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                                                                                                            IMM-272-96

 

 

 

OTTAWA (ONTARIO), LE 13 NOVEMBRE 1996

 

EN PRÉSENCE DE M. LE JUGE HEALD

 

 

Entre :

 

 

                                      FLORENCIO CABALLERO,

 

                                                                                                                 requérant,

 

 

 

                                                             - et -

 

 

 

    LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION,

 

                                                                                                                      intimé.

 

 

 

 

                                                  ORDONNANCE

 

 

 

 

 

            La demande de contrôle judiciaire est rejetée.

 

 

 

 

 

 

 

                                                                        «Darrel V. Heald»

                                                                       

 

                                                                                       JUGE SUPPLÉANT

 

 

 

 

 

 

 

Traduction certifiée conforme                       

 

                                                                        François Blais, LL.L.


 

 

 

 

 

                                                                                                            IMM-272-96

 

 

 

Entre :

 

 

                                      FLORENCIO CABALLERO,

 

                                                                                                                 requérant,

 

 

 

                                                             - et -

 

 

 

    LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION,

 

                                                                                                                      intimé.

 

 

 

 

                                    MOTIFS DE L'ORDONNANCE

 

 

LE JUGE HEALD

 

            Il s'agit d'une demande de contrôle judiciaire concernant une décision de l'arbitre E. McNamara, de la Commission de l'immigration et du statut de réfugié, section d'arbitrage, en date du 12 janvier 1996, aux termes de laquelle il a conclu que le requérant faisait partie d'une catégorie non admissible visée à l'alinéa 19(1)j) de la Loi sur l'immigration.[1]


LES FAITS

 

            Les faits pertinents ne sont pas contestés.  Le requérant a dû s'enrôler de force dans l'armée hondurienne en décembre 1977.  Au début de 1979, il a été muté au 12e Bataillon d'infanterie sur l'ordre de ses supérieurs.  À plusieurs reprises, il a demandé l'autorisation de quitter légalement l'armée, mais cette autorisation lui a toujours été refusée.  Peu après sa mutation, le requérant a été affecté à une unité de renseignement désignée sous l'appellation «S2».  Au début, le requérant a refusé cette affectation, ce qui lui a valu 30 jours d'emprisonnement.  Pendant cette période, on lui a fortement recommandé de revenir sur son refus et d'accepter une mutation.  On lui a fait comprendre que tout autre refus entraînerait des conséquences très graves.  Il a interprété cet avertissement comme signifiant qu'il serait tué étant donné qu'il savait que des soldats avaient «disparu» dans des situations semblables.  Il a donc décidé de ne plus opposer de résistance à son recrutement dans le groupe S2.

 

            De l'avis du requérant, il a pris tous les moyens raisonnables ou sensés pour quitter l'unité et l'armée, mais en vain.  Il a demandé sa libération à plusieurs reprises, sans toutefois envisager la possibilité de déserter et de quitter le pays.  Le requérant croyait qu'il serait tué s'il quittait tout simplement l'armée.

 

            L'objectif premier de cette unité de renseignement était de recueillir de l'information sur le personnel civil et militaire.  Au cours d'une mission à la frontière du Salvador, le requérant a appris qu'environ 150 Salvadoriens avaient été massacrés par un groupe de soldats honduriens et salvadoriens.  Il a communiqué ces renseignements aux médias, mais ses supérieurs ont réussi à camoufler l'affaire quand ils ont appris ce qu'il avait fait.  Le requérant déclare que des menaces lui ont été faites et qu'il a été gardé au secret pendant deux mois.

