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Date : 20050509

Dossier : IMM-3145-04

Référence : 2005 CF 650

Ottawa (Ontario), le 9 mai 2005

EN PRÉSENCE DE MONSIEUR LE JUGE BEAUDRY              

ENTRE :

BRENDA ABELLANEDA et

BEAUTEE LEICA ABELLANEDA

                                                                                                                                  demanderesses

                                                                             et

                                            LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ    

ET DE L'IMMIGRATION

                                                                                                                                           défendeur

                                MOTIFS DE L'ORDONNANCE ET ORDONNANCE

[1]                Il s'agit d'une demande de contrôle judiciaire en vertu du paragraphe 72(1) de la Loi sur l'immigration et la protection des réfugiés, L.R.C. 2001, ch. 27, de la décision datée du 17 mars 2004 par laquelle un agent d'immigration (l'agent) a rejeté la demande présentée par les demanderesses afin d'être autorisées à rester au Canada pour des motifs d'ordre humanitaire pendant le traitement de leur demande de droit d'établissement.


QUESTIONS EN LITIGE

[2]                Les questions en litige sont les suivantes :

1.         L'agent a-t-il omis de tenir compte de l'intérêt supérieur des deux enfants (la nièce et la demanderesse mineure)?

2.         L'agent a-t-il commis une erreur en concluant que les parents de la demanderesse adulte pouvaient prendre soin de la nièce en l'absence de la demanderesse adulte?

3.         L'agent a-t-il commis une erreur en concluant que la demanderesse mineure n'a pas fréquenté l'école pendant son séjour au Canada?

[3]                Pour les motifs énoncés ci-après, je dois répondre à ces questions par la négative. Par conséquent, la demande de contrôle judiciaire sera rejetée.

FAITS

[4]                La demanderesse principale et sa fille sont citoyennes des Philippines. Elles ont toutes deux obtenu un visa de visiteur le 15 janvier 2002 afin de venir au Canada pour aider une parente (la soeur de la demanderesse adulte) qui était malade. Malheureusement, la soeur de la demanderesse est décédée avant l'arrivée des demanderesses, laissant dans le deuil son mari et sa petite fille (la nièce).

[5]                Les demanderesses sont venues au Canada en dépit du fait que la soeur de la demanderesse principale était déjà décédée. En octobre 2002, elles ont toutes deux présenté une demande en vue d'être autorisées à rester au Canada pour des motifs d'ordre humanitaire. Lorsque la dernière prorogation de leurs visas est arrivée à échéance, en avril 2003, elles n'ont pas quitté le Canada, comme elles y étaient tenues, même si elles avaient reçu une lettre de départ.

[6]                Le 17 mars 2004, un agent d'immigration a rejeté la demande fondée sur des motifs d'ordre humanitaire présentées par les demanderesses.

LA DÉCISION CONTESTÉE

[7]                La décision de l'agent est rédigée comme suit :

[Traduction]

Ma décision est négative en l'espèce.

Bien que j'éprouve de la sympathie pour la situation dans laquelle se trouve le beau-frère de Mme Abellaneda, j'accorde une plus grande importance à celle du mari de la demanderesse dans son pays natal.

Mme Abellaneda a empêché sa fille de fréquenter l'école pendant plus de deux ans et a choisi de rester au Canada, alors qu'elle avait reçu une lettre de départ.

Elle ne travaille pas alors qu'elle travaillait avec son mari aux Philippines. La demanderesse principale a des frères et soeurs aux Philippines. Ses parents ne sont pas très vieux, à mon avis, puisqu'ils sont âgés de 62 et de 67 ans seulement. Ils devraient être en mesure de s'occuper de leur petite-fille de dix ans au Canada tandis que leur gendre continue de travailler.

Compte tenu de la preuve au dossier, les éléments de preuve et les difficultés ne semblent pas suffisants pour justifier de faire une exception au paragraphe 11(1) de la Loi en l'espèce.


La demande est rejetée.

ANALYSE

[8]                La norme de contrôle applicable aux demandes fondées sur des motifs d'ordre humanitaire a été déterminée par la Cour suprême du Canada dans l'arrêt Baker c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [1999] 2 R.C.S. 817. Appliquant la méthode pragmatique et fonctionnelle, la juge L'Heureux-Dubé a précisé, aux paragraphes 57 à 62, que la norme de contrôle pertinente était celle de la décision raisonnable simpliciter :

J'examine maintenant l'application de la démarche pragmatique et fonctionnelle pour déterminer la norme de contrôle appropriée à l'égard de décisions rendues en vertu du par. 114(2) et de l'art. 2.1 du règlement, et les facteurs à considérer mis en évidence dans l'arrêt Pushpanathan, précité. Cet arrêt conclut que la décision, qui se rapportait à la détermination d'une question de droit par la Commission de l'immigration et du statut de réfugié, devait respecter la norme de la décision correcte. Bien qu'elle ait également été rendue sous le régime de la Loi sur l'immigration, la décision en litige était très différente, tout comme l'était le décideur. Il faut donc évaluer la norme de contrôle appropriée distinctement dans la présente affaire.

