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Date : 20060710

Dossier : T‑1751‑05

Référence : 2006 CF 859

Ottawa (Ontario), le 10 juillet 2006

EN PRÉSENCE DE MADAME LA JUGE MacTAVISH

 

ENTRE :

DAVID SHEA, EARL BOYCHUK, STEVEN HARPER,

AMY WANG, TONY PINGITONE, SPERANZA MCDOWELL,

SUKHBIR HANSPAL, SUBASH CHABAR,

DHANRAG DEONARINE, CAROLE MEKEE, AVNI RUPARELL,

JOYCE ORG, GIACINTO CALABRA, ROMINA KASSAM,

ENOKA FERNANDO, AMIN GANGJI, SHYAMI NAMASIVAWAM,

MIREILLE BASSIL, GEORGETTE ANPOND, DEMY ALMARIO,

PAUL KOHUT, PATRICK LEONARD, KENT GREENIAUS,

ANITA DUBEY, RIBINA ERMAIL, PRESLEY BACCHUS,

SANTA PATHALE, SAVITA PATHAK, KAREN CONZEN KORFMANN,

CHRISTINE OSTRYHON, JIM SMITH

 

demandeurs

et

 

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

défendeur

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

[1]               Il est un principe fondamental de la dotation en personnel de l’administration publique, d’affirmer les demandeurs, que tous les candidats au même poste, au sein des organismes gouvernementaux, doivent être évalués uniformément selon les mêmes critères. Par la présente demande de contrôle judiciaire, les demandeurs voudraient faire annuler ce qu’ils disent être une décision de l’Agence de recourir, dans un concours externe ou un « processus externe de dotation en personnel », à des critères autres que ceux qui ont été utilisés dans un processus interne de dotation en personnel, quand les deux processus ont été utilisés pour la sélection de vérificateurs de l’impôt, au niveau AU‑02, pour la région du Sud de l’Ontario de l’Agence. Les demandeurs voudraient aussi un jugement déclaratoire selon lequel, désormais, les critères employés pour choisir des vérificateurs de l’impôt au niveau AU‑02 devront être les mêmes, que le recrutement soit fait à l’aide d’un processus interne ou d’un processus externe.

 

[2]               Pour les motifs qui suivent, je suis d’avis que la demande de contrôle judiciaire est prématurée, et elle sera donc rejetée.

 

Faits

[3]               À la suite d’un long gel du recrutement externe, combiné à l’usure normale des effectifs de l’organisation, l’Agence du revenu du Canada devait embaucher environ 300 vérificateurs de l’impôt, de divers niveaux, dans le Sud de l’Ontario.

 

[4]               En avril 2005, le Bureau des services fiscaux de Toronto‑Ouest de l’Agence lançait un processus de dotation en personnel afin de pourvoir des postes de vérificateurs de l’impôt du niveau AU‑02. Le Bureau des services fiscaux de Toronto‑Ouest fait partie de la région du Sud de l’Ontario de l’Agence.

 

[5]               Ce processus était l’un de plusieurs processus de dotation en personnel entrepris par divers bureaux des services fiscaux de la région du Sud de l’Ontario en vue de pourvoir les postes vacants de vérificateurs de l’impôt. Le processus n’était ouvert qu’aux employés actuels de l’Agence occupant des postes dans le Bureau des services fiscaux de Toronto‑Ouest, et il était appelé concours 2005‑3891‑SOR‑1262‑3005. Il sera désigné dans la présente décision par l’expression « processus interne de dotation ».

 

[6]               La direction du Bureau des services fiscaux de Toronto‑Ouest de l’Agence a défini les qualités requises, en matière de scolarité et d’expérience, que les candidats devaient posséder et, en outre, a précisé les instruments d’évaluation qui seraient utilisés pour mesurer les titres et qualités des candidats par rapport aux titres et qualités établis pour le poste conformément au Système de gestion des ressources humaines axée sur les compétences (le système GRHAC), appliqué par l’Agence.

 

[7]               Pour les besoins de la présente demande, le mot « compétences » est défini comme « toute qualité, aptitude, connaissance ou caractéristique comportementale, mesurable ou observable, qui contribue à un bon rendement ».