 

            Pendant qu'il se trouvait dans l'unité S2, le requérant n'a participé à aucun kidnapping ou incident de «disparition».  Toutefois, au cours de 1981, le requérant a été muté à l'unité «G2»; il s'agissait du quartier général de l'armée pour les opérations de renseignement, parfois désigné sous l'appellation «Escadron 316».  Le requérant prétend qu'à ce moment-là il ne savait pas que le G2 avait aussi pour mission de kidnapper, de torturer et d'assassiner des gens.  Par la suite, après que ses fonctions se furent élargies pour englober le rôle d'interrogateur psychologique, il a de nouveau tenté de quitter l'armée.  On lui a refusé sa libération en lui faisant clairement comprendre qu'il ne serait pas autorisé à quitter l'armée parce qu'il en savait trop.  Le requérant a cru que, s'il quittait illégalement l'armée, il serait assassiné.

 

            En 1982, le requérant a appris que le G2 kidnappait et torturait des gens, gardant souvent des prisonniers dans une prison clandestine jusqu'à ce qu'ils «disparaissent».  Malgré cette révélation, le requérant n'a pas cherché à quitter l'armée parce qu'il croyait que cela était trop dangereux et qu'il ne connaissait personne au Honduras à qui il pouvait demander de l'aide.

 

            Agissant sous les ordres de ses supérieurs, le requérant a participé à plusieurs «enlèvements illégaux» ou kidnappings.  Au début, selon ses déclarations, il ne savait pas que ces personnes «disparaîtraient», mais il a bientôt appris la vérité.  Le requérant déclare que, au cours de ses 18 mois de service militaire, il a participé à un certain nombre de kidnappings.  Il indique également qu'il a été présent à quatre occasions où des prisonniers ont été torturés, mais il nie avoir torturé ou exécuté lui-même qui que ce soit.

 

            Avec l'autorisation d'un nouveau commandant, le requérant a pu quitter le G2 en octobre 1983.  Il s'agissait d'une libération officielle, conditionnelle à une possibilité de rappel en service actif.  Rappelé contre son gré deux mois plus tard, le requérant a dû effectuer deux autres mois de service.  Il a de nouveau été libéré en mars 1984 et, à partir de ce moment, il a pris des mesures pour éviter d'être rappelé.  Il a quitté le Honduras pour le Mexique, où il est entré illégalement, et y a séjourné pendant environ deux mois.  En juin 1984, le requérant est revenu au Honduras et est demeuré dans sa famille pendant un an.  Bien qu'il ait eu l'impression d'être surveillé, le requérant n'a pas été menacé et a pu vivre et travailler sans ingérence.  Il a obtenu un passeport hondurien et un visa pour le Mexique et il est parti légalement pour le Mexique en juin 1985.  Bien qu'il ait eu l'intention de s'établir définitivement au Mexique, il n'y est resté que deux mois.  Le requérant est revenu dans sa famille au Honduras pour des raisons économiques.

 

            Le requérant a quitté le Honduras pour la dernière fois en juin 1986, après qu'on eut attenté à sa vie.  Laissant sa famille derrière lui, il a demandé asile à un représentant officiel à l'Ambassade du Mexique au Salvador.  On lui a dit qu'on ne pouvait lui offrir la protection demandée parce qu'il n'était pas un citoyen du Salvador; toutefois, les autorités mexicaines l'ont mis en contact avec un organisme de défense des droits de la personne.  Le requérant a donc quitté le Mexique pour le Canada.

 

            Au cours de l'audience devant l'arbitre, deux témoins sont venus déposer en faveur du requérant : le Dr Ramon Custodio, président de la Commission des droits de la personne du Honduras et M. Juan Mendez de Human Rights Watch.  Les deux témoins ont déclaré que le requérant avait joué un rôle capital en fournissant des éléments de preuve attestant de violations des droits de la personne au Honduras, qu'il avait témoigné contre le gouvernement hondurien au cours d'une audience de la Cour interaméricaine des droits de l'homme et qu'il n'avait ni torturé ou assassiné personne.

