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Date : 20060103

Dossier : IMM-2053-04

Référence : 2006 CF 6

Ottawa (Ontario), le 3 janvier 2006

EN PRÉSENCE DE MONSIEUR LE JUGE BLAIS

ENTRE :

LADIMEJI BODE ASHIRU

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

défendeur

MOTIFS DE L'ORDONNANCE ET ORDONNANCE

[1]                 La Cour est saisie d'une demande de contrôle judiciaire en vertu de l'article 72 de la Loi sur l'immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27 (la Loi), à l'encontre d'une décision de la Section de la protection des réfugiés de la Commission de l'immigration et du statut de réfugié (la Commission), en date du 16 mars 2005, déterminant que M. Ladimeji Bode Ashiru (le demandeur) n'est pas un réfugié au sens de la Convention ni une personne à protéger, au sens défini aux articles 96 et 97 de la Loi.

LES FAITS

[2]                 Le demandeur, un citoyen du Nigeria, est originaire du village de Dugbe Ibadan. Son père était un chef traditionnel et il avait trois épouses. Le demandeur avait deux frères aînés, fils de la première épouse de son père, et il était donc le troisième garçon, fils de la seconde épouse du chef. L'année précédant son départ, son frère aîné est mort de la fièvre typhoïde tandis que son autre frère est mort dans un accident de voiture. Le demandeur est ainsi devenu l'héritier du siège de chef de son père.

[3]                 Le demandeur affirme que le 18 août 2004, sa mère et son plus jeune frère ont été flagellés à mort par des habitants du village, qui les accusaient de pratiquer la sorcellerie et d'avoir tué les deux frères aînés du demandeur. Bien que le demandeur ait réussi à s'échapper du village et à fuir, il a entendu dire que la première épouse de son père avait affirmé que lui aussi pratiquait la sorcellerie et qu'il devait mourir.

[4]                 Avec l'aide de la fiancée de son père (ce dernier était également imam), le demandeur a réussi à fuir Dugbe Ibadan et à se rendre à Lagos. Là-bas, il a rencontré un agent qui l'a aidé à partir pour le Canada. Il est arrivé au pays le 24 août 2004.

DÉCISION DE LA COMMISSION

[5]                 La Commission a jugé que le demandeur avait une autre possibilité de refuge intérieur (PRI) au Nigeria. Le demandeur prétend qu'il ne peut pas vivre à Lagos ou à Benin City parce que ces villes sont situées trop près de son village. Toutefois, il n'a pas contesté la PRI dans d'autres villes, par exemple dans la capitale, Abuja. De plus, aucune preuve n'indique que les villageois sont toujours à la recherche du demandeur ou que le demandeur souhaite retourner dans son village pour réclamer le siège de chef.

QUESTION EN LITIGE

[6]                 La décision de la Commission, en ce qui concerne la possibilité de refuge intérieur, est-elle manifestement déraisonnable?

ANALYSE

[7]                 Lorsque le contrôle judiciaire porte sur une conclusion voulant que le demandeur ait une PFI, la norme de contrôle applicable est celle de la décision manifestement déraisonnable. Comme le mentionne la Cour dans Chorny c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2003 CF 999, [2003] A.C.F. n ° 1263, aux paragraphes 9 et 10 :

Quelle norme la Cour a-t-elle appliquée dans des situations semblables? Bien qu'elle n'y ait pas procédé expressément à une analyse pragmatique et fonctionnelle, la présente cour a conclu dans deux décisions récentes que la norme de contrôle applicable aux conclusions de la Commission relatives à la PRI était celle de la décision manifestement déraisonnable (Ali c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2001 CFPI 193, [2001] A.C.F. n ° 361 (QL); Ramachanthran c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2003 CFPI 673, [2003] A.C.F. n ° 878 (QL)).

