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Date : 20000726


Dossier : IMM-304-00

Entre :




DANIEL BARTONIK et ALENA KREJCIRIKOVA


demandeurs



- et -


LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION


défendeur



MOTIFS DE L'ORDONNANCE


Le juge Muldoon


[1]      Il s'agit d'une demande de contrôle judiciaire présentée en vertu de l'article 18.1 de la Loi sur l'immigration, L.R.C. (1985), c. I-2, d'une décision rendue le 4 janvier 2000 par la Section du statut de réfugié (SSR) de la Commission de l'immigration et du statut de réfugié. La SSR avait conclu que les demandeurs n'étaient pas des réfugiés au sens de la Convention. L'autorisation de demander le contrôle judiciaire de cette décision a été accordée le 27 avril 2000. Les demandeurs sollicitent l'annulation de la décision de la SSR.

Les faits

[2]      Les deux demandeurs, M. Daniel Bartonik et Mme Alena Krejcirikova, sont mari et femme. Ils sont tous deux de jeunes citoyens de la République tchèque. De plus, Mme Krejcirikova allègue qu'un de ses parents est tzigane. Avant de venir au Canada, elle n'a vécu qu'environ cinq ans en République tchèque, tandis que M. Bartonik y est né et y a été élevé.

[3]      Les problèmes de Mme Krejcirikova ont commencé quand son premier mari (maintenant son ex-mari) a découvert que la famille de son père était tzigane. Elle affirme qu'il l'a injuriée, qu'il l'a agressée et qu'il a par la suite menacé de la tuer. Elle se plaint du fait que, lorsqu'elle a dénoncé ces agissements à la police, celle-ci n'a pas ne lui a pas été d'un grand secours. Elle a fini par aller vivre seule, mais son mari s'est présenté à maintes reprises à la porte de son appartement pour lui proférer des menaces. Les policiers lui ont été un peu plus utiles au cours de cette période, emmenant le mari avec eux ou lui faisant quitter les lieux par d'autres moyens. Heureusement pour Mme Krejcirikova, elle a plus tard rencontré M. Bartonik et leurs rapports ont mené à une liaison amoureuse. Madame Krejcirikova a par la suite divorcé de son premier mari.

[4]      Madame Krejcirikova raconte qu'indépendamment des problèmes éprouvés avec son mari, elle a subi les insultes et les menaces de ses voisins et a été congédiée de son emploi dans une boîte de nuit en raison de son origine ethnique. Quand on a découvert que M. Bartonik entretenait des relations avec une femme tzigane, certaines personnes ont commencé proférer des insultes et des menaces à son endroit, alors que d'autres ont simplement cessé de lui parler. Ils en avaient tous les deux assez d'être traités de la sorte et ils ont fui au Canada au mois d'octobre 1997. Ils se sont déclarés réfugiés au sens de la Convention et une audience devant un tribunal de la SSR a finalement été tenue le 6 octobre 1999.

[5]      Dans les observations qu'elle a présentées au tribunal, Mme Krejcirikova a soutenu qu'elle craignait avec raison d'être persécutée par son premier mari ainsi que par d'autres personnes dans son pays du fait de son origine tzigane et aussi en tant que femme faisant l'objet de violence conjugale. Monsieur Bartonik a allégué qu'il craignait avec raison d'être persécuté du fait qu'il est le conjoint de fait d'une Tzigane.

[6]      Dans sa décision datée du 31 décembre 1999, le tribunal a conclu qu'il n'y avait pas suffisamment d'éléments de preuve dignes de foi démontrant que les Tchèques prendraient Mme Krejcirikova pour une Tzigane. Conséquemment, le tribunal a conclu qu'il n'y avait pas de possibilité raisonnable qu'elle soit persécutée du fait qu'elle passerait pour une Tzigane. En ce qui concerne le premier mari de Mme Krejcirikova, le tribunal a dit que, même s'il l'avait persécutée pendant leur mariage, elle n'avait pas réussi à réfuter la présomption selon laquelle elle bénéficiait de la protection de l'État. Le tribunal a notamment examiné les occasions où les policiers se sont occupés de Mme Krejcirikova au poste de police ou qu'ils ont forcé son premier mari à la laisser tranquille après qu'elle l'eut quitté. Indépendamment de la question de la disponibilité de la protection de l'État, le tribunal a aussi conclu qu'il n'y avait pas suffisamment d'éléments de preuve pour établir qu'il y avait une possibilité raisonnable qu'elle soit persécutée par son ex-mari si elle retournait en République tchèque. Par conséquent, Mme Krejcirikova ne s'est pas vue reconnaître le statut de réfugiée au sens de la Convention. Monsieur Bartonik non plus.

