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Date : 20040927

Dossier : IMM-150-04

Référence : 2004 CF 1316

ENTRE :

                                                                  ERKAN ATES

                                                                                                                                          demandeur

                                                                             et

                     LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

                                                                                                                                           défendeur

                                                  MOTIFS DE L'ORDONNANCE

LE JUGE HARRINGTON

[1]                Turc, Kurde, islamiste, intellectuel, défenseur des droits de la personne, pacifiste et conscrit réfractaire; Erkan Ates est tout cela. Mais il n'est pas un réfugié. Il s'agit du contrôle judiciaire de la décision d'un membre de la Section de la protection des réfugiés de la Commission de l'immigration et du statut de réfugié, datée du 15 décembre 2003, dans laquelle il a été décidé que M. Ates n'était ni un réfugié ni une personne ayant autrement besoin de la protection internationale au sens des articles 96 et 97 de la Loi sur l'immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27.

[2]                Il est difficile de déterminer les motifs précis qui sous-tendent le plaidoyer de M. Ates selon lequel il a besoin que le Canada le protège. La complexité de sa demande d'asile provient du temps qui s'est écoulé. Au cours des six années qui ont suivi son départ de la Turquie, et pendant les trois ans qu'il a passés au Canada, il a évolué en tant que personne et la Turquie a évolué en tant qu'État. La Commission a examiné judicieusement, tant séparément que dans leur ensemble, tous les motifs possibles relatifs au statut de réfugié. Hormis une mauvaise conclusion de fait évidente et l'impression qu'elle a eue que M. Ates pouvait avoir cru constituer une plus grande source d'irritation pour la Turquie qu'il ne l'était en réalité, la Commission a accepté son histoire. La crédibilité n'est pas en cause.

Les faits

[3]         M. Ates, actuellement âgé de 26 ans, est et a toujours été un citoyen de la Turquie. Dans le formulaire de renseignements personnels qu'il a soumis à la Commission de l'immigration et du statut de réfugié, il a mentionné que sa religion était l'islam et il a précisé, sous la rubrique « Nationalité, groupe ethnique ou tribu » , qu'il était kurde. En 1996, alors qu'il était étudiant en Turquie, il est devenu un disciple de Fethullah Gülen, un islamiste modéré et non violent. Le groupe est connu sous le nom de Hizmet. En dépit du fait que presque tous les citoyens turcs sont musulmans, les organisations religieuses ne sont pas très bien vues par l'État laïque turc, en particulier par l'armée.

[4]                Lorsqu'il était en Turquie, il était l'objet d'un certain harcèlement de la part de la police en raison de ses idées en tant que disciple du mouvement Hizmet, mais il n'a jamais été arrêté. Il a quitté pour les États-Unis en juin 1998, voyageant avec un visa d'étudiant. Il y a passé trois ans à étudier la littérature américaine. Son sens de la justice et de l'équité découlant de son appartenance au mouvement Hizmet s'est accru par suite des cours qu'il a suivis à l'université concernant les droits de la personne, le racisme et la discrimination.

[5]                Pendant qu'il était aux États-Unis, il a écrit des lettres et des courriels au gouvernement turc pour lui rappeler ses obligations en vertu du droit international relatif aux droits de la personne et il a proposé ses services au département de l'Europe et de l'Asie centrale de l'organisation Human Rights Watch. Bien que ce travail n'était absolument pas restreint à la Turquie, il a aidé à la traduction turque d'un article concernant les conditions carcérales là-bas. Cet article, qui l'identifiait précisément comme un collaborateur, a été envoyé à différents ministères en Turquie.

[6]                M. Ates a également travaillé au bureau de New York du journal Zaman. Il existe une forte présomption dans les milieux turcs selon laquelle quiconque est impliqué dans ce journal est un disciple du mouvement Hizmet.

[7]                Pendant qu'il était aux États-Unis, il a également participé à la signature de pétitions portant sur les droits du peuple kurde.