Je constate également que dans la décision Singh c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [1999] A.C.F. n ° 1283 (C.F. 1re inst.) (QL), Madame la juge Tremblay-Lamer a effectué une analyse basée sur l'approche pragmatique et fonctionnelle pour déterminer la norme de contrôle qu'il convenait d'appliquer à la décision de la Commission concernant la question de savoir si le demandeur allait être persécuté s'il retournait en Inde. La juge a conclu que la norme de contrôle appropriée était celle du caractère manifestement déraisonnable. Comme il en a ci-dessus été fait mention, la notion de PRI est inhérente à cette décision.

[8]                 Le principe de la PRI exige que le demandeur craigne avec raison d'être persécuté, au point de ne pas pouvoir ou de ne pas vouloir retourner dans son pays. Plus particulièrement, voici comment le juge Mahoney s'est exprimé sur cette question, dans Rasaratnam c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration), [1992] 1 C.F. 706 (C.A.), au paragraphe 8 :

En ce qui concerne la troisième [proposition], puisque, par définition, le réfugié au sens de la Convention doit être un réfugié d'un pays, et non d'une certaine partie ou région d'un pays, le demandeur ne peut être un réfugié au sens de la Convention s'il existe une possibilité de refuge dans une autre partie du même pays. Il s'ensuit que la décision portant sur l'existence ou non d'une telle possibilité fait partie intégrante de la décision portant sur le statut de réfugié au sens de la Convention du demandeur. Je ne vois aucune raison de déroger aux normes établies par les lois et la jurisprudence et de traiter de la question de la possibilité de refuge dans une autre partie du même pays comme s'il s'agissait d'un refus d'accorder ou de maintenir le statut de réfugié au sens de la Convention. Pour ce motif, je rejetterais la troisième proposition de l'appelant.

[9]                 La Cour d'appel fédérale a élaboré un critère en deux volets pour déterminer si un revendicateur du statut de réfugié a une PRI ailleurs dans son pays. La Cour a reformulé ce critère en termes simples, au paragraphe 20 de Kumar c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2004 CF 601, [2004] A.C.F. n ° 731 :

Pour que la Commission puisse conclure que le demandeur a une PRI viable et sûre, le critère à deux volets suivant, qui a été énoncé et appliqué dans les arrêts Rasaratnam c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration), [1992] 1 C.F. 706 (C.A.), et Thirunavukkarasu, précité, doit être rempli :

(1) la Commission doit être convaincue, selon la prépondérance des probabilités, que le demandeur ne risque pas sérieusement d'être persécuté dans la partie du pays où il existe une PRI;

(2) la situation dans la partie du pays où il existe une PRI doit être telle que, compte tenu de toutes les circonstances y compris de sa situation personnelle, il ne serait pas déraisonnable pour le demandeur de s'y réfugier.

[10]            Lors de l'audience, le demandeur a déclaré que selon lui, il ne pourrait jamais vivre en sécurité à Lagos ou à Benin City car ces villes sont situées non loin de sa famille. Cependant, il n'a fourni aucune preuve expliquant pourquoi il ne pourrait pas vivre dans une autre ville, y compris la capitale, Abuja, qui se trouve très loin de son village et de sa famille.

[11]            À l'audience, la Commission a expressément donné l'occasion au demandeur de fournir des explications, pour faire taire les préoccupations des membres du tribunal quant à la PRI :

[Traduction]

PRÉSIDENT DU TRIBUNAL : --- Mais en ce qui concerne vos arguments et si vous avez des questions à poser, j'aimerais m'en tenir à la question de la crédibilité et ensuite, j'ai également soulevé des questions et cerné celle de la possibilité de refuge intérieur.

L'AVOCAT : C'est exact.

(Page 150 du dossier du tribunal - Transcription de l'audience du 26 janvier 2005.)

