 

_110_____ Les accords locaux d’éducation qui sont contestés ne sont pas des accords entre particuliers. À mon avis, une bande est un organe représentatif, et aussi un organe directeur, mais une bande n’agit pas au nom de chacun des enfants indiens, comme l’ont prétendu les bandes. Une bande n’est pas un « être humain ». Les accords locaux d’éducation sont des accords entre niveaux de gouvernement ou organes directeurs. Les accords locaux d’éducation prévoient un mode de financement entre niveaux de gouvernement, et ils permettent aux bandes d’avoir leur mot à dire dans la qualité et la nature de l’éducation de leurs enfants. En aucun cas le père ou la mère d’un enfant n’est tenu, selon un accord local d’éducation, de payer à titre individuel la scolarité de son enfant, en contravention du School Act. La bande ou le conseil de bande, en tant que partie à un accord local d’éducation, agit en tant qu’organe directeur ou représentatif. En cette qualité, il assume « des droits et obligations qui sont distincts de ceux de ses membres ».

 

_111_____ Il s’ensuit que les bandes et les conseils de bande ne sont pas des particuliers, et par conséquent le paragraphe 15(1) de la Charte ne s’applique pas à eux dans le cas présent.

 

 

 

[325]       Je souscris à l’analyse et à la conclusion du juge Garson et je les fais miennes aux fins de la présente affaire. L’article 15 de la Charte ne vient pas en aide à la nation d’Ermineskin dans le cas présent. Il ne m’est donc pas nécessaire d’examiner davantage l’argument de la discrimination.

 

G. Dépens

 

[326]       L’article 400 des Règles des Cours fédérales donne à la Cour le pouvoir d’adjuger les dépens. L’exercice de ce pouvoir est laissé entièrement à l’appréciation de la Cour. J’ai statué en faveur de la Couronne, qui, selon moi, n’a pas à répondre de la manière dont elle a géré l’argent des Indiens, mais je ne lui adjugerai pas ses dépens. Vu la longueur et la complexité de la présente action, ainsi que les points importants en jeu, chacune des parties supportera ses propres dépens.


 

H. Dispositif

 

[327]       Pour les motifs susmentionnés, l’action introduite contre la Couronne est rejetée. Par ailleurs, puisque la responsabilité de la Couronne n’est pas engagée, il ne m’est pas nécessaire d’examiner les arguments se rapportant à la prescription.

 

            « Max M. Teitelbaum »         

     Juge

CALGARY (Alberta)

le 30 novembre 2005

 

 

 

Traduction certifiée conforme

D. Laberge, LL.L.


                                     COUR FÉDÉRALE

 

                      AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :                                        T‑1254‑92

 

INTITULÉ :                                       LE CHEF JOHN ERMINESKIN ET AUTRES c. SA MAJESTÉ LA REINE ET AUTRES

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                 CALGARY (ALBERTA) / NATION CRIE DE SAMSON, HOBBEMA (ALBERTA)

 

 


