Décisions de la Cour fédérale

Informations sur la décision

Contenu de la décision


Date : 19990618


Dossiers : IMM-4204-98

T-1767-98

                                        

ENTRE :

     MANSOUR AHANI,

     demandeur,

     et

     LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L"IMMIGRATION,

     défendeur,

ET ENTRE :

     MANSOUR AHANI,

     demandeur,

     et

     SA MAJESTÉ LA REINE et

     LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L"IMMIGRATION,

     défendeurs.

     MOTIFS D"ORDONNANCE ET ORDONNANCE

     SUR REQUÊTE PRÉLIMINAIRE

     [Prononcés à l"audition, à Toronto (Ontario),

     le mardi 15 juin 1999.]

LE JUGE McGILLIS

[1]      Au début de l"instance, l"avocat du défendeur, M. James Leising, a déposé une requête préliminaire visant à obtenir que la Cour adopte la décision que le juge McKeown a récemment rendue dans l"affaire Suresh c. Ministre de la Citoyenneté et de l"Immigration (dossier no IMM-117-98, 11 juin 1999), dans la mesure où cette décision tranche les mêmes questions constitutionnelles que celles que soulèvent les présentes affaires1. En particulier, il a soutenu que j"étais tenue de suivre la décision du juge McKeown, à moins que les demandeurs n"établissent que les faits de la présente affaire diffèrent grandement de ceux de l"affaire Suresh c. Ministre de la Citoyenneté et de l"Immigration, précitée, ou que la décision est manifestement erronée. Pour étayer sa prétention, M. Leising s"est fondée sur les décisions Janssen Pharmaceutical Inc. c. Apotex Inc. (1997), 72 C.P.R. (3d) 179 (C.A.F.), Eli Lilly and Co. c. Novopharm Ltd. (1996), 67 C.P.R. (3d) 377 (C.A.F.), décision infirmée pour d"autres motifs [1998] 2 R.C.S. 129, et Glaxo Group Ltd. c. Canada (Ministre de la Santé nationale et du Bien-être social) (1996), 64 C.P.R. (3d) 65 (C.F. lre inst.).

[2]      En réponse, l"avocat du demandeur, M. Lorne Waldman, a soutenu que le principe du stare decisis ne s"appliquait pas aux juges de la même Cour exerçant une compétence commune. Il a en outre ajouté que, compte tenu de l"exigence prévue au paragraphe 83(1) de la Loi sur l"immigration, L.R.C. (1985), ch. I-2, modifiée, concernant la certification d"une question à porter en appel, les demandeurs subiraient un préjudice si le juge McKeown ne certifiait pas de question dans Suresh c. Ministre de la Citoyenneté et de l"Immigration, précitée2. Enfin, il a fait valoir que les affaires sur lesquelles se fondait l"avocat du défendeur pouvaient être distinguées des présentes affaires dans la mesure où ces dernières soulevaient des questions concernant des droits de la personne fondamentaux et des questions complexes concernant la Charte canadienne des droits et libertés . Malgré ces observations, M. Waldman a tout de même franchement soutenu que le fait de débattre les mêmes questions constitutionnelles que celles qui ont été tranchées dans l"affaire Suresh c. Ministre de la Citoyenneté et de l"Immigration, précitée, ne constituerait pas une utilisation judicieuse des ressources disponibles. Cependant, en l"absence d"une entente conclue avec l"avocat du défendeur prévoyant que les questions certifiées, le cas échéant, dans Suresh c. Ministre de la Citoyenneté et de l"Immigration, précitée, s"appliqueraient aux présentes affaires, M. Waldman devait protéger les intérêts des demandeurs en s"opposant à la requête préliminaire déposée par l"avocat du défendeur.

[3]      Pour statuer sur la requête préliminaire présentée par l"avocat du défendeur, il faut renvoyer à la jurisprudence.

[4]      Dans la décision Glaxo Group Ltd. c. Canada (Ministre de la Santé nationale et du Bien-être social), précitée, le juge Richard (avant qu"il ne soit nommé juge en chef adjoint) a examiné la question de savoir s"il était tenu, pour des motifs de courtoisie judiciaire, d"appliquer une décision du juge Noël (alors juge de première instance) portant sur une question identique dont il était saisi. En examinant le principe de la courtoisie judiciaire et son application, le juge Richard a dit :

     Le principe de la courtoisie judiciaire a été énoncé de la manière suivante :