[8]                Sans avoir demandé l'asile aux États-Unis, il est venu au Canada en mai 2001, après quoi il a immédiatement revendiqué le statut de réfugié. En plus de raconter les faits qui précèdent dans son formulaire de renseignements personnels, il a affirmé que le service militaire était obligatoire en Turquie mais qu'il n'avait pas servi, puisque les étudiants en sont dispensés. Quelques mois après son arrivée au pays, il a reçu son avis de conscription qu'il a ignoré. Toutefois, s'il retournait en Turquie, il serait probablement incarcéré en tant que conscrit réfractaire. Son sens du pacifisme est tel qu'il ne portera les armes dans aucune circonstance. Apparemment, aucun service de remplacement n'est disponible pour les objecteurs de conscience. Même s'il devait servir, il craint d'être persécuté par l'armée en raison du fait qu'il est un Kurde et un islamiste.

Qui est un réfugié?

[9]         Selon l'article 96 de la Loi, a qualité de réfugié au sens de la Convention la personne qui « [craint] avec raison d'être persécutée du fait de sa race, de sa religion, de sa nationalité, de son appartenance à un groupe social ou de ses opinions politiques » . La crainte « avec raison » doit être tant objective que subjective.

(Rajudeen c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration) (1984), 55 N.R. 129 (C.A.F.)).


La crainte objective de persécution

[10]       L'avocat de M. Ates soutient que la Commissaire a commis une erreur de droit, qu'elle a ainsi mélangé les concepts de « prépondérance des probabilités » et de « simples possibilités » et qu'elle a conclu à tort que le critère était que la crainte objective de persécution doit être établie selon la prépondérance des probabilités. Bien que les deux expressions soient mentionnées plus d'une fois dans les mêmes paragraphes, elle a conclu en affirmant :

J'estime qu'il n'existe pas plus qu'une simple possibilité que le demandeur, Ercan Ates, subisse de la persécution pour un motif de la Convention, s'il retourne en Turquie.

[Souligné dans l'original.]

[11]            Elle n'a pas commis d'erreur de droit. Bien que tout demandeur doive faire sa preuve selon la prépondérance des probabilités, la partie de cette preuve relative à la « crainte » est réduite à une « simple possibilité » . Comme l'a déclaré le juge MacGuigan, alors qu'il s'exprimait au nom de la Cour d'appel, dans l'arrêt Adjei c. Ministre de l'Emploi et de l'Immigration, [1989] 2 C.F. 680, à la page 682 :

Il n'est pas contesté que le critère objectif ne va pas jusqu'à exiger qu'il y ait probabilité de persécution. En d'autres termes, bien que le requérant soit tenu d'établir ses prétentions selon la prépondérance des probabilités, il n'a tout de même pas à prouver qu'il serait plus probable qu'il soit persécuté que le contraire. [...]

[Souligné dans l'original.]

La crainte subjective de persécution


[12]       La Commissaire était naturellement préoccupée par le défaut de la part de M. Ates de demander l'asile aux États-Unis. Elle a conclu que ce défaut était incompatible avec le fait d'avoir une véritable crainte subjective de persécution. M. Ates avait une explication à deux volets. D'abord, des compatriotes turcs à New York l'ont amené à croire que, s'il déposait une demande d'asile, il mettrait en péril son statut d'étudiant. Il pourrait être expulsé. La deuxième raison est que ce n'est qu'après avoir séjourné aux États-Unis pendant plus d'un an qu'il a appris que de telles demandes devaient être déposées dans la première année d'établissement. Son avocat a fait référence à une loi américaine lors de l'audience, mais elle n'a jamais été déposée. Je n'ai pas à traiter de la preuve du droit américain, ou de l'absence de preuve, parce que, même si M. Ates a une crainte subjective, aucun motif ne permet d'annuler la décision de la Commission selon laquelle il n'existe pas de crainte objective bien fondée de persécution en Turquie.

