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Date : 20060410

Dossier : IMM-4064-05

Référence : 2006 CF 393

ENTRE :

SUTHARMINI KAMALENDRAN

et

SINOJ KAMALENDRAN

demandeurs

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L'IMMIGRATION

défendeur

MOTIFS DE L'ORDONNANCE

LE JUGE GIBSON

INTRODUCTION

[1]                La demanderesse Sutharmini Kamalendran (la demanderesse adulte) et son fils mineur, Sinoj Kamalendran, sont des Tamouls sri-lankais. La demanderesse adulte est séparée de son mari depuis de nombreuses années et, pendant toute la période de la séparation, elle s'est occupée seule de leur fils. Les demandeurs se sont enfuis du Sri Lanka le 14 mars 2004 et ils sont arrivés au Canada environ huit jours plus tard. À leur arrivée, ils ont présenté des demandes à titre de réfugiés au sens de la Convention et ils ont également demandé à être protégés. Ils allèguent craindre d'être persécutés ou d'être maltraités s'ils sont obligés de retourner au Sri Lanka en raison de leur nationalité tamoule, des opinions politiques qui leur sont imputées et, dans le cas de la demanderesse adulte, en raison de son appartenance à un groupe social, à savoir celui des femmes qui ne bénéficient pas du soutien d'un homme au Sri Lanka.

[2]                Dans une décision datée du 2 juin 2005, la Section de la protection des réfugiés de la Commission de l'immigration et du statut de réfugié (la Commission) a rejeté la demande de protection présentée par les demandeurs. Les demandeurs ont sollicité le contrôle judiciaire de cette décision. Les présents motifs sont rendus à la suite de l'audition d'une partie de la demande de contrôle judiciaire présentée par les demandeurs.

HISTORIQUE

[3]                La demanderesse adulte est née à Jaffna. Elle a étudié pendant une dizaine d'années. Au cours de sa vie d'adulte, qui a en bonne partie été passée dans le nord du Sri Lanka, elle restait au foyer et s'occupait principalement d'entretien ménager.

[4]                La demanderesse adulte s'est mariée au mois de décembre 1990. Son fils, le demandeur mineur, qui est également le fils de son mari, est né le 29 mai 1992 et il a donc maintenant 13 ans. Le mari a laissé la demanderesse adulte ainsi que leur fils au mois de novembre 1996. Tous les membres de la famille des demandeurs vivent maintenant en dehors du Sri Lanka.

[5]                Comme de nombreux autres Tamouls qui habitent dans le nord du Sri Lanka, pendant le temps où la demanderesse adulte et son mari vivaient ensemble, ils ont été victimes d'extorsion et d'intimidation. Après avoir été déplacée du foyer qu'elle avait choisi, au mois d'avril 1996, la famille s'est installée à Vavuniya. À Vavuniya, le mari de la demanderesse adulte a été mis sous garde par l'armée sri-lankaise et il a été battu. Il a uniquement été mis en liberté après avoir versé un pot-de-vin à l'Organisation de libération du peuple de l'Eelam tamoul (l'OLPE). Après que son mari eut quitté le foyer, la demanderesse adulte a vécu seule avec son fils. La milice de l'OLPE l'a arrêtée, harcelée, agressée et exploitée sexuellement et on l'a contrainte à travailler à l'extérieur de son domicile. Les membres de l'OLPE ont informé l'armée sri-lankaise que la demanderesse adulte entretenait des liens avec les Tigres de libération. Entre 1998 et 2001, la demanderesse adulte a été à plusieurs reprises mise sous garde par l'armée; on l'a interrogée, battue et agressée sexuellement. Lorsque l'entente de cessez-le-feu a été conclue au mois de février 2002, l'armée a cessé pendant un certain temps de causer des tracasseries à la demanderesse adulte.

[6]                Au début de l'année 2003, à la suite de la visite des demandeurs par des membres de la famille, les membres de l'OLPE ont encore une fois dénoncé la demanderesse adulte à l'armée. La demanderesse adulte a de nouveau été interrogée, mais cette fois, elle n'a pas été détenue.