         [TRADUCTION] Il est généralement admis que la présente cour doit se conformer à ses décisions antérieures à moins qu'il ne soit possible de démontrer que ces décisions antérieures étaient manifestement erronées ou ne devraient plus être appliquées lorsque, par exemple, (1) la cour n'a pas tenu compte dans ses décisions de dispositions législatives ou de décisions antérieures qui auraient entraîné un résultat différent ou (2), si elles sont suivies, la décision entraînerait une injustice grave. La raison qui est invoquée en règle générale pour justifier cette attitude est la courtoisie judiciaire. Bien qu'il s'agisse sans aucun doute d'une raison fondamentale justifiant une telle approche, je pense qu'il existe un motif tout aussi fondamental sinon plus impérieux et il s'agit de la nécessité d'une certaine certitude quant au sens de la loi, dans la mesure où celle-ci peut être établie. La position des avocats serait intenable lorsqu'ils conseillent leurs clients si une section de la cour était libre de rendre sa décision sur un appel sans tenir compte d'une décision antérieure ou du principe qui y était en cause. (Bell v. Cessna Aircraft Co. (1983), 149 D.L.R. (3d) 509, à la p. 511, 36 C.P.R. 115, [1983] 6 W.W.R. 178 (C.A. C.-B.).)         
     Le juge Jackett, président de la Cour de l'Échiquier, a adopté une position analogue dans l'affaire Canada Steamship Lines v. M.N.R., [1966] Ex. C.R. 972, à la p. 976, [1966] C.T.C. 255, 66 D.T.C. 5205 :
         [TRADUCTION] Je crois que je suis obligé de suivre la même démarche que dans ces affaires puisqu'il s'agit d'un litige semblable tant que, le cas échéant, une démarche différente ne sera pas indiquée par une juridiction supérieure. Lorsque je dis que je suis obligé, je ne veux pas dire que je suis obligé par quelque règle stricte découlant du stare decisis mais par ma propre opinion quant à la désirabilité de voir la jurisprudence de notre juridiction suivre un cours aussi constant que possible.         
     Dans l'affaire R. v. Northern Electric Co. (1955), 24 C.P.R. 1, à la p. 19, [1955] 3 D.L.R. 449, [1955] O.R. 431 (H.C.), le juge en chef McRuer a dit :
         [TRADUCTION] Compte tenu de tous les droits d'appel qui existent à l'heure actuelle en Ontario, je pense que le juge Hogg a énoncé le principe approprié de common law devant s'appliquer dans le jugement qu'il a rendu dans l'affaire R. ex rel. McWilliam v. Morris, [1942] O.W.N. 447, où il a dit : "Le principe du stare decisis est depuis longtemps reconnu dans notre droit. Sir Frederick Pollock affirme, dans son First Book of Jurisprudence, 6e éd., p. 321 : "Les décisions d'une cour supérieure ordinaire lient tous les tribunaux d'instance inférieure faisant partie de la même juridiction et, bien qu'elles ne lient pas absolument les cours ayant une compétence connexe ni cette présente cour elle-même, elles seront suivies lorsqu'il n'y a aucune raison grave à l'encontre d'un jugement".         
         À mon avis, une raison grave à l'encontre d'un jugement ne signifie pas un argument qui semble puissant aux yeux d'un juge en particulier mais quelque chose qui indique que la décision dont il s'agit a été rendue sans tenir compte d'une loi ou d'un précédent qui aurait dû être suivi. Je ne crois pas que l'on doive considérer qu'une raison est grave en ce sens simplement d'après la manière de voir personnelle du juge.         

    

[5]      Après avoir passé la jurisprudence en revue, le juge Richard a conclu que l"avocat s"opposant à la requête avait omis d"établir que la décision du juge Noël était " manifestement erronée ". Il a également souligné que même si l"avocat s"opposant à la requête pouvait " justifier de motifs " pour avancer cet argument, ceux-ci n"étaient pas des " raisons graves " permettant de ne pas suivre la décision du juge Noël " [...] qui a fourni des motifs détaillés dans lesquels il a examiné la jurisprudence et les dispositions législatives pertinentes ". En bref, le juge Richard a appliqué la décision du juge Noël. À l"époque où il a rendu sa décision, le juge Richard faisait partie de la Section de première instance de la Cour, tout comme le juge Noël.

[6]      Dans l"arrêt Eli Lilly and Co. c. Novopharm Ltd. , précité, la Cour d"appel fédérale a cité avec approbation la décision que le juge Richard a rendue dans l"affaire Glaxo Group Ltd. c. Canada (Ministre de la Santé nationale et du Bien-être social) , précitée, pour étayer la proposition suivante :

         [1]      Toutefois, nous estimons que bien que la décision rendue dans cette affaire n'ait pas valeur de chose jugée, elle lie la Cour à moins de pouvoir être distinguée à partir des faits qui la concernent ou à moins qu'elle ne soit manifestement erronée parce que la Cour n'a pas tenu compte d'une disposition de la loi ou d'une décision qui aurait dû être suivie.                 
[7]      Enfin, dans l"arrêt Janssen Pharmaceutica Inc. c. Apotex Inc. , précité, la Cour d"appel fédérale a adopté et appliqué un arrêt rendu par une autre formation de la Cour d"appel fédérale relativement à une question identique soulevée dans une autre affaire, bien qu"elle ne fût pas effectivement liée par un tel arrêt. Dans son analyse, la Cour d"appel fédérale a dit :                                              
         Bien entendu, la décision que la Cour a rendue dans cette affaire n'est pas res judicata et, même si elle ne nous lie pas, les principes sous-jacents à la doctrine stare decisis ou la doctrine de la courtoisie judiciaire nous invitent à la suivre, sauf si la preuve indique l'existence de faits importants permettant de la distinguer ou s'il est démontré que la Cour a rendu une décision manifestement erronée parce qu'elle n'a pas tenu compte d'une disposition législative qu'elle aurait dû appliquer ou d'une décision antérieure qu'elle aurait dû suivre [...].                 

