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Date : 20000317

Dossier : IMM-6259-99

Ottawa (Ontario), le 17 mars 2000

En présence de Monsieur le juge Pelletier

ENTRE :

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-

ALTIN ABAZI et KLODETA ABAZI

demandeurs

- et -

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

défendeur

MOTIFS DE L'ORDONNANCE ET ORDONNANCE

LE JUGE PELLETIER


[1]         Altin Abazi et son épouse Klodeta sont des demandeurs du statut de réfugié déboutés d'Albanie qui sollicitent un sursis d'exécution d'une mesure d'expulsion en attendant l'audition de leur demande de contrôle judiciaire contre la décision qui a rejeté leur demande fondée sur des raisons d'ordre humanitaire[1]. Les Abazi ont un enfant qui est né au Canada et qui aura bientôt trois ans. Le rejet de leur demande du statut de réfugié était fondé sur les conclusions selon lesquelles M. Abazi ne faisait pas l'objet de la persécution qu'il prétendait avoir subie. Une évaluation du risque effectuée aux fins de traiter la demande fondée sur des raisons d'ordre humanitaire a conclu que les Abazi ne seraient pas exposés [TRADUCTION] « à un risque différent de celui auquel est exposé n'importe quel autre citoyen, s'ils devaient retourner en Albanie » . L'évaluation du risque a été effectuée par un agent de révision des revendications refusées. L'agente responsable de la demande fondée sur des raisons d'ordre humanitaire s'en est remise à l'évaluation du risque et a déclaré qu'elle [TRADUCTION] « était d'accord » .

[2]         Les Abazi craignent pour une large part de retourner en Albanie en raison de l'important dérèglement de l'appareil étatique. La population est lourdement armée et la corruption, endémique. Altin Abazi affirme qu'il serait persécuté par le parti au pouvoir ou les représentants de celui-ci, mais ni la Section du statut de réfugié ni l'agent de révision des revendications refusées n'a été convaincu que la chose était probable.

[3]         Les demandeurs sollicitent l'annulation de la décision de rejeter leur demande fondée sur des raisons d'ordre humanitaire pour plusieurs motifs : ils soutiennent que l'agente qui a traité leur demande a appliqué les mauvais critères pour prendre sa décision lorsqu'elle s'en est simplement remise à l'évaluation du risque effectuée par l'agent de révision des revendications refusées, qu'elle n'a pas adéquatement pris en considération leur degré d'établissement au Canada tel que le prévoient les lignes directrices du défendeur, et qu'elle n'a pas adéquatement pris en considération les effets de leur expulsion sur leur fille née au Canada.

[4]         Le critère à trois volets qu'il faut respecter dans une demande de sursis d'exécution a été énoncé dans l'arrêt Toth c. Canada (1988) 86 N.R. 302; [1988] A.C.F. no 587 : la demande de contrôle judiciaire sous-jacente doit comporter une question grave à trancher, il doit être clair que le demandeur subira un préjudice irréparable si le sursis n'est pas accordé, et la prépondérance des inconvénients doit jouer en faveur du demandeur.

[5]         Il est relativement facile de satisfaire aux exigences qui permettent de conclure à l'existence d'une question grave. Tant que la question n'est pas frivole et qu'elle présente quelque chance de succès, le critère est respecté. En l'espèce, la question en litige concernant l'application des mauvais critères semble répondre à ces exigences. Il est expressément énoncé dans l'évaluation du risque qui nous intéresse qu'elle a été préparée aux fins de l'appréciation de la demande fondée sur des raisons d'ordre humanitaire et non dans le cadre d'une demande de révision des revendications refusées. Les critères qui s'appliquent dans le cadre d'une telle décision sont énoncés à l'article 2 du Règlement sur l'immigration de 1978[2]. Le paragraphe d'introduction à l'évaluation du risque décrit le type d'évaluation en cause :

                [TRADUCTION] Il s'agit d'une évaluation de la mesure dans laquelle le renvoi du demandeur du Canada vers [l'Albanie] l'exposerait à un risque objectivement identifiable pour sa vie, à une sanction excessive, ou à un traitement inhumain. Cette opinion est rendue à la demande d'un agent de l'Immigration afin de l'aider à réviser l'affaire du demandeur en application du paragraphe 114(2).