 

[8]               Le processus interne de dotation a permis d’évaluer les candidats par rapport aux sept compétences suivantes :

            (i)         disposition pour le service à la clientèle;

            (ii)        pensée analytique;

            (iii)       bonne communication interactive;

            (iv)       résolution;

            (v)        aptitude à rédiger en anglais;

            (vi)       connaissance des lois, politiques et procédures; et

            (vii)      capacité de planifier, d’organiser et/ou de surveiller des résultats.

 

[9]               L’Agence s’est servie de quatre instruments pour évaluer ces sept compétences : un ensemble de compétences, une entrevue comportementale ciblée, un test d’aptitude à l’écriture, et des tests non normalisés exécutés avec papier et crayon.

 

[10]           Le processus interne de dotation était un « processus de préqualification » (PP). Plus exactement, non seulement les résultats de l’évaluation serviraient‑ils à pourvoir les postes vacants du niveau AU‑02 au Bureau des services fiscaux de Toronto‑Ouest, mais encore ils seraient « transférables », c’est‑à‑dire qu’ils pourraient aussi servir pour d’autres PP, ainsi que pour une diversité d’autres objets liés aux ressources humaines.

 

[11]           Lorsque la demande de contrôle judiciaire fut déposée le 7 octobre 2005, l’évaluation des candidats en vue du processus interne de dotation suivait son cours.

 

[12]           En août 2005, un processus externe de recrutement était lancé au niveau régional, en vue de constituer un bassin de candidats qualifiés auquel on pourrait puiser pour pourvoir des postes de vérificateur de l’impôt des niveaux AU‑01, ‑02, ‑03 et –04, dans les divers bureaux des services fiscaux de la région du Sud de l’Ontario de l’Agence.

 

[13]           Ce processus fut lancé car l’Agence n’avait pas été en mesure de pourvoir tous les postes vacants de vérificateurs de l’impôt dans la région du Sud de l’Ontario au moyen de processus internes de dotation, dont le processus conduit par le Bureau des services fiscaux de Toronto‑Ouest.

 

[14]           Les demandeurs ne contestent pas ici le droit de l’Agence de lancer un processus externe de dotation.

 

[15]           Le processus externe de dotation était appelé concours 2005‑4380‑SOR‑1263‑9001, et il était ouvert à toute personne habitant la région du Sud de l’Ontario, qu’elle travaille ou non actuellement pour l’Agence. Ce processus sera désigné dans la présente décision par l’expression « processus externe de dotation ».

 

[16]           Les qualités requises, en matière d’études et d’expérience, qui étaient établies pour le processus externe de dotation étaient essentiellement les mêmes que pour le processus interne de dotation géré par le BSF de Toronto‑Ouest, compte tenu du fait que les candidats de l’extérieur ne pouvaient pas être présumés avoir travaillé pour l’Agence. Cependant, le 11 septembre 2005, l’Agence informait l’Institut professionnel de la fonction publique, l’agent négociateur représentant les vérificateurs de l’impôt, que les instruments d’évaluation qui seraient employés dans le processus externe seraient différents.

 

[17]           Plus exactement, les candidats concernés par le processus externe de dotation ne furent évalués que par rapport à quatre compétences :

            (i)         bonne communication interactive;

            (ii)        pensée analytique;

            (iii)       planification fiscale; et

            (iv)       défense des valeurs de l’Agence du revenu du Canada.

 

[18]           L’évaluation des candidats n’allait pas se faire au moyen du système de GRHAC, car le système n’a pas encore été développé au point qu’il puisse servir dans des processus externes de dotation. Le système GRHAC accorde une grande importance aux valeurs internes de l’Agence et requiert des consultants en compétences qu’ils vérifient les réponses des candidats auprès de leurs gestionnaires et collègues de l’Agence. Un tel processus ne conviendrait pas pour les candidats venant de l’extérieur de l’Agence, dont les surveillants ne sauront pas nécessairement que leurs employés sont en quête de nouveaux emplois. En conséquence, le système GRHAC n’est utilisé actuellement par l’Agence que dans les processus internes de dotation.