 

LA DÉCISION DE L'ARBITRE

 

            L'arbitre s'est tout d'abord intéressé à la question de savoir si les activités décrites par le requérant répondaient à la définition de «crime contre l'humanité».  Pour définir cette expression, l'arbitre s'est appuyé sur un passage de l'arrêt R c. Finta, [1994] 1 R.C.S. 701, à la p. 814, où le juge Cory déclare ce qui suit :

 

Le crime contre l'humanité se distingue de toute autre infraction criminelle prévue au Code criminel canadien du fait que les actes cruels et atroces, qui sont des éléments essentiels de l'infraction, ont été commis dans la poursuite d'une politique de discrimination ou de persécution à l'égard d'un groupe ou d'un peuple identifiable.

 

 

L'arbitre a conclu que les gestes du requérant constituaient effectivement des crimes contre l'humanité.  Il déclare ce qui suit :

 

[TRADUCTION]

[...] Je suis convaincu que le groupe identifiable en l'espèce se composait d'une ou plusieurs personnes que les supérieurs de M. Caballero soupçonnaient d'être des éléments subversifs ou qui étaient perçues comme pouvant présenter un danger pour les autorités en place.  Les actes «cruels et atroces» commis en l'espèce ont été, selon les propres mots de M. Caballero, le fait que des personnes ont été kidnappées, torturées et assassinées ou qu'elles ont «disparu».  Dans sa déposition, M. Caballero admet avoir assisté à des séances de torture d'au moins quatre personnes et avoir participé à «l'enlèvement illégal» ou au kidnapping de quatre ou cinq personnes en sachant que celles-ci allaient être torturées et assassinées.  Ces actes ont été commis sur une période d'un an et demi.  Je conclus que ces activités constituent effectivement des «crimes contre l'humanité».[2]

 

 

L'arbitre a ensuite examiné le moyen de défense de la contrainte ou de la coercition, plus spécifiquement le fait que le requérant suivait les ordres qui lui étaient donnés et que son refus aurait mis sa vie en danger.  S'appuyant sur la décision de la Cour d'appel fédérale dans Ramirez c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration), [1992] 2 C.F. 306, l'arbitre a conclu que, pour invoquer un tel moyen de défense, le requérant devait démontrer qu'il était lui‑même exposé à un danger imminent, que ce danger était, à tout prendre, plus important que le mal infligé à ses victimes et qu'il n'était pas responsable de la situation fâcheuse dans laquelle il se trouvait.  L'arbitre s'est également appuyé sur l'arrêt Finta, précité, dans lequel la Cour a apporté des précisions concernant le moyen de défense de l'obéissance aux ordres des supérieurs, en concluant qu'un tel moyen de défense ne peut être invoqué lorsque les ordres en question étaient manifestement illégaux.  L'arbitre s'est ensuite demandé si le requérant avait respecté les conditions applicables aux moyens de défense de la contrainte, de la coercition et de l'obéissance aux ordres de ses supérieurs.

 

            Tout d'abord, l'arbitre a examiné si le requérant était exposé à un danger imminent.  L'arbitre n'a pas jugé crédible ou digne de foi la déposition du requérant selon laquelle il a fait tout ce qui était raisonnablement possible de faire pour quitter l'armée, à cause des actes du requérant dans les mois et les années qui ont suivi sa libération.  Plus précisément, le requérant n'a pas pris de mesures actives pour éviter d'être rappelé après sa libération en octobre 1983.  L'arbitre a fait observer que le requérant n'était plus surveillé et qu'il a pu quitter le pays à trois reprises sans difficulté.  Bien que l'arbitre ait accepté que le requérant a laissé sa famille derrière lui quand il est parti pour le Mexique (et que cela constitue, selon toute apparence, une bonne raison de revenir au Honduras), il a également noté que le requérant a finalement quitté le pays sans sa famille.