Les conclusions de fait doivent être confirmées

[13]       L'avocat de M. Ates a habilement démonté et remonté la décision de la Commission de telle sorte que, à première vue, celle-ci semble manifestement déraisonnable. Toutefois, lorsqu'on la regarde dans son ensemble, il n'y a aucune conclusion manifestement déraisonnable qui justifierait un contrôle judiciaire. Nous devons toujours garder à l'esprit ce que le juge Joyal a déclaré dans la décision Miranda c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration) (1993), 63 F.T.R. 81 (C.F. 1re inst.) :

[Il] est vrai que des plaideurs habiles peuvent découvrir quantité d'erreurs lorsqu'ils examinent des décisions de tribunaux administratifs, [...]


La question est de savoir si une erreur a des conséquences importantes eu égard à la décision rendue. Nous avons également été mis en garde contre un examen à la loupe, avec un zèle excessif, du dossier. Voir Annalingam c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration) (2000), 6 Imm. L.R. (3rd) 316, Rivera-Velasquez c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2003 CF 1322, et Agha c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2004 CF 1212.

La race, la religion et les opinions politiques

[14]       Il ressort très clairement du dossier, et l'avocat de M. Ates l'a reconnu, tant à la fin de l'audience devant la Commission que lors de l'argumentation dans le cadre du présent contrôle judiciaire, que l'appartenance ethnique kurde de M. Ates, ses croyances et activités religieuses ainsi que ses idées politiques qui y sont inhérentes (Hizmet) sont en soi insuffisantes pour étayer une demande d'asile. Elles peuvent être pertinentes en tant qu'accessoires à ses activités relatives aux droits de la personne et à sa relation avec l'armée.

Défenseur des droits de la personne

[15]       La Commissaire a clairement commis une erreur sur un fait. Le nom de M. Ates a été mentionné dans la traduction turque d'un article traitant des conditions carcérales en Turquie. La Commissaire a affirmé :

[...] et le tribunal ne dispose d'aucune preuve objective démontrant que le nom du demandeur se trouvait sur ce document.


Elle a absolument tort. Toutefois, en tenant pour acquis que ses diverses activités ont été portées à l'attention des autorités turques, elle a estimé non plausible l'assertion de M. Ates selon laquelle il serait visé à la suite de l'aide apportée pour la traduction de l'article. Elle a accepté le fait qu'il ait travaillé pour la Human Rights Watch, mais a conclu que ses activités étaient essentiellement de nature administrative. De toute façon, le tribunal était d'avis qu'il ne ferait pas face, en Turquie, à de la persécution fondée sur ses opinions politiques à la suite de ses articles de journaux ou de sa participation à des activités relatives aux droits de la personne. Une conclusion de fait manifestement déraisonnable ne justifiera un contrôle judiciaire que si elle est pertinente par rapport à la décision (Stelco Inc. c. British Steel Canada Inc., [2000] 3 C.F. 282 (C.A.)). Cette conclusion n'avait rien de manifestement déraisonnable.

La conscription militaire

[16]       L'audience devant la Commission s'est étendue sur quatre séances, s'échelonnant sur plus d'un an. Cela aide à expliquer pourquoi l'élément de la conscription est devenu plus important. La Commissaire a accepté le fait que M. Ates était un pacifiste et celui que son refus de servir dans les forces armées contrevenait au droit turc, puisque tous les jeunes hommes sont assujettis à la conscription. Toutefois, la Commissaire a également conclu qu'il ne serait pas puni avec une sévérité disproportionnée en raison de sa race ou de sa religion. Le tribunal a conclu que les peines infligées pour insoumission ou refus d'exécuter le service militaire n'étaient pas excessives au point d'être en soi considérées comme équivalant à de la persécution.

[17]            S'il était incarcéré, la Commission n'a pas été en mesure de trouver un élément de preuve selon lequel les conditions carcérales ne respectaient pas les normes internationales minimales, un point vivement contesté. Je ne peux affirmer que les conclusions de la Commission sur ces questions étaient manifestement déraisonnables.

[18]            Bien que le tribunal ait reconnu que M. Ates, en tant que disciple de Fethullah Gülen, pourrait faire face à de la discrimination aux mains des forces armées en raisons de ses croyances ou du fait qu'il soit kurde, le tribunal a également fait remarquer que les violations des droits de la personne dans les forces armées en Turquie diminuaient considérablement. La Commission a conclu que le demandeur n'avait pas fourni d'élément de preuve pour étayer son assertion selon laquelle il ferait face à de la persécution pour ces motifs. Encore une fois, on ne peut affirmer que cette conclusion était manifestement déraisonnable.