[7]                Au mois d'août 2003, les membres de l'OLPE se sont mis à harceler le demandeur mineur et à l'inciter à joindre leur organisation. La demanderesse adulte s'en est prise aux dirigeants de l'OLPE en cherchant à défendre son fils. Les dirigeants ont insulté et giflé la demanderesse adulte.

[8]                Comme il en a ci-dessus été fait mention, les demandeurs se sont enfuis du Sri Lanka le 14 mars 2004.

LA DÉCISION VISÉE PAR L'EXAMEN

[9]                La Commission était convaincue, compte tenu de la documentation mise à sa disposition, que les demandeurs sont citoyens du Sri Lanka. Cela dit, la Commission a dit ce qui suit dans ses motifs :

La preuve des demandeurs d'asile n'étant ni crédible, ni digne de confiance, le tribunal conclut qu'ils n'ont pas qualité de « réfugié au sens de la Convention » ni de « personne à protéger » en raison d'une menace à leurs vies ou d'un risque de torture ou de traitements ou peines cruels et inusités.[1]

[10]            Après avoir noté qu'elle avait tenu compte des lignes directrices du président concernant les Revendicatrices du statut de réfugié craignant d'être persécutées en raison de leur sexe, la Commission a ajouté ce qui suit :

Dans l'ensemble, le tribunal a conclu que la preuve de la demandeure d'asile manquait de crédibilité et de vraisemblance. De plus, il y avait d'importants écarts entre la preuve écrite et testimoniale de la demandeure d'asile et entre ses déclarations à son arrivée au Canada et la preuve produite par la suite.[2]

[11]            La Commission a brièvement analysé la raison pour laquelle elle concluait que la preuve des demandeurs n'était ni crédible ni digne de confiance. Cela dit, la Commission n'a aucunement mentionné dans ses motifs la preuve documentaire volumineuse dont elle disposait, en particulier la preuve documentaire renfermant des détails au sujet de la violence et de l'exploitation dont sont victimes, au Sri Lanka, les femmes qui n'ont pas de partenaires masculins ainsi que du recrutement forcé continu de jeunes Tamouls par les Tigres de libération, et ce, malgré le cessez-le-feu.

LES QUESTIONS EN LITIGE

[12]            L'avocat des demandeurs a soulevé des questions au sujet de [traduction] l' « ordre inverse des interrogatoires » ou des Directives no 7 du président. Ces questions, que je qualifierai de « procédurales » , ont été examinées par un juge différent et feront l'objet de motifs distincts et d'une ordonnance distincte. D'autres questions, que je qualifierai de « questions de fond » , ont été soulevées pour le compte de la demanderesse : l'omission de traiter séparément la demande du demandeur mineur, l'omission de tenir compte de la preuve documentaire de fond concernant les femmes, au Sri Lanka, qui se trouvent dans la même situation que la demanderesse adulte et le recrutement des enfants par les Tigres de libération, le fait que la Commission s'est indûment appuyée sur les notes d'une agente d'immigration qui avait interrogé les demandeurs et le fait que la Commission s'est indûment appuyée sur ce que l'avocat de la demanderesse a qualifié [traduction] d' « incohérences mineures » .

ANALYSE

a)          La norme de contrôle

[13]            Il n'a pas été contesté devant la Cour que la norme de contrôle qui s'applique à une décision de la Commission qui est fondée sur des conclusions de crédibilité est celle de la décision manifestement déraisonnable[3]. Cela dit, je suis convaincu que, lorsque la Commission omet de tenir compte de la preuve dont elle dispose qui s'applique directement à la demande d'un demandeur, cette omission porte un coup fatal à la décision de la Commission, et ce, qu'elle soit fondée sur la crédibilité ou sur un autre motif.

b)       L'omission de tenir compte d'une preuve se rapportant directement à la demande des demandeurs

[14]            Dans les notes documentaires qui ont été rédigées en préparation d'une entrevue avec une agente d'immigration, la demanderesse adulte indique qu'elle craint de retourner à Jaffna, que son fils et elle n'ont pas les moyens de vivre à Colombo et surtout :

[traduction] « J'ai peur qu'en grandissant, mon fils soit forcé de se joindre à des groupes, à un quelconque mouvement existant [...].[4]

[Non souligné dans l'original.]