 

            De plus, l'arbitre a conclu que le requérant n'avait pas sérieusement essayé de quitter le pays avant qu'on ait attenté à sa vie en 1986, soit plusieurs années après qu'il eut quitté l'armée.  L'arbitre en tire les conclusions suivantes :


[TRADUCTION]

[...] si cette attentat n'avait pas eu lieu, il serait peut-être demeuré au Honduras et aurait gardé le silence au sujet des activités du groupe «G2» et de l'escadron «316» jusqu'à ce que sa situation, personnelle autant que financière, lui permette de quitter le pays.  Il semble que cela faisait partie de ses plans jusqu'à ce que l'attentat le pousse à agir pour se défendre.  Il n'en reste pas moins que son départ du Honduras ne semble pas être rattaché au fait qu'il a participé à des crimes contre l'humanité, ni au désir de rendre public ces atrocités.  Il a tout simplement voulu éviter de devenir lui-même une victime.  Cela pourrait constituer le fondement d'une revendication du statut de réfugié, mais ses explications sont peu pertinentes au regard des questions qui doivent être tranchées en l'espèce et n'appuient pas l'idée qu'il agissait sous la contrainte pendant son service militaire.  Sa prétention selon laquelle il a quitté le pays à la première occasion qui lui a été donnée n'est pas crédible et n'est pas appuyée par les faits.[3]

 

 

            L'arbitre a également conclu que, dans le contexte de la défense de contrainte ou de coercition, le «péril imminent» désigne un danger immédiat ou prochain.  Il doute que cette expression puisse s'appliquer sur une période prolongée.  Dans le cas du requérant, celui-ci a appris que l'armée kidnappait, torturait et exécutait des personnes dix-huit mois avant de quitter l'armée, et il n'a rendu public ce qu'il savait que près de quatre ans plus tard.

 

            L'arbitre conclut donc dans ces termes :

 

[TRADUCTION]

M. Caballero a déclaré qu'il avait toujours eu l'intention de dénoncer les activités du «G2» et il voudrait me faire croire qu'il l'a fait à la première occasion qui lui a été donnée.  En énonçant cette prétention, il s'est drapé lui-même dans un voile de vertueuse indignation, qui ne lui convient pas très bien.  À mon avis, les gestes qu'il a posés à cet égard étaient calculés et servaient ses propres intérêts.  En plus de ne prendre aucune action concrète pour quitter le pays pendant qu'il se trouvait dans l'armée, même si les risques étaient minimes, il s'est par la suite rendu deux fois au Mexique sans difficulté, et pourtant il n'a rien fait pour dénoncer publiquement ce qui se passait au Honduras.  Même en 1986, quand il a finalement contacté l'activiste [sic] pour la défense des droits de l'homme, il ne l'a fait qu'après qu'on eut attenté à sa vie et uniquement lorsque les autorités mexicaines au Salvador n'ont pu lui fournir de l'aide et l'ont recommandé à un groupe de défense des droits de la personne.[4]

 

 

            L'arbitre examine ensuite si le danger auquel était exposé le requérant était aussi important que le mal infligé à ses victimes.  L'arbitre a cependant estimé que le requérant aurait pu déserter, et il indique ceci :


[TRADUCTION]

Je reconnais qu'il y avait un certain risque qu'il se fasse prendre, ce qui aurait pu entraîner sa «disparition», mais si on considère les crimes auxquels il a participé, il aurait dû courir ce risque.  Il était presque certain que l'une de ses victimes finirait par mourir, alors que la possibilité que M. Caballero se fasse prendre et soit puni en conséquence était minime.  Une personne raisonnable ayant l'intention de minimiser sa complicité dans des crimes de ce genre se serait enfuie.  M. Caballero a choisi de demeurer et de participer à ces crimes contre l'humanité.[5]

 

 

            L'arbitre a de plus conclu que les ordres donnés au requérant étaient «manifestement illégaux» et que toute personne intelligente et raisonnable aurait su que les kidnappings, les cas de torture et les exécutions constituaient des violations flagrantes et manifestes de la loi.