[8]      Après avoir examiné la jurisprudence et les observations des avocats, j"ai conclu que je devais adopter et appliquer, pour des motifs de courtoisie judiciaire, la décision que le juge McKeown a rendue dans l"affaire Suresh c. Ministre de la Citoyenneté et de l"Immigration, précitée, dans la mesure où cette décision tranche les mêmes questions constitutionnelles que celles que soulèvent les présentes affaires. En parvenant à cette conclusion, je n"ai pas été convaincue que les faits importants de l"affaire Suresh c. Ministre de la Citoyenneté et de l"Immigration, précitée, pouvaient être distingués de ceux des présentes affaires, ni que la décision du juge McKeown était manifestement erronée du fait qu"il avait négligé de tenir compte d"une disposition législative ou d"une décision pertinente.

[9]      Bien que j"aie décidé d"adopter et d"appliquer le raisonnement que le juge McKeown a tenu dans la décision Suresh c. Ministre de la Citoyenneté et de l"Immigration, précitée, dans la mesure où cette décision tranche les mêmes questions constitutionnelles que celles que soulèvent les présentes affaires, la question de savoir si une question mérite d"être certifiée afin d"être portée en appel relève, de droit, du pouvoir discrétionnaire qui m"est accordé en tant que juge qui préside l"audience tenue dans le cadre des présentes affaires. En conséquence, les avocats des parties pourront, en temps opportun, faire des observations concernant la certification de toute question ayant trait aux questions constitutionnelles que soulèvent les présentes affaires.

[10]      LA COUR ORDONNE QUE la décision que le juge McKeown a rendue dans l"affaire Suresh c. Ministre de la Citoyenneté et de l"Immigration, précitée, soit adoptée et appliquée, dans la mesure où cette décision tranche les mêmes questions constitutionnelles que celles que soulèvent les présentes affaires.

[11]      J"entendrai maintenant les autres questions soulevées dans le cadre de la présente demande de contrôle judiciaire, de même que celles qui ont été soulevées dans le cadre de l"affaire IMM-6546-98, Singh c. Ministre de la Citoyenneté et de l"Immigration.

                                
                                     D. McGillis

     Juge

Ottawa (Ontario)

Le 18 juin 1999.

Traduction certifiée conforme

Bernard Olivier, B.A., LL.B.

COUR FÉDÉRALE DU CANADA

SECTION DE PREMIÈRE INSTANCE


AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

Nos DU GREFFE :              IMM-4204-98 et T-1767-98

INTITULÉ DE LA CAUSE :      MANSOUR AHANI
                     - c. -
                     LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ
                     ET DE L"IMMIGRATION

                     MANSOUR AHANI

                     - c. -

                     SA MAJESTÉ LA REINE ET LE MINISTRE DE                      LA CITOYENNETÉ ET DE L"IMMIGRATION

LIEU DE L"AUDIENCE :          TORONTO (ONTARIO)

DATE DE L"AUDIENCE :          LE MARDI 15 JUIN 1999

MOTIFS D"ORDONNANCE ET ORDONNANCE SUR REQUÊTE PRÉLIMINAIRE RENDUS PAR MADAME LE JUGE McGILLIS

EN DATE DU :              VENDREDI 18 JUIN 1999

ONT COMPARU :

Mme Barbara Jackman

M. Lorne Waldman                          POUR LE DEMANDEUR

M. Donald MacIntosh

M. Jim Leising

Mme Andrea Horton                      POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Jackman, Waldman & Associates

Toronto (Ontario)                          POUR LE DEMANDEUR

Morris Rosenberg

Sous-procureur général du Canada                  POUR LE DÉFENDEUR

__________________

1      Il a été prévu que la présente demande de contrôle judiciaire déposée dans le cadre du dossier IMM-4204-98 et que l"action intentée dans le cadre du dossier T-1767-98 soient entendues en même temps que la demande de contrôle judiciaire déposée dans le cadre du dossier IMM-6546-98, Singh c. Ministre de la Citoyenneté et de l"Immigration, et l"action déposée dans le cadre du dossier IMM-4825-98, Singh c. La Reine et autre.

2      À la date de la présente audition, le juge McKeown ne s"était pas encore penché sur la possibilité de certifier des questions à porter en appel et il n"avait pas encore signé l"ordonnance définitive qu"il rendrait dans l"affaire Suresh c. Ministre de la Citoyenneté et de l"Immigration, précitée.

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.