 

[19]           Le processus externe de dotation devait servir à établir un réservoir ou inventaire de candidats auquel pourraient puiser les divers bureaux des services fiscaux pour pourvoir tel ou tel poste vacant. Lorsqu’un bureau des services fiscaux déciderait de pourvoir un poste de vérificateur de l’impôt, des candidats compris dans ce réservoir lui seraient présentés. Le bureau concerné procéderait alors à sa propre évaluation complémentaire des candidats admissibles, en utilisant les compétences ou qualités additionnelles qu’il jugerait nécessaires compte tenu de la nature précise et du niveau du poste concerné offert, et compte tenu des besoins particuliers de ce bureau.

 

[20]           Il était loisible aussi à chacun des bureaux des services fiscaux d’élaborer des tests locaux ou d’appliquer, le cas échéant, l’un ou plusieurs des instruments normalisés existants.

 

[21]           Le processus externe de dotation a pris fin le 2 septembre 2005, et l’évaluation des candidats se poursuivait le jour où la demande de contrôle judiciaire fut déposée le 7 octobre 2005. Par ailleurs, il n’apparaît pas dans le dossier que des candidats de l’extérieur allaient être évalués par un bureau des services fiscaux pour un poste AU à la date du dépôt de la demande de contrôle judiciaire.

 

[22]           Les employés de l’Agence étaient libres de poser leurs candidatures à des postes en recourant au processus externe de dotation. Cependant, les demandeurs disent que les candidats de l’intérieur allaient en réalité être défavorisés en posant leurs candidatures à une promotion par l’entremise du processus externe de dotation, car ils ne possédaient pas déjà l’expérience requise pour l’accomplissement des tâches liées au poste de niveau plus élevé. Cela dit, rien ne permet d’affirmer qu’un candidat de l’intérieur qui avait acquis une expérience à un niveau plus élevé, grâce par exemple à une affectation intérimaire, serait désavantagé dans le processus externe de dotation.

 

[23]           Les demandeurs ont posé leurs candidatures à des postes AU‑02 par l’entremise des deux processus de dotation. Il ne semble pas que, lors du dépôt de la demande de contrôle judiciaire, une décision avait été prise à propos de leurs candidatures, du moins en ce qui a trait au processus externe de dotation.

 

[24]           Selon les demandeurs, en évaluant, dans le processus externe, les candidats à des postes AU‑02 selon des normes autres que celles qui ont servi dans le processus interne de dotation géré par le BSF de Toronto‑Ouest pour les vérificateurs de l’impôt du niveau AU‑02, l’Agence a contrevenu à sa politique de dotation. Plus exactement, les demandeurs disent que le processus externe de recrutement était injuste.

 

[25]           Selon le défendeur, il n’a été pris en l’espèce aucune « décision » qui soit susceptible d’un contrôle judiciaire. Sur ce point, le défendeur affirme que le choix des instruments d’évaluation à employer dans les deux processus de dotation en cause était un choix de gestion, et non une « décision » au sens de l’article 18.1 de la Loi sur les Cours fédérales.

 

[26]           Dans la mesure où une « décision » a pu être prise dans la présente affaire, le défendeur dit qu’une telle décision n’est pas susceptible d’un recours judiciaire car elle résultait de l’exercice d’un pouvoir discrétionnaire de la direction.

 

[27]           Subsidiairement, s’il y a eu une décision susceptible d’un recours judiciaire, alors le défendeur dit que la demande de contrôle judiciaire devrait être rejetée parce qu’elle est prématurée.

 

[28]           Finalement, le défendeur dit qu’il y avait des raisons légitimes de recourir à des instruments d’évaluation différents pour le processus externe de dotation et le processus interne de dotation et que, eu égard à toutes les circonstances, le choix fait par l’Agence en la matière était éminemment raisonnable.

 

Politique et procédures de l’Agence en matière de dotation

[29]           Pour situer les questions soulevées par la demande, il est nécessaire de comprendre la politique et les procédures de l’Agence en matière de dotation.