[6]         Le rapport conclut comme suit :

           

[TRADUCTION] [...] aucun lien digne de foi n'a été établi entre les circonstances personnelles des demandeurs et les conditions qui prévalent dans le pays qui permette de conclure que les demandeurs ne seraient pas exposés à un risque différent de celui auquel est exposé n'importe quel autre citoyen, s'ils devaient retourner en Albanie.

[7]         On n'a pas besoin d'examen détaillé pour décider que, indépendamment du fait que le rapport a été préparé aux fins d'une demande présentée en vertu du paragraphe 114 (2), les critères appliqués par l'agent de révision des revendications refusées étaient les critères applicables à une demande de révision des revendications refusées. Dans la mesure où les lignes directrices du Ministre concernant le traitement des demandes fondées sur des raisons d'ordre humanitaire énoncent des critères distincts, le fait pour l'agente des demandes fondées sur des raisons d'ordre humanitaire de s'en être remise à l'évaluation de l'agent de révision des revendications refusées constitue une erreur. Les demandeurs ont établi l'existence d'une question grave à trancher.

[8]         La question suivante est celle du préjudice irréparable. Les demandeurs soutiennent qu'ils seront exposés à un degré de risque inacceptable de violence personnelle s'ils sont forcés de retourner en Albanie. Au soutien de cette allégation, ils renvoient à de nombreux documents qui établissent que la situation en Albanie s'est détériorée depuis la date de l'audition de leur demande de statut de réfugiés. Le problème est qu'aucun élément de preuve ne relie ces changements aux circonstances personnelles des demandeurs. La position prise par les demandeurs équivaut à dire que personne ne pourrait ou ne devrait être renvoyé en Albanie. Je ne doute pas que l'Albanie est un endroit très désagréable qu'éviterait à tout prix quiconque est en mesure d'effectuer un choix. Toutefois, il n'appartient pas à la Cour de déclarer que personne ne doit plus être expulsé en Albanie. En l'absence d'un élément de preuve quelconque concernant des difficultés concrètes auxquelles seraient confrontés les demandeurs, l'existence d'un préjudice irréparable n'a pas été établie.

[9]         Les demandeurs soulèvent également la question du préjudice irréparable que subira leur fille de deux ans et demie, née au Canada, si on l'oblige à les accompagner en Albanie. Lors de l'entrevue, Klodeta Abiza a fait un commentaire sur l'inhumanité d'envoyer un jeune enfant dans un endroit où les enfants jouent avec des balles de fusil. La réponse de l'agente des demandes fondées sur des raisons d'ordre humanitaire a été la suivante : [TRADUCTION] « L'idée d'un enfant jouant avec des balles de fusil est sans fondement. Les enfants jouent avec ce que leurs parents mettent à leur portée. » Il s'agit là d'une réponse littérale à un commentaire métaphorique. Il est à souligner que le gros de l'évaluation se trouve sur un formulaire fourni à cet effet par le défendeur et que ce formulaire est subdivisé en sections selon les divers points à prendre en considération. La mention de la fille des demandeurs se trouve sur une feuille distincte qui est jointe au formulaire principal. Cela donne l'impression que cette feuille a été rajoutée après coup. Il n'est pas manifeste que la moindre attention ait été accordée aux intérêts de l'enfant au-delà de la phrase qui clôt cette section :

           

[TRADUCTION] L'intérêt de l'enfant consiste à se trouver avec ses parents, peu importe l'endroit.

[10]       Il est acquis que « préjudice irréparable » ne signifie pas que le préjudice doit nécessairement être subi par les demandeurs. Dans l'arrêt Toth précité, la Cour d'appel fédérale a conclu que l'échec de l'entreprise du demandeur, qui a causé la perte de soutien de celui-ci, de sa famille et de plusieurs autres familles, constituait un préjudice irréparable. Un préjudice irréparable causé à la fille des demandeurs satisferait au critère du préjudice irréparable. Malheureusement, rien ne prouve que la fille subirait un préjudice outre les difficultés inhérentes à la relocalisation de sa famille dans une partie du monde où la situation est tendue. Parce qu'elle est citoyenne canadienne, elle sera toujours libre de revenir au Canada si tel est son bon vouloir ou celui de ses parents.