Les questions de droit

[7]      La présente demande de contrôle judiciaire soulève quatre questions principales. La première porte sur la norme de preuve à laquelle devaient satisfaire les demandeurs pour convaincre le tribunal. La deuxième est de savoir si le tribunal a traité correctement la question de la protection de l'État. La troisième est de savoir si le tribunal a correctement abordé la question de la crédibilité. La quatrième est de savoir si le tribunal a commis une erreur en concluant que Mme Krejcirikova ne serait passerait pas pour une Tzigane.

[8]      En ce qui concerne la première question, les demandeurs soutiennent que le tribunal a exigé de Mme Krejcirikova qu'elle satisfasse à une norme de preuve trop élevée. Ils allèguent que cette norme ressort clairement des commentaires du tribunal, à la page 2 de ses motifs : [traduction] « il n'y a pas suffisamment d'éléments de preuve » pour établir que Mme Krejcirikova craint avec raison d'être persécutée. Ils opposent ce commentaire au fait que le tribunal a déclaré, entre autres choses, qu'il n'y avait pas de « possibilité raisonnable » que M. Bartonik soit persécuté. Les demandeurs ont ensuite passé en revue plusieurs décisions dans lesquelles la Cour s'était penchée sur la question de la norme de preuve à laquelle les revendicateurs du statut de réfugié doivent satisfaire.

[9]      Le défendeur allègue que, même si le tribunal s'est mal exprimé à la page 2 de ses motifs, il a néanmoins appliqué la bonne norme de preuve. Plus précisément, l'avocat du défendeur indique que la conclusion du tribunal quant à la revendication de Mme Krejcirikova, énoncée à la page 9 de ses motifs, prouve qu'il a appliqué la norme de preuve appropriée. Les demandeurs répliquent qu'une application inégale de la bonne norme de preuve soulève la question de savoir quelle norme de preuve a réellement été appliquée ainsi que celle de savoir si le tribunal connaissait ou comprenait bien la norme de preuve appropriée. Les demandeurs allèguent aussi que le fait pour le tribunal d'avoir appliqué la bonne norme de preuve, à la page 9 de ses motifs, ne peut être dissocié du fait qu'il a appliqué une mauvaise norme de preuve précédemment dans sa décision.

[10]      La norme de preuve à laquelle doivent satisfaire les revendicateurs est prévue à l'article 2 de la Loi sur l'immigration :

2. (1) In this Act,

[...]

"Convention refugee" means any person who

     a) by reason of a well-founded fear of persecution for reasons if race, religion, nationality, membership in a particular social group or political opinion, [...]

2. (1) Les définitions qui suivent s'appliquent à la présente loi.

[...]

« réfugié au sens de la Convention » Toute personne :

     a) qui, craignant avec raison d'être persécutée du fait de sa race, de sa religion, de sa nationalité, de son appartenance à un groupe social ou de ses opinions politiques : [...]

[11]      Dans l'arrêt Adjei c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration), [1989] 2 C.F. 680, la Cour d'appel fédérale a bien analysé ce que signifiait « craindre avec raison d'être persécuté » . Dans cet arrêt, la norme y est décrite comme étant la prépondérance des probabilités et, plus précisément, comme une « chance raisonnable » , une « possibilité sérieuse » ou une « possibilité raisonnable » , et plus qu'une simple possibilité. Dans l'arrêt Re Naredo c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration) (1981), 130 D.L.R. (3d) 752, (sub nom. Arduengo c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration) (1982), 40 N.R. 436 (C.A.F.)), le juge Heald, J.C.A., a écrit, à la page 437 :

     Par conséquent, j'estime que la Commission a commis une erreur en exigeant que le requérant et son épouse démontrent qu'ils seraient persécutés alors que la définition légale précitée exige seulement qu'ils établissent qu'ils craignent avec raison d'être persécutés. Le critère imposé par la Commission est plus rigoureux que celui qu'impose la Loi. [non souligné dans l'original]