 

[30]           L’Agence, établie en 1999, était appelée à l’origine l’Agence des douanes et du revenu du Canada. Le paragraphe 53(1) de la Loi sur l’Agence des douanes et du revenu du Canada (la Loi sur l’ADRC) confère à l’Agence le pouvoir exclusif de nommer son personnel. Le paragraphe 54(1) de la Loi sur l’ADRC requiert de l’Agence qu’elle « élabore un programme de dotation en personnel régissant notamment les nominations et les recours offerts aux employés ».

 

[31]           La dotation en personnel au sein de l’Agence se fait conformément à un programme de dotation établi en vertu de l’article 54 de la Loi sur l’ADRC.

 

[32]           Les parties reconnaissent que ce programme a été précisément décrit par le juge Russell dans la décision Institut professionnel de la fonction publique du Canada c. Canada (Agence des douanes et du revenu), [2004] A.C.F. no 649, 2004 CF 507, et je reproduis ici les portions utiles de son résumé :

¶ 16        Le Programme décrit les procédures employées par l’Agence pour pourvoir des postes au sein de l’Agence, ainsi que les recours offerts aux employés touchés par telles procédures. Le Programme comprend plusieurs volets, approuvés par le conseil de direction de l’Agence, qui intéressent des sujets particuliers tels que la délégation de pouvoir, les mécanismes de dotation et les recours en matière de dotation; il renferme aussi des directives de dotation, approuvées par le Commissaire de la fonction publique et relatives à des sujets apparentés. Ces directives constituent des annexes du Programme.

 

¶ 17        Le législateur a aussi autorisé l’Agence à établir dans son plan d’activité les principes de dotation devant régir le Programme. Les principes de dotation appliqués par l’Agence sont les suivants :

 

Objectivité : L’effectif doit adopter un comportement exempt de toute influence politique et bureaucratique. Les décisions de dotation doivent être prises librement sans aucune influence politique ou bureaucratique.

 

Représentativité : La composition de notre effectif reflète le marché du travail disponible.

 

Compétence : L’effectif possède les attributs requis pour accomplir son travail avec efficacité.

 

Équité : Les décisions de dotation sont équitables, justes et objectives.

 

Transparence : Les communications visant la dotation sont ouvertes, honnêtes, respectueuses, en temps opportun, et clairement comprises.

 

Efficacité : Les processus de dotation sont planifiés et appliqués en fonction du temps et du coût et liés aux besoins fonctionnels.

 

Adaptabilité : Les processus de dotation sont souples et s’adaptent aux changements de circonstances et aux besoins particuliers de l’organisme.

 

Productivité : Donne lieu à la nomination du nombre de personnes nécessaires à la conduite efficace des affaires.

 

¶ 18        La [Loi sur l’emploi dans la fonction publique] ne s’applique pas aux opérations de dotation de l’Agence, et la Commission de la fonction publique (la Commission) n’a aucun pouvoir sur le mécanisme des nominations. Cependant, en vertu du paragraphe 56(2) de la Loi sur l’ADRC, la Commission peut vérifier périodiquement la compatibilité des principes du programme de dotation de l’Agence avec les principes régissant la dotation sous le régime de la LEFP.

 

[33]           Selon les demandeurs, la décision d’appliquer dans le processus externe de dotation des critères et instruments autres que ceux appliqués dans le processus interne de dotation contrevient au propre principe de dotation de l’Agence appelé principe d’« équité ». Par ailleurs, de dire les demandeurs, il était manifestement déraisonnable d’évaluer les candidats aux mêmes postes selon des normes différentes et en utilisant des instruments différents. Finalement, les demandeurs disent que l’Agence a contrevenu à deux dispositions de son programme de dotation quand elle a utilisé des critères et instruments différents dans le processus externe de dotation : plus exactement, elle n’a pas utilisé les instruments normalisés requis d’évaluation et elle a manqué à son obligation de donner la priorité aux candidats de l’intérieur sur les candidats de l’extérieur.

 

Points litigieux

[34]           Les points soulevés dans la présente demande sont les suivants :

            1.         L’Agence a‑t‑elle pris une « décision » au sens de l’article 18.1 de la Loi sur les Cours fédérales?

            2.         S’il y a eu une décision, est‑elle susceptible d’un recours judiciaire?

            3.         S’il y a eu une décision susceptible d’un recours judicaire, la demande de contrôle judiciaire présentée par les demandeurs est‑elle prématurée, ou la preuve est‑elle insuffisante pour que soit rendue une décision judiciaire?