[11]       Les éléments de preuve ne permettent pas de conclure à l'existence d'un préjudice irréparable causé par le rapatriement en soi des demandeurs en Albanie. Cependant, il y a un autre aspect à l'affaire. Les demandeurs exploitent présentement leur propre entreprise qui assure leur subsistance et leur a permis d'amasser des économies de 5 000 $. S'ils sont renvoyés, ils vont perdre leur entreprise et il est probable que les 5 000 $ seront dépensés à diverses fins. S'ils ont éventuellement gain de cause pour ce qui est de leur demande fondée sur des raisons d'ordre humanitaire, ils auront alors le droit de présenter une demande de droit d'établissement à partir du Canada. Mais ils auront perdu leur entreprise et leurs économies et devront repartir à zéro. Bien qu'il s'agisse là d'une simple perte monétaire, il a été jugé dans l'arrêt Toth précité que ce genre de perte constituait un préjudice irréparable. Si de telles pertes doivent être subies, elles ne devraient l'être que lorsqu'il est clair que les demandeurs ne peuvent pas rester au Canada. Par conséquent, je conclus que l'existence d'un préjudice irréparable a été établie.

[12]       Pour ce qui est de la situation qui règne en Albanie présentement, la prépondérance des inconvénients joue en faveur des demandeurs.

[13]       La Cour ordonne donc qu'il soit sursis à l'exécution de la mesure d'expulsion prise contre les demandeurs jusqu'à l'issue définitive de leur demande d'autorisation et de contrôle judiciaire.

ORDONNANCE

            Il est sursis à l'exécution de la mesure d'expulsion prise contre les demandeurs jusqu'à l'issue définitive de leur demande d'autorisation et de contrôle judiciaire.

                                                                                               

                                                                                                « J.D. Denis Pelletier »

                                                                                                                  J.C.F.C.

Traduction certifiée conforme

Suzanne Gauthier, LL.L., Trad. a.


                                           COUR FÉDÉRALE DU CANADA

                                      SECTION DE PREMIÈRE INSTANCE

                                                  Avocats inscrits au dossier

DOSSIER DE LA COUR NO :                                  IMM-6259-99

INTITULÉ DE LA CAUSE :                                     Altin Abazi et autres c. M.C.I.

LIEU DE L'AUDIENCE :                                          Toronto (Ontario)

DATE DE L'AUDIENCE :                                        Le 13 mars 2000

MOTIFS DE L'ORDONNANCE

PRONONCÉS PAR :                                                 Le juge Pelletier

EN DATE DU :                                                           17 mars 2000

ONT COMPARU :                

M. Yehuda Levinson                                                                             pour les demandeurs

M. Gregory George                                                                               pour le défendeur

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Levinson and Associates                                                                        pour les demandeurs

Toronto (Ontario)

M. Morris Rosenberg                                                                            pour le défendeur

Sous-procureur général du Canada



           [1]    Il s'agit d'une demande présentée en application du paragraphe 114(2) de la Loi sur l'immigration, L.R.C. (1985), ch. I-2 visant à obtenir une exemption de l'obligation de présenter une demande d'établissement à partir de l'étranger.

           [2]    « demandeur non reconnu du statut de réfugié au Canada » Immigrant au Canada : ...c) dont le renvoi vers un pays dans lequel il peut être renvoyé l'expose personnellement, en tout lieu de ce pays, à l'un des risques suivants, objectivement identifiable, auquel ne sont pas généralement exposés d'autres individus provenant de ce pays ou s'y trouvant :

                (i) sa vie est menace pour des raisons outrace que l'incapacité de ce pays de fournir des soins médicaux ou de santé adéquats,

                (ii) des sanctions excessives peuvent être exercées contre lui,

                (iii) un traitement inhumain peut lui être infligé;             

               

               

                "member of the post-determination refugee claimants in Canada class" means an immigrant in Canada ...(c) who if removed to a country to which the immigrant could be removed would be subjected to an objectively identifiable risk, which risk would apply in every part of that country and would not be faced generally by other individuals in or from that country,

                (i) to the immigrant's life, other than a risk to the immigrant's life that is caused by the inability of that country to provide adequate health or medical care,

                (ii) of extreme sanctions against the immigrant, or

                (iii) of inhumane treatment of the immigrant.

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