 

            L'arbitre a également jugé que le requérant était responsable de la situation difficile dans laquelle il se trouvait.  Malgré que le requérant ait dû s'enrôler dans l'armée contre son gré, l'arbitre note qu'il a néanmoins été promu.  Après avoir épuisé tous les moyens légaux et conventionnels de quitter l'armée, le requérant aurait pu selon l'arbitre avoir recours à certains moyens extraordinaires ou non conventionnels pour éviter de continuer à être complice.  Toutefois, le requérant a choisi de participer et il est donc responsable dans une très large mesure de la situation dans laquelle il se trouvait.

 

            Le moyen de défense fondé sur l'obéissance aux ordres d'un supérieur ne peut non plus être invoqué par le requérant.  À ce sujet, l'arbitre indique ce qui suit :

 

[TRADUCTION]

Obéir à l'ordre de kidnapper des personnes en vue de les torturer et de les assassiner est sans aucune espèce de doute si monstrueux que n'importe qui pouvait en déduire que cet ordre était manifestement illégal.  Pour toute personne raisonnable, il s'agissait «d'une violation manifeste et frappante de la loi [...] qui transperce et trouble le coeur» (Finta, précité).[6]

 

 

            Finalement, l'arbitre a traité de la déposition des témoins du requérant, le Dr Custodio et M. Mendez.  Bien qu'il ait jugé leur déposition crédible, il a conclu que la preuve de ces témoins n'appuyait pas la conclusion selon laquelle le requérant aurait été tué s'il avait quitté l'armée; il n'aurait été tué que s'il s'était fait prendre, ce qui était très peu probable.  L'arbitre conclut dans ces termes :

 

[TRADUCTION]

Mon rôle n'est pas de décider si M. Caballero devrait être exonéré ou excusé pour des crimes commis contre l'humanité à cause des répercussions positives qui ont découlé de sa déposition au cours d'une enquête sur les droits de la personne, ni de décider s'il pourrait être considéré comme un réfugié en se fondant sur les événements qui se sont produits au Honduras ou sur ses activités depuis qu'il a quitté ce pays.  La question que je dois trancher est de savoir s'il y a des motifs raisonnables de croire qu'il s'est rendu coupable d'actes ou d'omissions constituant des crimes contre l'humanité.  Il faut bien entendu le féliciter pour ce qu'il a fait après avoir fui le Honduras, mais il a pris ces mesures longtemps après qu'il eut participé de façon continue aux activités militaires en question en en connaissant parfaitement les conséquences.[7]

 

 

            L'arbitre conclut donc qu'il y avait des motifs raisonnables de croire que le requérant avait commis des crimes contre l'humanité, qu'il ne pouvait invoquer les moyens de défense fondés sur l'obéissance aux ordres d'un supérieur, la coercition ou la nécessité et que ces crimes, s'ils avaient été commis au Canada, auraient constitué des infractions au droit criminel.  Par conséquent, l'arbitre a jugé que le requérant faisait partie d'une catégorie non admissible visée à l'alinéa 19(1)j) de la Loi sur l'immigration et il a pris une mesure d'expulsion conditionnelle contre lui.

 

LES QUESTIONS EN LITIGE

 

            À l'audience, l'avocat du requérant a soumis trois questions à l'examen de la Cour :

 

(i)  l'arbitre a-t-il commis une erreur de droit en concluant qu'il existait au Honduras un groupe identifiable qui était victime de persécution;

(ii)l'arbitre a-t-il commis une erreur de droit en interprétant de façon erronée le critère de «l'illégalité manifeste»; et

(iii)l'arbitre a-t-il commis une erreur de droit en concluant que le requérant n'était exposé à aucun danger imminent ou a-t-il autrement interprété de façon erronée la preuve.