            4.         Si la demande de contrôle judiciaire n’est pas prématurée, quelle est la norme de contrôle qu’il faut appliquer à la décision en cause? et

            5.         La décision de l’Agence était‑elle manifestement déraisonnable?

 

[35]           Je vais d’abord examiner la question de la norme de contrôle.

 

Norme de contrôle

[36]           Les parties s’accordent à dire que, pour autant que soit concerné le bien‑fondé de la demande, la Cour doit montrer une retenue considérable envers le choix fait par l’Agence concernant les instruments d’évaluation et que ce choix devrait être revu d’après la norme de la décision manifestement déraisonnable. J’admets que le choix des instruments d’évaluation est une question non juridique, largement tributaire d’une compréhension des besoins internes de l’Agence, et sur laquelle la Cour n’a pas de spécialisation. Je reconnais donc avec les parties que les choix faits par l’Agence devraient bénéficier du niveau le plus élevé de retenue judiciaire.

 

[37]           Cela dit, le défendeur conteste sous plusieurs aspects l’aptitude des demandeurs à présenter une demande de contrôle judiciaire, aspects qui n’étaient pas en cause devant l’Agence, et il n’y a donc de son point de vue aucune décision à contrôler. La Cour doit plutôt arriver à sa propre conclusion sur la pertinence des contestations avancées.

 

[38]           La première de ces contestations concerne l’affirmation du défendeur selon laquelle aucune « décision » de l’Agence n’est susceptible d’un contrôle judiciaire au titre des dispositions de l’article 18.1 de la Loi sur les Cours fédérales. Ce point sera maintenant étudié.

 

L’Agence a‑t‑elle pris une « décision » au sens de l’article 18.1 de la Loi sur les Cours fédérales?

 

[39]           Selon le défendeur, l’Agence n’a pris en l’espèce aucune décision qui puisse être contrôlée par la Cour. Au soutien de cette affirmation, le défendeur souligne que les demandeurs n’ont pas indiqué la décision en cause, ni précisé qui l’a prise ou quand elle a été prise. Les demandeurs ont plutôt tenté de comparer deux processus de dotation différents appliqués par divers bureaux, à des fins différentes, en des lieux différents, et à des époques différentes.

 

[40]           Selon le défendeur, les différences entre les deux processus de dotation choisis pour comparaison résultent de perspectives propres à diverses personnes, et non d’un choix délibéré fait par un unique décideur parmi plusieurs solutions.

 

[41]           Pour l’examen de cet aspect, le point de départ doit être le texte lui‑même de l’article 18.1 de la Loi sur les Cours fédérales, dont les parties pertinentes sont ainsi rédigées :

18.1 (1) Une demande de contrôle judiciaire peut être présentée par le procureur général du Canada ou par quiconque est directement touché par l’objet de la demande.

18.1 (1) An application for judicial review may be made by the Attorney General of Canada or by anyone directly affected by the matter in respect of which relief is sought.

[…]

[…]

(3) Sur présentation d’une demande de contrôle judiciaire, la Cour fédérale peut :

 

(3) On an application for judicial review, the Federal Court may

 

a) ordonner à l’office fédéral en cause d’accomplir tout acte qu’il a illégalement omis ou refusé d’accomplir ou dont il a retardé

l’exécution de manière déraisonnable;

 

(a) order a federal board, commission or other tribunal to do any act or thing it has unlawfully failed or refused to do or has unreasonably delayed in doing; or

 

b) déclarer nul ou illégal, ou annuler, ou infirmer et renvoyer pour jugement conformément aux instructions qu’elle estime

appropriées, ou prohiber ou encore restreindre toute décision, ordonnance, procédure ou tout

autre acte de l’office fédéral.

 

(b) declare invalid or unlawful, or quash, set aside or set aside and refer back for determination in accordance with such directions as it considers to be appropriate, prohibit or restrain, a decision, order, act or proceeding of a federal board, commission or other tribunal.