[12]      Dans la décision Ramasamy c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration) (dossier no A-802-91, le 16 mai 1997), le juge Pinard, de la Cour, a conclu qu'un tribunal de la SSR avait montré qu'il ne comprenait pas bien l'essence de la norme lorsqu'il avait exigé davantage que « peu d'éléments de preuve » selon lesquels il y avait plus qu'une simple possibilité que la revendicatrice soit persécutée. De plus, dans l'arrêt Mirzabeglui c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration) (dossier no A-538-89, le 28 janvier 1991), la Cour d'appel fédérale a conclu qu'un tribunal de la SSR avait mal compris la norme, car il avait écrit qu' « elle [la Commission] doit être convaincue que la personne en cause a raison de craindre d'être persécutée » . Dans l'affaire Zhu c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration) (1993), 154 N.R. 213, on a jugé qu'un tribunal de la SSR avait commis une erreur en indiquant que « [l]e demandeur n'[avait] pas réussi à établir [...] l'existence de l'intention de le persécuter » (p. 213 et 214).

[13]      Les motifs invoqués par le tribunal permettent-ils de conclure que celui-ci a mal interprété l'expression « craindre avec raison d'être persécuté » ? Ce n'est pas le cas pour le passage cité à la page 2 par les demandeurs ( « il n'y a pas suffisamment d'éléments de preuve pour établir [que la revendicatrice] craint avec raison d'être persécutée » ), étant donné que le tribunal utilise les termes du paragraphe 2(1) de la Loi sur l'immigration. Le passage qui se trouve à la page 5 ([traduction] « pas suffisamment d'éléments de preuves dignes de fois pour établir que la revendicatrice est tzigane ou qu'elle serait perçue comme telle » ) pourrait révéler une erreur semblable à celle commise dans l'affaire Re Naredo c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration), mais le tribunal s'explique comme suit à la page 7 :

     [traduction]
     Toutefois, étant donné que le tribunal a conclu, en vertu de la prépondérance des probabilités, que la revendicatrice n'était pas tzigane et qu'elle ne serait pas perçue comme telle [...].

Ces deux conclusions de la Cour sont aussi fondées en partie sur le fait que le tribunal a utilisé les mots du paragraphe 2(1) en concluant que la crainte de persécution de Mme Krejcirikova n'était pas fondée. Pour trouver une quelconque erreur dans la norme utilisée par le tribunal, il faudrait ignorer ce fait et procéder foncièrement à une analyse extrêmement ténue en faisant abstraction du contexte, ce que la Cour ne peut pas faire (voir l'arrêt Boulis c. Le ministre de la Main-d'oeuvre et de l'Immigration, [1974] R.C.S. 875). Finalement, le passage qui se trouve à la page 9 et selon lequel [traduction] « il n'y a pas suffisamment d'éléments de preuve dignes de foi pour établir que la revendicatrice ne peut raisonnablement s'attendre [...] à recevoir la protection de l'État » ne contient aucune erreur. Le fait que le tribunal, en examinant le cas de M. Bartonik, se soit exprimé d'une manière dont la justesse est plus évidente ne change rien. Le premier moyen principal est donc rejeté.

[14]      En ce qui concerne la deuxième question, les demandeurs ont présenté deux moyens. Premièrement, ils soutiennent que le tribunal a commis une erreur en ne concluant pas que la République tchèque était incapable de les protéger, étant donné qu'ils avaient présenté des éléments de preuve en ce sens. Subsidiairement, les demandeurs soutiennent que le tribunal a seulement cherché à savoir s'il y avait une défaillance ou une absence totale de protection de l'État, plutôt que de chercher aussi à savoir s'il y avait des preuves d'autres incidents semblables vécus par d'autres personnes, ou des preuves d'événements semblables antérieurs touchant les demandeurs, pour lesquels la protection ne s'était pas concrétisée.

[15]      Le défendeur allègue que la preuve de l'existence de situations semblables sur laquelle se sont fondés les demandeurs à l'audience devant la SSR, dont la majeure partie n'a pas été traduite du slovaque, ne renferme pas de confirmation claire et convaincante que la République tchèque est incapable de protéger ses citoyens. Quant aux incidents auxquels les demandeurs ont été personnellement confrontés, le défendeur souligne les cas où le tribunal a conclu que les policiers avaient l'intention d'offrir et ont effectivement offert leur protection quand on avait fait appel à eux.