 

LE GROUPE IDENTIFIABLE

 

            Le requérant et l'intimé conviennent que pour constituer un crime contre l'humanité la persécution doit viser un groupe identifiable.  En effet, le paragraphe 7(3.76) du Code criminel définit l'expression «crime contre l'humanité» dans les termes suivants :

 

«crime contre l'humanité» Assassinat, extermination, réduction en esclavage, déportation, persécution ou autre fait - acte ou omission - inhumain d'une part, commis contre une population civile ou un groupe identifiable de personnes - qu'il ait ou non constitué une transgression du droit en vigueur à l'époque et au lieu de la perpétration - et d'autre part, soit constituant, à l'époque et dans ce lieu, une transgression du droit international coutumier ou conventionnel, soit ayant un caractère criminel d'après les principes généraux de droit reconnus par l'ensemble des nations.

                                                                                                                        (non souligné dans l'original)

 

L'arbitre a statué que le «groupe identifiable» se composait d'une ou de plusieurs personnes que les supérieurs du requérant soupçonnaient d'être des éléments subversifs ou qui étaient perçues comme pouvant présenter un danger pour les autorités en place.

 

            L'avocat du requérant a fait valoir que la délimitation de ce groupe par l'arbitre était trop informe ou vague.  Dans l'arrêt Finta, précité, à la page 814, la Cour a statué qu'un crime contre l'humanité exige que les «actes [...] qui sont des éléments essentiels de l'infraction [soient] perpétrés dans la poursuite d'une politique de discrimination ou de persécution à l'égard d'un groupe ou d'un peuple identifiable».  Le requérant prétend que l'expression «groupe identifiable» ne peut s'appliquer qu'à des groupes ou à des peuples identifiables liés par un trait de caractère inaliénable.  Dans le groupe identifiable cerné par l'arbitre, toutefois, la seule caractéristique commune était le fait d'être victimes des activités du G2.  De plus, le requérant a déclaré que, dans certains cas, les personnes qui étaient kidnappées et torturées n'avaient participé à aucune activité subversive et qu'elles avaient pu être dénoncées sur de faux renseignements, par vengeance.

 

            Je n'accepte pas les arguments du requérant.  À mon avis, le requérant cherche à interpréter de façon trop restrictive l'expression «groupe identifiable».  Si la Cour suprême avait exigé une caractéristique inaliénable, elle n'aurait pas utiliser les mots «groupe ou peuple identifiable».  Étant donné que l'appartenance à un peuple est une caractéristique inaliénable, la référence à un groupe identifiable doit comprendre des caractéristiques autres que celles qui sont inaliénables.  De plus, si j'acceptais l'argument du requérant, personne ne pourrait jamais commettre de crime contre l'humanité à l'encontre d'un groupe de personnes qui ne sont pas de la même origine ethnique ou raciale, mais qui sont liées par leurs opinions politiques ou leur appartenance à un groupe social particulier, étant donné que ces dernières qualités ne sont pas inaliénables.  Par conséquent, je conclus que, d'après le dossier, il était loisible à l'arbitre de conclure à l'existence d'un groupe identifiable qui était victime de persécution.

 

L'ILLÉGALITÉ MANIFESTE

 

            Le requérant attire l'attention de la Cour sur le passage suivant de l'arrêt Finta, précité, aux pages 845 et 846 qui, d'après son argument, ouvre la porte à une défense d'obéissance aux ordres d'un supérieur qui étaient manifestement illégaux :

 

(ii)  Résumé des moyens de défense ouverts à l'accusé

 

Les membres des forces militaires ou policières peuvent invoquer le moyen de défense fondés sur l'obéissance aux ordres d'un supérieur et celui de l'agent de la paix dans des poursuites pour crimes de guerre et crimes contre l'humanité.  Ces moyens de défense sont examinés en regard du critère de l'illégalité manifeste.  Ils ne peuvent donc être invoqués lorsque les ordres en question étaient manifestement illégaux.  Même dans le cas où les ordres étaient manifestement illégaux, le moyen de défense fondé sur l'obéissance aux ordres d'un supérieur et celui de l'agent de la paix pourront être invoqués si l'accusé n'avait pas la liberté morale d'y obéir ou non.  C'est-à-dire que l'accusé voyait dans l'ordre un élément de contrainte ou de menace telle qu'il n'avait d'autre choix que d'y obéir.  On pourrait par exemple conclure que l'accusé a été forcé d'exécuter les ordres manifestement illégaux dans le cas où, n'eut été son obéissance, il aurait été tué.