[12]            Toutefois, alors que l'avocat a commencé à présenter ses derniers arguments, la Commission l'interrompt pour apporter de nouvelles précisions sur les points que l'avocat du demandeur doit étayer :

[Traduction]

PRÉSIDENT DU TRIBUNAL : Très bien. Peut-être pourrais-je - Je vais seulement réduire la portée du débat.[...] Donc, les questions qui me préoccupent quant à la crédibilité concernent ce point et aussi le fait que cette personne avait également une maison à Lagos, où s'est alors rendu le revendicateur pour ---

L'AVOCAT : C'est exact.

PRÉSIDENT DU TRIBUNAL : --- Et en ce qui concerne la possibilité de refuge intérieur dans cette maison.

(Page 151 du dossier du tribunal - Transcription de l'audience du 26 janvier 2005.)

[Non souligné dans l'original.]

[13]            L'avocat du demandeur passe alors en revue une grande quantité de documents qui indiquent que la pratique de la sorcellerie est un phénomène courant et généralisé au Nigeria, souvent puni par la mort.

[Traduction]

L'AVOCAT : Dans l'exposé des faits que j'ai déposé au dossier, le tribunal pourra découvrir, à partir de la page 8, il pourra découvrir l'histoire d'un homme, un jeune garçon nommé Ambawu (ph) qui a été chassé de sa maison après avoir été accusé de sorcellerie. Ce passage se trouve à la page 8 et continue à la page 9. Le tribunal constatera que plusieurs de ses compagnons accusés comme lui, de la même manière que lui, ont été tués. Ça se trouve à la page 9, au dernier paragraphe, et le tribunal pourra effectivement constater que l'on retrouve ce problème dans la totalité des 36 États du pays. Cette information se trouve à la page 8, où il est dit que [traduction] « c'est un scénario typique dans pratiquement l'ensemble des 36 États » .

Dans le même ordre d'idées, à la page 11, le tribunal découvrira que 25 personnes ont été soupçonnées de sorcellerie et rapidement exécutées et après ce paragraphe, également, il est dit que [traduction] « la sorcellerie est une croyance répandue au Nigeria et dans toute l'Afrique » . Si vous allez à la page 13, vous trouverez un autre récit à propos de 13 personnes qui ont été tuées de la même manière et à la page 15, vous pourrez lire que [traduction] « les Nigérians croient en la sorcellerie et consacrent temps, efforts et argent pour tenter de contrer le (inaudible). [...]

La réalité en l'espèce est qu'en raison de la nature élargie de la famille [du demandeur], nous nous retrouvons avec un homme [le père du demandeur] qui a trois épouses et chacune d'elles a probablement de nombreux frères et soeurs. La possibilité de se réinstaller ailleurs au pays est très faible puisque dans ces régions, les Africains s'occupent de (inaudible), même pour les nouveaux voisins. S'il survient quoi que ce soit de nouveau dans ce nouveau voisinage, il ne faudra pas longtemps avant que tout le monde apprenne qu'il est le fils d'une soi-disant sorcière quelque part. Tout malheur à survenir dans cette société risque de lui être immédiatement reproché et compte tenu du statut de son père au pays, il a décrit son père comme une sorte de chef, alors je pense que la possibilité qu'il trouve refuge dans un endroit éloigné quelque part en Afrique est très faible, dans les circonstances.

(Page 151 du dossier du tribunal - Transcription de l'audience du 26 janvier 2005.)

[14]            La Commission attire alors de nouveau l'attention de l'avocat sur la ville où le demandeur s'est rendu peu après avoir quitté le Nigeria pour se rendre au Canada :

[Traduction]

PRÉSIDENT DU TRIBUNAL : Qu'avez-vous à dire à propos de Lagos?