 

 

 

[42]           L’absence d’une « décision » n’est pas un obstacle à une demande de contrôle judiciaire selon la Loi sur les Cours fédérales, puisque l’article 18.1 confère à la Cour le pouvoir d’accorder une réparation à quiconque est touché par un « objet » faisant intervenir un office fédéral : Société du Musée canadien des civilisations c. Alliance de la fonction publique du Canada, section locale 70396, [2006] A.C.F. no 884, 2006 CF 703, au paragraphe 47.

 

[43]           Le rôle de la Cour va donc au‑delà du contrôle de décisions au sens propre, pour englober le contrôle d’« une grande diversité d’actions administratives qui ne sont pas pour autant des “décisions ou ordonnances”, par exemple les règlements, rapports ou recommandations relevant de pouvoirs légaux, les énoncés de politique, lignes directrices et guides, ou l’une quelconque des formes multiples que peut prendre l’action administrative dans la prestation d’un programme public par un organisme public » : Markevich c. Canada, [1999] 3 C.F. 28 (QL) (1re inst.), au paragraphe 11, décision infirmée pour d’autres motifs, [2001] A.C.F. no 696, arrêt lui‑même infirmé pour d’autres motifs, [2003] A.C.S. no 8. Voir aussi la décision Nunavut Tunngavik Inc. c. Canada (Procureur général), [2004] A.C.F. no 138, 2004 CF 85, au paragraphe 8.

 

[44]           Une foule d’actions administratives ont été jugées relever de la compétence de la Cour : voir par exemple Gestion Complexe Cousineau (1989) Inc. c. Canada (Ministre des Travaux publics et Services gouvernementaux), [1995] 2 C.F. 694; Morneault c. Canada (Procureur général), [2001] 1 C.F. 30 (C.A.), et Larny Holdings (exploitant une entreprise du nom de Quickie Convenience Stores) c. Canada (Ministre de la Santé), [2003] 1 C.F. 541 (1re inst.), 2002 CFPI 750.

 

[45]           L’action administrative dont les demandeurs sollicitent le contrôle dans la présente affaire découle du pouvoir de l’Agence de nommer ses employés. Au vu de toutes les circonstances, je suis d’avis que l’« objet » dont il s’agit ici relève de l’article 18.1 de la Loi sur les Cours fédérales.

 

S’il y a eu une « décision », est‑elle susceptible d’un recours judiciaire?

[46]           Selon le défendeur, s’il se trouve qu’une « décision » a été prise dans la présente affaire, la demande de contrôle judiciaire devrait néanmoins être rejetée, car ce qui est contesté, ce sont des décisions de gestion, lesquelles ne ressortissent pas aux tribunaux.

 

[47]           Selon le défendeur, le choix de conditions de candidature n’est pas soumis à des normes ou contraintes juridiques d’après lesquelles la conduite de la direction puisse être mesurée. La réponse correcte est plutôt dictée, de dire le défendeur, par les besoins de l’Agence.

 

[48]           Au soutien de son affirmation selon laquelle la « décision » en cause ici n’est pas susceptible d’un recours judiciaire, le défendeur invoque un arrêt de la Cour d’appel fédérale, Chiasson c. Canada (2003), 226 D.L.R. (4th) 351. La lecture de cet arrêt montre qu’il ne vient pas en aide au défendeur. Non seulement les faits peuvent‑ils se différencier aisément de ceux de la présente affaire, puisqu’il s’agissait de la remise de décorations pour bravoure, mais encore ce qui, selon la Cour, n’était pas susceptible d’un recours juduciaire dans l’affaire Chiasson, ce n’était pas l’établissement de critères de sélection, mais la tâche ultime de juger du bien‑fondé d’une candidature donnée, tâche qui supposait l’exercice de la prérogative royale.

 

[49]           Pour autant que fût concerné l’établissement de critères de sélection, la Cour d’appel fédérale a jugé qu’il n’était pas « clair et évident » que les procédures et critères suivis ne relevaient pas des tribunaux.