 

 

            L'arbitre, d'après l'argument du requérant, n'a pas suivi l'approche formulée par la Cour suprême.  L'arbitre a conclu que les «disparitions» auxquelles a participé le requérant étaient manifestement illégales.  Toutefois, il fait valoir que l'arbitre n'a pas examiné comme il convient le moyen de défense de l'obéissance aux ordres d'un supérieur étant donné qu'il ne s'est pas demandé si l'accusé avait la liberté morale d'y obéir ou non.

 

            À mon avis, l'arbitre a effectivement analysé si le requérant avait cette liberté morale, même s'il n'a pas utilisé cette expression.  Sous la rubrique [TRADUCTION] «Suivait-il les ordres de ses supérieurs», l'arbitre a correctement déclaré que [TRADUCTION] «Ce moyen de défense peut être invoqué à moins que l'acte commis soit si monstrueux qu'il est manifestement illégal».[8]  L'arbitre a ensuite exprimé l'avis que le danger auquel était exposé le requérant n'était pas [TRADUCTION] «imminent et immédiat pendant toute la période et qu'il aurait pu éviter de participer à ces crimes en quittant l'armée ou le pays»[9].  L'arbitre a également conclu que, même si un châtiment aurait pu être infligé au requérant s'il s'était fait prendre à déserter, cette probabilité était faible.  L'évaluation de l'arbitre quant au risque que courait le requérant est conforme à l'explication de la Cour suprême donnée ci-dessus, c'est-à-dire qu'il devait voir «dans l'ordre un élément de contrainte ou de menace telle qu'il n'avait d'autre choix que d'y obéir».

 

            Bien que l'évaluation de la liberté morale dont disposait le requérant ne soit pas aussi claire qu'elle aurait pu l'être, je pense qu'il ressort manifestement de la lecture de la décision dans son ensemble que l'arbitre a abordé la question des ordres des supérieurs et a conclu que le requérant aurait pu désobéir.  Le requérant n'accepte manifestement pas cette évaluation, mais je ne peux déceler aucune erreur dans le raisonnement de l'arbitre.  Obliger un décideur à reprendre les mots précis employés par la Cour suprême suppose que l'on examine à la loupe les motifs qu'il a fournis.[10]

 

LE DANGER IMMINENT

 

            J'aborde maintenant le dernier argument du requérant.  Celui-ci fait valoir que l'arbitre a commis une erreur de droit en interprétant de façon erronée les mots «danger imminent».  Plus précisément, l'arbitre aurait commis une erreur en imposant une date limite à la notion de «danger imminent».  Le requérant prétend que ce danger imminent peut être continu ou peut s'étendre sur une certaine période.  Il n'y a pas de limite temporelle et pendant toute la période de son service militaire, un danger imminent pesait sur le requérant s'il avait refusé d'obéir à un ordre.

 

            Je dois de nouveau refuser cet argument.  Je ne crois pas que l'interprétation de l'expression «danger imminent» doive être qualifiée de question de droit.  Le fait qu'une personne soit ou non exposée à un «danger imminent» est une question de fait, fondée sur les circonstances présentes dans son cas particulier.  En l'espèce, l'arbitre devait trancher ce point d'après la preuve produite.  Après avoir lu le dossier, je suis convaincu que l'arbitre était en droit de conclure comme il l'a fait.  Compte tenu de ma conclusion selon laquelle l'interprétation de l'expression «danger imminent» est une question de fait, je ne peux conclure que l'arbitre en est arrivé à sa conclusion sans tenir compte de la preuve.