L'AVOCAT : Lagos, ce serait - en fait, le cas d'Imba Wahia (ph) que j'ai mentionné, cette scène s'est déroulée à Lagos. De fait, Lagos est située à environ une heure d'Ebonyi, vous pouvez vous rendre de Lagos à Ebonyi en une heure de voiture. Les gens de Lagos possèdent souvent une chambre dans les villas d'Ebonyi. Alors la question n'est pas de savoir si - on retrouve le même peuple Yoruba à Lagos et à Ebonyi. Il existe une très grande proximité et à ce titre, la sorcellerie est un phénomène très répandu à - en particulier à Lagos. Il se retrouvera accusé de tous les malheurs du voisinage (inaudible) société et c'est un phénomène très répandu.

Alors je pense que dans les circonstances, la possibilité de refuge intérieur ne s'applique pas en raison de la nature élargie de sa famille, du statut d'influence de son père et non parce que - il y a une personne à sa recherche, sa belle-mère. Elle est déterminée à chercher vengeance. Elle croit ---

(Page 152 du dossier du tribunal - Transcription de l'audience du 26 janvier 2005.)

[15]            Le demandeur, par l'intermédiaire de son avocat, a donc présenté une preuve de la possibilité qu'il soit victime de persécution dans toutes les régions du Nigeria. Cependant, la Commission a semblé insister pour désigner Lagos comme PRI, sans jamais mentionner l'éventualité d'une PRI dans une autre ville ou dans une autre région du pays. Néanmoins, dans ses motifs, la Commission poursuit son raisonnement comme suit :

Le tribunal n'est donc pas convaincu qu'il existe une possibilité sérieuse que les membres de la collectivité ou de la famille du demandeur le retrouveraient s'il habitait à Abuja. [...] Compte tenu des circonstances particulières du demandeur, le tribunal estime qu'il ne serait pas déraisonnable pour le demandeur de chercher refuge à Abuja.

(Page 4 des motifs de la décision du 16 mars 2005.)

[16]            Je pense que la PRI proposée en l'espèce était effectivement Lagos, compte tenu du fait que la Commission a soulevé l'éventualité d'une PRI dans cette ville en particulier à plusieurs occasions. En outre, la Commission n'a jamais mentionné Abuja comme PRI et lorsque le demandeur a présenté ses arguments quant à l'éventualité d'une PRI dans l'ensemble du Nigeria, la Commission a invité le demandeur à porter son attention sur Lagos et à expliquer pourquoi cette ville en particulier ne devrait pas être considérée comme une PRI.

[17]            La Commission a donc commis une erreur car elle a appliqué de manière incorrecte le critère en deux volets à la PRI proposée. La Commission, en invitant le demandeur à plusieurs reprises à fournir des renseignements sur Lagos à titre de PRI, avant de conclure qu'Abuja était une PRI, a induit le demandeur en erreur en le laissant croire que la seule question qui restait à trancher consistait à déterminer si Lagos était une PRI. Pour ces motifs, j'accueillerai la demande de contrôle judiciaire.


ORDONNANCE

            LA COUR ORDONNE CE QUI SUIT :

  1. La demande de contrôle judiciaire est accueille.
  2. L'affaire est renvoyée à la Commission pour un nouvel examen devant un tribunal différemment constitué.
  3. Aucune question n'est certifiée.

« Pierre Blais »

Juge

Traduction certifiée conforme

Christiane Bélanger, LL.L.


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

DOSSIER :                                        IMM-2053-05

INTITULÉ :                                        LADIMEJI BODE ASHIRU c. MCI

LIEU DE L'AUDIENCE :                 Toronto (Ontario)

DATE DE L'AUDIENCE :               Le 7 décembre 2005

MOTIFS DE L'ORDONNANCE

ET ORDONNANCE :                       LE JUGE BLAIS

DATE DES MOTIFS :                      Le 3 janvier 2006

COMPARUTIONS:

Adetayo G. Akinyemi

POUR LE DEMANDEUR

Angela Marinos

POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER:

Adetayo G. Akinyemi

North York (Ontario)

POUR LE DEMANDEUR

John S. Sims, c.r.

Sous-procureur général du Canada

POUR LE DÉFENDEUR

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