Le premier facteur à examiner est la présence ou l'absence d'une clause privative et, le cas échéant, le libellé de cette clause: Pushpanathan, au par. 30. La Loi sur l'immigration ne contient pas de clause privative, mais le contrôle judiciaire ne peut se faire sans l'autorisation de la Cour fédérale, Section de première instance, selon l'art. 82.1. Comme je l'ai dit précédemment, le par. 83(1) exige la certification d'une « question grave de portée générale » par la Cour fédérale, Section de première instance, pour que cette décision puisse être portée en appel devant la Cour d'appel. L'arrêt Pushpanathan montre que l'existence de cette disposition signifie un degré moindre de retenue à l'égard des points litigieux liés à la question certifiée. Toutefois, il ne s'agit que de l'un des facteurs à considérer pour déterminer la norme de contrôle, et il faut également évaluer les autres.

Le deuxième facteur est l'expertise du décideur. En l'espèce, le décideur est le ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration ou son représentant. Le fait que, officiellement, le décideur soit le ministre est un facteur militant en faveur de la retenue. Le ministre a une certaine expertise par rapport aux tribunaux en matière d'immigration, surtout en ce qui concerne les dispenses d'application des exigences habituelles.


Le troisième facteur est l'objet de la disposition en particulier, et de la Loi dans son ensemble. Cette décision implique une grande latitude pour le ministre qui doit décider si des raisons d'ordre humanitaire justifient une dispense des exigences de la Loi. La décision commande aussi l'application de principes juridiques relativement peu « limitatifs » , un facteur militant en faveur d'une plus grande retenue: Pushpanathan, précité, au par. 36. L'objet de la disposition en question est également de dispenser les demandeurs, dans certaines circonstances, des exigences de la Loi ou de son règlement. Ce facteur joue aussi en faveur d'une plus grande retenue envers la décision du ministre. Toutefois, il faut également signaler, en faveur d'une norme plus stricte, que cette décision vise directement les droits et les intérêts d'un individu par rapport au gouvernement plutôt qu'elle n'évalue ou ne pondère les intérêts de divers groupes. Le but de la décision est de déterminer si l'admission au Canada d'un individu particulier, dans des circonstances données, devrait être facilitée.

Le quatrième facteur mis en relief dans l'arrêt Pushpanathan vise la nature du problème en question, particulièrement s'il s'agit de droit ou de faits. La décision d'accorder une dispense fondée sur des raisons d'ordre humanitaire demande principalement l'appréciation de faits relatifs au cas d'une personne, et ne porte pas sur l'application ni sur l'interprétation de règles de droit précises. Le fait que cette décision soit de nature hautement discrétionnaire et factuelle est un facteur qui milite en faveur de la retenue.

Tous ces facteurs doivent être soupesés afin d'en arriver à la norme d'examen appropriée. Je conclus qu'on devrait faire preuve d'une retenue considérable envers les décisions d'agents d'immigration exerçant les pouvoirs conférés par la loi, compte tenu de la nature factuelle de l'analyse, de son rôle d'exception au sein du régime législatif, du fait que le décideur est le ministre, et de la large discrétion accordée par le libellé de la loi. Toutefois, l'absence de clause privative, la possibilité expressément prévue d'un contrôle judiciaire par la Cour fédérale, Section de première instance, et la Cour d'appel fédérale dans certaines circonstances, ainsi que la nature individuelle plutôt que polycentrique de la décision, tendent aussi à indiquer que la norme applicable ne devrait pas en être une d'aussi grande retenue que celle du caractère « manifestement déraisonnable » . Je conclus, après avoir évaluétous ces facteurs, que la norme de contrôle appropriée est celle de la décision raisonnable simpliciter.

                                                                       

[9]                Dans Baker, précité, la Cour suprême a dit, au paragraphe 75, que pour respecter la norme du caractère raisonnable, « le décideur devrait considérer l'intérêt supérieur des enfants comme un facteur important, lui accorder un poids considérable, et être réceptif, attentif et sensible à cet intérêt » . C'est en s'appuyant sur ce principe que les demanderesses soutiennent que l'agent n'a pas dûment tenu compte de l'intérêt supérieur des deux enfants.