[15]            Je suis convaincu que cette remarque montre d'une façon parfaitement claire que la crainte que la demanderesse adulte éprouve pour son fils ne se rapporte pas simplement aux ennuis que celui-ci a eus lorsque les membres de l'OLPE ont essayé de le recruter, mais aussi au recrutement par des groupes comme les Tigres de libération. Je suis convaincu que cette crainte est tout à fait raisonnable compte tenu de l'âge actuel du demandeur mineur et de ses antécédents familiaux.

[16]            Dans les notes qu'elle a prises à l'entrevue, l'agente d'immigration dit ce qui suit :

[traduction] Elle [la demanderesse adulte] est venue au Canada à cause de son enfant. Elle craint qu'il joigne [...]des mouvements.[5]

[17]            Cette brève note n'est pas tout à fait claire, mais je suis convaincu qu'elle est compatible avec la crainte de la demanderesse adulte que son fils soit recruté de force s'il est obligé de retourner au Sri Lanka.

[18]            Dans son formulaire de renseignements personnels, la demanderesse adulte a dit ce qui suit :

[traduction] Depuis le mois d'août 2003, les militants de l'OLPE pourchassent mon fils. Ils l'ont arrêté à plusieurs reprises lorsqu'il se rendait à l'école et ils lui ont demandé de les joindre en lui faisant faussement valoir qu'ils lui donneraient un vélo et d'autres cadeaux. Je savais qu'ils agissaient ainsi uniquement afin de se venger de moi. De plus, mon fils, en tant qu'enfant, était troublé et il ne savait pas quoi faire. J'ai donc argumenté et discuté avec les militants de l'OLPE qui pourchassaient mon fils. Ils se sont fâchés et ils m'ont insultée et giflée. La dernière fois que cela s'est produit, c'était en février 2004. Ce n'est que par la suite, alors que j'avais perdu tout espoir de vivre en paix à Vavuniya et de rejoindre mon mari, que j'ai décidé de partir pour le Canada, du moins pour assurer à mon fils un meilleur avenir, que j'ai demandé de l'aide financière aux membres canadiens de ma famille et que je suis partie pour le Canada avec l'aide d'un agent.[6]

[19]            Le paragraphe précédent témoigne non seulement de la crainte qu'éprouve la demanderesse adulte que son fils soit recruté de force, mais aussi de sa crainte d'être de nouveau harcelée et peut-être exploitée.

[20]            J'ai minutieusement examiné la transcription du témoignage que la demanderesse adulte a présenté devant la Commission. Je suis convaincu qu'il est tout à fait compatible avec ce qui précède, c'est-à-dire que la demanderesse réitère d'une façon cohérente la crainte qu'elle éprouve pour elle-même en sa qualité de femme n'ayant aucun partenaire masculin et la crainte qu'elle éprouve pour son fils, qui pourrait être recruté de force ou incité à joindre une milice ou une organisation similaire.

[21]            La Commission elle-même a reconnu la possibilité que le demandeur mineur soit recruté. La transcription fait état de l'intervention suivante du président du tribunal :

[traduction] Madame, il existe certes une preuve documentaire au sujet du recrutement d'enfants comme soldats par les LTTE. Et ils ont été universellement critiqués à cet égard. Cependant, je ne suis pas tout à fait certain qu'ils iraient jusqu'à s'en prendre à des enfants de dix ans et c'est là un point litigieux. Avez-vous des documents concernant l'OLPE, qui est une milice tamoule progouvernementale, montrant qu'elle recrute de force des jeunes gens, des enfants en somme?[7]

[22]            À la date de l'audience devant la Commission à laquelle cette intervention a eu lieu, le demandeur mineur avait en fait 12 ans. À la date où la Commission a rendu sa décision, le demandeur mineur avait 13 ans.