[16]      Le défendeur a raison de dire que la preuve d'incidents mettant en cause d'autres personnes ayant vécu des situations semblables ou les demandeurs eux-mêmes ne permet pas de conclure automatiquement que l'État est incapable de protéger ses citoyens. Il est vrai que la Cour suprême du Canada a dit, dans l'arrêt Canada (Procureur général) c. Ward, [1993] 2 R.C.S. 689, que les revendicateurs du statut de réfugié devaient fournir « certains éléments de preuve » afin de confirmer clairement et d'une manière convaincante que l'État n'était pas en mesure de les protéger. Toutefois, cela ne veut pas dire que le moindre témoignage en ce sens suffira nécessairement. Le fait que l'exigence liminaire soit peut élevée quant à la preuve, souvent par la force des choses, ne signifie pas nécessairement que la présomption de protection étatique sera renversée facilement.

[17]      Il ressort clairement de la lecture des motifs du tribunal que celui-ci n'a commis aucune erreur en concluant que la preuve des incidents ayant touché personnellement les demandeurs ne suffisait pas pour renverser la présomption. Le tribunal a semé la confusion en concluant, à la page 8 de ses motifs :

     [traduction]
     À vrai dire, la preuve présentée au tribunal démontre que les policiers étaient réceptifs à la situation de la revendicatrice, plus particulièrement après qu'elle eut quitté son mari. [Non souligné dans l'original]

Cette déclaration ne change toutefois rien au fait que le tribunal a consacré beaucoup de temps dans ses motifs à l'examen de l'efficacité des policiers à protéger Mme Krejcirikova par opposition à la volonté de ceux-ci d'assurer sa protection (Bobrick c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration) (1994), 85 F.T.R. 13). Plus précisément, la Cour remarque que le tribunal a examiné la preuve relative à la façon des policiers de s'occuper de chacune des plaintes de Mme Krejcirikova et elle a examiné comment leur intervention avait permis de mettre fin à certaines disputes avec son premier mari (voir les pages 6 et 8 des motifs du tribunal).

[18]      Bien que l'ensemble des motifs du tribunal montre que celui-ci a correctement examiné les incidents ayant touché personnellement les demandeurs, rien n'indique qu'il a aussi considéré les expériences vécues par d'autres personnes dans des situations analogues. Plus précisément, les motifs du tribunal ne comportent aucune mention de la preuve de situations similaires vécues par d'autres personnes que les demandeurs ont présenté au tribunal et dont la pièce « B » , déposée à l'appui de l'affidavit de M. Bartonik, atteste l'existence. À la page 8 de ses motifs, le tribunal écrit seulement :

     [traduction]
     Aucune preuve établissant une défaillance ou une absence totale de la protection de l'État dans des circonstances similaires à celles touchant les revendicateurs n'a été présentée au tribunal.

Cet énoncé est difficilement acceptable. Outre l'analyse complètes des expériences personnelles antérieures et l'absence totale non seulement de mention de personnes ayant vécu des situations analogues, mais aussi de preuve fournie par ces personnes, le fait que l'énoncé mette l'accent sur la non défaillance de la protection de l'État en République tchèque donne à penser que le tribunal n'a pas examiné avec soin ce dernier point. Cela suffit pour rejeter sa conclusion sur la disponibilité de la protection de l'État.

[19]      En ce qui concerne la troisième question, les demandeurs allèguent que le tribunal ne s'est pas prononcé sur la crédibilité du témoignage de Mme Krejcirikova selon lequel elle est tzigane. Ils soutiennent que le tribunal a seulement dit qu'il avait des « doutes sérieux » quant à ses allégations. Les demandeurs soutiennent que cette déclaration pose un second problème en ce qu'elle montre que le tribunal n'a pas interprété ces doutes en faveur des demandeurs. Les demandeurs prétendent que cette déclaration pose un troisième problème en ce que l'expression « doutes sérieux » révèle que le tribunal a exigé de Mme Krejcirikova qu'elle satisfasse à une norme de preuve plus élevée que celle à laquelle elle aurait dû satisfaire. Les demandeurs allèguent aussi que le tribunal ne s'est pas prononcé clairement sur la question de savoir s'il acceptait ou rejetait le témoignage de Mme Krejcirikova sur l'origine ethnique de son père. En dernier lieu, les demandeurs soutiennent que la Cour ne devrait pas s'en remettre au tribunal étant donné son incohérence arbitraire.