[10]            Les demanderesses font valoir que les motifs de l'agent n'indiquent pas qu'il s'est montré réceptif, attentif et sensible à l'intérêt supérieur des enfants. Elles prétendent qu'il est dans l'intérêt supérieur des enfants qu'ils ne soient pas séparés car il existe des liens affectifs très forts entre eux. Elles soutiennent en outre que la demanderesse adulte a assumé le rôle de mère vis-à-vis de sa nièce et qu'une telle séparation ne respecterait pas l'intérêt supérieur de l'enfant.

[11]            Enfin, la demanderesse affirme que la conclusion de l'agent selon laquelle les parents de la demanderesse adulte sont en mesure de prendre soin de sa nièce n'est pas étayée par la preuve. Au contraire, selon elle, ils sont foudroyés par la perte de leur fille et ont besoin d'un soutien affectif. Elle fait en outre valoir que rien ne permet de conclure que la demanderesse mineure n'a pas fréquenté l'école pendant son séjour au Canada et que cette conclusion a été tirée à tort.

[12]            Le défendeur soutient que ce n'est pas parce que l'agent n'a pas expressément mentionné la relation existant entre les deux enfants qu'il n'a pas tenu compte de leur intérêt supérieur. Il souligne que l'agent a tenu compte du fait que le père de la demanderesse mineure est resté aux Philippines et que cette dernière n'est pas allée à l'école depuis son arrivée au Canada. Il signale en outre que l'agent a pris en considération le fait que le père et les grands-parents de la nièce vivent ici avec elle au Canada et qu'ils prennent soin d'elle.


[13]            Je conviens avec les demanderesses que l'on doit tenir compte de l'intérêt supérieur des enfants pour décider s'il y a lieu d'accueillir une demande fondée sur des motifs d'ordre humanitaire. Toutefois, la Cour suprême du Canada a dit, au paragraphe 75 de ses motifs dans Baker, précité, que l'intérêt supérieur des enfants ne l'emportera pas toujours sur d'autres considérations. Elle a affirmé qu'il peut y avoir d'autres raisons de rejeter une demande fondée sur des motifs d'ordre humanitaire, même en tenant compte de l'intérêt des enfants.   

[14]            En l'espèce, je pense qu'il est dans l'intérêt supérieur de l'enfant de fréquenter l'école et de voir régulièrement son père aux Philippines. La priver de cette relation ne permet certainement pas de préserver cet intérêt. La conclusion de l'agent voulant que la demanderesse mineure n'ait pas fréquenté l'école depuis son arrivée au Canada n'était pas déraisonnable puisque sa mère et elle sont entrées au Canada munies d'un visa de visiteur.

[15]            La nièce a son père et ses grands-parents ici, au Canada, qui l'aiment très certainement et sont en mesure de prendre soin d'elle. Même si je peux comprendre qu'il est très difficile pour une jeune enfant de perdre sa mère, je pense que son père peut lui offrir le soutien affectif et financier dont elle a besoin. C'est la conclusion à laquelle est arrivé l'agent et j'estime qu'il a tenu compte de l'intérêt supérieur des deux enfants.

[16]            Après avoir examiné l'ensemble de la preuve, la décision de l'agent et les arguments des parties, je ne peux pas conclure que l'agent a commis une erreur en rejetant la demande fondée sur des motifs d'ordre humanitaire présentée par les demanderesses.

[17]            Les parties n'ont proposé aucune question à certifier et aucune question n'a été soulevée.

                                                                ORDONNANCE


LA COUR ORDONNE le rejet de la demande de contrôle judiciaire. Aucune question n'est certifiée.

                 « Michel Beaudry »                      

Juge

Traduction certifiée conforme

Suzanne Bolduc, LL.B.


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

DOSSIER :                                                                IMM-3145-04

INTITULÉ :                                                               BRENDA ABELLANEDA et

BEAUTEE LEICA ABELLANEDA c.

MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L'IMMIGRATION

LIEU DE L'AUDIENCE :                                        TORONTO (ONTARIO)

DATE DE L'AUDIENCE :                           LE 3 MAI 2005

MOTIFS DE L'ORDONNANCE

ET ORDONNANCE :                                              LE JUGE BEAUDRY

DATE DES MOTIFS :                                             LE 9 MAI 2005

COMPARUTIONS :

Ricardo Aguirre                                                           POUR LES DEMANDERESSES

Stephen Jarvis                                                  POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Ricardo Aguirre

Toronto (Ontario)                                                        POUR LES DEMANDERESSES

John H. Sims, c.r.

Sous-procureur général du Canada

Toronto (Ontario)                                                        POUR LE DÉFENDEUR

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