DATE DE L’AUDIENCE :               2000 : MAI : du 1er au 4; du 8 au 10; JUIN : du 5 au 9; du 12 au 15; du 19 au 23; OCTOBRE : du 3 au 6; du 11 au 13; du 16 au 18; les 30 et 31; NOVEMBRE : le 1er; du 7 au 9; du 13 au 16; du 27 au 30; DÉCEMBRE : du 4 au 7; du 11 au 13; 2001 : JANVIER : du 8 au 11; du 15 au 17; du 22 au 25; MARS : le 12; les 14 et 15; du 19 au 22; du 26 au 29; AVRIL : du 2 au 5; du 17 au 19; le 30; MAI : les 1er et 2; du 14 au 17; du 23 au 25; JUIN : du 4 au 7; du 11 au 14; du 18 au 21; SEPTEMBRE : du 4 au 7; du 10 au 12; OCTOBRE : du 1er au 4, du 9 au 12; du 15 au 18; du 29 au 31; NOVEMBRE : le 1er; du 5 au 8; du 12 au 15; du 27 au 29; DÉCEMBRE : le 3, les 5 et 6; les 10 et 11; 2002 : JANVIER : les 7 et 8; MAI : du 6 au 9; du 13 au 15; du 21 au 24; JUIN : du 3 au 5; du 11 au 14; les 19 et 20; JUILLET : le 16; AOÛT : du 26 au 30; SEPTEMBRE : du 10 au 13; du 17 au 20; le 30; OCTOBRE : du 1er au 3; du 7 au 9; du 15 au 17; les 28 et 29; NOVEMBRE : du 12 au 15; du 18 au 21; du 25 au 28; DÉCEMBRE : du 2 au 5; le 9; 2003 : JANVIER : du 13 au 16; le 20; les 22 et 23; du 27 au 30; FÉVRIER : du 18 au 21; du 24 au 27; AVRIL : le 7; les 22 et 23; les 29 et 30; MAI : les 1er et 2; du 12 au 16; du 20 au 23; du 26 au 28; JUIN : du 9 au 13; du 16 au 20; SEPTEMBRE : les 3 et 4; le 9; le 24; OCTOBRE : du 15 au 17; du 20 au 22; du 27 au 30; NOVEMBRE : du 3 au 5; du 10 au 12; du 26 au 28; DÉCEMBRE : du 1er au 4; 2004 : JANVIER : du 12 au 15; du 19 au 22; du 26 au 29; FÉVRIER : le 19; du 23 au 25; MARS : du 24 au 26; du 29 au 31; AVRIL : les 1er et 2; du 13 au 16; du 19 au 22; le 26; du 28 au 30; MAI : du 10 au 14; du 17 au 21; du 25 au 27; JUIN : du 6 au 8; les 10 et 11; du 22 au 25; JUILLET : du 5 au 9; du 13 au 16; les 19 et 20; NOVEMBRE : le 30; DÉCEMBRE : du 1er au 3; du 6 au 10; du 13 au 17; les 20 et 21; 2005 : JANVIER : les 20 et 21

 

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT :            LE JUGE TEITELBAUM

 

DATE DES MOTIFS :                      le 30 novembre 2005

 

 

 

COMPARUTIONS :

 

Marvin R.V. Storrow, c.r.

Maria A. Morellato

Joseph C. McArthur

Joni Paulus

Joanne R. Lysyk

W.S. Maclagan

Claudia McKinnon

Tina L. Dion

Roy W. Millen

Ryan DuRussel                                                             POUR LES DEMANDEURS

 

 

Alan D. Macleod

Clarke Hunter

Mary Comeau

Brenda Armitage

Wendy McCallum

Tom Valentine

James Bazant

Ray Chartier

Robert Stack                                                                POUR LES DÉFENDEURS

 

 

Robert J. Normey

S.H. Stan Rutwind                                                        POUR LE PROCUREUR GÉNÉRAL

Beverley Bauer, c.r.                                                      DE L’ALBERTA

 

 


AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

BLAKE, CASSELS & GRAYDON LLP

Vancouver (C.‑B.)                                                       POUR LES DEMANDEURS

 

MACLEOD DIXON LLP

Calgary (Alberta)                                                          POUR LES DÉFENDEURS

 

MINISTÈRE DE LA JUSTICE DE L’ALBERTA,

DIVISION DU DROIT CONSTITUTIONNEL          POUR LE PROCUREUR GÉNÉRAL

ET DU DROIT DES AUTOCHTONES                      DE L’ALBERTA

 


Date : 20051130

 

Dossier : T‑1254‑92

 

CALGARY (Alberta), le 30 novembre 2005.

 

EN PRÉSENCE DE MONSIEUR LE JUGE TEITELBAUM

 

 

ENTRE :

 

LE CHEF ERMINESKIN, LAWRENCE WILDCAT, GORDON LEE, ART LITTLECHILD, MAURICE WOLFE, CURTIS ERMINESKIN, GERRY ERMINESKIN, EARL ERMINESKIN, RICK WOLFE, KEN CUTARM, BRIAN LEE, LESTER FRAYNN, le chef et les conseillers élus de la bande et nation indienne d’Ermineskin, agissant en leur propre nom et au nom de tous les autres membres de la bande et nation indienne d’Ermineskin

 

                                                                                          demandeurs

 

 

                                                  - et -

 

 

SA MAJESTÉ LA REINE DU CHEF DU CANADA, LE MINISTRE DES AFFAIRES INDIENNES ET DU NORD CANADIEN ET LE MINISTRE DES FINANCES

 

                                                                                            défendeurs

 

 

                                           JUGEMENT

 

Pour les raisons énoncées dans les motifs du jugement, l’action est rejetée, chacune des parties supportant ses propres dépens.

    « Max M. Teitelbaum »

     Juge

 

Traduction certifiée conforme

D. Laberge, LL.L.

 

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