 

[50]           Un examen de la jurisprudence sur cette question montre que les tribunaux considèrent généralement en effet que les ministères fédéraux (et par extension les organismes) ont le pouvoir exclusif d’établir des conditions de candidature : voir par exemple l’arrêt Canada (Procureur général) c. Viola, [1990] A.C.F. no 1052 (C.A.F.).

 

[51]           Le choix de conditions de candidature pour un poste est bien une fonction de gestion, mais il ne s’ensuit pas que les choix de la direction seront toujours à l’abri du droit de regard des tribunaux. La Cour d’appel fédérale s’était d’ailleurs exprimée ainsi dans l’arrêt Viola, précité :

Cela signifie plutôt que ce n’est pas au comité d’appel, mais à la Section de première instance de la Cour fédérale, comme dans l’affaire Kelso, que doit rendre compte le ministère s’il se produit quelque irrégularité ou quelque illégalité dans l’établissement des conditions requises. Dans Gariépy v. Administrator of the Federal Court of Canada [Jugement inédit rendu le 6 novembre 1987, no T‑2014‑87. Je ne me prononce pas sur le bien‑fondé, par ailleurs, de cette décision.], monsieur le juge Muldoon, à la page 17, s’exprimait dans le même sens :

 

Le demandeur en l’espèce ne conteste pas le principe énoncé dans l’arrêt Bauer..., et mentionné par le juge en chef Thurlow dans l’arrêt Ricketts, selon lequel le pouvoir de définir les qualités reliées à un poste relève de la direction. Il conteste effectivement le caractère équitable et raisonnable, le cas échéant, ou la légalité de la décision de définir le poste d’administrateur de district à Vancouver comme un poste « bilingue à nomination impérative »; mais il ne peut pas le faire dans les limites des dispositions de la Loi sur l’emploi dans la Fonction publique, selon l’arrêt Ricketts. Ainsi, le demandeur n’a pas d’autre recours que d’intenter la présente action pour obtenir un jugement déclaratoire et une injonction.

 

Ces observations étaient faites dans le contexte d’opérations de dotation qui relevaient de la Loi sur l’emploi dans la fonction publique, mais elles sont également à propos ici.

 

[52]           Je ne suis donc pas convaincue que les points soulevés par la demande ne sont pas du ressort des tribunaux. D’autant plus que, en l’espèce, les demandeurs ne semblent pas disposer d’une autre voie de recours.

 

S’il y a eu une « décision » susceptible d’un recours judiciaire, la demande de contrôle judiciaire présentée par les demandeurs est‑elle prématurée?

 

[53]           Après examen attentif des arguments des parties et des circonstances de la présente affaire, je suis d’avis que la demande de contrôle judiciaire doit être rejetée parce qu’elle est prématurée.

 

[54]           Il ne fait aucun doute que les candidats aux postes AU‑02, dans le processus interne de dotation conduit par le Bureau des services fiscaux de Toronto, ont été évalués par rapport à des compétences qui n’étaient pas exigées des candidats aux postes AU‑02 dans le processus externe de dotation. À titre d’exemple, les compétences additionnelles exigées des candidats soumis au processus interne de dotation comprenaient l’aptitude à rédiger en anglais, ainsi que la connaissance de la législation, des politiques et des procédures fiscales.

 

[55]           Cela dit, je reconnais avec le défendeur que l’on ne peut pas simplement comparer les compétences exigées des candidats du processus interne de dotation aux compétences exigées des candidats du processus externe de dotation, et dire que les candidats du processus interne ont été traités injustement. La raison de cela, c’est que le processus externe de dotation n’était pas achevé lorsque la demande de contrôle judiciaire a été déposée.

 

[56]           Nul n’allait être recruté par l’Agence à la suite du processus externe de dotation tant que des personnes faisant partie du réservoir de candidats retenus au moyen du processus externe de dotation ne seraient pas présentées à un bureau des services fiscaux pour évaluation complémentaire d’après les critères additionnels que le bureau concerné jugerait opportuns compte tenu des besoins particuliers de ce bureau. À ce stade, il est impossible de savoir si ces candidats devront finalement prouver leur aptitude dans des matières telles que l’anglais écrit ou la connaissance de la législation, des politiques et des procédures fiscales.