[20]      Le troisième moyen soulevé par les demandeurs n'est pour ainsi dire pas fondé. Premièrement, le défendeur cite les passages reproduits ci-après et qui se trouvent aux pages 5 et 7 des motifs du tribunal, et l'obscure inférence qu'il faut en tirer est que le témoignage de Mme Krejcirikova sur son origine ethnique était vraisemblablement digne de foi :

     [traduction]
     Étant donné ce qui précède, le tribunal conclut qu'il ne dispose pas de suffisamment d'éléments de preuve dignes de foi pour établir que la revendicatrice est tzigane ou qu'elle serait perçue comme telle.
     [...]
     Toutefois, étant donné que le tribunal a conclu, en vertu de la prépondérance des probabilités, que la revendicatrice n'était pas tzigane et qu'elle ne serait pas perçue comme telle, le tribunal a examiné sa revendication quant à la question de la violence familiale.

Essentiellement, il y plusieurs façon d'exposer clairement et sans ambiguïté une conclusion relative à la crédibilité, et l'argument des demandeurs selon lequel il n'en existe qu'une seule n'est pas fondé en droit. Le passage qui se trouve à la page 7 repousse aussi l'argument des demandeurs selon lequel le tribunal de la SSR, en disant à la page 5 qu'il avait des « doutes sérieux » quant au fait que Mme Krejcirikova soit tzigane, avait exigé de la revendicatrice qu'elle satisfasse à une norme de preuve trop élevée à l'égard de sa crédibilité. En dernier lieu, le fait que le tribunal ne se soit pas opposé à l'allégation de Mme Krejcirikova selon laquelle son père était tzigane signifie simplement qu'il l'a acceptée; toutefois, en soi, le fait que le tribunal ait accepté certaines déclarations de la revendicatrice (et qu'il en ait rejeté d'autres) amène la Cour à mettre en question la compétence du tribunal et à douter de la justesse de ses conclusions.

[21]      En ce qui concerne la quatrième question, les demandeurs allèguent que le seul moyen qui permettrait à Mme Krejcirikova de ne pas être perçue comme une Tzigane serait de cacher son origine ethnique, c'est-à-dire son ascendance. Toutefois, le fait qu'un revendicateur du statut de réfugié soit en mesure de cacher son origine ethnique ne peut jamais permettre de conclure qu'il n'a pas raison de craindre d'être persécuté. De plus, les demandeurs soutiennent qu'il serait impossible pour Mme Krejcirikova de cacher son ascendance à son ex-mari. Par conséquent, ils allèguent que la conclusion selon laquelle elle ne serait pas perçue comme une Tzigane ne s'applique pas à son ex-mari. Finalement, les demandeurs s'objectent à la conclusion du tribunal selon laquelle il est invraisemblable qu'elle soit perçue comme une Tzigane en raison des amis qu'elle fréquente, étant donné le fait qu'elle ne connaissait qu'une seule famille tzigane lorsqu'elle vivait en République tchèque.

[22]      L'avocat du défendeur soutient que le tribunal n'a pas conclu que Mme Krejcirikova ne passait pas pour une Tzigane en raison du fait qu'elle pouvait cacher ses origines. Il allègue que la SSR a plutôt conclu qu'elle n'avait pas été et ne serait pas perçue comme une Tzigane parce qu'elle n'avait rien d'une Tzigane. Il a raison sur ce point. Toutefois, les demandeurs soutiennent que le fait qu'elle soit réellement tzigane ou non n'est pas pertinent. Comme l'indique l'avocat du défendeur, le tribunal a conclu que Mme Krejcirikova ne passerait pas pour une Tzigane seulement après avoir considéré des facteurs comme l'apparence, la langue, les pratiques culturelles et les amis. Par conséquent, l'objection des demandeurs est appuyée par la jurisprudence : voir Mita c. M.C.I., IMM-5988-98, le 13 septembre 1999, le juge Lutfy (maintenant juge en chef adjoint), aux paragraphes 4 à 6; Pluhar c. M.C.I., IMM-5334-98, le 27 août 1999, le juge Evans (maintenant juge à la Cour d'appel fédérale).