[23]            Compte tenu de ce qui précède, je suis convaincu que la demanderesse adulte était tout à fait cohérente, même si elle ne s'est pas clairement exprimée, en ce qui concerne les craintes qu'elle avait pour elle-même et pour son enfant, s'ils devaient tous deux retourner au Sri Lanka. Dans ces conditions, je suis convaincu que la Commission n'a pas respecté les règles d'équité à l'endroit des demandeurs en omettant d'analyser la preuve documentaire dont elle disposait au sujet de la violence dont sont victimes les femmes qui n'ont pas de partenaires masculins ou du recrutement forcé de jeunes Tamouls, avant de décider de rejeter les demandes des demandeurs. La Commission aurait peut-être néanmoins tiré la même conclusion, à savoir que les demandes des demandeurs ne pouvaient pas être maintenues, mais telle n'est pas la question. Il s'agit tout simplement d'un déni de justice commis à l'endroit des demandeurs, du fait que la Commission a omis d'analyser pleinement les demandes de ceux-ci par rapport à la totalité de la preuve dont elle disposait.

c)          Autres questions « de fond » soulevées pour le compte des demandeurs

[24]            Étant donné que j'ai conclu que la décision de la Commission ne peut pas être maintenue, du fait que celle-ci a omis de tenir compte de la preuve dans son ensemble, je refuse d'examiner les autres questions qui ont été soulevées pour le compte des demandeurs.

CONCLUSION

[25]            Par conséquent, compte tenu uniquement des questions dont j'ai été saisi, la demande de contrôle judiciaire sera accueillie, la décision visée par l'examen sera annulée et les demandes des demandeurs seront renvoyées à la Commission de l'immigration et du statut de réfugié pour nouvelle audition et nouvelle décision par un tribunal différemment constitué. Étant donné que, sous certains aspects, la présente demande de contrôle judiciaire est examinée par un autre juge et qu'une décision distincte sera rendue au sujet de l' « ordre inverse des interrogatoires » ou des questions liées aux Directives no 7 du président, la Cour ordonnera que l'audience devant la Commission soit reportée tant que tout appel de la décision concernant d'autres aspects de la présente demande de contrôle judiciaire ne sera pas réglé devant la Cour d'appel fédérale ou tant que le délai dans lequel une partie peut déposer un avis d'appel devant la Cour d'appel fédérale ne sera expiré, selon l'événement qui se produira en dernier lieu. Il appartient à la Cour d'appel fédérale de décider s'il convient d'accorder un délai additionnel.

[26]            À la fin de l'audience, les avocats ont été informés que la demande de contrôle judiciaire ou, plus particulièrement, les parties de la demande de contrôle judiciaire dont la Cour avait été saisie, seraient accueillies. Ni l'un ni l'autre avocat n'a recommandé la certification d'une question. Aucune question ne sera certifiée.

« Frederick E. Gibson »

Juge

Ottawa (Ontario)

Le 10 avril 2006

Traduction certifiée conforme

Thanh-Tram Dang, B.C.L., LL.B.


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

DOSSIER :                                         IMM-4064-05

INTITULÉ :                                        SUTHARMINI KAMALENDRAN et

                                                            SINOJ KAMALENDRAN

                                                            c.

                                                            LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

LIEU DE L'AUDIENCE :                  MONTRÉAL (QUÉBEC)

DATE DE L'AUDIENCE :                LE 22 MARS 2006

MOTIFS DE L'ORDONNANCE : LE JUGE GIBSON

DATE DES MOTIFS :                       LE 10 AVRIL 2006

COMPARUTIONS :

Dan M. Bohbot

                        POUR LES DEMANDEURS

Sylviane Roy

                        POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER:

Dan M. Bohbot

Avocat

Montréal (Québec)

                        POUR LES DEMANDEURS

John H. Sims, c.r.

Sous-procureur général du Canada Montréal (Québec)

                        POUR LE DÉFENDEUR



[1] Dossier du tribunal, page 0006.

[2] Ibid.

[3] Voir Chowdhury c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2006 CF 139, 7 février 2006, paragraphe [12], [2006] A.C.F. no 187.

[4] Dossier du tribunal, page 0208.

[5] Dossier du tribunal, page 0216.

[6] Dossier du tribunal, page 0022.

[7] Dossier du tribunal, page 000259.

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