 

            L'avocat du requérant prétend également que l'arbitre n'a pas tenu compte des dépositions du Dr Ramon Custodio et de M. Juan Mendez ou, du moins, qu'il a ignoré ces parties de leurs témoignages qui indiquent que le requérant courait le danger d'être tué s'il avait quitté l'armée.  Le requérant demande à la Cour de pondérer la preuve : ce rôle est celui de l'arbitre.  Les dépositions des témoins sont citées par l'arbitre; il ne les a pas ignorées.  Toutefois, il a conclu que ces dépositions étaient peu pertinentes aux questions dont il était saisi.  Il a reconnu que le Dr Custodio et M. Mendez appuyaient le requérant et que ce dernier avait joué un rôle dans la dénonciation des violations des droits de la personne.  Néanmoins, l'arbitre a correctement identifié la question dont il était saisi, c'est-à-dire qu'il devait déterminer si le requérant avait commis des crimes contre l'humanité et s'il devait, pour ce motif, être expulsé du Canada.  La question dont était saisi l'arbitre n'était pas de savoir s'il fallait «pardonner» au requérant ses crimes parce qu'il a par la suite aidé à rendre public les crimes commis par ses supérieurs.

 

            Étant donné que j'ai conclu que l'arbitre n'avait pas commis en l'espèce d'erreur susceptible de révision, il s'ensuit que la présente demande de contrôle judiciaire doit être rejetée.  À la fin de l'audience, la Cour a demandé aux avocats s'ils avaient des questions à faire certifier.  Ni l'avocat du requérant ni


celui de l'intimé n'ont soumis de question et, par conséquent, aucune ne sera certifiée.

 

 

                                                                        «Darrel V. Heald, J.S.»

                                                                       

 

                                                                                       JUGE

 

 

Ottawa (Ontario)

le 13 novembre 1996

 

 

 

Traduction certifiée conforme                       

 

                                                                        François Blais, LL.L.


 

 

 

COUR FÉDÉRALE DU CANADA

SECTION DE PREMIÈRE INSTANCE

 

AVOCATS ET PROCUREURS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

 

N° DU GREFFE :IMM-272-96

 

 

 

INTITULÉ DE LA CAUSE :Florencio Caballero c. M.C.I.

 

 

 

LIEU DE L'AUDIENCE :Toronto (Ontario)

 

 

 

DATE DE L'AUDIENCE : le 22 octobre 1996

 

 

 

MOTIFS DE L'ORDONNANCE PRONONCÉS PAR le juge Heald, juge suppléant

 

 

 

DATE :                                                   le 13 novembre 1996

 

 

 

 

ONT COMPARU :

 

 

M. Lorne Waldman                                                     Pour le requérant

 

 

Mme Cheryl Mitchell                                      Pour l'intimé

 

 

 

 

PROCUREURS INSCRITS AU DOSSIER :

 

 

M. Lorne Waldman

Toronto (Ontario)                                                        Pour le requérant

 

 

M. George Thomson

Sous-procureur général du Canada                             Pour l'intimé



[1]  Cet alinéa est rédigé dans les termes suivants :

 

Les personnes suivantes appartiennent à une catégorie non admissible :

[...]

 

j) celles dont on peut penser, pour des motifs raisonnables, qu'elles ont commis, à l'étranger, un fait constituant un crime de guerre ou un crime contre l'humanité au sens du paragraphe 7(3.76) du Code criminel et qui aurait constitué, au Canada, une infraction au droit canadien en son état à l'époque de la perpétration.

[2]  Dossier de la demande, p. 12

[3]  Dossier de la demande, p. 15

[4]  Dossier de la demande, p. 16

[5]  Dossier de la demande, p. 17

[6]  Dossier de la demande, p. 18

[7]  Dossier de la demande, p. 18

[8]  Dossier de la demande, p. 17

[9]  Dossier de la demande, pages 17 et 18

[10]  Comparé avec Boulis c. Canada (M.E.I.), [1974] R.C.S. 875, à la p. 885

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