[23]      Quant à la conclusion du tribunal selon laquelle il est invraisemblable que Mme Krejcirikova soit prise pour une Tzigane en raison des amis qu'elle fréquente, les demandeurs ont raison de dire qu'il n'existe pas de nombre minimum de personnes tziganes avec lesquelles Mme Krejcirikova devrait se lier d'amitié avant qu'un tribunal de la SSR considère que ses origines ethniques pourraient être perçues par d'éventuels persécuteurs. Dans certains cas, un tribunal pourrait toutefois considérer que l'existence d'un seul ami ou d'une seule famille ne suffit pas à fonder ce genre de conclusion. Dans la présente affaire, la preuve démontre que Mme Krejcirikova s'est liée d'amitié avec une seule famille tzigane au cours cinq années pendant lesquelles elle était en République tchèque. Il semble qu'un seul « ami » suffise pour que commence la persécution dans cette société pernicieusement raciste.

[24]      Quant à la prétention des demandeurs relative à l'ex-mari, le défendeur allègue que le fait qu'il (l'ex-mari) la perçoive comme une Tzigane n'est pas pertinent étant donné que le tribunal a conclu, essentiellement, qu'elle n'avait rien à craindre de lui. Cela est faux. En fait, il ressort clairement du témoignage de Mme Krejcirikova et des motifs du tribunal que la conclusion portant sur la question de savoir si elle serait perçue comme une Tzigane ne s'appliquait pas à l'ex-mari. Il est foncièrement manifeste qu'il la percevait comme telle. L'allégation des demandeurs est fondée.

[25]      Cela défie ma crédulité que la protection de l'État ne soit pas disponible d'emblée pour des citoyens comme Mme Krejcirikova alors que, de mémoire d'homme, le pays connu sous le nom de Tchécoslovaquie a été cruellement envahi et occupé par les nazis, qui ont persécuté et assassiné les Juifs et les Tziganes. En fait, la ville de Lidice avait été massacrée en entier par les nazis pour venger la mort de leur cher Reinhard Heydrich. Il m'apparaît maintenant évident, au vu de la preuve déposée au présent dossier (et cela est de notoriété publique) que la République tchèque, prétendument civilisée, ne fait pas assez d'efforts pour mettre un terme au racisme nazi des « skin heads » et qu'elle n'a apparemment pas appris à protéger ses citoyens contre ce genre de brutes racistes qui peuvent donner libre cours à leurs excès de colère comme l'a fait le premier mari de Mme Krejcirikova.

Conclusion

[26]      Le tribunal de la SSR ayant notamment commis une erreur en concluant à la disponibilité de la protection de l'État pour Mme Krejcirikova, la décision est annulée et l'affaire est renvoyée devant un tribunal différemment constitué. Les demandeurs ne s'étant pas opposés à la décision du tribunal rendue à l'égard de M. Bartonik, la demande de contrôle judiciaire de ce dernier est rejetée, mais son statut devra être réexaminé sur la base de considérations d'ordre humanitaire et ce réexamen demandera du doigté.



« F.C. Muldoon »


Juge

Winnipeg (Manitoba)

Le 26 juillet 2000


Traduction certifiée conforme


Martin Desmeules, LL.B.


COUR FÉDÉRALE DU CANADA

SECTION DE PREMIÈRE INSTANCE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

No DU GREFFE :                  IMM-304-00
INTITULÉ DE LA CAUSE :          DANIEL BARTONIK et ALENA KREJCIRIKOVA c. LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION
LIEU DE L'AUDIENCE :              Winnipeg (Manitoba)
DATE DE L'AUDIENCE :              Le 27 juin 2000




MOTIFS DE L'ORDONNANCE DE


MONSIEUR LE JUGE MULDOON


EN DATE DU 26 JUILLET 2000




ONT COMPARU :

David Matas                                      pour les demandeurs

Kevin Staska

Ministère de la Justice

301, Broadway, bureau 301

Winnipeg (MB) R3C 0S6                              pour le défendeur

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

David Matas

Avocat

225, rue Vaughan, bureau 602

Winnipeg (MB) R3C 1T7                              pour les demandeurs

Morris Rosenberg

Sous-procureur général du Canada                          pour le défendeur
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