 

[57]           Il est d’ailleurs tout à fait possible que, en définitive, les candidats recrutés au moyen du processus externe de dotation soient évalués d’après des normes qui seront peut‑être plus rigoureuses que celles qui ont été imposées aux candidats du processus interne de dotation, même s’il nous est encore impossible de savoir si tel sera le cas.

 

[58]           Ainsi, jusqu’à ce que les deux groupes de candidats aient été pleinement évalués, il est impossible de savoir si les critères appliqués dans un processus de sélection étaient plus ou moins rigoureux que les critères appliqués dans l’autre, ou si, en définitive, ils se sont révélés essentiellement les mêmes.

 

[59]           En outre, parce qu’il est loisible à chaque bureau des services fiscaux d’élaborer des tests de portée locale, ou d’appliquer un ou plusieurs des instruments normalisés existants, nous n’avons pas encore non plus une image précise de l’éventail complet des instruments d’évaluation qui serviront dans le processus tout entier à pourvoir les postes de vérificateur de l’impôt grâce au processus externe de dotation. Nous n’avons non plus aucun moyen d’évaluer la manière dont ces instruments se compareront au système GRHAC.

 

[60]           Il n’est pas possible non plus de dire avec une quelconque certitude, à la date du dépôt de la demande de contrôle judiciaire, comment cela se passera finalement pour tel ou tel des demandeurs dans le processus externe de dotation. Les demandeurs disent que les candidats de l’intérieur seront défavorisés dans le processus externe de dotation, puisqu’ils ne possèderont pas déjà l’expérience requise des tâches associées au poste de niveau plus élevé, mais, à la date du dépôt de la demande de contrôle judiciaire, aucune évaluation n’avait été faite de l’expérience des demandeurs, et il n’avait pas été décidé si l’un quelconque d’entre eux avait en réalité acquis l’expérience nécessaire grâce par exemple à une affectation intérimaire.

 

[61]           Dans ces conditions, selon moi, ce serait au mieux se livrer à des conjectures que d’affirmer qu’aucun des demandeurs ne se qualifierait dans le processus externe de dotation.

 

Dispositif

[62]           Pour ces motifs, je suis d’avis que la demande de contrôle judiciaire devrait être rejetée parce qu’elle est prématurée. Les deux parties reconnaissent que les dépens devraient suivre l’issue de la cause, calculés de la manière ordinaire, et j’en ordonne ainsi.

 

[63]           En conséquence de ma conclusion sur le caractère prématuré de la demande, il n’est pas nécessaire de se demander si le processus interne de dotation, pour les vérificateurs de l’impôt du niveau AU‑02, administré par le Bureau des services fiscaux de Toronto‑Ouest peut en fait être validement comparé au processus externe de dotation, pour les vérificateurs de niveaux différents, administré par la région du Sud de l’Ontario de l’Agence. Qu’il me suffise de dire que les présents motifs ne signifient nullement qu’il s’agit bien là d’une comparaison légitime. Il vaut mieux remettre à plus tard la réponse à cette question.

 

JUGEMENT

 

LA COUR ORDONNE QUE la demande soit rejetée, avec dépens.

 

« Anne Mactavish »

Juge

 

 

Traduction certifiée conforme

Julie Boulanger, LL.M.


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

 

DOSSIER :                                                 T‑1751‑05

 

 

INTITULÉ :                                                DAVID SHEA ET AL.

                                                                     c.

                                                                     LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                          OTTAWA (ONTARIO)

 

DATE DE L’AUDIENCE:                         LE 24 MAI 2006

 

MOTIFS DU JUGEMENT

ET JUGEMENT :                                       LA JUGE MacTAVISH

 

DATE DES MOTIFS :                               LE 10 JUILLET 2006

 

 

COMPARUTIONS :

 

Dougald Brown &

Chris Rootham

POUR LES DEMANDEURS

 

Sanderson Graham

 

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Nelligan O’Brien Payne LLP

 

POUR LES DEMANDEURS

John H. Sims, c.r.

Sous‑procureur général du Canada

Ministère de la Justice

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

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