[19]            M. Ates a soutenu qu'il ferait l'objet de persécution en Turquie du fait de son « appartenance à un groupe social » . Ce groupe est composé d'objecteurs de conscience ou de conscrits réfractaires. C'est comme si on disait qu'une personne qui ne croit pas au droit de taxation de l'État est victime de persécution au Canada du fait qu'elle omet de produire ses déclarations de revenus!


[20]            Le droit turc est d'application générale. La position des objecteurs de conscience a été examinée par la Cour d'appel fédérale dans l'arrêt Zolfagharkhani c. Ministre de l'Emploi et de l'Immigration (1993), 20 Imm. L.R. (2d) 1. Le juge MacGuigan, s'exprimant au nom de la Cour, avait déclaré ce qui suit :

Après cet examen du droit, je m'aventure maintenant à exposer quelques propositions générales relatives au statut d'une loi ordinaire d'application générale lorsqu'il s'agit de trancher la question de la persécution :

1) La définition légale de réfugié au sens de la Convention rend l'objet (ou tout effet principal) d'une loi ordinaire d'application générale, plutôt que la motivation du demandeur, applicable à l'existence d'une persécution.

2) Mais la neutralité d'une loi ordinaire d'application générale, à l'égard des cinq motifs d'obtention du statut de réfugié, doit être jugée objectivement par les cours et les tribunaux canadiens lorsque cela est nécessaire.

3) Dans cet examen, une loi ordinaire d'application générale, même dans des sociétés non démocratiques, devrait, je crois, être présumée valide et neutre, et le demandeur devrait être tenu, comme c'est généralement le cas dans les affaires de réfugiés, de montrer que les lois revêtent, ou bien en soi ou pour une autre raison, un caractère de persécution.

4) Il ne suffira pas au demandeur de montrer qu'un régime donné est totalement tyrannique. Il devra plutôt prouver que la loi en question a un caractère de persécution par rapport à un motif énoncé dans la Convention.

[21]            Étant donné que le service militaire est obligatoire dans de nombreux pays et que la Turquie est démocratique, je suis convaincu que le droit turc ne revêt pas, ou bien en soi ou pour une autre raison, un caractère de persécution pour M. Ates ou d'autres dans sa position. Cela ne veut pas dire qu'il n'y a pas place à amélioration en Turquie. Toutefois, je ne suis ni arrogant ni naïf au point de croire qu'il n'y a pas place à amélioration ici non plus.

[22]            Pour tous ces motifs, la demande de contrôle judiciaire sera rejetée. Le demandeur a jusqu'au 4 octobre 2004 pour proposer une question grave de portée générale pouvant étayer un appel devant la Cour d'appel fédérale. Le défendeur a jusqu'au 7 octobre 2004 pour répondre.

« Sean Harrington »

                                                                                                     Juge                         

Ottawa (Ontario)

Le 27 septembre 2004

Traduction certifiée conforme

Christian Laroche, LL.B.


                                     COUR FÉDÉRALE

                      AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

DOSSIER :                                            IMM-150-04

INTITULÉ :                                           ERKAN ATES

                                                               c.

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

LIEU DE L'AUDIENCE :                              OTTAWA (ONTARIO)

DATE DE L'AUDIENCE :                            LE 20 SEPTEMBRE 2004

MOTIFS DE L'ORDONNANCE :      LE JUGE HARRINGTON

DATE DES MOTIFS :                                   LE 27 SEPTEMBRE 2004

COMPARUTIONS :

Mike Bell                                                 POUR LE DEMANDEUR

Richard Casanova                                    POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Bell, Unger, Morris                                  POUR LE DEMANDEUR

Ottawa (Ontario)

Morris Rosenberg                                    POUR LE DÉFENDEUR

Sous-procureur général du Canada


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